God and the scientist – Entretien avec Richard Dawkins

Nous avons rencontré Richard Dawkins chez lui, à Oxford fin février 2020 pour un entretien d’une heure. L’homme, trés affable et souriant, a accepté de dîner en notre compagnie le soir même. Nous étions très heureux de pouvoir échanger avec l’auteur du « Gène égoiste » et de tant d’autres ouvrages édifiants sur la théorie de l’évolution. L’entretien avait pour thème le sujet de son dernier livre « Dieu ne sert plus à rien » (Outgrowing God) aux éditions H&O, un retour sur le thème de l’athéisme après son retentissant « Pour en finir avec dieu » (The God Delusion).

Sous la vidéo, vous trouverez la transcription en Français de notre conversation. C’est Olivier Bosseau qui s’est chargé de traduire tout cela en français.

Acermendax  — Professeur Dawkins, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation pour cet entretien autour de votre œuvre et en particulier de votre dernier livre Dieu ne sert plus à rien – je le montre à la caméra. Nous allons parler de tout cela, et je laisse la parole à mon collègue qui commencera avec le mot de « mème ».

Vled — Tout à fait. Vous êtes en effet l’inventeur du concept de mème qui est désormais plus célèbre que vous. Quel regard portez-vous sur le succès du mot dans le langage populaire ? Est-ce toujours un objet de la recherche scientifique ?

Richard Dawkins (Richard)  — C’est toujours un objet de recherches scientifiques, en grande partie menées par Daniel Dennett, un philosophe américain, Susan Blackmore en Grande-Bretagne, et quelques autres chercheurs, qui ont conservé sa signification originelle d’analogue culturel du gène : un réplicateur qui se reproduit dans le milieu de la culture humaine. Et il n’a d’intérêt que s’il est à la base d’un processus darwinien de sélection naturelle, ce qu’il pourrait être – ce n’est pas évident qu’il le soit – mais il pourrait l’être. Certes, les mèmes existent dans le sens d’entités autoréplicatives ; là-dessus, il n’y a aucun doute. Dans Le Gène égoïste, je parlais de phénomènes de mode vestimentaire ou d’engouements à l’école, par exemple. Les mots eux-mêmes sont des mèmes parce qu’ils passent de génération en génération, et même si l’accent avec lequel ils sont prononcés peut varier – un accent parisien peut être différent d’un accent provençal, etc. –, il y a malgré tout une sorte de processus de normalisation qui fait que, parce qu’ils connaissent la langue, les gens reviennent au mot, si bien que le mot lui-même est un réplicateur bien solide, même si la façon de le prononcer est différente. Les mèmes sont donc une réalité, mais la question est de savoir s’ils sont naturellement sélectionnés comme des gènes. Peut-être que oui, peut-être que non. Je pense que quelque chose de l’ordre du phénomène de mode est à l’œuvre. Les modes dépendent de leur popularité : elles survivent ou non en fonction de leur popularité. Si vous sifflez un air, quelqu’un pourra le « reprendre » et le siffler lui aussi, et quelqu’un d’autre pourra alors le reprendre à son tour, et c’est ainsi qu’il se propagera. Les mèmes ont donc une capacité à se propager, et certains se propagent vraisemblablement mieux que d’autres parce qu’il y a de meilleurs airs ou de meilleures modes.

Acermendax  —Dans votre dernier ouvrage Dieu ne sert plus à rien, vous discutez de différentes attitudes religieuses : l’athéisme, l’agnosticisme, le panthéisme, etc. Y a-t-il, à vos yeux, une différence pratique entre être athée et être agnostique ? Est-ce que cela ne se résume pas, au fond, à une question de diplomatie, de politique ou à un désir d’éviter les conflits ?

