Doute & recherche de la Vérité avec « Stop Mensonges » (Tronche en Live 40)
Enregistré le 13 mars 2017 – Invité Laurent Gouyneau Freeman.
Editorial
On trouve tout, absolument tout sur Internet. La masse de l’atome de molybdène[1], la date de naissance de Céline Dion, l’aire de répartition du genre Drosera, le texte du Traité de Rome, le traitement secret contre le cancer à base de jus de légumes, les preuves de la vie après la mort, l’autopsie d’un alien, des photos floues du yéti, les miracles du Coran, et tous les complots que vous pouvez concevoir, plus d’autres encore qui dépassent votre imagination.
La quantité de données à notre disposition excède de très loin ce que chacun d’entre nous est physiquement capable de lire. À cela s’ajoutent la barrière de la langue et celle de la technicité, car nous ne sommes pas tous en mesure de comprendre les mêmes choses. Devant cette marée d’informations de qualité diverse, nous devons donc faire des choix et laisser de côté la grande majorité des textes, des podcasts et des vidéos qui sont publiés tous les jours.
Comment nous faisons ce choix va déterminer à quelles idées nous nous exposons, et donc la manière dont nous nous représentons le monde. Ceux qui font le choix de s’exposer à des informations fausses ne savent sans doute pas qu’elles sont fausses. Et puisqu’ils ne savent pas qu’elles sont fausses, ils vont les utiliser pour se construire une représentation du monde qui a toutes les chances d’être biaisée et très éloignée de la réalité.
Pour qui est dans une démarche de recherche vers plus de compréhension du monde, la question du choix des informations auxquelles se fier est primordiale.
Si vous consultez un site nommé Stop Mensonges, c’est que vous pensez qu’une partie de ce qui circule dans les médias est non seulement faux, mais encore mensonger. Des informations sont diffusées dans l’intention délibérée de vous induire en erreur. Et c’est bien possible, mais en toute rigueur ce soupçon doit s’appliquer à Stop Mensonges lui-même et il faut donc trouver un moyen d’évaluer la confiance que l’on peut accorder à cette source comme aux autres.
Pour en parler nous recevons Laurent Freeman, le webmaster de StopMensonges.
[1] La réponse est 95,95.
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Première partie sur La Tronche en Biais.
Bon faudrait environ 10 000 ans pour démontrer toute l’incroyable mascarade du gars de Stop mensonge alors je m’arrêterai sur un fait. L’épisode de la fameuse attaque en Suède made in Trump.
L’extrême droite en tête a voulu affirmer que Trump n’a jamais parlé d’attaques en Suède. Le pauvre, pris dans l’étau des médias mainstreams. Il a dit : « avez vous ce qu’il s’est passé la nuit dernière en Suède ? ». Ah oui il ne parle pas d’attentat. Mais quand cette question est à propos des attaques dans le monde… Dans ce contexte : « You look at what’s happening in Germany. You look at what’s happening last night in Sweden. Sweden, who would believe this? Sweden. They took in large numbers. They’re having problems like they never thought possible. You look at what’s happening in Brussels. You look at what’s happening all over the world. Take a look at Nice. Take a look at Paris. » Alors que c’est-il passé d’après lui en Suède quand on parle des attentats de Nice, Paris et Bruxelles ? Soit il s’exprime comme un gland, soit il est bête comme un chou. Il ne fait aucun doute qu’il était persuadé d’attaques en Suède la veille. Ajouter à cela l’historique de ses discours. Period.
https://www.nytimes.com/2017/02/19/world/europe/last-night-in-sweden-trumps-remark-baffles-a-nation.html?_r=0
C’est tellement drôle de se dire que « acer mendax » veut plus ou moins dire « stop mensonge » ! 😀
Super émission ! J’adore ça !
Je me permet de manière tout à fait immodestes de partager quelques idées de ce que je répondrais si on me donnais certains arguments de Free Man :
– « On ne peut pas tout savoir/être sûr », cet argument me semble extrêmement courant et est souvent une excuse pour justifier une croyance (que l’on sait peu rationnelle ?) : je répondrais que je suis totalement d’accord MAIS on peut tout de même (généralement) dire qu’une hypothèse est plus vraisemblable que l’autre (curseur vraisemblance) et ça change tout !
