Le paradoxe de l’oeuf et de la poule (Pastille de Mendax #5)
L’épreuve.
Mettons notre esprit critique à l’épreuve du paradoxe des paradoxes, le symbole même de l’indécidable, le fameux dilemme de l’œuf et de la poule. Une poule vient nécessairement d’un œuf. Et un œuf est forcément pondu par une poule. Dès lors comment tout cela a-t-il pu commencer ? Comment ce cercle sans fin ni début a-t-il été initié ?
Eh bien sachez d’abord qu’une réponse existe !
Dans l’Antiquité, un certain Aristote a un avis bien arrêté sur la question. Démocrite, avant lui, avait déjà quelques lumières sur l’évolution du vivant, mais cette idée va être anéantie pour longtemps, car Aristote est fixiste : les espèces sont éternelles ; les chiens ne font pas des chats, et une poule ne sort pas d’autre chose que d’un œuf de poule.
Dans ces conditions, Aristote s’estime autorisé à conclure que la raison d’être de ce duo œuf-poule est nécessairement le plus accompli des deux, le meilleur : la cause finale (car Aristote est finaliste). La maison n’existe pas pour qu’il y ait des briques, mais les briques existent pour qu’il y ait une maison. Aristote pense qu’avant même qu’il y ait une maison ou une brique, il y avait l’essence de la maison qui seule permet l’existence des briques. Eh oui, Aristote est essentialiste.
La Poule étant la raison d’être de l’œuf (qui n’est qu’une poule en puissance), Aristote tient sa réponse : c’est la Poule qui existe avant l’œuf. Problème résolu.
Si la réponse ne vous satisfait pas, tant mieux car une observation attentive du vivant nous montre justement que celui-ci n’est ni fixiste, ni essentialiste ni finaliste. Aristote n’avait pas nos connaissances actuelles pour s’aviser de son erreur.
Une démarche rationnelle portant sur une question d`œuf et de poule est une démarche d’ordre biologique. Et en biologie, il y a deux manières de voir ce problème : ou bien à l’échelle de l’évolution du vivant, ou bien à celle de l’espèce de la poule.
1 — Réponse évolutionnaire.
L’espèce Gallus gallus domesticus, de la famille des Phasianidés est l’oiseau dont la population mondiale est la plus importante avec plus de 52 milliards d’individus. Comme tous les oiseaux, ils sont apparentés aux dinosaures, et les formes fossiles les plus anciennes de l’ordre des Galliformes datent de la fin du Crétacé, c’est-à-dire d’il y a 85 Millions d’années. Pour les besoins de la démonstration nous prendrons une définition très large de ce qu’est une poule, et nous daterons la plus ancienne d’entre elles a -85 Millions d’années. Tout ancêtre plus ancien était donc autre chose qu’une poule
Et qu’en est-il de l’œuf ? Au sens large, les œufs sont presque aussi anciens que les organismes pluricellulaires. Dans le langage courant, toutefois il est synonyme de l’œuf amniotique des oiseaux, reptiles et monotrèmes : celui que recouvre une coquille dure. Celui-ci fait son apparition sur Terre il y a quelque-chose comme 340 Millions d’années.
C’est donc clair et net : les œufs ont existé bien avant que n’apparaissent les poules. Mais c’est une explication qui ne parle pas spécifiquement des œufs de poule. Et on est en droit de demander une réponse plus précise : qui est apparu en premier entre la poule et l’œuf de poule ?
2 — Réponse génétique.
Pour comprendre l’évolution, on travaille essentiellement au niveau des populations, mais pour résoudre le paradoxe, nous allons artificiellement nous focaliser sur les individus. C’est à l’intérieur des individus, et plus spécialement dans leurs cellules sexuelles que se produisent les mutations héréditaires qui sont la matière première de l’évolution.
Les mutations qui vont caractériser la génération N se produisent dans les cellules sexuelles de la génération N-1. Concrètement, cela veut dire que la poule adulte est le même organisme que l’embryon présent dans l’œuf. La poule et l’œuf dont elle provient sont un seul et même individu. En revanche on change de génération entre l’organisme et la cellule sexuelle qui va donner l’œuf, et donc le tout premier individu correspondant aux critères qui distinguent la poule de la non-poule a été un œuf de poule pondu par une non-poule. L’œuf est donc bien venu en premier, dans tous les cas de figure.
