La prospective : boule de cristal ou méthode scientifique ?


Thibault Renard est l’artisan de la présence de la Tronche en Biais au Festival de Géopolitique de Grenoble. Il nous a suggéré le thème de cette table ronde et, à chaque étape, a beaucoup contribué à sa préparation. Dans ce billet, il revient sur cette expérience et sur l’inattendu déroulé de l’entretien enregistré à Grenoble puis diffusé sur notre chaîne.
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Il n’est pas souvent donné l’occasion (du moins pour moi, Thomas lui se livre régulièrement ici à l’exercice) de revenir sur les coulisses de l’organisation d’une conférence, son déroulé et ses conséquences, encore moins quand rien ne se passe comme prévu. J’ai donc voulu me livrer à ce petit retex ici, pas tant pour refaire le match que répondre aux nombreuses questions posées dans les commentaires Facebook et Youtube qui ont suivi, notamment sur comment cette conférence avait été organisée et quelles étaient ses intentions. Ce sera aussi l’occasion de montrer qu’une conférence n’est pas seulement qu’un produit fini et consommable, mais aussi l’aboutissement d’une démarche intellectuelle qui parfois réussi, et parfois échoue.

Petit retour en arrière : en 2018, dans le cadre du Festival de Géopolitique donc je fais partie du comité scientifique, nous avions profité de la venue au festival de la Tronche en Biais, qui intervenait dans la conférence « Fake news, post vérité… la pensée critique face au néo-obscurantisme »1 que j’animais, pour effectuer un Tronche en Live avec pour sujet la géopolitique : « Peut-on comprendre le monde en faisant abstraction de ses croyances ? »2 Ce TeL ayant connu un certain succès, et l’édition 2019 du Festival souhaitant mettre en avant des propositions ayant une approche prospective, nous avons donc avec la TeB proposé une nouvelle émission, « La prospective : boule de cristal ou méthode scientifique ? »

Le « pitch » de la conférence était le suivant.

La prospective alimente encore idée reçue et fantasmes. Que recouvre cette méthode ? En France, la prospective souffre en effet d’idées reçues qui l’assimile parfois, pour la caricaturer, à une héritière de la divination ou une annexe de la science-fiction. A l‘inverse, d’autre revendiquent une approche scientifique au service de la prévision, voire le début d’une ère nouvelle où l’avenir sera modélisable grâce à l’IA et ses « algorithmes prédictifs ».

Ce qui demeure certain, c’est que la prospective demeure avant tout une méthode qui questionne notre rapport au futur, à la prédiction, au possible. D’avantage que nous préparer à s’adapter à un avenir inéluctable, la prospective stimule notre capacité d’intervenir sur le présent. Ne peut-elle pas nous permettre de nous questionner non seulement sur le futur de l’économie, de technologies… mais également sur l’avenir de notre relation avec les médias, et au-delà, l’information ?

L’émission interrogera donc la nature de la méthode prospective aujourd’hui, ses biais, ainsi que la part de rationnel et d’irrationnel qu’elle engendre. Elle questionnera également son périmètre d’application.

C’est moi qui étais en charge du choix des intervenants. J’en retins trois.

Carine Dartiguepeyrou, prospectiviste, présidente Uniqueness. Docteur en sciences politiques, elle est prospectiviste et accompagne les institutions privées et publiques dans leur changement de paradigme et l’élaboration de leurs visions d’avenir. Elle est également chercheuse et intervenante dans le Programme Transition Energétique et Sociétale à l’Institut Mines-Télécom à Nantes, à l’Institut Mines-Télécom Business School (laboratoire ETHOS (Ethique, Technologie, Humains, Organisations, Société) et à l’Institut des futurs souhaitables.

Apolline Taillandier, doctorante en science politique Science Po Paris. Sa directrice de thèse, Jenny Andersson, dans le cadre du programme Futurepol3 de Science Po Paris, avait adopté une approche critique de la prospective (au point de parler de la nécessité d’une « contre-prospective »)4. Mais Apolline Taillandier n’est pas une experte ou chercheuse en prospective. Elle a pour sa part axé sa thèse sur le transhumanisme et cherche à comprendre comment des acteurs issus des mondes académique et financier construisent et légitiment des futurs « posthumains ». C’était donc l’occasion d’apporter une ouverture et une approche plus globale et pour comprendre, au-delà de la prospective, comment le futur se pense et se construit.