Richard — Je pense que cela tient en grande partie à un désir d’éviter les conflits. Darwin lui-même fut interpellé par un athée allemand du genre militant qui lui demanda : « Pourquoi vous ne vous dites pas athée ? » Ce à quoi Darwin répondit à peu près ceci : « Cela pourrait sembler trop agressif. Les gens ne sont pas prêts. » Si bien que cet athée allemand dont le nom ne me revient pas [Ludwig Büchner] expliqua à Darwin ce qu’il entendait par là, et Darwin lui répondit « Ah, alors dans ce cas, je suis athée dans le sens que vous dites, mais je préfère toujours m’abstenir d’utiliser ce mot. »

Acermendax  —Einstein non plus n’était pas clair…

Richard —Einstein aimait beaucoup le vocabulaire religieux. Et c’est regrettable parce que beaucoup de gens essaient désespérément de faire passer Einstein pour quelqu’un de religieux, ce qu’il n’était pas. Il était très clair là-dessus. Il était agacé lorsqu’on disait de lui qu’il croyait en un Dieu personnel. Il l’a dit clairement : « Je ne crois pas en un Dieu personnel. » Mais il avait quand même recours au vocabulaire religieux ; il disait « mais Il ne joue pas aux dés », autrement dit Dieu ne joue pas aux dés. Il a également dit : « ce que je veux vraiment savoir, ce qui m’intéresse par-dessus tout, c’est de savoir si Dieu avait le choix lorsqu’il a créé l’univers », et il voulait dire par-là : « l’univers peut-il exister de plus d’une façon, ou n’y a-t-il qu’un seul univers possible ? » Et pour exprimer cette question intéressante, effectivement très intéressante, il utilisait le vocabulaire religieux, pour la plus grande joie de tous ceux qui voulaient prétendre qu’il était l’un des leurs. Mais il n’était pas religieux, pas plus que Darwin dans sa vie d’adulte – pendant sa jeunesse, Darwin l’était, bien entendu.

Acermendax  —Que pensez-vous du concept de l’ignosticisme ? L’idée que Dieu est trop mal défini pour répondre à la moindre question le concernant.

Richard — Eh bien, j’ai la même position qu’avec l’agnosticisme, autrement dit que tout cela ne me gêne pas tant que l’on ne pousse pas le raisonnement en disant que « par conséquent il y a 50% de chances que Dieu existe. » Ce qui est une belle absurdité. On pourrait dire : « Je ne sais pas », parce qu’on ne le sait pas avec certitude, mais on peut tout de même en évaluer les probabilités en disant qu’il est plus que probable que Dieu existe ou n’existe pas. Je me méfie donc toujours lorsqu’on a recours à ces concepts d’agnosticisme ou d’ignosticisme afin de donner la même probabilité à l’existence et à l’inexistence de Dieu, comme s’il y avait une ignorance totale à ce sujet.

Vled — Pensez-vous que la croyance en Dieu puisse disparaître ?

Richard —Oui, mais je ne pense pas que ce soit pour tout de suite.

Vled — Je doute que nous soyons encore là pour le voir.

Acermendax  —On parle d’un siècle ? D’un millénaire ?

Richard — Les prévisions sur le long terme sont notoirement fausses. Cela dit, cela pourrait se faire très rapidement. C’est ainsi que ça s’est passé et que ça se passe, je pense, en Europe et aux États-Unis. La religion joue, bien sûr, toujours un rôle alarmant aux États-Unis, mais la situation change rapidement, et dans la bonne direction. La question est différente dans le monde islamique. Si le changement est rapide, c’est sans doute à cause d’Internet qui est de plus en plus accessible parce que les technologies informatiques coûtent de moins en moins cher, ce qui fait que de plus en plus de gens peuvent accéder à Internet. Et même si l’on trouve beaucoup d’âneries sur Internet, les gens peuvent toujours choisir. La situation pourrait donc s’accélérer de façon assez spectaculaire. C’est du moins ce que j’espère.

Vled — Je me permets de rebondir là-dessus en vous demandant si pour vous, compte tenu d’Internet précisément, l’ignorance serait aujourd’hui, en quelque sorte, un choix.

Richard — L’ignorance, un choix ? Cela voudrait dire que l’on refuserait aveuglément de lire certaines choses qui sont, j’imagine, accessibles. Il est sûr que lorsque l’on enseigne l’évolution, on peut être confronté à ce problème, à certaines personnes… Des collègues américains, des enseignants, m’ont dit que lorsqu’ils font un cours sur l’évolution, certains élèves se bouchent les oreilles, littéralement. Voilà un cas où l’on refuse aveuglément d’apprendre, où l’on choisit inconsidérément l’ignorance. Mais je ne pense pas que ce soit une attitude très courante.