3 — Les concepts flous et le paradoxe du « tas »
Naturellement, notre petite démonstration ne doit pas vous laisser penser qu’il ait pu y avoir une première poule, pas plus qu’il n’y a eu une première baleine, un premier acacia ou un premier champignon. Rappelons-le, c’est à l’échelle des populations que s’isolent les lignées qui forment ce que nous appelons des espèces. Le passage d’une espèce mère à une espèce fille se fait au travers d’un réseau étroit de croisements génétiques entre les générations. La distance génétique augmente entre l’espèce ancestrale et l’espèce fille ou bien entre deux espèces sœurs, et finalement cette distance interdit les croisements, et isole donc les lignées sans qu’on puisse établir un moment précis de spéciation.
Depuis l’antiquité on connait le paradoxe sorite. Si à un grain de sable vous ajoutez un deuxième grain, vous n’avez pas un tas de sable. Et en ajoutant un grain à un non-tas vous n’obtenez pas un tas. Par conséquent il est impossible de former un tas de sable en empilant des grains de sable un à un, même des milliards de fois. C’est évidemment faux, et l’erreur réside dans le concept de tas, un « concept flou » : nous savons reconnaître un tas de sable mais nous ignorons comment définir ce qu’est un tas afin de le distinguer d’un non-tas.
Conclusion
Nous avons notre réponse, mais le paradoxe demeure pour des raisons qui ne sont pas biologiques. Le paradoxe de l’œuf et la poule, tout comme celui du tas, nous met face aux limites du langage et des concepts que nous utilisons pour comprendre le monde. Comme l’écrit Wittgenstein : « Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde. »
Le paradoxe est en réalité de nature sémantique : les mots poule et œuf constituent des outils conceptuels, des représentations du réel, et ils sont donc subtilement différents des véritables objets qu’on trouve dans la nature. Dans la nature les œufs de poule sont tous un peu différents les uns des autres, et les poules également, et il n’existe pas réellement d’ensemble homogène qu’on puisse appeler « les poules » ou « les œufs de poule », car ils sont tous le produit d’un processus historique, d’une multitude de combinaisons et d’accumulations de modifications génétiques sans qu’il soit possible de définir ce que serait une mutation qui ferait qu’un œuf pondu par une poule serait d’une espèce différente.
Les catégories des objets de la nature nous apparaissent fixes, et c’est une illusion. Notons que Diderot, déjà, avait bien compris la dimension temporelle du problème :
« Si la question de l’œuf sur la poule ou de la poule sur l’œuf vous embarrasse, c’est que vous supposez que les animaux ont été originairement ce qu’ils sont à présent. Quelle folie ! » (Le Rêve de d’Alembert – 1769)
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Pour aller plus loin :
— http://ssaft.com/Blog/dotclear/index.php?post%2F2013%2F04%2F04%2FHave-Fun-With-Eggs un article sur les œufs.
Ok pour les réponses biologiques, aucune objection…
Mais le problème de « l’oeuf ou de la poule » n’est-il pas plus simplement une métaphore pour illustrer les problèmes de circularité et de régression à l’infini ?
C’est vrai.
Mais la réponse apportée à la fin montre que ce que nous prenons pour des problèmes de régressions infinies peut fort bien (éventuellement) n’être que des questions de concept mal définis qui empêchent de voir la réalité… C’est mon hypothèse.
Je sais bien qu’Aristote n’est pas votre grand ami (car finaliste, fixiste et essentialiste), mais soyez un peu plus objectif. Il n’était pas finaliste au sens grossier, ni essentialiste au sens Platonicien… quand à son fixisme, c’est dire. Vu les lectures qu’on en fait aujourd’hui, on attendrait un peu plus de justification de votre part.
Même constat pour « celui-ci n’est ni fixiste, ni essentialiste ni finaliste ». Un peu rapide. Surtout pour conclure par « Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde. ».