Le « script du mensonge »
Tout le monde n’a pas la chance de passer plusieurs heures à échanger de manière courtoise avec un homme qui croit à l’existence de complots extraordinaires impliquant des civilisations extraterrestres, des entités d’autres dimensions, une guerre intergalactique, et plus généralement un monde qui n’a rien à voir avec celui que le commun des mortels voit tous les jours.
C’est ce qu’il m’a été donné de vivre il y a quelques temps au cours d’une conversation en direct avec le fondateur de Stop Mensonges. J’aimerais revenir sur ces heures passées avec Laurent Freeman et tenter d’en tirer des réflexions utiles.
Dialoguer, c’est possible.
D’abord nous avons montré qu’il est possible d’être d’opinions très contrastées, de défendre deux manières de comprendre le monde diamétralement opposée sans passer son temps en vociférations, insinuations, injures ou accusations. C’est en soi très important, parce qu’à tenir autrui pour un ennemi on s’empêche d’envisager qu’il puisse avoir raison, or notre position de sceptique nous oblige à veiller scrupuleusement au maintien de cette option.
Sur les sujets liés au conspirationnisme (noyau central des publications de Stop Mensonges et des idées défendues par Laurent) force est de constater que les horions pleuvent dans les échanges virtuels, que les noms d’oiseau volent bas, et que les claviers débordent d’ad hominem, d’ad personam et d’accusations croisées d’être l’idiot utile, le mouton crédule ou le pigeon stupide. L’argumentation est hélas la grande absente de ces échanges brutaux. Quand argumentation il y a, c’est souvent une enfilade de sophismes qui n’a pour but que de discréditer la position adverse sans faire l’effort de la comprendre. Or, il est intéressant que ces quelques heures de discussion aient pu se dérouler en écartant griefs et soupçons afin de se concentrer sur les raisons pour lesquelles chacun des intervenants défendait sa position. Soyons honnêtes : je n’envisageais pas concrètement de convaincre mon interlocuteur qu’il avait tout faux, et je ne m’attendais pas moi-même à me trouver soudain illuminé par une vérité nouvelle. J’imagine qu’il en allait de même pour Laurent. Mon intention était de mieux comprendre son raisonnement. Comment il se fait qu’il tient la position qui est la sienne ? Comment en est-il arrivé à ses conclusions ? Pourquoi est-il si fortement convaincu que je suis, en tant que zététicien, dans l’erreur ?
Un entretien épistémique ?
L’entretien épistémique (EE) est une méthode dialectique qui permet l’examen des croyances, des opinions d’une personne. Héritière de la maïeutique de Socrate, elle consiste d’abord à questionner les arguments, à en examiner les prémisses pour demander à son interlocuteur le sens qu’il donne aux mots qu’il utilise, la source des informations qu’il juge fiables, les étapes de ses raisonnements. Ce questionnement doit être honnête et ne pas se résumer à une tentative de piéger l’autre ou de le « déconvertir ». Un entretien épistémique bien mené doit aboutir à un accord, pas forcément sur le fond, mais au moins sur la manière de décrire, de délimiter les positions de chacun.
La difficulté de l’EE réside dans l’évitement de notre réflexe correcteur (corriger la moindre erreur nous place en position de juge et incite à nous catégoriser en antagoniste), dans une forme de douceur du propos afin d’atténuer la violence épistémique que représente notre incrédulité face à la vision du monde défendue par notre interlocuteur et dans l’obligation qu’on se donne de ne pas apporter d’argument extérieur. La pratique de l’EE revient à prêter à autrui notre esprit critique, afin qu’avec cette aide auxiliaire, il examine lui-même la valeur de ses arguments, la solidité de ses prémisses et la cohérence de ses propos. Il faut pour cela réunir des conditions un peu spéciales. Il faut d’abord savoir écouter, éviter tout procès d’intention, se mettre d’accord sur l’objectif : quelle idée est soumise à examen ? Quelle place donne-t-on à la logique ? etc. Il faut au moins un peu de confiance et de considération pour celle ou celui à qui vous parlez. Et il faut surtout valoriser la possibilité de changer d’avis, s’accorder sur le bénéfice que représente notre capacité à abandonner des idées fausses.
Quand vous échangez en direct, en public avec l’auteur d’un blog qui partage des informations invérifiables ou majoritairement fausses et qui jouit d’un succès assez considérable pour influencer des dizaines de milliers de gens et devenir la principale source de revenu de son auteur, il est difficile de considérer que les conditions soient pleinement réunies.
On ne peut pas ne pas se demander si l’échange ne va pas légitimer la parole que l’on souhaite remettre en cause et ainsi accroître son influence. Et il semble difficile d’attendre une pleine remise en question, car comme disait Upton Sinclair :
“Il est difficile de faire comprendre quelque chose à un homme lorsque son salaire dépend précisément du fait qu’il ne la comprenne pas.”
