Médecines complémentaires à l’Université : une conférence en pleine dérive
Le 13 mai 2025 à Strasbourg, une table ronde s’est tenue à la faculté de médecine et de maïeutique, rassemblant médecins, universitaires, représentants d’associations anti-sectes et promoteurs des médecines dites « complémentaires ». L’affiche promettait un « débat d’idées », un croisement des regards, un exercice d’esprit critique. Ce que l’on a vu était tout autre chose : un exemple criant de confusion intellectuelle, de relativisme scientifique décomplexé, et d’un entrisme pseudoscientifique masqué sous les atours du dialogue. Le tout, dans un amphithéâtre universitaire.
L’Université comme cheval de Troie
Dès l’introduction, le ton est donné : les pratiques non conventionnelles (PSNC) ne sont plus seulement tolérées, elles sont encadrées, universitarisées, “valorisées dans les entreprises”, et – argument massue – plébiscitées par les patients. Le message sous-jacent est clair : si ça plaît, ça se justifie.
Cette inversion des valeurs – où l’adhésion populaire supplante l’évaluation scientifique – est l’un des fils rouges de la soirée. Elle est érigée en légitimité par des figures centrales de l’université, comme le doyen de la faculté de médecine Jean Sibilia, qui affirme sans ciller :
« Interdire de parler des choses dont on n’est pas certain de la valeur scientifique, je ne ferai pas de parallélisme, mais on n’est pas loin de l’autodafé ou presque. »
C’est peu dire que la rhétorique victimaire est bien rodée : ceux qui appellent à la rigueur méthodologique sont associés à l’Inquisition, à l’obscurantisme, voire à une « croyance scientiste » – accusation devenue l’argument-refuge des marchands d’ignorance.
Un grand moment de solitude : l’auriculothérapie et le nerf vague
Il y a eu des moments gênants. Celui du Pr Sibilia restera dans les annales :
« On s’est longtemps moqué de l’auriculothérapie, et aujourd’hui, c’est la science qui le dit, la zone auriculaire est la zone d’expression d’un des plus importants nerfs que l’on a, le nerf vague #10 […]. On effectue des sondes de stimulation de l’oreille externe pour la douleur chronique ou la stimulation de la réponse immunitaire. »
Faux, confus, dangereux.
Ce que Sibilia décrit là, c’est un amalgame entre des techniques médicales validées (neuromodulation du nerf vague) et l’auriculothérapie telle que pratiquée dans les médecines dites alternatives. Le nerf vague n’a pas de branche significative innervant directement le pavillon de l’oreille, sauf un petit rameau auriculaire, le nerf d’Arnold, qui est essentiellement sensoriel.
Les études sérieuses sur la stimulation auriculaire du nerf vague (aVNS) n’ont rien à voir avec l’auriculothérapie « énergétique » de Paul Nogier. Elles utilisent des stimulations électriques contrôlées, dans des cadres cliniques précis, souvent chez des patients souffrant d’épilepsie ou de dépression résistante (Badran et al., 2018 ; Burger et al., 2020). Aucune étude de qualité n’a validé les localisations réflexes de l’oreille utilisées par les auriculothérapeutes. La « cartographie de l’oreille » est au mieux une analogie poétique, au pire une mystification. Faire croire à un continuum entre auriculothérapie et neurostimulation moderne est une manipulation intellectuelle.
L’esprit critique kidnappé
Au long de cette soirée, on nous parle d’esprit critique, mais dans une acception pervertie : non pas l’examen rationnel des données, mais une sorte de doute généralisé contre la science elle-même. Ce n’est pas l’esprit critique, c’est l’auto-immunisation idéologique.
