La zététique vs le confort

 

Chers zététiciens,

 

Sceptiques de la première heure ou fraîches recrues des récentes vagues de popularisation sur le Net, vous connaissez les outils de la pensée critique qui permettent de savoir que l’astrologie est une discipline absurde. Vous connaissez les biais cognitifs qui enferment les croyants dans leurs schémas mentaux. Vous connaissez les sophismes qui servent à défendre duperies et visions du monde erronées. Vous connaissez notre travail, ou au moins celui de philosophes illustres ou d’auteurs éminents.

Mais vous n’êtes pas moins biaisés que n’importe qui d’autre.

Connaître l’existence des biais ne permet quasiment jamais de ne pas en être victime, de même que comprendre le fonctionnement d’une illusion d’optique ne permet pas de la dissoudre. Nommer un biais ou un sophisme ne nous protège pas de ses effets comme par magie, par l’effet performatif du langage. Ce serait cool, mais non. Vous êtes donc aussi biaisés que nous et que n’importe quel croyant.

Pire encore, car c’est le festival des mauvaises nouvelles : même s’il est raisonnable de penser que la pratique de la pensée critique améliore la qualité du raisonnement, si vous ne faites pas attention, vous pouvez être plus biaisés que n’importe qui, et de manière plus durable et perverse. Car il n’est pas prouvé à ce jour que les zététiciens soient capables de questionner leurs convictions profondes mieux que les non-zététiciens. Si cette absence de différence s’avèrait, alors il serait possible que nous soyons vous et nous d’accord sur beaucoup de sujets… pour de mauvaises raisons !

Car alors il est bien possible que, par pure chance, vous partagiez avec nous un respect pour certaines valeurs, et qu’ainsi vous trouviez dans notre travail de quoi confirmer ce que vous pensiez déjà des fantômes, des ovnis ou des religions. Cela vous permet d’être motivés à accepter les outils que nous utilisons, à les employer à votre tour pour réfuter des thèses absurdes, et ce à bon escient. Vous (et nous tout pareil) ressentez une appartenance à une communauté dans laquelle vous pouvez confirmer votre vision du monde. C’est confortable et flatteur, et ce n’est pas un mal en soi, sauf que…

 

Puisque vous n’êtes pas moins biaisés que les autres, vous avez votre propre représentation du monde, et elle ne coïncide pas forcément avec l’état de l’art le plus pointu, et ce que les sciences nous donnent à savoir sur les OGM, les études de genre, la médecine, l’économie, la nutrition, etc. Nous espérons tous que l’entraînement à l’esprit critique permet le *transfert*, c’est-à-dire l’allumage de notre scepticisme et de nos capacités de questionnement sur l’ensemble de nos convictions. Mais si ce transfert n’existe pas (malédiction qu’on ne peut écarter totalement pour l’heure, même s’il existe des raisons d’être optimistes) alors vous êtes dans la même situation que le croyant chaque fois que votre représentation du monde est en porte-à-faux vis-à-vis des connaissances scientifiques. Comme le croyant, vous êtes en butte à une forme de violence épistémique quand un argumentaire corrode vos certitudes. Comme lui, vous allez rationaliser vos comportements et vos déclarations, c’est-à-dire trouver de multiples moyens d’expliquer pourquoi vous avez raison, pourquoi vous êtes cohérent.

Et vous aurez dans votre carquois tout le vocabulaire des sophismes à jeter sans embâcle à la tête de vos contradicteurs pour protéger votre amour propre contre la réalisation d’être dans l’erreur. Si vous êtes doués, vous pourrez même convaincre les autres que vous avez raison grâce à une efficace rhétorique ou aux erreurs que commettent souvent ceux qui défendent des idées justes.

Le « sophisme du sophisme » consiste à penser que celui qui commet un sophisme dans sa démonstration a forcément tort. Ce biais est fort dans notre communauté.

 

Il faut donc se questionner sur ce qui anime nos efforts communs. Et cela ne doit pas être le confort cognitif.