Vled — Richard Dawkins est-il l’ennemi des croyants ?

Richard — Dans un sens purement verbal, oui, je peux me penser comme un ennemi dans le sens où je discute avec eux, je débats, mais de manière civilisée, courtoise, et certainement pas de façon violente.

Vled — Ouais.

Acermendax  — Quelle réponse ! Très ramassée, superbe.

Vled — Que pensez-vous du concept de laïcité française qui offre théoriquement à tous un cadre permettant la pleine liberté de conscience mais interdit à quiconque de dire « les règles de mon Dieu prévalent sur les lois humaines » ?

Richard —Je n’y ai pas beaucoup pensé, à vrai dire. Je suis, évidemment, favorable à ce que l’on suive sa conscience, tant que l’on ne porte pas atteinte à la liberté d’autrui. Je crois en la liberté, je crois en la liberté de parole, d’expression, et à ce titre, je ne veux absolument pas imposer mes propres croyances à quelqu’un d’autre.

Vled — Bien sûr, nous nous souvenons tous de votre « coup d’état sur les bus » il y a quelques années [en 2008], où vous aviez fait placarder une affiche disant « Il n’y a probablement pas de Dieu, alors [arrêtez de vous de vous inquiéter et] profitez de la vie », je ne me souviens plus des mots exacts mais ce n’était assurément pas agressif, cela voulait simplement dire « Faites ce que vous voulez. »

Richard — Oui. Le « probablement » a été rajouté par la jeune femme qui a lancé la campagne, Ariane Sherine. Elle tenait à ce mot, et j’ai trouvé ça plutôt drôle, j’ai beaucoup aimé. C’est à la fois décalé et provocateur. Ce « probablement » est curieusement provocateur, il fait réfléchir les gens.

Acermendax  — Pensez-vous que, sans religion, les attaques de Charlie Hebdo en 2015 auraient quand même eu lieu ?

Richard —Eh bien, non. Le motif était clairement religieux. Les agresseurs avaient été endoctrinés dès leur enfance à croire en leur religion, et ils pensaient qu’il était absolument…. C’étaient des gens sincères et honnêtes qui croyaient réellement que quiconque insultait Allah ou Mahomet méritait de mourir. Ils ont été élevés avec ces croyances. Et il n’y aurait donc bien sûr pas eu d’attaques sans religion.

Acermendax  — Comment éviter les amalgames entre les croyants et les fanatiques qui adorent le même livre ?

Richard — À mon sens, les fanatiques sont ceux qui font justice eux-mêmes et nuisent à autrui, alors que les croyants qui ne sont pas fanatiques vont simplement vivre leur vie et laisser les autres vivre la leur sans troubler leur liberté.

Acermendax  — Mais l’athéisme peut-il servir d’alibi à un racisme antimusulman ?

Richard — J’en doute. J’ai du mal à imaginer un athée qui justifierait la violence par son athéisme. Antimusulman dans le sens de débattre de l’Islam, bien sûr, mais je ne pense pas que quelqu’un de véritablement et sincèrement athée puisse jamais tuer ou blesser quelqu’un du fait de son athéisme.

Acermendax  — Je parle d’alibi, il peut arriver que des positions athées soient utilisées à des fins politiques pour attaquer des Musulmans.

Richard — Je vois ce que vous voulez dire. Je peux les attaquer dans un débat, mais certainement pas en usant de violence, et je ne ferai preuve de discrimination que dans la mesure où ils font preuve de discrimination contre nous. Par exemple, si l’on essaie, ce qui arrive, d’empêcher des femmes de s’assoir à certains endroits d’un amphithéâtre où je fais une conférence, je proteste et refuse de la donner. Ils font de la discrimination et je ne fais que répondre à cela en leur disant que je n’aime pas cette façon de discriminer, et que je refuse donc de faire ma conférence.

Acermendax  — Avez-vous un message pour votre public français, peut-être même en français?

Richard — Non, je ne peux pas le faire en français. J’essaie d’apprendre le français. J’ai fait du français pendant des années à l’école mais dans le système éducatif anglais, on enseigne les langues vivantes comme on enseigne le latin. On apprend la grammaire et toutes sortes de règles. Mon professeur de latin disait « que faire lorsque l’on rencontre un ut suivi d’un subjonctif. On s’arrête et on réfléchit. » Eh bien non, précisément : on ne s’arrête pas pour réfléchir lorsque l’on apprend une langue. C’est exactement ce que l’on ne fait pas. Si bien que je ne pourrai pas vous parler en français. Un message pour le public français… Mon message est le même que pour n’importe quel autre public…

Acermendax  — Mais les Français aiment penser qu’ils sont différents.