Le psychiatre Fabrice Berna, fer de lance de ce brouillard sémantique, affirme que :
« La médecine conventionnelle n’est que la médecine dominante d’un pays à un moment donné. Ce n’est pas un critère scientifique. »
Cette manière de délégitimer les repères scientifiques en appelant à la “complexité”, à la “subjectivité” ou au “besoin de Care” est une stratégie bien connue : elle affaiblit la capacité de discernement du public, en prétendant qu’il n’y aurait pas vraiment de moyen de faire une distinction claire entre science et croyance. Pour Berna « le concept de Fakemed est une imposture intellectuelle » car il faudrait le réserver aux produits médicamenteux qui ne soignent pas et ne jamais l’employer pour les PSNC qu’il défend ; cette vérité nous est délivrée sans aucun argument. Plus loin, Berna, se porte en défense de la médecine anthroposophique avec un stupéfiant mouvement de nivellement pas le bas : « C’est assez ésotérique, assez difficile à comprendre […], mais vous pouvez trouver des trucs tout autant barrés dans l’homéopathie ou la médecine chinoise. » Oui ! En effet. Et c’est une très bonne raison de ne pas appeler ça de la « médecine ». De toute façon, pour Berna le vrai problème c’est la rigidité intellectuelle de l’occident puisque « Ce débat sur les PSNC pointe le centrisme occidental dans une certaine vision de la médecine basée sur le réductionnisme physico-chimique de Claude Bernard […], une forme de racisme scientifique. »
Entresoi et complaisance
Pascal Ingweiler, directeur de l’école d’ostéopathie de Strasbourg, a tenu plusieurs propos particulièrement douteux, révélateurs à la fois d’une confusion méthodologique profonde et d’une tentative d’enracinement institutionnel de l’ostéopathie au sein du système de santé – malgré l’absence de fondements scientifiques solides. Son intervention, sous des airs de tempérance, est truffée de passages ambigus, faux ou dangereusement rhétoriques :
« La miviludes place l’ostéopathie au même rang que d’autres professions que je respecte énormément comme la sophrologie, la kinésiologie mais il faut remettre les choses dans leur contexte. (…) Le rapport de la miviludes dit que l’ostéopathie ne repose sur aucun fondement scientifique alors je veux nuancer un peu les choses car on commence à former nos propres chercheurs et c’est vrai que la recherche en ostéopathie est balbutiante » (…) « Les interventions non médicamenteuses, et l’ostéopathie en particulier, ne peuvent être évaluées à l’aide d’une étude randomisée classique. »
Cet argument est classique chez les promoteurs de pratiques non scientifiques. Il consiste à dire que la méthode scientifique est inapplicable à leur domaine, donc que son absence ne devrait pas leur être reprochée. En réalité, de nombreux essais contrôlés randomisés ont été réalisés sur l’ostéopathie, notamment pour les douleurs lombaires – avec des résultats globalement décevants ou peu concluants (Ernst & Canter, 2006 ; Franke et al., 2014).
« On nous reproche certaines techniques crâniennes ou viscérales, et c’est vrai qu’il faut revoir un peu tout ça. »
L’aveu est timide et sans conséquences pratiques claires. Ce qu’il faudrait, c’est suspendre immédiatement l’enseignement de ces pratiques, tant qu’aucune preuve robuste n’est disponible. Au lieu de cela, il parle de « revoir », de « dépoussiérer » – stratégie dilatoire, qui garde intact l’arsenal thérapeutique sans en assumer la remise en cause.
Une part significative de la soirée est consacrée à parler des risques de dérives sectaires… pour mieux minimiser leur ampleur. À entendre Berna et Florens, les dérives sont rares, les chiffres peu fiables, et les patients sont trop intelligents pour tomber dans le piège. Ce discours est non seulement déconnecté de la réalité du terrain, mais insultant pour les victimes de dérives.
C’est ignorer les rapports successifs de la Miviludes, qui alertent sur l’augmentation des pratiques pseudo-thérapeutiques à visée d’emprise. C’est balayer d’un revers de main le rapport du CNOM (2023) qui rappelle que ces pratiques, sans validation, peuvent retarder les soins, désorienter les patients, et conduire à des mises en danger. Et pendant ce temps, à la tribune, des figures universitaires expliquent calmement que la médecine anthroposophique, malgré ses croyances en la réincarnation et le karma, peut très bien cohabiter avec l’hôpital public, puisque dire le contraire serait en quelque sorte raciste selon monsieur Berna :
« En Suisse il y a un enseignement universitaire de la médecine anthroposophique. Vous considérez donc que les Allemands et les Suisses sont des irrationnels, des perchés ? ça peut être rassurant de penser que l’étranger est bête, stupide mais moi j’arrive pas à me dire ça comme ça.»
Le mythe du « moral qui soigne »
« On sait que les patients atteints de cancer, s’ils ont l’espoir, la force, l’envie de guérir, ils ont plus de chance de guérir. Ça fait partie des choses qu’on ne peut pas mesurer, mais on sait que le moral joue. »
Cette phrase a été prononcée par une personne avec qui j’ai pu échanger juste avant de publier cet article. Elle regrette le propos et le retire, j’en suis très heureux.
Je vais néanmoins expliquer pourquoi cette phrase est problématique, car vous l’avez certainement entendu des dizaines de fois, c’est une idée fausse qui s’accroche partout et que nous répétons souvent, innocemment. Nous devrions arrêter. Ce mythe tenace, émotionnellement séduisant est scientifiquement faux ; de nombreuses études rigoureuses ont montré que l’état psychologique n’a pas d’effet démontrable sur la survie au cancer (Coyne et al., 2007). Le moral peut améliorer la qualité de vie, mais il ne guérit pas. Il s’agit d’un mythe particulièrement toxique puisqu’il culpabilise les malades, légitime les pseudo-thérapies fondées sur la pensée positive, et ouvre la voie aux discours déviants du type « vous avez créé votre maladie avec vos émotions ». Ce n’est pas du soin, c’est de la pensée magique.
Coyne et al. (2010) ont conduit une méta-analyse rigoureuse et concluent que les preuves d’un lien entre bien-être émotionnel et survie sont faibles voire inexistantes. Spiegel et al. (2007), qui avaient autrefois suggéré un lien potentiel, ont revu leurs conclusions dans des études ultérieures qui n’ont pas reproduit l’effet. J’ai sorti une vidéo en 2022 pour expliquer à quel point cette idée apparemment bénigne peut en réalité faire du mal aux gens.
La médecine au service des patients… ou de leurs croyances ?
À force de vouloir intégrer toutes les pratiques « parce que les gens les aiment », on renverse la logique du soin. Ce n’est plus la médecine qui guide les choix thérapeutiques, c’est la demande — fut-elle irrationnelle — qui redéfinit la médecine. L’université, en acceptant d’enseigner l’homéopathie, l’auriculothérapie et la médecine anthroposophique, participe activement à leur blanchiment épistémologique. Elle ne joue plus son rôle dans la lente et exigeante édification critique des savoirs, mais devient un amplificateur de croyances populaires.
« On voit les effets biologiques de la méditation sur le système nerveux, donc ça valide son usage thérapeutique.»
Cette phrase nous vient du Dr Gérard Bloch, responsable du DU de méditation de Pleine Conscience, qui plaide pour sa paroisse. Le problème c’est qu’il ne devrait pas s’autoriser à la prononcer. Un effet biologique observable (modifications en IRMf, marqueurs physiologiques) ne prouve pas une efficacité clinique thérapeutique. Beaucoup de choses produisent des effets biologiques sans pour autant avoir un impact mesurable sur les symptômes ou la pathologie. Une activation neuronale n’est pas la même chose qu’une amélioration clinique.
Étude biaisée, conclusions douteuses
Le CUMIC (Collège Universitaire des Médecines Intégratives et Complémentaires), derrière cet événement est une organisation de promotion des pratiques de soins non conventionnelles ; on le retrouve à la manœuvre dans des publications qui tiennent plus du lobbying que de la science. Une prépublication signée Berna et al. (2023) sur medRxiv tente de relativiser l’ampleur des dérives liées aux médecines alternatives en France. En prétendant que leur usage est stable et que les dérives seraient surestimées, les auteurs proposent une lecture polyphonique — entendez : floue — des données disponibles.
Problème : leur méthodologie mêle sources hétérogènes sans hiérarchie de fiabilité, minore les signalements pourtant bien réels de la Miviludes, et repose sur des comparaisons bancales d’enquêtes aux définitions variables. À cela s’ajoute l’absence de déclaration de conflits d’intérêts, alors que plusieurs auteurs sont liés à des institutions promouvant ces approches. Cette étude n’est pas simplement fragile : elle participe à une tentative de normalisation discursive des médecines non validées, en contestant les alertes institutionnelles, sans contre-preuves rigoureuses. Une posture incompatible avec l’exigence de médecine fondée sur les preuves. [j’ai posté une critique de cette étude]
- Berna, F., Florens, N., Verneuil, L., Paille, F., Berna, C., & Nizard, J. (2023). “An explosion of alternative medicines in France!”: media-biased polyphonic epidemiology vs. evidence-based data. medRxiv.
Pour conclure
Cette table ronde n’a pas été un espace de dialogue, mais un exercice de confusion. Elle témoigne d’un climat inquiétant où la science doit s’excuser d’exister, où les faits sont renvoyés dos à dos avec les croyances, et où l’université semble se prêter à un jeu dangereux : celui de faire de l’ésotérisme une option thérapeutique parmi d’autres. Il a été question d’esprit critique ici ou là, mais c’est une parodie, une pantomime, on fait comme si.
Nous avons besoin :
- D’universités qui défendent la méthode scientifique, et non qui la relativisent.
- D’enseignants qui forment à reconnaître les dérives, non à les intégrer.
- D’une culture de la preuve, pas d’une culture du « et pourquoi pas ? »
- D’un système de santé qui écoute les patients, certes, mais sans renoncer à sa mission de discernement.
