Trump, l’attentat et la tentation complotiste

 

Nous finirons (rapidement) par tout savoir sur le tireur, Thomas Crooks, et sur les circonstances, la chronologie précise, les moindres détails de la tentative d’assassinat d’aujourd’hui. Mais comme pour le 11 septembre 2001 et d’autres morts célèbres, la « version officielle » sera rejetée ici et là par incrédulité personnelle : un refus de l’explication proposée, des images, des preuves, des témoignages qui racontent un évènement singulier et nécessairement IMPROBABLE, comme le furent tous les grands moments décisifs de l’histoire.

Je suis d’accord pour dire que les faits sont étonnants : une balle qui frôle la tête de Trump en plein meeting, le fait saigner mais lui permet d’avoir une réaction qui le grandit devant mille caméras et appareils photo, lui donne une stature de survivant héroïque (au diapason du « God made Trump » de ses fans intégristes religieux) et donne lieu à des images aussi fortes que cette photographie iconique et déjà historique. Qui aurait pu prévoir ce quasi-miracle ? [Je gage que des médiums réclameront cet honneur. Et je prédis qu’ils ne convaincront nul qui ne fut déjà croyant. Mais ce n’est pas le sujet de ce billet]

Tous ceux qui, comme moi, ont un avis intégralement négatif sur Trump, sa personnalité toxique, sa malhonnêteté viscérale, ses vicieuses atteintes à la démocratie, son égotisme boursouflé, son incompétence ridicule, ses décisions destructrices des plus fragiles et de notre environnement… envisagent spontanément la possibilité d’un coup monté, d’une mise en scène, d’un complot, puisque cet évènement vient vraisemblablement de faire basculer l’élection vers un deuxième mandat pour cette crapule. En fait, cette diode de soupçon clignotante n’est qu’une alerte, une invitation à se poser la question, ce qui est une réaction normale et saine. Explorer des univers contrefactuels, examiner des conjectures, soupeser des possibilités est ce qu’on attend d’une personne capable de réfléchir à ce qu’elle voit et entend.

Mais certains décident de s’accrocher au signal d’alerte, à l’idée qu’on cherche à les flouer, à les prendre pour des blaireaux. Et alors la petite lumière d’alerte devient un fanal, un phare éblouissant et ils sombrent dans la pensée complotiste : celle qui met la conclusion avant les faits, prétend connaître les intentions cachées, les projets secrets et rassemble des détails épars que chacun peut constater pour leur faire révéler une vérité qui échapperait aux autres.

Avec cet attentat, nous allons voir des narratifs complotistes de divers ordres, tous construits à partir du *méchant* qu’il faut incriminer. À l’appui de chaque scénario, on trouvera des détails curieux dans la biographie du tireur qui permettront de le rattacher à tel ou tel groupe sensé l’avoir engagé ou qu’on utilisera pour contester la « version officielle » (parce que les incohérences et les hasards font partie de la vie mais par des fantasmes complotistes).

  • Des anti-Trump vont accuser Trump de mise en scène parce que c’est lui qui profite de l’évènement. L’argument fallacieux est : « is fecit cui prodest » (le coupable est celui qui en profite)
  • Des pro-Trump vont dire que le pouvoir en place a réduit la sécurité de Trump et fait en sorte que l’assassinat puisse avoir lieu. On pourra même incriminer des ennemis républicains de l’ex-président.
  • Les pro-Trump Q-Anon vont accuser l’Etat-Profond d’avoir cherché à l’éliminer : ça prouve qu’il est bien le héros du peuple contre ces élites malfaisantes.
  • Des opportunistes brouteurs de conspi (moitié arnaqueurs, moitiés fous) vont ajouter leur hypothèse personnelle, leur analyse experte, leur sauce à la tambouille générale, essentiellement dans le but d’exister dans le game, de faire leur intéressant, comme Idriss Aberkane qui lance « Vous pouvez être désormais sûrs à 100% que toutes les rédactions mainstream ont reçu l’ORDRE de ne pas appeler cela une « tentative d’assassinat »
  • D’autres groupes avec leurs propres ennemis prioritaires concocteront des histoires plus ou moins virales, car l’évènement est propice : ponctuel, violent, identifiable, polarisant.

 

En démocratie, tenter de tuer un adversaire politique est un mauvais calcul, particulièrement mauvais quand vous ratez votre coup. Trump est un dictateur en puissance. S’il arrive au pouvoir, il prendra sans doute des décisions terribles. Mais pour l’heure, il est le miraculé d’une agression inacceptable qui lève le poing face au danger. Le climat de violence, de haine, de polarité extrême savamment entretenu par le rescapé du jour n’est pas favorable à des positions raisonnables, mesurées et intelligentes. Attentat raté ou réussi, le perdant c’est l’électeur qui voudrait faire le choix éclairé d’un projet pour son pays, et c’est la démocratie elle-même.

On ne peut même pas espérer sérieusement que la lutte contre la circulation des armes à feu qui causent tant de morts aux USA y gagne quoi que ce soit ; je m’attends à ce que les survivalistes armés jusqu’aux dents fassent au contraire des émules devant le constat que dans un pays où même Trump est vulnérable, il faudra savoir se défendre tout seul. Cette rhétorique est avariée, mais elle sera avalée. Comme tant d’autres avant elle.

 

Face à l’embrasement général qui suit un évènement fort, le penseur critique suspend son jugement, se montre prudent, n’évacue pas les hypothèses avant de les avoir pesées, mais se garde d’adhérer à un récit juste parce qu’il s’accorde bien avec sa vision du monde. Il évite de se croire plus malin et perspicace que tout le monde. Il attend des analyses circonstanciées, des faits établis par des sources variées. Il se donne le temps de se faire un avis. Il se souvient que l’improbable se produit à chaque moment, que les conspirations échouent souvent et que les secrets détenus par plus que quelques-uns ne tiennent jamais longtemps.

La scène dépeinte par la photographie est incroyable, elle est si iconique qu’elle ressemble à une mise en scène. Nous ressentons son pouvoir narratif, la force de l’influence qu’elle va exercer. Il n’est pas irrationnel de vouloir résister à cette influence et à la version de l’histoire qu’elle véhicule, mais il ne serait pas rationnel de choisir d’établir la vérité des faits sur la base de ce ressenti.

 

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