Vled — Ce n’est pas le cas.

Richard — Je préfère penser qu’ils ne le sont pas. Je pense en effet que quel que soit le pays où vous viviez, la science est partout la même. On parle de philosophie française ou de philosophie continentale – on fait cette distinction entre philosophie continentale et par exemple philosophie anglo-américaine. Mais pouvoir faire cela est une critique que l’on peut porter à la philosophie : on ne devrait pas faire de différence. La philosophie, c’est la philosophie, de même que la chimie, c’est la chimie. On ne parle pas de chimie française ou anglaise, c’est la chimie, point.

Acermendax  — Il y a bien la « nouvelle médecine germanique », mais c’est de la belle foutaise.

Richard — Vous dites ?

Acermendax  — Il y a la médecine germanique, la biologie totale.

Richard — Ah oui ? Je ne connaissais pas. Donc en tant que scientifique, je trouve déplorable que l’on fasse ces distinctions. Bien sûr que dans la pratique, il y a des différences. De toute évidence, le monde islamique est complètement différent, ce qui n’a pas lieu d’être, à mon sens. Mon message à tous ceux qui lisent mes livres, dans n’importe quelle langue, c’est de faire connaître la science – la science est universelle, elle est la même partout dans le monde.

Vled — Quelle est la meilleure réponse qu’un athée puisse faire à la question « Et si jamais vous vous trompez ? »

Richard — Il y a deux réponses que j’aime beaucoup. Il y a celle de Bertrand Russell. « En admettant que vous rencontriez Dieu et qu’Il vous demande : alors ? », Bertrand Russell avait cette réponse : « Dieu, tu ne m’as donné assez de preuves. Pourquoi t’es-tu donné autant de mal pour te cacher, pour te dissimuler ? » Stephen Fry à la télévision irlandaise a, lui aussi, donné une formidable réponse, que je ne vais essayer de redire avec son éloquence. Quand à moi je pourrais dire : « Mais quel Dieu es-tu donc ? Es-tu Baal ? Es-tu Zeus ? Es-tu Thor ? Es-tu Wuotan ? Es-tu Mithra ? Es-tu le Seigneur Krishna ? » Il y a tellement de dieux. C’est l’une des objections que l’on peut faire au pari de Pascal, autrement dit parier sur le mauvais dieu pourrait être tout aussi mauvais que de parier sur une absence de dieu. Comme je l’ai dit à une jeune femme aux États-Unis lorsqu’elle m’a posé cette question, vous trouverez cela sur YouTube : il y a tellement de façons de se tromper. Pour cette femme qui avait grandi dans une famille fondamentaliste chrétienne, soit vous aviez foi en Jésus, soit vous vous trompiez. Mais elle aussi a, bien sûr, autant de risques de se tromper en croyant dans le mauvais dieu.

Vled — Lorsqu’on est « Professeur pour la compréhension de la science » à l’université d’Oxford, est-on obligé d’aborder la question de la religion ?

Richard —Non, pas du tout. Et cela ne posait aucun problème que je le fasse. Plutôt même le contraire. Certains ont dû penser que je ne devrais pas traiter de la question de la religion. Je l’ai fait quand même, mais de façon très modeste. La plupart de mes livres sont en effet des ouvrages uniquement scientifiques. Il n’y a que Pour en finir avec Dieu et Dieu ne sert plus à rien qui portent sur la religion. Mais non, il n’y a jamais eu aucune consigne de traiter ou de ne pas traiter de religion liée à ce poste de professeur.

Vled — Le monde académique prend-il suffisamment position au sujet de l’influence des religions dans la société ?