Nathalie Belhoste, enseignante-chercheure à Grenoble Ecole de Management. Docteur en Science Politique à Sciences Po Paris, elle enseigne la géopolitique à l’ESC Grenoble. Nathalie Belhoste n’est pas non plus chercheuse ou une experte en prospective. Ses recherches portent sur la façon dont les entreprises influencent les territoires et la géopolitique mondiale. Son rôle était davantage de présenter un point de vue utilitariste : en quoi la prospective peut s’avérer utile quand on fait de la géopolitique et en quoi il est pertinent d’enseigner cette discipline aux élèves.

Plutôt que de confronter 3 experts/chercheurs en prospective, ce fut donc mon choix de confronter 3 points de vue différents et selon moi complémentaires : expert, utilitariste et « global ».

Avec Thomas nous élaborâmes le canevas suivant.

Introduction par Thomas 

Mot d’accueil au nom du Festival

  • Quel est le lien entre géopolitique et prospective ?
  • Pourquoi GEM et le Festival ont décidé de d’avantage mettre l’accent sur la Prospective ?

La prospective, au-delà des idées reçues

  • Tour de table. 
    • Il peut y avoir plusieurs définitions. Qu’est-ce que la prospective pour vous ?
    • En quoi la prospective est utile et apporte des réponses ? Quelles idées reçues existe aujourd’hui sur la prospective ?
  • Focus : Quelle est l’histoire de la prospective, des différents courants et paradigmes en France et à l’étranger 
  • Focus : Quelle est la différence entre s’interroger sur le futur, et faire de la prospective ?

La prospective, une approche « scientifique » du futur ?

  • Tour de Table. C’est quoi un « prospectiviste » ? N’importe qui peut l’être ? N’y a-t-il pas des charlatans qui cherchent à « vendre » le futur ? 
  • Focus : Quelle est la distinction entre prévision, prédiction, et prospective ? Comment « s’expérimente » la prospective ? Est-ce véritablement scientifique ? Comment « prouver » qu’une méthode marche mieux qu’une autre ?
  • Focus : Y’a-t-il des formes de prospectives différentes selon leurs champs d’action (technologique, économique, sociétale). Y a t’il une prospective d’entreprise et une prospective de recherche ?

La prospective peut-elle être biaisée ?

  • Focus : Quels sont les principaux biais donc peuvent être victimes les prospectivistes, ou leurs méthodes ? La prospective n’est-elle pas une méthode biaisée « par essence » puisque qu’elle que soit ses méthodes, la vision du futur quelle propose ne sera jamais qu’une projection des croyances de l’époque ?
  • Focus : En quoi la prospective, et plus globalement la réflexion sur le futur, peut être un objet scientifique, mais également un objet politique et historique ?

Quels sont vos principaux champs de recherche, d’activité aujourd’hui ?

  • Focus : La mutation numérique.
  • Focus : Le transhumanisme, l’intelligence artificielle.  

Petit exercice de prospective improvisé et en direct : Quels futurs pour la pensée critique dans nos sociétés ?

Quels scenarii possibles ? Le début d’une ère « éclairée » ? Le retour à l’obscurantisme ? Idiocratie ?

  • Quels leviers pour agir sur ce futur de la pensée critique ? Politique, numérique, sociétal…

Questions du public

Il fut communiqué aux intervenantes qui le validèrent. Evidemment, une conférence a une part d’imprévus, de disgressions, d’oublis, d’intervenants qui rebondissent sur les propos de l’un et de l’autre… qui fait que l’on ne colle jamais vraiment au canevas. Evidemment, sauf avoir affaire à des robots ou tuer toute spontanéité dans les échanges, souvent on ne peut pas répondre à l’ensemble des questions, car un intervenant choisira de se concentrer plus sur l’une ou l’autre.

