L’œil de l’ennemi
Connais tes biais
Les biais de confirmation sont désormais assez bien connus. Beaucoup de gens ont entendu les explications des psychologues qui nous disent que nous avons tendance à valider plus vite et plus fort des informations qui vont dans le sens de nos croyances / préférences préalables.
Ces biais de confirmation jouent dans les phénomènes de radicalisation, car face à un même phénomène des camps opposés feront des interprétations contrastées auxquelles les membres vont adhérer préférentiellement, quand bien même ils feraient l’effort de vérifier un peu les faits. Nous sommes des êtres biaisés, c’est comme ça. Et parfois nous en sommes fiers et affichons bruyamment nos appartenance à des groupes d’opinion au sein desquels il n’est guère possible de remettre en question un substrat de représentations que le groupe juge nécessaires à son action, voire à son existence.
L’un des effets les plus connus est l’effet d’endogroupe. Le membre du groupe A aura un jugement plus positif, plus indulgent envers un autre membre du même groupe que pour un membre d’un groupe antagoniste ou simplement extérieur, alors même que les deux individus ont dit ou fait exactement la même chose. C’est l’un des ferments du communautarisme, des chauvinismes et in fine des racismes les plus débridés.
Enfin, les études sur le biais de confirmation ont mis en évidence une chose cruciale en lien avec l’erreur fondamentale d’attribution, notre tendance à attribuer aux réussites ou aux échecs des individus une causalité interne, des raisons liées à leurs qualités ou à leurs défauts alors même que des données contextuelles pourraient mieux expliquer ce résultat (on parle aussi de biais d’internalité).
Je mets en exergue cette petite et précieuse parcelle de connaissance pour rappeler que pour traquer des erreurs de raisonnement, des défauts, des failles dans la vision des choses du groupe A, les adhérents à ce groupe sont moins performants que les membres du groupe B, plutôt antagoniste et critique du groupe A.
Le fait d’appartenir à un groupe réduit notre compétence à critiquer ce qui mérite d’être critiqué dans le groupe, et rend le regard du groupe B plus pertinent pour repérer des faiblesses et les erreurs. C’est pourquoi on conseille généralement d’éviter les bulles de filtrage et de rester ouvert (mais critique) aux informations venant de divers horizons.
[Attention, le groupe B peut évidemment avoir des défauts bien plus graves, et leur jugement peut-être affecté par des biais d’hostilité, ne faisons pas comme si ce genre de chose était simple et binaire]
Maintenant que vous avez bien lu ce qui précède, je vais tenter l’exercice périlleux de la critique de mon camp en prenant le parti de l’empathie cognitive.
« L’ennemi est bête. Il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui » Pierre Desproges
Tout récemment Jean-Marie Le Pen est mort. Cet homme représentait et incarnait une idéologie de la haine, de la violence, du repli sur soi, il défendait une vision du monde aux antipodes de l’humanisme, à l’opposé de ce qu’exigent mes propres valeurs. Il allait jusqu’à défendre le troisième Reich, et à considérer comme un détail le plan d’extermination de la Solution Finale. Quand un type pareil casse sa pipe, je me dis « bon débarras ».
À l’annonce de sa mort, les réactions ont éclipsé dans les médias les hommages aux victimes des attentats du 7 janvier 2015, et ça ressemble à une ultime victoire pour le borgne. Dommage. Mais j’ai aussi assisté à des réjouissances. Des dizaines de milliers de personnes ont exulté et ont organisé de drôles de fêtes où il s’agissait de crier sa haine pour un macchabée et de célébrer une sorte de victoire.
C’est là que j’emprunte l’œil adverse du groupe B et que j’essaie de faire preuve d’empathie cognitive pour me demander à quoi ressemble une chose pareille vue du camp d’en face.
Depuis l’exogroupe, on observe des gens qui considèrent que la mort d’un quasi-centenaire diminué est une victoire. On voit aussi une haine décomplexée s’exprimer un peu partout et revendiquer le droit aux pires outrances et l’oubli des principes du respect dû aux individus. Je pose ça là pour que vous en fassiez ce que vous voulez.
Je ne sais pas quelle est la « bonne » réaction à la mort d’un tel personnage. Il faut rappeler, sûrement ses méfaits pour ne pas se laisser engourdir par la tentation de l’oubli iréniste. Mais répondre à la haine par la haine ? J’ai un doute. Bien sûr, on doit dénoncer l’hypocrisie des politiques qui « saluent » l’œuvre et le parcours d’un ennemi des valeurs républicaines. Et bien sûr, je respecte la joie non feinte de celles et ceux qui ont dû subir les discours de haine de Le Pen pendant des décennies (et ses conséquences !) et tiennent enfin la certitude d’en être débarrassés. Mais l’extrême droite n’est pas morte avec JMLP, elle est à l’Assemblée Nationale, aux portes du pouvoir ! Quelle étrange liesse s’accorde-t-on.
L’empathie cognitive à laquelle je vous invite consiste simplement à se demander le jugement que nous porterions, nous-même, sur tout cela si le mort était de notre camp (avec son parcours discutable, ses outrances, son passé trouble… mais tout de même de notre camp, quoi). Je pense que les manifestations de joie haineuse ne nous inciteraient pas à faire un pas vers l’autre, mais au contraire alimenteraient nos propres biais de confirmation. Il y a sans doute des gens que toute cette allégresse revancharde va pousser dans des idées plus radicales et plus noire. Parce que c’est humain.
Je ne jette la pierre à personne, je compatis aux émotions sincères que chacun ressent, mais je suis inquiet de la dynamique sous-jacente. Se réjouir aussi fort de la mort d’un ennemi idéologique, déjà emporté par la vieillesse, est-il digne de soi ? Nous avons sans doute mieux à faire.
Acermendax
Quelques références
Biais de confirmation
– Nickerson, R. S. (1998). Confirmation bias: A ubiquitous phenomenon in many guises. Review of General Psychology, 2(2), 175-220.
Effet d’endogroupe et identité sociale
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– Hewstone, M., Rubin, M., & Willis, H. (2002). Intergroup bias. Annual Review of Psychology, 53, 575-604.
– Pettigrew, T. F., & Tropp, L. R. (2006). A meta-analytic test of intergroup contact theory. Journal of Personality and Social Psychology, 90(5), 751-783.
Erreur fondamentale d’attribution
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Polarisation et radicalisation
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– McCauley, C., & Moskalenko, S. (2008). Mechanisms of political radicalization: Pathways toward terrorism. Terrorism and Political Violence, 20(3), 415-433.
Empathie et prise de perspective
– Davis, M. H. (1983). Measuring individual differences in empathy: Evidence for a multidimensional approach. Journal of Personality and Social Psychology, 44(1), 113-126.
– Batson, C. D., & Ahmad, N. Y. (2009). Using empathy to improve intergroup attitudes and relations. Social Issues and Policy Review, 3(1), 141-177.
– Zaki, J. (2019). The War for Kindness: Building Empathy in a Fractured World. Crown Publishing Group.
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