L’ère du soupçon
Stop Mensonges (SM) fait vibrer la corde du soupçon, rendue trop sensible par une société où l’impunité des corrompus semble la règle, et où l’ascenseur social est en panne, comme on dit. Le rejet de la parole officielle suscité par l’ambiance de défiance générale autorise SM à faire feu de tout bois, à tenir pour vrai tout ce qui a des chances de déranger l’establishment, et à marquer ainsi des points dans l’adhésion d’une certaine population.
J’ai tenté plusieurs fois de poser la question centrale de la méthode avec laquelle SM décide de la fiabilité et de la pertinence des informations qu’ils partagent. Là se situe le grand hiatus de cette conversation, car de méthode il n’y a point, et le problème béant que cela pose n’apparaît pas du tout aux yeux de mon interlocuteur. La ligne éditoriale de SM est tout entière posturale, intuitive et relativiste. À chacune de mes questions, le concept de preuve est rejeté. « Je n’ai rien à prouver » répond Laurent quand on lui demande de justifier sa croyance dans l’existence du complot illuminati par exemple.
Il y a au moins une imposture dans cette affaire, c’est celle qui consiste à s’attribuer une plus grand ouverture d’esprit quand on tient pour vrai tout ce qui nous plait assez pour qu’on veuille que ce soit vrai tout en rejetant les arguments et preuves qui indiquent le contraire sans se donner la peine de les comprendre. C’est en réalité faire preuve d’une fermeture d’esprit complète que d’embrasser la pensée conspirationniste, irréfutable par excellence. J’ai eu l’occasion de le dire la sujet de la théorie de l’évolution que Laurent rejette pour des motifs qui s’avèrent faux quand on lui demande de les expliciter, sans qu’il manifeste l’élémentaire curiosité intellectuelle de vérifier l’information, de chercher à se corriger si jamais il avait tort. N’est-ce pas cela qu’on doit appeler de la fermeture d’esprit ?
Forteresse d’irréfutabilité
SM s’adonne à un raisonnement circulaire. Le complot intergalactique existe par définition, et on en trouve des indices partout, pour peu qu’on en accepte l’augure, jusque dans les propos de médium qui se prétendent en contact avec des entités extraterrestres, lesquelles racontent des histoires assez vagues pour pouvoir être rattachée à la cosmogonie adéquate. Un tel raisonnement circulaire donne à celui qui est dans la boucle l’illusion de la solidité, car il a réponse à tout. La réponse est toujours la même. Celui qui demanderait des preuves serait rappelé à sa condition de consommateur formaté, de sceptique borné ou de séide contrôlé par un pouvoir occulte. De preuve il n’en est nul besoin une fois qu’on s’est « ouvert » à la vérité.
Chacun peut trouver sur Internet ou en librairie le livre qui lui confirmera qu’il avait tout compris sur l’Univers et que le reste de la population le déteste pour ça (biais de confirmation). Cela permet d’avoir une explication pratique et indolore à nos échecs. La pensée conspirationniste séduit les perdants et ceux qui ont le sentiment de n’avoir pas de contrôle sur les événements de leur vie, qui subissent. Elle transforme le mécontentement légitime envers une société injuste, brutale et pleine de fausses promesses, de fausses solutions et de populisme en un soupçon constant qui réussit à se prendre pour de la perspicacité. Soupçonner tout le monde devient le moyen de se croire immunisé contre la manipulation. Mais c’est oublier le point aveugle, cet invariant humain qui veut que chaque individu se croit moins biaisé que les autres, et échoue à identifier tout seul les angles morts de sa pensée critique. C’est oublier, surtout, notre capacité sans cesse renouvelée à nous abuser nous même, à nous enferrer dans l’erreur, et la faiblesse de notre jugement quand il n’est pas adossés à des faits vérifiables, à des raisonnements valides, bref à un esprit critique en état de marche.
Le cadre local de cohérence.
Dans une logique comme celle de Laurent, il semble que rien ne peut lui montrer qu’il se trompe. Il semble également pouvoir accepter pour vraies des propositions incompatibles entre elles. Dans ces conditions tout peut être à la fois vrai et faux. Et il s’en accommode. Cela rend évidemment discutable la possibilité même d’un débat argumenté, et l’on pourrait juger inutile et stérile notre échange. Certains commentateurs ne se privent pas de le dire, et on peut les comprendre.