Richard —Ce serait une bonne chose si la grande majorité des scientifiques qui ne sont pas religieux le faisaient savoir, au lieu de simplement continuer leurs travaux dans leur laboratoire et d’éluder le problème. Cela peut en effet donner la légère impression que des gens comme moi et Sam Harris sommes les seuls à être athées, alors que, bien sûr, la grande majorité des scientifiques, en particulier des scientifiques éminents membres d’académies nationales, sont en réalité athées. Il faut que cela se sache, autrement, comme je le disais, on pourrait penser que Christopher Hitchens, Sam Harris et moi-même sommes des voix isolées. Ce qui n’est, bien sûr, pas le cas.

Acermendax  — Vous considèrent-ils comme un extrémiste ?

Richard —Ils pourraient le penser, mais je ne suis pas un extrémiste, ma position est tout à fait ordinaire ; ils ont exactement la même, mais eux ne l’expriment pas publiquement comme moi.

Acermendax   Vous parlez de la façon dont nos cerveaux ont évolué pour identifier des « patterns » (des schémas, des séquences). Est-ce la même qualité qui, paradoxalement, conduit à la fois à l’esprit de découverte scientifique et à l’esprit religieux ?

Richard — Oui. J’entends par là que les scientifiques sont bien sûr amenés à identifier des patterns, et ils le font de manière très systématique. Ils testent leurs idées avec des patterns. Je pense que, dans la mesure où la religion essaie d’expliquer des phénomènes scientifiques comme l’univers et la vie et les choses en général, [les religieux] essaient également d’identifier des patterns, mais ils le font mal.

Acermendax  — Les êtres humains sont-ils assez sages pour faire un usage réfléchi des nouvelles technologies, en particulier, des innovations émergentes dans le génie génétique telles que CRISPR-Cas9 ? Serait-il plus prudent de se référer aux recommandations établies par la religion ?

Richard —La technologie étant une science appliquée peut prendre des directions terrifiantes. Et comme je l’ai souvent dit : si votre but est de faire du mal, la science est la meilleure façon d’y parvenir. Si votre but est de faire du bien, la science est la meilleure façon d’y arriver. La science est la meilleure façon de résoudre les problèmes. Ce qu’il faut donc faire, c’est de s’assurer que ces armes puissantes que la science nous fournit – je ne parle pas d’armes militaires, mais des puissantes technologies que la science permet d’obtenir – soient utilisées à des fins positives, et non négatives. Mais bien sûr, si vous voulez faire une guerre, n’importe quelle nation fera appel à ses scientifiques afin de développer des armes vraiment terrifiantes. La science est donc une technique puissante permettant de faire le mal comme le bien, et nous devons essayer de la contrôler.

Acermendax  — Et donc, il faudrait moins de science ?

Richard —Non. Une meilleure science. Je veux dire, une science qui soit mieux appliquée. Je distinguerais la science de la technologie : la science est la recherche désintéressée de la vérité et la technologie l’application de la science. Je ne pense pas qu’il y ait une mauvaise science dans ce sens d’une recherche désintéressée de la vérité. Mais il peut y avoir une mauvaise technologie.

Vled — Vous avez débuté votre carrière académique comme professeur de zoologie à Oxford. Aviez-vous déjà envie de faire le genre d’actions pour lesquelles vous êtes connu ? Votre parcours correspond-il à ce que vous aviez l’intention de faire, ou bien l’inattendu et le hasard y ont-ils joué un rôle ?

Richard —Eh bien, quand j’ai commencé comme étudiant de troisième cycle, je travaillais sur quelque chose de très différent. C’était plutôt de la psychologie animale, avec tout un aspect mathématique. D’autre part, le sujet de l’évolution m’avait toujours beaucoup intéressé, toujours été très intéressé par l’évolution, l’une des spécialités de la zoologie d’Oxford, qui s’est toujours distinguée par une solide tradition évolutive. Mais ce n’est qu’au moment de l’écriture du Gène égoïste… Non, non, ce n’est pas tout à fait ça. Dix ans avant d’écrire Le Gène égoïste, [Niko] Tinbergen mon maître, m’avait demandé de continuer ses conférences lorsqu’il était en congé sabbatique, et j’ai suivi ma propre direction dans ces conférences, et ce sont en grande partie ces travaux que j’ai finalement incorporés au Gène égoïste, dix ans plus tard. J’ai mis tout cela de côté, et en 1976, dix ans plus tard, mon intérêt pour l’évolution s’est ravivé avec l’écriture du Gène égoïste. Et depuis, tous mes livres ont porté sur l’évolution.

