Votre colère ne vous donne pas raison

Depuis six ans je pratique publiquement la critique des croyances d’autrui. Je pratique également la critique de mes propres croyances, mais ça se voit moins parce que c’est un travail intime qu’il est compliqué de partager.

Depuis six ans, je constate que la parole du sceptique est très mal accueillie. Et d’emblée je dois faire ce rappel lexical : le sceptique ce n’est pas celui qui rejette en bloc ce que disent ou pensent les autres. Qui professe la fausseté de ce que d’autres tiennent pour vrai. C’est celui qui veille à la qualité épistémique de ce qu’il accepte d’ingérer, celui qui a appris à supporter de ne pas savoir, de suspendre son jugement, de n’avoir parfois qu’une réponse provisoire, limitée, un peu floue. Et à cause de cela, c’est quelqu’un qui accepte de réviser son jugement à la lumière de nouvelles informations.

Le sceptique qui change d’avis sur un sujet n’a pas le sentiment de perdre quoi que ce soit, de se rabaisser. Au contraire, il s’améliore, il abandonne derrière lui le poids mort d’idées fausses.

Ceux qui rejettent l’existence de l’évolution du vivant, du réchauffement climatique, du rôle des microorganismes dans les maladies, ce ne sont pas des sceptiques, ce sont des négateurs de la science. Ce ne sont pas des sceptiques parce qu’ils ne doutent pas de leur rejet des théories qui constituent pourtant les modèles les plus fiables accessibles à l’humanité à un moment donné. Ils commettent l’imprudence de confondre la ferveur de leur conviction avec la force des preuves de ce qu’ils veulent croire.

Certains vont plus loin, ce sont les conspirationnistes. Ne nous laissons pas enfumer par les abus de ceux qui emploient ce mot pour disqualifier toute contradiction ; le conspirationnisme existe, c’est une posture qui pose pour préalable l’existence d’un complot puis fait flèche de tout bois pour prouver au monde qu’elle a raison. C’est un raisonnement circulaire qui part de ce qu’il est censé démontrer et finit, comme par hasard, par aboutir à la conclusion préétablie. On peut quitter le conspirationnisme en se posant des questions, en apprenant à utiliser le doute au lieu du soupçon. Ceux qui dénoncent des complots réels doivent le faire d’une manière rationnelle, efficace, convaincante.

Depuis six ans, je reçois, avec mes équipiers, des tombereaux d’insultes, d’accusations et de menaces lorsque je doute publiquement de théories farfelues, lorsque je réfute des hypothèses saugrenues, lorsque je conteste des raisonnements pseudo-scientifiques, lorsque je souligne les incohérences de théories du complot.

Si je me trompe dans mon travail de sceptique –et la probabilité que cela arrive augmente à chaque fois que je m’exprime, comme quand j’ai pensé pendant quelques jours pouvoir faire confiance à l’étude de Merha et al que le Lancet a depuis rétractée– si je me trompe, donc, je veux pouvoir m’en rendre compte, je veux garder l’envie de me corriger. Mais cela devient difficile quand on est la cible d’injures pouasseuses, parce qu’alors on n’a franchement pas envie de faire le plaisir à nos contradicteurs d’admettre qu’on s’était planté. Les attaques constantes, en particulier les plus venimeuses sont un obstacle de plus à la pratique du doute raisonnable.

Mais il y a plus triste encore. Les auteurs des agressions incessantes, qui nous rabaissent, qui parfois nous déshumanisent et nous promettent une punition dans ce monde ou dans le prochain se font à eux-mêmes un cadeau empoisonné. Dans la jouissance de l’injure proférée, ils se contaminent avec l’idée qu’il leur est désormais impossible d’être d’accord avec cet individu qu’ils viennent l’avilir. Ils s’emprisonnent dans le déni de toute erreur de leur part ; parce qu’il faudrait en plus accepter de s’être comporté comme un connard avec quelqu’un qui n’avait pas si tort que ça.

Les injures que vous proférez sur Internet ont bien plus d’effet sur vous que sur vos cibles. Elles vous radicalisent, elles vous rendent myope, insensible aux nuances, incapable de vouloir vous améliorer.

Bien sûr parfois on est en colère, nos paroles dépassent notre pensée. On n’est pas des machines. Mais on peut faire attention.

Ne croyez pas que cette vidéo s’adresse aux autres, c’est à vous que je parle. Et à moi.

Notre colère face à l’injustice, face aux sophismes, aux mensonges, à la manipulation, elle est nécessaire pour qu’on se bouge, qu’on agisse, mais elle ne suffit pas pour savoir si on se fâche après la bonne personne pour les bonnes raisons. Une fois qu’on a agoni d’injures ceux qu’on prend pour des méchants, il est trop tard pour amorcer un échange constructif nous permettant d’évaluer si on avait raison de les traiter comme de la merde. Parce que les gens insultés n’ont aucune raison de nous croire capables d’une conversation d’adulte.

On n’a pas toujours raison d’être en colère, les lynchages publics, les exécutions sommaires en sont la preuve.

Depuis six ans je n’ai jamais reçu d’excuses de la part des centaines de gens qui m’ont méchamment insulté. Si certains ont changé d’avis, et j’imagine que c’est arrivé une fois ou deux, quelque chose les retient, quelque chose qu’ils se sont inoculé eux-mêmes, et ils doivent commencer par se le pardonner.