Néanmoins, pourquoi ne renoncerait-on pas à l’objectif de convaincre ou de déconvertir qui que ce soit dans ce genre d’opération pour se contenter, faute de mieux, d’essayer de comprendre la logique de l’autre. Cette discussion, malgré les atermoiements, les redites, les cul-de-sac et les diversions, n’est pas sans mérite. Elle permet, me semble-t-il, de prendre la mesure des conséquences d’une croyance dans le « script du mensonge » cité par Laurent et à travers lequel tout argument fort, toute question dérangeante se voit désamorcé sans coup férir.
Il y a de la facilité et du confort à s’en remettre à ce genre de pensée protéiforme, et cela représente sans doute l’une des raisons de l’attraction qu’elle exerce sur l’esprit. Mais évidemment, c’est une voie sans issue, car privée du dialogue avec le monde extérieur qui seul permet de se débarrasser des prémisses erronées.
Je dis « évidemment », mais nous avons pu constater que je n’ai pas réussi à le faire comprendre (ou du moins admettre) à Laurent. Je n’ai pas réussi à convenir avec lui de ce qu’on peut raisonnablement classer dans les connaissances et de ce qui relève de la spéculation ou de la fiction. J’ai échoué également à lui faire admettre l’importance du débat contradictoire où plusieurs visions du monde se confrontent et peuvent s’éclairer l’une l’autre, et où éventuellement la moins correcte s’efface devant celle que les faits et les preuves étayent plus solidement.
Ces échecs étaient prévisibles, mais ils nous donnent matière à penser. Il me semble donc que l’expérience vaut la peine d’être tentée, car l’alternative est l’absence de dialogue dans laquelle on peut fonder peu d’espoir. Le dialogue, toutefois, est une ouverture à travers laquelle un certain nombre de points d’accord peuvent être trouvés.
Naïvement peut-être, j’estime que tout « chercheur de vérité » peut accepter la chose suivante : le respect des individus n’est assuré qu’à la condition d’accepter qu’une idée, même chère, puisse être fausse. Celui qui refuse cette prémisse ferait aveu de dogmatisme ; et si cette prémisse est acceptée, alors l’esprit critique peut jouer son rôle.
Entre les hommes il n’existe que deux relations : la logique ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu’on se doit. Si l’on refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqué et qu’on va vous faire obéir par tous les moyens.
(Paul Valéry, Monsieur Teste, L’Imaginaire/Gallimard n°29)
Très bon article.
Mais malgré ce que cette discussion nous a apporté comme informations sur la manière de penser des complotistes, je me demande si un entretien epistémique peut vraiment réussir.
Cet entretien de 4h nous à bien montré qu’une fois qu’une idée est implantée assez profondément, impossible de la déloger.
À part ça, j’aimerais savoir s’il existe un article sur votre site partageant les chaînes youtube zététique à suivre ainsi que celle dont il faudrait ce méfier.
Et le cas échéant, savoir ce que vous pensiez du penseur sauvage.
Je vous remercie d’avance pour l’attention portée à mon commentaire.
J’imagine quand quand on est créateur de contenu, et qu’on produit ce genre de vidéo, on doit se demander à un moment ou à un autre « est-ce que ça sert à quelque chose? quel impact cela peut-il avoir? ». Et bien je dois dire que cet échange avec Laurent, m’a été hautement bénéfique. Je pense qu’il expose très bien le caractère profondément émotionnel qui est à l’origine de la tentation « ésotérico-conspirationniste ». Des biais cognitifs en roue libre. Un auto-endoctrinement. J’ai trouvé ça triste, mais aussi assez répulsif.
Je me suis dit, « je ne veux pas avoir de Laurent en moi ». Alors je me suis sondé. Dans ce que je pense vrai, qu’est-ce qui relève du savoir, et qu’est-ce qui relève de la croyance ? Et je me suis rendu compte qu’il y avait énormément de choses que je croyais, sans en avoir vraiment la preuve, principalement parce que l’idée me plaisait, et bien souvent, parce que le fait de se sentir à « contre-courant » par rapport à quelque chose de communément admis était une source de satisfaction personnelle. « Je ne suis pas un mouton, je suis différent ». Je pense que c’est cette pensée noeud du problème. Je parle pas forcément de choses farfelues, simplement d’idées qui ne reposent finalement sur pas grand chose.
Depuis cet interview, je suis plus humble, j’essaye de considérer de façon beaucoup plus neutre les informations, en regardant plus leur fiabilité et leur pertinence que le fait qu’elle corrobore ou non ce que je crois déjà. Donc voila, merci beaucoup pour cette vidéo, qui m’a été je pense très utile pour mon développement personnel !
Si cette vidéo peut favoriser ce type de remise en question, j’en suis très heureux !