Acermendax  — La société laïque peut-elle offrir les mêmes avantages sociaux que les communautés religieuses telles que l’engagement communautaire, le sentiment d’appartenance, la solidarité, etc.?

Richard —Beaucoup de gens pensent qu’aller à l’église leur permet de remplir un besoin, de satisfaire un sentiment de communauté et d’appartenance. Je ne suis pas sûr que cela soit vrai.

Vous pouvez avoir cela en participant à des clubs de lecture, à des conférences, des choses de ce genre. Des gens peuvent se retrouver, se rassembler socialement autour d’intérêts communs sans qu’il soit question de religion. De même avec les mariages et les enterrements. Je ne sais pas pour vous, mais lorsque j’assiste à un enterrement religieux, ce qui me touche le plus, ce ne sont pas les éléments religieux, c’est l’éloge funèbre de quelqu’un qui connaissait le défunt et l’aimait, ou bien une musique ou un poème que le défunt aimait. Et les parties religieuses comme les prières n’ont pas tellement de valeur parce qu’elles sont trop générales, elles ne sont pas spécifiquement destinées à la personne décédée.

Vled — Cela me met même parfois mal à l’aise.

Richard —Oui, moi aussi. Et c’est sans doute la même chose avec les mariages. Si l’on s’en tient à un cérémonial qui est le même pour tout le monde, la cérémonie ne se déroule pas de la même façon que lorsqu’on la personnalise, qu’on l’adapte aux personnes concernées.

Acermendax  — La moitié de « Dieu ne sert plus à rien » est consacrée à expliquer l’évolution du vivant. Cela veut-il dire que la théorie de l’évolution est le meilleur argument contre le théisme ?

Richard — Pas pour beaucoup de gens, mais ça l’est pour moi. Comme je vous le disais, la raison que j’avais d’être religieux, quand je l’étais, était une raison scientifique. Une raison scientifique erronée, mais c’était bien une raison scientifique. Il y a des gens à qui l’on demande pourquoi ils croient en Dieu et qui vous répondent « eh bien, regardez la beauté du monde, regardez les arbres, regardez les oiseaux, regardez les fleurs » – et beaucoup de gens font cette réponse. Eh bien, c’est à eux que s’adresse cette partie de Dieu ne sert plus à rien. Mais on trouve également des gens qui vous répondront : « Oh, non, si je crois en Dieu, ça n’a rien à voir avec ça. Je crois en Dieu parce qu’une petite voix me parle dans ma tête » ; ou bien : « Je n’ai rien trouvé d’autre qui explique la morale ». Pour ces gens-là, la deuxième moitié du livre ne sera d’aucune utilité.

Thomas: Est-ce à cause de cette menace posée par l’évolution que les créationnistes et les intégristes s’opposent autant à son enseignement ?

Richard —Je pense que oui. En particulier aux États-Unis et dans le monde islamique, ils considèrent leurs Écritures comme saintes et immuables, et comme la vérité révélée de Dieu. Ce qui fait que tout ce qui semblera contredire leurs Écritures, ils le combattront. Cela, bien sûr, ne s’applique pas aux théologiens, ni aux évêques ou archevêques à la théologie prétendument raffinée. Eux n’ont, au moins la plupart d’entre eux, aucun problème avec la vision scientifique du monde, même si, à mon avis, ils n’en parlent que de façon détournée avec tout un charabia.

Vled — Dieu ne sert plus à rien s’adresse aux adolescents et aux jeunes adultes. Pensez-vous qu’il ait une chance d’atteindre le public qui en aurait le plus besoin ?

Richard — Il y aurait bien sûr un problème si les parents interdisaient à leurs enfants de le lire, ou s’il y avait une impossibilité de ce genre ; mais chez les adolescents, il est peu probable que cela ait beaucoup d’effet. Je voulais écrire un livre à destination des jeunes enfants mais on aurait pu se retrouver avec certains parents qui auraient refusé d’acheter le livre.  Mais avec un public adolescent, je ne pense pas que cela arrive. Peut-être. En tout cas, le livre se vend très bien, et j’espère que ce sera aussi le cas en France. L’édition française est prévue pour… ?