Si la communauté zététique installe ceux qui s’y reconnaissent dans l’idée que nous avons raison par nature, nous rendons un mauvais service à l’esprit critique. Et cela jette un voile de doute glaçant sur la pertinence de faire communauté, comme par exemple dans le groupe Facebook « Zététique » où 15 000 personnes peuvent prétendre utiliser la pensée méthodique dans le périmètre des questions gérables sur un tel média. Et cela rappelle l’inquiétude du Cortecs dans son (maladroit) billet sur « la braderie de l’esprit critique ». Et cela nous met dans l’embarras chaque fois qu’un mur de rationalisation interdit le questionnement de certains présupposés.

Il semble utile de rappeler que la zététique, l’art du doute, est une méthode qui repose tout entière sur des axiomes indémontrables. Nous pensons collectivement qu’il est préférable de ne pas tenir pour vrai ce qui n’est pas prouvé. Vous ne trouverez pas de proposition plus abstraite que celle-ci. La zététique est tout à fait apte à questionner nos choix arbitraires (qui relèvent de la morale) et chacune des décisions qu’il est possible de prendre et pour lesquelles il importe de savoir estimer les conséquences d’un bon ou d’un mauvais choix. J’ai bien dit ‘questionner‘, ce qui ne garantit pas de pouvoir produire une réponse.

 

Chers amis, même si c’est la coïncidence de nos représentations du monde qui nous a rassemblés pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la pensée méthodique, il nous appartient toujours de travailler collectivement et individuellement à la dissolution de nos préjugés, à l’examen de nos présupposés et à l’abandon des rustines que nous collons un peu partout pour empêcher le doute méthodique de changer nos idées les moins défendables.

Cela implique d’éviter la complaisance envers des contenus que nous apprécions pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la recherche des moyens les plus efficaces pour distinguer le vrai du faux. Cela implique, quand sur un sujet nous échouons à prouver que nous avons raison et n’avons à faire valoir que des motifs subjectifs pour conserver nos habitudes, de cesser d’argumenter dans le but d’avoir raison et de commencer à vérifier SI nous avons raison. Cela implique aussi de ne pas juger hors sujet les questions liées aux conséquences de nos comportements au motif qu’elles touchent à la morale, car la morale doit pouvoir être abordée de manière rationnelle. En effet, il n’y a aucune raison de penser qu’il existe un meilleur moyen de trouver des solutions aux dilemmes moraux que par l’exercice de la plus grande rigueur intellectuelle. Or nous ne sommes jamais plus rationnels que lorsque nous nous offrons une chance de débattre dans une contradiction sereine afin de mettre à l’épreuve nos opinions et d’avoir l’occasion d’adopter des idées venues d’ailleurs. Rien n’autorise notre moralité personnelle à se soustraire à la critique, pas plus que n’importe laquelle de nos idées, y compris celles défendues dans ce billet.

 

La zététique (et plus généralement le scepticisme scientifique) n’est pas un art de combat, mais ce n’est pas non plus un salon de thé où la politesse n’est que la forme acceptable de l’hypocrisie. Elle ne doit pas devenir un hobby bourgeois où rien n’est plus urgent que de se moquer des analphabètes de la science en oubliant le gouffre béant de nos propres points aveugles.

 

11 réponses
  1. Ardes
    Ardes dit :

    « Connaître l’existence des biais ne permet quasiment jamais de ne pas en être victime, de même que comprendre le fonctionnement d’une illusion d’optique ne permet pas de la dissoudre. Nommer un biais ou un sophisme ne nous protège pas de ses effets comme par magie, par l’effet performatif du langage. Ce serait cool, mais non. Vous êtes donc aussi biaisés que nous et que n’importe quel croyant. »

    J’aurais nuancé personnellement ce point. Bien que je comprenne que tout le monde soit de manière égale victime de biais, dans la logique des choses, connaître une erreur possible, c’est normalement redoubler d’efforts pour la repérer et l’éviter.
    Ne pas connaître un biais c’est tomber dedans par manque de conscience, par son fonctionnement même. Dans le cas par exemple des illusions d’optiques (et comme tu l’as montré à l’Intelligence Day à Nantes), le fait est que tu subis toujours le biais. La différence en revanche se situe dans le fait que celui qui a déjà été confronté à un biais le connaît déjà et donc qu’il est mieux préparé face à celui-ci et qu’il saura donc en conséquence corriger son erreur de raisonnement.
    En somme, tous victimes des biais oui, mais avec une tendance accrue à l’évitement et à la correction de part une certaine pratique et une certaine connaissance je dirai.