Bonjour
j’ai bien aimé la conclusion
« le respect des individus n’est assuré qu’à la condition d’accepter qu’une idée, même chère, puisse être fausse.Celui qui refuse cette prémisse ferait aveu de dogmatisme ; et si cette prémisse est acceptée, alors l’esprit critique peut jouer son rôle. »
J’ajouterais une nuance sur « une idée, même chère, puisse être fausse » par « une idée ,même chère, peut être moins bonne qu’une autre ».
Par exemple:
La terre plate est une idée fausse mais le modèle newtonien n’est pas faux , il est moins précis que le modèle de la relativité générale
Personnellement j’ai vu un intérêt à cette discussion, c’est d’être un genre de « discussion-témoin » : oui il est possible d’avoir une discussion courtoise et soulevant divers points entre un sceptique et un tenant. Encore faut-il que les deux parties souhaitent avoir une discussion courtoise, et que les deux parties accepte qu’il est possible de dire « vous avez tort » dans une discussion courtoise.
Alors, on constate assez rapidement que vous et lui ne parlez finalement pas de la même chose, n’utilisez pas les mot dans le même sens. Quand vous lui demandez des preuves, le mot « preuve » n’a pas le même sens pour lui et pour vous. Quand vous lui demandez une expérience qui pourrait le falsifier son propos, dans sa tête aucune expérience ne falsifie son propos puisque son propos n’est pas falsifié. Il faut quand même vous mettre en tête qu’il n’a pas eu de formation en zététique, il ne connaît donc pas le principe de « hypothèse scientifique = machin falsifiable mais non falsifié » ; lui demander une expérience qui pourrait falsifier son propos, pour lui c’est exactement pareil que de lui demander de falsifier lui-même son propos – si l’on ne passe pas les 10 minutes (ou plus) nécessaire à expliquer pourquoi « falsifiable non falsifié » est plus fort que « irréfutable », alors pour n’importe utilise « falsifiable » et « falsifié » comme synonyme. Et vous n’avez pas 10 minutes à passer à expliquer des trucs dans ce format d’interview (ce serait, par ailleurs, extrêmement condescendant de lui faire la leçon, et ne le mettrait pas en bonnes disposition).
Alors quoi, il faudrait lui demander de se former en zététique avant l’interview, afin que vous et lui parliez de la même chose ? Réciproquement, êtes-vous prêt à vous former en astrologie, projection astralogie, etc, avant chaque interview, afin d’être capable d’utiliser le même vocabulaire avec le même sens que votre interlocuteur ? … Même si vous étiez prêt à ça, vous n’auriez pas le temps. C’est justement le rôle de l’entretient de pouvoir demander des précisions sur tel ou tel sujet. La limite, elle est connue depuis des plombes, c’est que ça ne permet d’aborder que des notions simples, superficielles : certainement pas des notions comme « pouvez-vous m’indiquer une expérience dont un résultat possible est de falsifier votre assertion ? »
Par ailleurs, lorsqu’il parle de quantique, vous répondez, à juste titre « je n’irais pas sur ce terrain parce que ce n’est pas mon domaine (mais pour ce que j’en sais, d’autres gens seraient en mesure de vous répondre) ». C’est normal, et c’est une bonne chose. Il vous aurait posé la question dans un texte écrit, vous seriez aller voir des spécialistes qui auraient répondu, mais dans l’instantanéité d’une discussion orale, votre seule réponse possible est effectivement « n’abordons pas ce sujet parce que je ne le connais pas, et je ne souhaites pas l’aborder sans qu’il y ait quelqu’un capable de vous comprendre et de vous contredire si vous faites une erreur – ou vous appuyer si vous n’en faites pas ». Mais de l’autre côté, vous lui demandez de but en blanc une expérience pouvant falsifier ses propos – alors même qu’il ne connaît même pas ce principe de « falsifiable non falsifié » – , la réponse légitime qu’il pourrait vous faire est « je ne connaissais pas ce principe de zététique et je n’ai pas réfléchi à une telle expérience, je ne souhaite donc pas m’engager sur ce terrain ». Ce qui ne vous avance pas plus que « je n’ai rien à prouver ».
Bref, tout ça pour dire que j’ai apprécié cette discussion et le contraste qu’elle posait avec celle des pyramides (après, le trollophage en moi est forcément un peu déçu), que je ne la pense pas inutile au vu des questions qu’elle soulève, mais je n’ai pas le moindre début de piste de réponse à ces questions.
« essayer de comprendre la logique de l’autre » en effet, c’est bien une composante essentielle de l’activité de recherche 🙂 je vous mets en lien ce texte de Marie-Anne Paveau (chercheuse en analyse du discours) sur le désir épistémologique et l’émotion scientifique qui pourrait vous intéresser: http://infusoir.hypotheses.org/2182