Olivier — Mai. [Merci, COVID-19 ! Il sera publié en juin 2020]

Richard —Mai, Très bien. Je me réjouis déjà.

Acermendax  — Vos réflexions sur l’athéisme ont-elles évolué au fil des années, et en particulier depuis la publication de Pour en finir avec Dieu en 2006 ?

Richard —Curieusement non, parce que mes réflexions se sont toujours fondées sur la science. Ce sont toujours des raisons scientifiques qui m’ont conduit à être sceptique vis-à-vis de la religion. Ce n’est pas le cas pour tout le monde. L’opposition à la religion de Christopher Hitchens, par exemple, s’appuyait sur des considérations politiques, morales et sociales. Pour moi, le problème vient de ce que la religion avance des explications concurrentes et fausses sur des choses que la science étudie. Et depuis que je suis scientifique, depuis mes études à Oxford disons, je pense que j’ai été athée à peu près de la même façon que je le suis aujourd’hui.

Acermendax  — Pensez-vous avoir commis des faux pas dans votre parcours de porte-parole de l’athéisme ? Et si oui, quelles leçons en avez-vous tirées ?

Richard —Je ne suis pas sûr que … Laissez-moi réfléchir. J’ai peut-être… j’ai certainement fait plusieurs faux pas en science, mais j’essaie de voir si j’en ai fait concernant l’athéisme.

Acermendax  — Quelque chose que vous auriez dit, où plus tard vous vous seriez dit « peut-être que je n’aurais pas dû dire cela à ce moment-là. »

Richard — J’ai été critiqué par d’autres athées pour avoir insinué que les gens avec lesquels je débattais étaient stupides. Et comme ils l’ont bien fait remarquer, dans l’ensemble, les gens ne vont pas changer d’avis si vous leur dites qu’ils sont stupides. On m’a ainsi reproché de manquer de tact, d’être d’un abord trop froid, de ne pas me montrer un minimum bienveillant.

Acermendax  — Que pensez-vous de ce genre de critique ?

Richard —Il y a beaucoup de vrai. Je pense que ce n’est pas tout à fait vrai qu’il soit impossible de faire changer quelqu’un d’avis. On peut y parvenir, peut-être pas en leur disant qu’ils sont stupides, mais en leur laissant tirer la conclusion eux-mêmes qu’ils le sont. Lors de mes premières années à l’université, j’avais moi-même été séduit par le philosophe et prêtre français Pierre Teilhard de Chardin, et je trouvais que son livre Le Phénomène humain était vraiment génial. Et puis j’ai lu la critique qu’en a faite Peter Medawar, et je me suis rendu compte à quel point ce livre était un ramassis d’absurdités du début à la fin. Et je me suis dit : « J’ai été stupide ». Ce n’est pas Medawar qui m’a dit : « Toi, Dawkins, tu es stupide », c’est moi-même qui me suis fait la remarque. Montrer à quelqu’un qu’il est stupide, cela ne veut donc pas nécessairement dire qu’il se braquera contre tout ce que vous essaierez de lui dire. Un homme au Texas m’a même fait un procès en demandant une grosse somme d’argent parce que j’avais dit que quiconque prétendait ne pas croire en l’évolution était ou ignorant, ou stupide, ou fou. Et beaucoup de gens, lui compris, pensait que j’étais allé trop loin. Mais vous remarquerez qu’il y avait « ignorant » dans les possibilités, et il n’y a rien de mal à être ignorant.

Vled — Tout à fait.

Richard —Nous sommes tous ignorants concernant la plupart des choses. Et c’est donc un fait que les gens qui ne croient pas en l’évolution sont ignorants. Qu’ils soient stupides ou fous, c’est une autre affaire, et je ne mets pas l’accent là-dessus. Ils sont incontestablement ignorants, et de dire cela n’a rien d’une insulte. C’est une simple déclaration factuelle.

Vled — Quel conseils pouvez-vous donner à une personne qui souffre d’avoir des proches très croyants et voudrait les « déconvertir » ?