    A cela, je voudrais ajouter un point important qui est souligné dans cet article c’est que la démarche zététique devait avoir comme premier point d’ancrage l’individu lui-même. Point que je vois trop souvent mis de côté, par « confort » comme vous dîtes mais peut-être plus simplement par « non-conscience » du fait que nous sommes aussi victimes de biais et qu’une démarche critique et sceptique ne nous exclut pas.

    Merci pour cet article. 😉

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    • Acermendax
      Acermendax dit :

      On peut heureusement espérer que la zététique ne soit pas totalement inutile et que les outils qu’elle mobilise aient bel et bien un effet protecteur contre les mauvaises raisonnements. On pourrait donc ajouter mille nuances. Le billet appelle juste à plus de prudence et de remise en question, il ne vise personne en particulier, sans épargner quiconque. 🙂

      Merci pour ce commentaire ,:)

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  2. Jonathan
    Jonathan dit :

    Et malgré tout j avoue avoir reconnu quelques une de mes positions négatives… Bravo je suis soufflé.

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  3. nours77
    nours77 dit :

    La zététique (qui aime chercher). L étude scientifique du paranormale, que viennent faire les ogm ou la critique de la pensé critique ici…?
    La zététique est définie comme « l’art du doute » par Henri Broch. La zététique est présentée comme « l’étude rationnelle des phénomènes présentés comme paranormaux, des pseudosciences et des thérapies étranges ».
    La zététique est destinée aux théories scientifiquement réfutables, c’est-à-dire respectant le critère de discrimination de Popper. De fait, contrairement aux autres mouvements sceptiques, elle ne pose pas la question des religions et des croyances non réfutables. Son objectif est la mise à l’épreuve d’énoncés pourvus de sens et de nature scientifique (c’est-à-dire réfutables selon Popper) dont les explications ne semblent pouvoir se rattacher à aucune théorie communément acceptée.
    cf wiki…
    Vous vous rendez conte que pour faire une analyse impartiale, il faut s extraire du résonnement ou autrement dit, laisser nos sentiments et convictions derrière nous… Exercice difficile mais indispensable… Donc ma mon sens, Votre analyse est raté M la menace terroriste, les convictions sur lequel vous basé votre analyse sont superflus.
    Je ne suis pas un zététicien, mais j analyse froidement et méthodiquement en oubliant mes sentiments et convictions le temps de l analyse, en ne me basant que sur des faits, comme pour les ogm ou les vaccins, et suis athée (j attend un preuve pour croire…)
    Mais ce n est que mon avis, je ne suis pas un zététicien…
    https://www.youtube.com/watch?v=wtJwVZGuiOY

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  4. MrG0z
    MrG0z dit :

    Merci pour cet article.

    « Il semble utile de rappeler que la zététique, l’art du doute, est une méthode qui repose tout entière sur des axiomes indémontrables. »
    Je ne suis pas sur de comprendre, est-ce que cette phrase fait référence aux fondamentaux de la logique ? Par exemple la déduction ? La déduction n’est pas démontrable car elle se demande elle même pour être démontré. Sinon quels autres genres d’axiomes pourraient être impliqués ?
    Pouvez-vous être plus précis à ce sujet svp où me guider vers un article ? Merci. 🙂

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    • Acermendax
      Acermendax dit :

      Je pense en effet à la valeur accordée à la logique, qui n’a de sens que si on accepte… la valeur de la logique.
      Idem pour nos principes moraux, sans lesquels le respect de la liberté de pensée et d’expression d’autrui disparaît, et avec lui le débat d’idées, ainsi que toute motivation altruiste à améliorer notre compréhension du monde.
      Il y a ainsi dans notre démarche des fondations morales explicables par les principes darwiniens, mais certainement indémontrables, et pourtant indispensables pour interagir en bonne intelligence.

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  5. Christophe
    Christophe dit :

    Un axiome, c’est le plus souvent indémontrable. C’est un embryon de théorème. C’est petit, c’est court. Il y a même des petits axiomes, je pense à l’axione, qu’on peut songer à décrire sans doute, point à démontrer (je ne le conseillerais pas), ou au mot. Un mot, c’est une minuscule théorie en somme.
    Et puis il y a des phrases qui sont mi-axiome mi-théorie, comme « form ever follows function » (« la forme, toujours suit la fonction » (ma traduction, c/° Allia éditions), mais dont il faut garder à l’esprit la version originale, qui s’ancre dans la tradition poétique anglaise, voire biblique, où la sonorité, ici l’allitération, est un aspect essentiel – existentiel faudrait-il dire). Les critiques anglo-américains appellent cette phrase un « dictum », c’est-à-dire un précepte, mais aussi quelque chose qui se dit. Dont la pensée est inséparable de la parole. Et là, il y a un facteur qui amène à proférer un tel axiome, à vrai dire à s’en servir en même qu’à l’inventer, c’est l’intuition, et, je crois l’intuition raisonnante. Ou la raison, tout simplement, qui n’est pas que logique, logos, pensée rapportée à une chose, mais aussi, au sens latin, ratio, qui veut dire partage, ou chose partagée (par les légionnaires romains). Langage conceptuel séparé de la chose concrète, certes, mais qui se fait aussi lui-même chose vivante dès lors qu’on lui fait collectivement confiance (Ricœur lui donne qque part cette valeur) et qu’il prend sens avec la chose.
    Je ne sais pas si j’ai bon, si je zétète comme il faut ? A vrai dire, je dis ce qu’il me passe par la tête car je ne suis pas sûr d’avoir saisi tout l’objet de cette secte étrange.

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    • Rosse
      Rosse dit :

      La secte des gens qui tentent de faire moins d’erreurs, d’être plus juste, d’avoir une pensée plus indépendante.
      Une secte sans rituels. Qui ne tente pas d’isoler , de retenir les intéressés.
      Au final ce qu’a de sectaire la zététique, c’est juste son nom, qui m’a moi aussi déranger la première fois que je l’ai lu  » c’est quoi ce truc, c’est une secte? » que jme suis dit ! xD
      Ca se remarque bien, les gens contre la zététique ridiculise souvent ce nom =’ zététeux, zétète’. Je suis d’accord le nom fait très secte. Pour ma part je ne dirais jamais que je suis zététicien. J’utilise la zététique quand je veux distinguer le vrai du faux de indécidable.
      C’est juste une méthode, et c’est bien pratique pour apprendre ces méthodes que de leur donner un nom.
      Ça facilite la recherche et l’apprentissage. C’est une centralisations de méthodes validée par consensus, et soumis à la contradiction.

      Répondre
  6. Azote
    Azote dit :

    Christophe, Rosse, personnellement, j’ai toujours eu l’impression qu’il fallait tendre vers ça, vers plus de – pensée indépendante -. Au final, tout le monde devrait être dans la zététique… telle qu’elle semble être exprimée par vous (Rosse). Ce mot n’englobe donc pas seulement une petite quantité d’initiés. Cela englobera un maximum de personnes ! Ainsi, le mot secte n’aurait a priori rien à faire là-dedans.
    Au fait, je me pose une question sur le nom du site : menace théoriste ? Que cela signifie-t-il ? Quelle est la menace ? De qui vient-elle ? Que « veut »-elle au fond ?
    Je ne sais pas si ce forum est très fréquenté, en fait, car je n’ai encore pas eu de réaction… Mais j’espère que ça va venir. Merci.

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  7. Stemy
    Stemy dit :

    Je ne serais pas aussi pessimiste que l’article. Pour peu qu’on ait l’humilité d’admettre nos erreurs et la perspicacité de voir les raisonnements sophistiques, la zététique peut quand même être utile. Moi-même, depuis que je m’intéresse à la zététique, je vois des raisonnements sophistiques partout (ou plutôt, partout où ils sont), y compris parmi les idées et arguments que je défendais jusque-là.

    Ça m’a aussi permis de déconstruire pas mal de discours pseudo-médicaux soutenus exclusivement par des biais sophistiques, m’empêchant de justesse d’y faire appel dans un cas vécu personnellement.

    Bien sûr, ça n’est que mon expérience personnelle, qui n’est pas généralisable, mais si la zététique a pu provoquer chez moi un tel cheminement de pensée, elle n’aura pas été aussi inefficace que ce que semble dire l’article.

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