L’université de Strasbourg, déjà défavorablement connue pour l’entrisme des fausses médecines dans ses cursus, a raté une belle occasion d’être à la hauteur des missions de l’institution respectable qu’elle devrait être.
Acermendax
Remerciements : Ombeline, Mathieu Porzio, Mme Blacksheep, Max, & Pensée Magique
Références
- Badran, B. W., Yu, A. B., Adair, D., Mappin, G., DeVries, W. H., Jenkins, D. D., … & George, M. S. (2018). Short trains of transcutaneous auricular vagus nerve stimulation (taVNS) have parameter-specific effects on heart rate. Brain Stimulation, 11(4), 699-708. https://doi.org/10.1016/j.brs.2018.04.014
- Burger, A. M., Verkuil, B., Fenlon, H., Thijs, L., Cools, L., Miller, H. C., & Brosschot, J. F. (2020). Mixed evidence for the effectiveness of vagus nerve stimulation in treating depression: A systematic review. Journal of Affective Disorders, 265, 63–73. https://doi.org/10.1016/j.jad.2020.01.004
- Conseil National de l’Ordre des Médecins. (2023). Des PSNC et leurs dérives : État des lieux et propositions d’action.
- Coyne, J. C., Stefanek, M., & Palmer, S. C. (2007). Psychotherapy and survival in cancer: the conflict between hope and evidence. Psychological Bulletin, 133(3), 367–394.
- Coyne, J. C., & Tennen, H. (2010). Positive psychology in cancer care: Bad science, exaggerated claims, and unproven medicine. Annals of Behavioral Medicine, 39(1), 16–26
- Ernst E, Canter PH. A systematic review of systematic reviews of spinal manipulation. J R Soc Med. 2006 Apr;99(4):192-6. doi: 10.1177/014107680609900418. PMID: 16574972; PMCID: PMC1420782.
- Franke, H., Franke, J. D., & Fryer, G. (2014). Osteopathic manipulative treatment for nonspecific low back pain: A systematic review and meta-analysis. BMC Musculoskeletal Disorders, 15(1), 286. https://doi.org/10.1186/1471-2474-15-286
- Miviludes. (2023). Rapport annuel d’activité 2022. Paris : Premier ministre.
- Spiegel, D., Kraemer, H. C., Bloom, J. R., & Gottheil, E. (1989). Effect of psychosocial treatment on survival of patients with metastatic breast cancer. The Lancet, 334(8668), 888–891.
Bonjour,
Il faut noter que le CUMIC bénéficie d’une légitimation très officielle de la part du Centre National de Gestion (CNG), en lien avec le concours de l’internat en médecine (EDN). Le CNG l’a en effet désigné comme responsable de la fiche LISA de l’item 327 de l’EDN : « Principes de la médecine intégrative, utilité et risques des interventions non médicamenteuses et des thérapies complémentaires ».
Les fiches LISA constituent le contenu officiel des connaissances pour le concours de l’EDN. Elles sont élaborées par un collège de rédaction et validées par un collège de relecture. En général, les collèges universitaires en médecine sont rattachés à une section du Conseil National des Universités (CNU). Le CUMIC fait figure d’exception à cet égard, à ma connaissance.
L’une des missions essentielles de ces collèges est de rédiger les référentiels de connaissances pour les étudiants. Ces référentiels se déclinent sous forme de fiches LISA (résumés) et de publications dans des ouvrages pour les versions longues. Très officiellement, les étudiants en médecine doivent répondre aux questions de l’EDN en s’appuyant sur le référentiel du CUMIC (https://www.cumic.fr/_files/ugd/953fc0_da77198061ce45a0ba8e651ffb6f9c1d.pdf).
Ce référentiel, bien que plus prudent que ce qui semble avoir été présenté lors de cette conférence peu néanmoins poser question. Voir confondues les interventions non médicamenteuses (comme la diététique, l’activité physique, la kinésithérapie, ou la promotion de la santé) avec les médecines intégratives, qui sont deux questions qui n’ont rien à voir peut induire une confusion.
Il faut noter que les collèges de thérapeutique (dont il faut saluer par ailleurs la rigueur et la qualité du travail) apportent aussi une légitimation au CUMIC, d’une part en étant collège de relecture de l’ITEM 327, et d’autre part en ayant intégré le chapitre rédigé par le CUMIC dans leur ouvrage de référence. (On retrouve par exemple Julien Nizard, président du CUMIC, parmi les auteurs.)
https://www.med-line.fr/wp-content/uploads/2024/07/Feuilletage_Bon-usage_COURS_6ed-4-juillet.pdf