Richard — C’est la question la plus difficile que l’on me pose, et on me la pose souvent… Ce sont souvent des jeunes qui me la posent ; ils sont devenus athées, ce qui cause une immense peine, un grand désarroi à leurs parents ou parfois à leur conjoint. Il n’y a pas de réponse facile à donner parce que les parents sont profondément sincères, profondément blessés, profondément inquiets. Ils pensent que leur enfant va aller en enfer, et ils en sont véritablement et extrêmement ébranlés. Mais pourtant, leur enfant a raison. Ce que je peux seulement dire, mon seul conseil, est d’essayer de faire preuve de tendresse à leur égard, d’essayer de comprendre les tourments qu’ils traversent, mais aussi de discuter avec eux de cela. De leur dire qu’ils ont tort.

Acermendax  — Quels conseils donneriez-vous au jeune Richard Dawkins ?

Richard — Je pourrais vous répondre : « Ne commets pas les erreurs que j’ai commises », mais ce serait plutôt vague. Si vous me demandez les erreurs que j’ai faites tout au long de ma carrière scientifique, je vous dirai que j’ai consacré énormément de temps à faire de la programmation informatique. Ce qui était fascinant, ce qui est fascinant. Mais c’est un vice, et tout le temps que j’ai passé à faire des programmes informatiques, j’aurais pu le consacrer à la biologie. La programmation est quelque chose de fascinant, comme la résolution de problèmes aux échecs, ou d’autres choses du même ordre. Mais j’imagine que ce n’est pas ce genre de réponse que vous attendiez… J’aimerais bien me retrouver dans cette position. Curieusement, il y a quelques années, une société de télévision est venue me voir avec cette idée de séquencer mon génome. Et on a entièrement séquencé mon génome. L’idée du programme télévisé était de mettre mon génome sur un disque et de l’enterrer pendant cinq cents ans. Et puis, il serait déterré dans cinq cents ans, et d’ici là, la science aurait la capacité de me cloner à partir de ce disque. Nous n’en sommes pas loin aujourd’hui ; il faudrait encore un peu de recherche en embryologie. Et donc, un « moi plus jeune » serait en effet né cinq cents ans plus tard.

Vled — On dirait un scénario de science-fiction rétro.

Richard — Exactement, oui. Mais vous pouvez comprendre pourquoi cette idée a pu attirer un producteur de télévision. Ça aurait été un moyen de pouvoir discuter de questions telles que l’identité personnelle. Cet individu n’aurait pas été moi, mais mon vrai jumeau, mon jumeau monozygote. Les journalistes d’alors auraient été voir ces vrais jumeaux pour leur dire : « Vous êtes la même personne, ça se voit, ça ne se voit pas », etc. Mais, cela aussi aurait été l’occasion pour moi de donner des conseils à mon moi plus jeune car il aurait été exactement, génétiquement, mon moi plus jeune. C’était l’idée de ce programme qui ne s’est finalement pas fait. Le génome a été séquencé, puis à la dernière minute, ils ont changé le format, et cela a donné autre chose.

Vled — Y a-t-il des petites choses dont vous savez qu’elles sont stupides mais que vous continuez à croire ou qui vous font agir comme si elles étaient vraies ? Vous disiez, par exemple, dans une discussion avec Brian Greene que vous n’auriez pas aimé dormir dans une maison réputée être hantée.

Richard —C’était plus une boutade qu’autre chose. J’essayais de montrer un côté humain plutôt que froid, sans pitié…

Acermendax  — Rationnel ?

Richard —Rationnel, oui. Il y a une part d’irrationnel que l’on peut pardonner en chacun de nous. Martin Gardner [1914-2010], un grand sceptique et mathématicien américain, qui a tenu pendant des années une chronique de mathématiques dans le Scientific American. On peut dire qu’il était athée, avec un esprit rationnel, mais il préférait penser pour des raisons d’ordre émotionnel que peut-être il y avait un Dieu, et c’est ce qui l’amenait à se considérer comme religieux. Voilà un bon exemple de quelqu’un d’ultra-rationnel, un rationaliste de renom qui, malgré tout, pour des raisons émotionnelles, se dissociait pour ainsi dire de la rationalité pour des raisons d’ordre vraiment personnel.

Acermendax  — Ça, c’est pour M. Gardner, mais pour Richard Dawkins ? Est-ce qu’il y a quelque chose… ?

Richard —Non, pas du tout. Certainement pas à cet égard.

Acermendax  — Parfait, merci beaucoup.

Vled — Merci beaucoup.

Richard —Parfait.

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