– « chacun sa vérité/sa méthode, ce qu’untel prend pour une preuve ne l’est pas forcement pour quelqu’un d’autre », je pense que les gens qui pensent ça (c’est à dire beaucoup de gens, je pense) n’ont simplement pas l’expérience de ce qu’est une bonne preuve. Dans ce cas là, je dirais que si on se met d’accord par avance sur un test que l’on considère l’un et l’autre comme une preuve alors la discussion est possible. Ensuite, je sauterais sur l’occasion de chaque affirmation FACILEMENT testable (enfants qui lisent les yeux bandés par exemple) pour décrire le protocole rigoureux qu’il faudrait pour me convaincre (votre vidéo sur le spiritisme, quoi !). Puis je demanderais à l’autre si ça pourrais le convaincre également.
Et je me permet un dernier argument, à utiliser en toute occasion. C’est un idée très simple (que toute personne de bonne foi devrais accepter facilement, en théorie) qui me semble être à la base de la zététique/méthode scientifique. L’idée est la suivante : on peut évaluer la vraisemblance d’un argument à la facilité de prouver quelque chose de faux en utilisant ce même argument.
Si on est d’accord sur ça au début de la conversation, alors d’une certaine manière on est d’accord sur la méthode, il n’y a plus qu’à illustrer par l’exemple l’invalidité des arguments.
La question de la vérité est très piégeuse surtout si on la pose à quelqu’un qui n’a pas de culture philosophique. Il y a différents modes vérité. La vérité décrite par l’interlocuteur (Laurent Gouyneau Freeman) est une vérité dans le sens « pragmatique » de William James, celle que défend l’interviewer est une vérité de type scientifique, dite « objective ». En réalité, il n’y a pas de différence de valeurs entre les deux acceptations, seulement une différence d’interprétation. La seule erreur serait de prétendre qu’une seule d’entre elle est « la « vérité ». Par contre, il y-a pas mal d’approximations sur la définition de la vérité, alors pour essayer d’y voir plus clair, j’ai trouvé un petit vadémécum sur les différentes interprétations de la vérité:
(source http://www.maphilo.net/verite-cours.html )
Il existe différentes interprétations de la vérité:
* a) Métaphysique – La vérité en tant que « réalité »
* – Platon pense la vérité comme indépendante de la pensée et du discours. Il y a selon lui une réalité vraie qui ne s’oppose pas tant à une « réalité fausse » qu’à une réalité dégradée et aux apparences qui la constituent. Le monde sensible, auquel nous sommes attachés en raison de notre corporéité, est un monde ayant un faible degré de réalité en ce sens qu’il est peuplé de copies des Idées intelligibles.
On retrouve une conception analogue dans le christianisme dans lequel est posée l’identité de Dieu et de la vérité (plus encore le dogme même de la Création semble indiquer que toutes les choses sensibles reflètent l’archétype divin).
* b) Idées, propositions, réalités
* – Spinoza – Pensées métaphysiques : « La première signification donc de Vrai et de Faux semble avoir tiré son origine des récits ; et l’on a dit vrai un récit quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le fait raconté n’était arrivé nulle part. Plus tard, les Philosophes ont employé le mot pour désigner l’accord d’une idée avec son objet ; ainsi, l’on appelle idée vraie celle qui montre une chose comme elle est en elle-même ; fausse celle qui montre une chose autrement qu’elle n’est en réalité »
La vérité est ici définie comme l’écart qui sépare la représentation ou la proposition de la réalité, écart qui leur interdit de se fondre l’une dans l’autre ; ce n’est plus une identité qui est postulée, mais un accord, une correspondance, une adéquation. Cette thèse, qui a été qualifiée de réaliste, trouve son origine dans la pensée d’Aristote qui se sépare de la conception platonicienne.
Cette conception de la vérité a traversé toute l’histoire de la philosophie et l’on peut dire que c’est Kant le premier qui l’a profondément contesté.