Dans ces cas-là les questions du public à la fin servent d’ailleurs souvent de variable d’ajustement en matière de temps imparti ou de points à approfondir (sauf si une personne du public se lance dans une « contre conférence », ce qui est la hantise de l’animateur…). Mais ce canevas donne quand même une bonne idée de là où nous voulions aller.

Tout est sur les rails… et tout déraille.

Un pitch, 3 points de vue complémentaires, un canevas détaillé. En théorie tout était parfait, en pratique rien ne se passa comme prévu…. Pour l’avoir vécu en direct et ne pouvant qu’assister à cet instant surréaliste sans pouvoir intervenir, ce fut un grand moment de solitude. Ayant organisé la veille une autre table ronde qui abordait entre autres la question de la prospective spatiale5, mon vécu fut à peu prêt le même qu’une personne confiante assistant à un lancement sur le pas de tir, qui voit le réacteur principal de la fusée lâcher, les deux réacteurs secondaires tenter de prendre le relais sans y parvenir, et constate horrifié que la fusée « Prospective 1 », plutôt que réussir sa mise en orbite, prend une trajectoire totalement improbable et, au vu de commentaires de la vidéo, s’écrase sur le territoire « boule de cristal ». C’était d’autant plus rageant que la veille, la personne intervenant dans ma table ronde et en charge de la prospective au CNES, me disait qu’évoluant dans un milieu d’ingénieurs, les questions sur la fiabilité de la méthode et le « prouvez moi que ça marche » étaient un peu son quotidien… Elle aurait donc pu répondre sans problèmes à la plupart des questions de Thomas.

Pour ceux qui ont posé la question de « l’après » conférence, pour tout dire l’ambiance n’était pas au beau fixe, et la tendance à chercher le responsable à ce loupé. Certains ont dit que Thomas avait été trop « rentre dedans » ou obtus. C’est oublier que Thomas avait adopté exactement la même attitude l’année passée et que cela s’était très bien passé, et que de toute façon les règles d’un échange sur Youtube ne sont pas les mêmes que celle d’un séminaire entre collègues ou chercheurs. Certains ont aussi évoqué une trop grande différence de méthode entre Thomas et moi. Effectivement, je suis plutôt du genre à vouloir faire dire un maximum de choses aux intervenants en un minimum de temps (le canevas s’en ressent) quitte à les prendre pas la main, alors que Thomas pour sa part estime que les échanges sont plus intéressants s’il y a un débat d’idée, quitte par moment à jouer les faux naïfs ou l’avocat du diable. Mais c’est une différence de style, pas de méthode. Cela me convainc au contraire que tous les chercheurs ou experts devraient avoir des bases de communication scientifique et technique leur permettant de défendre leur discipline quand des interlocuteurs, qu’ils soient sceptiques, tenants, journalistes… peu importe, décident de ne pas considérer pour acquis ce qui leur est présenté.

Après coup, on remarque bien sûr plein de « signaux faibles » annonciateurs que les choses ne se passeraient pas du tout comme prévu. Mais c’est toujours facile de raisonner à postériori… Si je devais néanmoins en retenir un, ce fut sans doute que, focalisé sur leur travail actuel, j’aurais dû me rendre compte que trois intervenantes toutes issues des sciences politiques pourrait être un problème. Cela a créé une sorte d’uniformité et de prise de position dans les réponses qui s’est avérée contre-productive, là où avoir une diversité de disciplines scientifiques aurait sans doute donné un résultat complétement différent.

J’ajoute qu’après la conférence il me fut suggéré de ne pas mettre en ligne la vidéo, car elle aurait donné une image erronée de la prospective. Il est clair que c’était hors de question. D’abord parceque cette conférence est malgré tout très riche d’enseignements et de questionnements. Et surtout par ce que l’on ne peut pas défendre la méthode scientifique d’un côté, et de l’autre refuser de publier ou mettre en ligne si les résultats ne nous conviennent pas. On reproche assez cela aux chercheurs pour ne pas se mettre à le faire nous-mêmes. Quant à la question de la « mauvaise image », je crois la communauté sceptique capable de s’appliquer à elle-même ce qu’elle conseille aux autres, à savoir ne pas se forger un jugement définitif sur un sujet ou un intervenant suite à un simple visionnage sur Youtube, mais rester curieux, diversifier les sources, chercher à identifier les experts pour en savoir plus.