Le monde serait un endroit significativement plus vivable si cet effort pouvait nous être épargné, si nous évitions de penser que nos convictions et nos ressentis nous donnent le droit d’agresser autrui.

7 réponses
  1. Michel HONORE
    Michel HONORE dit :

    Il y a fort longtemps, du temps de l’Usenet, j’avais trouvé ce message après des échanges particulièrement orduriers. Je vous laisse en apprécier la pertinence
    « C’est pour suppléer à une absence de discours qu’on insulte, c’est pour ponctuer, éructer, c’est pour se donner une vigueur factice et spectaculaire. L’insulte n’est jamais fondée par l’insulteur. Elle ne sert pas à montrer une faiblesse du destinataire, mais à dissimuler une faiblesse de l’envoyeur. L’insulteur se défend avec l’insulte lorsqu’il n’a plus d’autres défenses. Il se protège derrière des insultes creuses chaque fois qu’il est à court d’argument ou pris sur le fait d’une incohérence complète ou d’un délire haineux indéfendable ; il est l’impuissant incapable de soutenir son discours et qui se réfugie dans les injures, faute de mieux.
    Ce débatteur qui n’a rien à dire a en effet sa petite image en péril. Il aboie pour dissimuler qu’il a peur. Mais ses insultes sont de la fausse monnaie qui n’a pas de sens dans le débat. Il rend la honte plus honteuse en se livrant à la publicité. »

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  2. Joce
    Joce dit :

    Je pense que vous passez trop de temps (et par conséquent faîtes passer trop de temps à votre public) à vous soucier des critiques injurieuses et/ou agressives de gens qui n’en valent pas la peine une seule seconde. Vous devriez avoir un modérateur qui les supprime avant même que le reste de l’équipe ne les voie, ou utiliser les outils de modération automatiques quand c’est possible. À mon avis le simple fait de les lire de tels messages est une erreur, et y répondre une faute. En tant que public de votre travail ça ne m’intéresse pas non plus.

    Les gens qui ne savent pas défendre leur point de vue calmement et de manière argumentée ne méritent pas que leur avis soit ou reste publié et encore moins lu par quiconque (incluant ceux qui sont d’accord avec eux); et se positionner par rapport à leurs diatribes et lubies est leur faire infiniment trop d’honneur.

    Continuez de produire du contenu intéressant, de qualité, sourcé, documenté. Expliquez toujours. Aidez le web à devenir un meilleur endroit en supprimant aussi systématiquement et automatiquement que possible les contenus injurieux et agressifs sans états d’âme.

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  3. Intellectuel précaire
    Intellectuel précaire dit :

    J’espère qu’en tant que sceptiques, la dernière chose sur laquelle vous porterez votre doute sera le fait que vous faites beaucoup de bien à beaucoup de gens.

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  4. HAL 9000
    HAL 9000 dit :

    Bonjour. Courage aux valeureux zététiciens! Je pense comme Joce qu’il ne faut pas perdre du temps et de l’énergie à répondre ou tenir compte de messages insultants sans contenus argumentatifs solides.Comme vous le dites, le but de ces messages n’est pas de démontrer mais de »démonter » la personne considérée comme adversaire car dans l »‘Erreur ». Comme Intellectuel précaire, je pense également que la qualité de votre travail permet aux modestes dilettantes d’éprouver un grand plaisir intellectuel en vous lisant.

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  5. Romain
    Romain dit :

    Il nous arrive tous de nous fourvoyer dans la colère. La colère est une forme de violence, certes verbale, mais de la violence tout de même, et comme dirait un de mes auteurs préférés: la violence est le dernier refuge de l’incompétence.

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  6. Le Chalon Philo
    Le Chalon Philo dit :

    Très bon article ! Effectivement la colère ne donne pas raison et n’est pas un critère de véracité ! Si vous vous sentez devoir recourir à la colère lors d’une discussion argumentée (ou non), demandez-vous si votre thèse tient vraiment la route et demandez-vous pourquoi vous vous énervez. Peut-être avez-vous raison dans vos propos mais qu’il vous manque des arguments nécessaires pour répondre adéquatement à votre locuteur, ou alors vous avez tord, et ça fait du bien à tout le monde de le reconnaitre haha ! 😉

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  7. Valérie
    Valérie dit :

    L’intelligence émotionnelle n’ est elle pas l’un des premiers atouts de la capacité à se remettre en question et à accepter que ce que l’on croyait vrai est peut-être faux? Cela peut même représenter tout un univers intérieur qui s’écroule. Ce qui amène sans doute à la capacité de gérer une dissonance cognitive pour atteindre une consonance cognitive.

    Intelligence émotionnelle dit capacité à reconnaître ses propres émotions puis comprendre et analyser à quoi elles font écho en nous…. Et malheureusement, le domaine de la gestion des émotions reste encore un grand mystère pour beaucoup de personnes. Et pas seulement les personnes les moins bien loties intellectuellement. Je ne crains pas d’affirmer qu’une grande majorité de la population avance encore dans un brouillard total. Dans une ignorance de leurs propres ressentis. C’est triste et révoltant aussi. Car si on passait 15 minutes/jours, dès l’école primaire à comprendre nos émotions….. Nous serions tellement plus intelligents!

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