Idées vraies et réalité : Pour Descartes, les idées claires et distinctes, les idées vraies, représentent immédiatement des natures simples (les corps simples sont les monades ou les noumènes : ils ne sont plus décomposables et représentent le fondement de la réalité), des réalités. Pour Malebranche, les idées, en tant qu’éternelles et nécessaires ne peuvent être produites par l’esprit ; elles sont vues en Dieu.
* c) La vérité-Forme
* – Kant, Critique de la raison pure : « Ils (Galilée, Torriccelli, Stahl) comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. »
Il faut selon Kant distinguer la matière des choses connues de la forme que confère à l’esprit à cette connaissance, forme qui est a priori, c’est-à-dire précède toute expérience. L’esprit, bien loin de recevoir passivement les choses, leur impose une forme, une loi qui est la sienne (ainsi temps et espace ne sont pas des propriétés du monde mais des formes de la sensibilité).
Il y a donc nécessairement un relativisme de la connaissance. Tel est le sens de la révolution copernicienne opérée par Kant : la connaissance ne se fonde plus dans l’objet mais dans le sujet. Cependant, ce relativisme ne conduit aucunement à un arbitraire de la connaissance car les lois a priori de l’esprit sont universelles ; c’est pourquoi la science peut être dite vraie (remarquons, que sur le plan spéculatif, les prétentions de la métaphysique sont réduites à néant puisque la chose en soi est insaisissable). La vérité ne repose donc pas dans la matière de la connaissance et donc dans une adéquation à la réalité mais dans l’universalité de la forme de la connaissance.
* d) La vérité scientifique
* – Bachelard, La formation de l’esprit scientifique : « L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique (…) Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit »
Il faut bien remarquer que pour qu’il y ait une hypothèse à vérifier, il faut nécessairement que cette hypothèse soit une anticipation de la réalité, une interprétation préalable. La somme des expériences passées ne saurait constituer d’elle-même une hypothèse (bien qu’elle puisse en certain cas la susciter) car celle-ci se situe à un tout autre niveau de généralité. De plus, l’objet des théorèmes scientifiques n’est jamais la réalité en soi, l’essence des choses, mais un ensemble de rapports que les choses entretiennent entre elle, rapports qui ne sont rien d’autre que les lois de la nature. De ces remarques, on peut conclure que la vérité scientifique est un construit de l’esprit ; ce n’est pas une description du monde mais bien plutôt une reconstruction de celui-ci (c’est pourquoi il peut exister des théories concurrentes).
* e) La vérité-utilité
* – Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral: « Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme des pièces de monnaie, mais comme métal. »
Nietzsche a présenté une théorie tout à fait originale de la vérité. Il pose la question suivante : Pourquoi désirons-nous la vérité plutôt que l’erreur ? Autrement dit, pourquoi la vérité fait-elle l’objet de notre préférence et, plus encore, de notre vénération ? Cette question permet à Nietzsche d’affirmer que la vérité est avant tout une valeur. En ce sens, elle est directement dépendante des nécessités vitales.
On retrouve quelque chose de la pensée nietzschéenne dans le courant philosophique baptisé du nom de pragmatisme et notamment chez James. Pour lui, la vérité n’est pas quelque chose d’inerte à l’égard d’une réalité que la pensée ne ferait que copier. La pensée est indissociable de l’action. Une hypothèse scientifique ne se vérifie que par la réalisation d’une multiplicité d’opérations à la suite desquelles elle pourra être qualifiée de vraie. De plus, pour James, la vérité n’est rien d’autre que ce qui est utile, ce qui est avantageux. Or, l’utilité dépendant du domaine d’expérience, la vérité trouve elle aussi différentes formulations. Une vérité physique, c’est une vérité qui offre la possibilité de prévoir et d’agir de manière optimale. Une vérité psychologique ou intellectuelle, c’est une vérité qui nous procure un sentiment de rationalité, celui-ci n’étant rien d’autre qu’un sentiment de paix ou de repos. Enfin, une vérité religieuse, c’est une vérité qui nous offre un réconfort et nous permet de nous élever au-dessus de notre cas singulier.
