Une définition scientifique du complotisme
Le complotisme — ou, selon le terme privilégié par la littérature scientifique, la mentalité complotiste (conspiracy mentality) — désigne une manière particulière de connaître et d’interpréter le monde. Il ne s’agit pas d’une identité personnelle, mais d’une disposition cognitive et sociale qui conduit à expliquer préférentiellement les événements sociaux, politiques ou scientifiques par l’action intentionnelle, coordonnée et malveillante de puissances cachées (Imhoff & Bruder, 2014).
Les sciences cognitives, la psychologie sociale et la sociologie distinguent trois niveaux qu’il est crucial de ne jamais confondre. Les complots réels existent : ils sont documentés par des enquêtes, des archives, des sources indépendantes. Les théories du complot sont des explications particulières qui prétendent attribuer un événement à un complot donné : elles peuvent être vraies ou fausses. Enfin, on parle de mentalité complotiste pour désigner une disposition générale à privilégier systématiquement les explications intentionnelles et cachées, indépendamment de la solidité des preuves. C’est ce dernier phénomène dont nous parlons ici.
Le complotisme est un prisme interprétatif qui transforme l’ambiguïté en indice et le bruit en signal. Sur le plan psychologique, il se caractérise par une méfiance généralisée envers les institutions et les experts, une tendance à détecter des motifs dans des éléments incohérents et à supposer des intentions cachées dès qu’un fait semble inexplicable. Ces mécanismes reposent sur des processus bien documentés : sur-attribution d’agentivité, perception illusoire de régularités, préférence pour des récits fermés. Ils répondent également à trois besoins psychologiques fondamentaux que partagent tous les humains : un besoin épistémique de comprendre et de réduire l’incertitude ; un besoin existentiel de contrôle et de sécurité dans un monde perçu comme menaçant ; et un besoin social de préserver une identité positive et d’appartenir à un groupe valorisé (Douglas et al., 2017).
Sur le plan phénoménologique, la mentalité complotiste se vit comme une dynamique de mise en cohérence accélérée : le cerveau organise des fragments hétérogènes en une narration qui « fait sens » immédiatement, donnant l’impression d’accéder à une compréhension cachée. Cette impression de lucidité supérieure provient d’un traitement défaillant de l’ambiguïté, qui déclenche un emballement interprétatif, c’est à dire une mise en cohérence rapide et auto-renforcée de fragments pourtant faibles ou indépendants (Dieguez, 2020). Les artefacts numériques — captures d’écran, vidéos sorties de leur contexte, images virales — deviennent les matériaux d’une construction narrative continue.
Sur le plan social et identitaire, le complotisme fonctionne comme une culture : un ensemble de codes, de récits, de mèmes et de pratiques qui créent une niche distinctive où l’on se perçoit comme « éveillé », lucide, affranchi de la crédulité supposée des autres. Les travaux disponibles montrent que le stigmate associé au mot « complotiste » n’empêche pas cette dynamique ; il peut même renforcer la cohésion du groupe en servant de marqueur d’outsider (Wagner-Egger et al., 2022). La culture numérique amplifie encore cet effet : les algorithmes favorisent les contenus sensationnels, polarisants ou émotionnels, consolidant des bulles de filtre qui confirment l’impression de détenir une vérité cachée et donnent une forte visibilité aux récits complotistes (Harambam, 2020).
Sur le plan épistémique, le complotisme n’est pas une simple crédulité, il relève d’un hyper-scepticisme sélectif. Il combine une défiance radicale envers les sources institutionnelles à une grande tolérance envers les sources alternatives, pourvu qu’elles confortent le cadre explicatif initial. Le résultat est un système clos, hermétiquement fermé à la révision par les faits : toute contradiction est réinterprétée comme une preuve supplémentaire de dissimulation, et l’absence de preuve comme un indice de la sophistication du complot (Sunstein & Vermeule, 2009). C’est pourquoi les chercheurs insistent sur la différence essentielle entre la démarche sceptique, qui accepte la possibilité d’erreur et recherche la falsification, et la mécanique du soupçon, qui ne doute jamais du récit sous-jacent.
En définitive, la mentalité complotiste ne décrit pas une identité figée, mais un style de raisonnement, un cadre interprétatif qui peut être plus ou moins activé selon les individus et les contextes. Par ailleurs, il s’agit d’un continuum, à la fois en intensité (force de l’adhésion) et en étendue (nombre de scénarios mobilisés). On peut se situer plus ou moins profondément dans le complotisme, mais on peut également en sortir. Le mot n’est pas une insulte, il sert à décrire un phénomène réel, abondamment étudié, dont les mécanismes cognitifs, motivationnels et culturels expliquent la force de persuasion — et la dangerosité — des récits complotistes dans nos sociétés contemporaines.
Acermendax
Références
- Brotherton, R., French, C. C., & Pickering, A. D. (2013). Measuring belief in conspiracy theories: The Generic Conspiracist Beliefs Scale. PLoS ONE, 8(12), e75457.
- Dieguez, S. (2020). The Noise of Conspiracy. In J.-W. van Prooijen & K. Douglas (Eds.), The Psychology of Conspiracy Theories (pp. 215–235). Routledge.
- Douglas, K. M., Sutton, R. M., & Cichocka, A. (2017). The psychology of conspiracy theories. Current Directions in Psychological Science, 26(6), 538–542.
- Goreis, A., & Voracek, M. (2019). A systematic review and meta-analysis of psychological correlates of conspiracy beliefs. PLoS ONE, 14(1), e0210836.
- Harambam, J. (2020). Contemporary Conspiracy Culture: Truth and Knowledge in an Era of Epistemic Instability. Routledge.
- Imhoff, R., & Bruder, M. (2014). Speaking (Un–)Truth to Power: Conspiracy mentality as a generalized political attitude. European Journal of Personality, 28(1), 25–43.
- Sunstein, C. R., & Vermeule, A. (2009). Conspiracy theories: Causes and cures. The Journal of Political Philosophy, 17(2), 202–227.
- van Prooijen, J.-W., & van Dijk, E. (2014). When consequence size predicts belief in conspiracy theories: The Moderating Role of Understanding. Applied Cognitive Psychology, 28(4), 598–601.
- van Prooijen, J.-W., & van Vugt, M. (2018). Conspiracy theories: Evolved functions and psychological mechanisms. Perspectives on Psychological Science, 13(6), 770–788.
- Wagner-Egger, P., Bangerter, A., Delouvée, S., & Dieguez, S. (2022).
Awake together: Sociopsychological processes of engagement in conspiracist communities.
Current Opinion in Psychology, 47, 101417.




Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !