Les biais cognitifs rendent-ils croyant ?
Émission Niveau Critique du 25 septembre 2025
Éditorial
Si les croyances surnaturelles sont si répandues à travers le monde, cela peut être pour deux raisons bien distinctes. La première est que ces phénomènes sont bien réels, même s’ils échappent à toute démonstration et que de nombreux sceptiques n’arrivent pas à y accorder crédit. L’autre est que le cerveau humain a des facilités pour traiter un certain nombre de choses inventées, de propositions, d’énoncés, d’idées, comme si elles étaient réelles.
Les biais cognitifs sont des mécanismes connus et décrits depuis plus de quarante ans. Un biais cognitif est une tendance systématique de l’esprit à déformer la perception, la mémoire ou le raisonnement, conduisant à des jugements ou décisions qui s’écartent de la rationalité ou de la réalité objective. On sait que ces biais nous amènent à des conclusions hâtives et au moins un peu fausse en de nombreuses occasions de la vie de tous les jours, sans épargner personne. On n’est pas moins biaisé quand on est intelligent ; on n’est pas plus bête quand de temps à autres on se fourvoie dans des pièges de la pensée.
La question de ce soir sera de se demander si les biais qui nous entrainent vers des raisonnements erronés ont plutôt tendance à nous inciter à adopter des croyances surnaturelles ou paranormales, ou au contraire si ces erreurs de raisonnement ont tendance à nous rendre plus matérialistes, voire scientistes.
Au-delà de la vérité métaphysique que chacun aura envie de défendre, il y a peut-être des données scientifiques solides pour nous éclairer sur le mode de pensée qui est le plus corrélé aux raisonnements tronqués, hâtifs, motivés, affectifs… autrement dit biaisés.
Je me présente pour ceux qui ne me connaissent pas sur TikTok : Acermendax, docteur en biologie et auteur de livres de vulgarisation, notamment sur l’évolution et sur l’esprit critique, où la question des biais cognitifs est importante.
Le cerveau fait exactement ce qu’on s’attend à le voir faire
Une grande part des croyances surnaturelles s’explique par des mécanismes cognitifs ordinaires : notre cerveau cherche spontanément des causes, des intentions et des motifs, souvent au-delà de ce que les faits permettent réellement d’affirmer. Les sciences cognitives montrent que ces mécanismes — utiles dans la vie courante — ont tendance à « déborder » et à produire des explications intentionnelles, finalistes ou causales là où il n’y en a pas, ce qui prédispose à croire aux esprits, aux dieux, au destin, aux signes et aux miracles (Barrett, 2000 ; Willard & Norenzayan, 2013).
Barrett, J. L. (2000). Exploring the natural foundations of religion. Trends in Cognitive Sciences, 4(1), 29–34.
Willard, A. K., & Norenzayan, A. (2013). Cognitive biases explain religious belief, paranormal belief, and belief in life’s purpose. Cognition, 129(2), 379–391.
1) La détection d’agent et le biais d’intentionnalité
Nous avons tendance à voir des agents et leurs intentions partout. C’est une adaptation utile : mieux vaut prendre un bruit de branche pour un prédateur que l’inverse. Des expériences célèbres montrent que de simples formes géométriques en mouvement sont spontanément interprétées comme « poursuivant un but » (Heider & Simmel, 1944). De nombreuses études confirment que nous jugeons par défaut les actes comme intentionnels (Rosset, 2008).
Les croyances associées.
- Religieuses : dieux et démons qui agissent derrière les événements.
- Ésotériques : forces invisibles qui guident les rencontres.
- Superstitieuses : signes interprétés comme « messages du destin ».
- Complotistes : rien n’arrive par hasard, « quelqu’un » tire toujours les ficelles.
Heider, F., & Simmel, M. (1944). An experimental study of apparent behavior. The American Journal of Psychology, 57(2), 243–259.
Rosset, E. (2008). It’s no accident: Our bias for intentional explanations. Cognition, 108(3), 771–780.
2) La pensée finaliste (téléologique)
Les enfants expliquent spontanément le monde en termes de finalité : « les montagnes sont là pour que les animaux s’abritent » (Kelemen, 1999). Même les adultes, sous contrainte de temps ou de charge cognitive, tombent dans ce type d’explication (Kelemen & Rosset, 2009).
Les croyances associées.
- Religieuses : le monde a été créé dans un but, par un dessein intelligent.
- Spirituelles : « tout arrive pour une raison ».
- Ésotériques : croyance en un « karma » qui organise la vie pour enseigner des leçons.
- Complotistes : l’histoire suit un plan, une stratégie globale cachée.
Kelemen, D. (1999). The scope of teleological thinking in preschool children. Cognition, 70(3), 241–272.
Kelemen, D., & Rosset, E. (2009). The human function compunction: Teleological explanation in adults. Cognition, 111(1), 138–143.
3) Le biais de confirmation
Nous retenons plus facilement ce qui confirme nos idées, et nous écartons ou relativisons ce qui les contredit (Nickerson, 1998). Ce biais se renforce dans des environnements informationnels homogènes, où chacun s’expose uniquement aux arguments qui vont dans son sens.
Les croyances associées.
- Religieuses : prières « exaucées » mises en avant, échecs rationalisés comme « volonté divine ».
- Prophéties auto-confirmées : on collectionne les « coups au but », on oublie les ratés.
- Superstitieuses : on note les coïncidences qui confirment un présage et on oublie toutes celles qui n’ont rien donné.
- Ésotériques : thérapeutiques alternatives jugées efficaces « parce que ça a marché sur moi ».
- Complotistes : accumulation sélective de « preuves » qui confortent la théorie choisie.
- Renforcement de doctrines via circuits informationnels fermés (sélection de sources congruentes).
Nickerson, R. S. (1998). Confirmation bias: A ubiquitous phenomenon in many guises. Review of General Psychology, 2(2), 175–220.
4) Corrélations illusoires et illusions de causalité
Nous voyons des liaisons où il n’y en a pas, et nous attribuons facilement une cause à de simples coïncidences (Chapman, 1967 ; Matute et al., 2015).
Les croyances associées.
- Religieuses : guérisons attribuées à l’intervention divine.
- Superstitieuses : « si j’ai gagné, c’est grâce à mon rituel ».
- Ésotériques : astrologie ou numérologie qui établissent des liens arbitraires entre cycles célestes et destins humains.
- Complotistes : connexion artificielle entre événements éloignés (attentats, pandémies, krachs) pour nourrir une « explication globale ».
Chapman, L. J. (1967). Illusory correlation in observational report. Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior, 6(1), 151–155.
Matute, H., Blanco, F., Yarritu, I., Díaz-Lago, M., Vadillo, M. A., & Barberia, I. (2015). Illusions of causality: How they bias our everyday life and how they can be reduced. Frontiers in Psychology, 6, 888.
5) La perception illusoire de motifs (apophénie)
Quand nous manquons de contrôle, nous voyons plus volontiers des motifs dans le hasard. C’est une manière de réintroduire du sens (Whitson & Galinsky, 2008). Cette tendance prédit à la fois croyances surnaturelles et complotistes (van Prooijen, Douglas & De Inocencio, 2018).
Les croyances associées.
- Religieuses : lecture de « signes » envoyés par une divinité.
- Ésotériques : synchronicités jungiennes, tout est relié.
- Superstitieuses : voir des formes signifiantes dans des nuages ou des taches.
- Complotistes : relier entre eux des événements épars pour y voir une stratégie cachée.
van Prooijen, J.-W., Douglas, K. M., & De Inocencio, C. (2018). Connecting the dots: Illusory pattern perception predicts beliefs in conspiracies and the supernatural. European Journal of Social Psychology, 48(3), 320–335.
Whitson, J. A., & Galinsky, A. D. (2008). Lacking control increases illusory pattern perception. Science, 322(5898), 115–117.
6) Le biais d’attribution et la croyance en un monde juste
Nous avons tendance à surestimer le rôle des causes internes et à croire que chacun reçoit ce qu’il mérite (Lerner & Miller, 1978).
Les croyances associées.
- Religieuses : le malheur est un châtiment, la prospérité une bénédiction.
- Spirituelles : le karma redistribue les bonnes et mauvaises actions.
- Superstitieuses : « il a attiré la malchance par son comportement ».
- Complotistes : ceux qui souffrent sont des victimes de leur propre naïveté.
Lerner, M. J., & Miller, D. T. (1978). Just world research and the attribution process: Looking back and ahead. Psychological Bulletin, 85(5), 1030–1051.
7) Le biais de disponibilité et le biais du survivant
Nous jugeons la fréquence ou la vraisemblance d’un phénomène à partir des cas dont nous avons connaissance (Tversky & Kahneman, 1973). Or les exemples frappants sont plus visibles que les contre-exemples discrets.
Les croyances associées.
- Religieuses : récits de miracles, toujours relayés, alors que les prières non exaucées passent sous silence.
- Spirituelles : récits marquants de réincarnation « prouvée » plus mémorables que les milliers d’échecs.
- Superstitieuses : témoignages spectaculaires de chance relayés, alors que la majorité des joueurs perdent.
- Croyances post-NDE : survivants très vocaux vs. silence structurel des contre-exemples.
- Complotistes : quelques cas de corruption généralisés en preuve d’un système mondial.
Tversky, A., & Kahneman, D. (1973). Availability: A heuristic for judging frequency and probability. Cognitive Psychology, 5(2), 207–232.
8) L’illusion de contrôle
Nous nous croyons capables d’influer sur des événements qui relèvent du hasard (Langer, 1975). Cette tendance conduit à donner du poids à des rituels sans effet réel.
Les croyances associées.
- Superstitieuses : gestes et amulettes pour influencer le sort.
- Religieuses : sentiment que prier ou jeûner peut modifier le cours des événements.
- Ésotériques : impression que « l’énergie personnelle » attire des opportunités.
- Complotistes : conviction que l’on peut « déjouer » un vaste complot par des actions individuelles simples.
Langer, E. J. (1975). The illusion of control. Journal of Personality and Social Psychology, 32(2), 311–328.
9) Styles cognitifs et vulnérabilité différentielle
Les biais cognitifs sont partagés par tous les humains, mais ils ne suffisent pas à expliquer pourquoi certains croient fortement aux forces invisibles alors que d’autres y résistent. Un facteur déterminant est le style cognitif privilégié :
- Pensée intuitive : tendance à suivre ses intuitions, à aller vers les explications rapides et globales.
- Pensée analytique : tendance à freiner l’intuition, à décomposer un problème, à vérifier la cohérence logique.
Des recherches ont montré que les personnes qui s’appuient davantage sur la pensée intuitive adhèrent plus facilement aux croyances religieuses, paranormales ou complotistes, tandis que l’activation d’un mode de pensée analytique réduit temporairement l’adhésion à ces croyances (Gervais & Norenzayan, 2012).
Les croisements.
- Avec le biais d’intentionalité : les individus intuitifs acceptent plus vite l’idée d’agents invisibles ; les analytiques freinent et demandent des preuves.
- Avec la pensée finaliste : les intuitifs voient un dessein partout ; les analytiques cherchent des causes matérielles.
- Avec la perception illusoire de motifs : les intuitifs connectent spontanément les coïncidences ; les analytiques hésitent, vérifient la robustesse des données.
Les croyances associées.
- Religieuses : foi en un Créateur bienveillant renforcée par un style intuitif.
- Spirituelles et ésotériques : perception intuitive de synchronicités, d’énergies subtiles, d’« au-delà » du rationnel.
- Superstitieuses : adhésion spontanée à des rituels protecteurs.
- Complotistes : construction rapide d’un récit global à partir de signaux faibles.
Gervais, W. M., & Norenzayan, A. (2012). Analytic thinking promotes religious disbelief. Science, 336(6080), 493–496.
Conclusion
Dire que “les biais rendent croyants” serait excessif : ils ne forcent pas la croyance, ils tracent des chemins de moindre effort expliquant pourquoi des croyances surnaturelles sont si ‘naturelles’, attractives et résistantes à la contre-évidence. Le travail critique consiste à reconnaître ces routines, ouvrir la porte à l’alternative (analyse, méthodes, échantillons complets), et contenir l’extrapolation agentive / finaliste / corrélationnelle lorsque les données ne la justifient pas.




Bonjour,
Merci pour l’article 🙂
Partage de réflexion:
En le lisant, je me suis demandé dans quelle mesure les biais cognitifs sont-ils appris ? Quel part d’inné, d’acquis (pour simplifier) ?
Par exemple, la partie du biais 6 « la croyance en un monde juste » me semble être construite de toute pièce. Est-ce totalement le cas ? Ou pas ?
Re Merci pour l’article