* f) La vérité connaissance par intuition
* – Bergson, La pensée et le mouvant : « Si l’on compare entre elles les définitions de la métaphysique et les conceptions de l’absolu, on s’aperçoit que les philosophes s’accordent, en dépit de leurs divergences apparentes, à distinguer deux manières profondément différentes de connaître une chose. La première implique qu’on tourne autour de cette chose ; la seconde, qu’on entre en elle. La première dépend du point de vue où l’on se place et des symboles par lesquels on s’exprime. La seconde ne se prend d’aucun point de vue et ne s’appuie sur aucun symbole. De la première connaissance on dira qu’elle s’arrête au relatif ; de la seconde, là où elle est possible, qu’elle atteint l’absolu. »
Bergson distingue deux modes de connaissance. Le premier mode est l’intelligence qui envisage la chose de l’extérieur. L’intelligence, c’est une faculté pratique, visant l’action sur les choses. Son modèle originel est la fabrication d’outils. En ce sens, elle est directement tournée vers la matière considérée en tant que pur substrat passif de l’activité. L’intelligence fige le réel, en brise la continuité ; étant donné que le réel se définit par la mobilité, l’intelligence ne peut que le méconnaître. L’intuition est le second mode de connaissance ; elle se transporte à l’intérieur de l’objet pour « coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable ». L’intuition est une sympathie par laquelle l’ineffable s’offre dans sa nudité, sa simplicité, une sympathie par laquelle l’esprit acquière la mobilité qui est celle du réelle et atteint par là un absolu.
Husserl, fondateur de la phénoménologie, va lui aussi fonder sa théorie de la vérité sur l’intuition, mais ce, d’une manière toute différente de celle de Bergson. Pour lui, l’intuition n’est en aucun cas une fusion avec l’objet, elle ne s’identifie pas à celui-ci. L’intuition phénoménologique relève du caractère intentionnel de toute pensée ; il n’existe pas de pensée qui ne tende pas vers quelque chose d’autre qu’elle ; la conscience est toujours conscience de… quelque chose. Certes, comme chez Kant, ce qui s’offre à l’intuition, ce n’est qu’un phénomène. Mais ce phénomène, pour Husserl, n’est pas une simple apparence masquant la chose en soi à jamais inaccessible. Dans l’intuition phénoménologique, c’est l’objet lui-même qui est donné (Husserl s’oppose par conséquent aux théories de la représentation : l’objet de ma pensée, ce n’est jamais l’idée d’une chose mais cette chose même).
* g) La vérité et l’existence – est vrai ce qui ‘existe’
* – Heidegger, De l’essence de la vérité : « L’obnubilation est donc, lorsqu’on la pense à partir de la vérité comme dévoilement, le caractère de n’être pas dévoilé et, ainsi, la non-vérité originelle, propre à l’essence de la vérité. L’obnubilation de l’étant en totalité ne s’affirme pas comme une conséquence subsidiaire de la connaissance toujours parcellaire de l’étant. L’obnubilation de l’étant en totalité, la non-vérité originelle, est plus ancienne que toute révélation de tel ou tel étant »
Heidegger quant à lui pense la relation que l’homme entretient avec la vérité plutôt que l’essence de la vérité en elle-même ; ou mieux encore, il pense que cette essence est inséparable de son rapport au Dasein (l’homme en ses structures existentielles), ce qui ne signifie en aucun cas pour lui que la vérité ne soit qu’un reflet de la subjectivité humaine. Heidegger revient au mot grec désignant la vérité, à savoir aletheia, mot qui signifie littéralement « le fait de ne pas cacher » et que l’on peut encore traduire par dévoilement. C’est en quelque sorte l’Être (la vérité étant toujours vérité de l’Être) qui se dévoile de lui-même à l’homme ; l’homme n’est donc jamais le « créateur » de l’Être et de sa vérité mais plutôt celui qui est en mesure de recueillir cette vérité, d’être « le berger de l’Être ». Enfin, il faut bien comprendre que le dévoilement n’est jamais total, définitif ; le dévoilement ne va pas sans un voilement. L’être se révèle toujours en même temps qu’il se soustrait.