Et maintenant ? Et bien pour ma part je pense que la manière de penser le futur est une problématique passionnante, où se rencontrent et s’affrontent croyances et méthode scientifique. Que la science nous permette aujourd’hui de prévoir certains événements est une évidence. Que la voyance, la divination, l’astrologie… ne soient pas plus fiables qu’une boule de cristal est une évidence aussi. Mais il existe un entre-deux où la frontière est floue. Un entre-deux constitué d’experts ou de méthodes où, sous couvert de prédictions se fondant sur une approche rationnelle ou scientifique, peuvent au contraire s’épanouir croyances, biais… ou motivations politiques ou managériales.

Il faut continuer à explorer cet entre-deux, et la question de la « scientificité » ou non de la prospective, plus qu’un faux dilemme (spoiler : la réponse à la question que posait la conférence est sans doute « ni l’un, ni l’autre »), n’était finalement qu’un prétexte à ce questionnement plus vaste. Concernant la prospective en tant que telle et son étude sous un angle sceptique, je pense que nous n’avons pas encore fait le tour de la question. Le débroussaillage a déjà été effectué (un peu à la serpe 😉) par Thomas et la TeB, nous allons maintenant essayer d’aller un peu plus loin, par exemple avec une émission du Balado Scepticisme Scientifique. A suivre donc…


1 « Fake news, post vérité… la pensée critique face au néo-obscurantisme », Conjuration Open Source 3 https://www.youtube.com/watch?v=kfqHex207Ek

2 « Peut-on comprendre le monde en faisant abstraction de ses croyances ? », TenL#60 https://www.youtube.com/watch?v=X9mPbxj-xYk

3 Projet de recherche Futurepol https://www.sciencespo.fr/futurepol/fr.html

4 « No Future Vive l’Avenir : Qu’est-ce que la prospective ? », Sciences Po https://www.youtube.com/watch?v=LhI407NXo8g

5 « Ariane, Galileo…L’Europe désunie sur terre unie dans l’espace ? », Festival de Géopolitique 2019 https://www.youtube.com/watch?v=M6qXFDWnSwQ

4 réponses
  1. Mintberrycrunch
    Mintberrycrunch dit :

    Merci pour cet éclaircissement.
    J’aime beaucoup le style de M. Renard dans le paragraphe « tout est sur des rails et tout déraille » !
    Du coup, un TeL avec la personne entourée d’ingénieurs dans son milieu pro dont M. Renard parle ? Voire avec l’une des personnes invitées à la table ronde ? Afin de revenir sur « en quoi la prospective se distingue d’une pseudoscience divinatoire » et de mieux expliquer les enjeux ?

    Répondre
    • Herosebud
      Herosebud dit :

      Clairement, ce serait sympathique, ne serait-ce qu’une petite pastille avec des exemples concrets.

      J’ai de nouveau visionné cet entretien infernal avant de l’envoyer à une amie faisant un « stage en prospective »…

      Bises à tous.

      Répondre
  2. Olibo
    Olibo dit :

    Je vous trouve très durs avec vous mêmes.

    Cette conférence est très intéressante dans la mesure où elle donne de sérieux indices de la réalité de la prospective, qui n’est qu’une réflexion philosophique sur le futur et pas du tout une science. L’une des intervenantes rappelle plusieurs fois que le créateur de cette « discipline » était un philosophe.
    Ce n’est qu’une concaténation de différentes données selon un modèle ou une méthode (pas vraiment expliquée par les invitées) pour arriver à générer une hypothèse à laquelle on va croire ou non mais sans aucune garantie de résultat, avec un objectif sous-jacent de confirmer une idéologie, une croyance ou une conviction à laquelle on adhère déjà.

    Les intervenants du public sont bien plus intéressants.
    La première , malgré son agacement, du public l’explique très bien (notamment l’importance du ressenti). C’est plutôt elle qu’il aurait fallu inviter 🙂
    Et le deuxième encore mieux !

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