Le mot interdit

Le soupçon de génocide à Gaza

Depuis les massacres d’octobre 2023, une question s’impose lentement : l’offensive israélienne à Gaza relève-t-elle d’un génocide ? Et, si ce soupçon est fondé, que signifie continuer à soutenir, financer ou armer un régime engagé dans un tel processus ?

La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’ONU en 1948, en donne une définition précise. Elle énumère cinq types d’actes qui, commis avec l’intention de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux, constituent un génocide :

  1. Le meurtre de membres du groupe
  2. Des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe
  3. La soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle
  4. Des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe
  5. Le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe

À Gaza, quatre de ces cinq critères sont aujourd’hui documentés par Amnesty International, Human Rights Watch, l’ONU et d’autres sources indépendantes. Le cinquième — le transfert d’enfants — fait l’objet de signalements préoccupants, notamment concernant des séparations familiales lors de déplacements forcés.
En janvier 2024, la Cour internationale de justice a reconnu l’existence d’un « risque plausible de génocide », et ordonné à Israël des mesures conservatoires. Cela signifie que la question n’est pas rhétorique. Elle est posée dans le cadre même du droit international.

Le droit face à l’urgence des faits

Mais le droit, ce n’est pas tout. Il y a aussi ce qui se déroule — maintenant.
Le droit travaille sur pièces. Il exige des preuves complètes, l’établissement d’une intention spécifique, la démonstration que des actes ne relèvent pas seulement de la guerre, mais d’un projet de destruction. Cela demande du temps. Cela produit des décisions toujours postérieures aux faits.
Mais le citoyen responsable doit-il attendre que tout soit fini, les cendres froides, les rapports bien rangés, pour s’exprimer ?
Ce qui se passe à Gaza n’a rien d’une opération militaire classique. C’est une destruction systématique d’un territoire et d’une population : bombardements d’hôpitaux, famine organisée, démolition des structures civiles, criminalisation de toute aide. Le discours officiel de plusieurs membres du gouvernement israélien est explicite :

  • « Nous combattons des animaux humains » — Yoav Gallant, ministre de la Défense.
  • « Gaza sera entièrement détruite » — Bezalel Smotrich, ministre des Finances
  • « Gaza doit être effacée de la surface de la terre » — Nissim Vaturi, vice-président de la Knesset qui estime qu’il n’y a « pas d’innocent » sur ce territoire.

Cela ne relève pas de la métaphore. À ce stade, parler d’un régime génocidaire n’est pas un abus de langage. C’est un diagnostic politique fondé sur l’accumulation des actes relevant des critères de la Convention, leur caractère prolongé, systématique, planifié, et l’intention explicite affichée par une partie du pouvoir politique et militaire. Ce terme ne préjuge pas d’un verdict judiciaire. Il qualifie la dynamique d’ensemble d’un régime : celui d’un État dont l’appareil politique, militaire et administratif orchestre — ou tolère — un processus de destruction massive contre un groupe ciblé.

L’escalade actuelle ne surgit pas d’un vide. Depuis des années, plusieurs responsables israéliens ont reconnu que les gouvernements successifs — en particulier sous Netanyahou — ont sciemment renforcé le Hamas pour affaiblir l’Autorité palestinienne et rendre toute solution politique inopérante. Ce soutien indirect s’est traduit par une tolérance, voire un encouragement, à la consolidation d’un adversaire islamiste utile : un Hamas fort empêchait l’émergence d’un interlocuteur unifié et pacifique. Cette stratégie de division, documentée par d’anciens ministres, a enfermé le conflit dans une logique de confrontation permanente. La violence actuelle n’est pas un dérapage, c’est le résultat prévisible d’un calcul cynique.

Par ailleurs, il est important de noter que de nombreux Israéliens — militants, journalistes, intellectuels, ex-responsables — dénoncent eux-mêmes les dérives autoritaires du pouvoir en place, tant en politique intérieure qu’extérieure. Le débat n’est pas entre Israéliens et non-Israéliens, mais entre ceux qui tolèrent une dynamique de destruction, et ceux qui la combattent, y compris depuis l’intérieur même du pays.

Le poids du mot

Refuser de nommer, c’est choisir un camp
Le mot fait peur, parce qu’il oblige. Reconnaître qu’un génocide est en cours — ou même qu’un régime en crée les conditions — fait tomber l’idée de « riposte légitime » et contraint à interroger les alliances, les ventes d’armes, les soutiens diplomatiques… et l’impunité structurelle qui, jusque devant la Cour pénale internationale, neutralise la justice.

Rappelons que le mot « génocide » ne se limite pas à sa stricte définition juridique. Le terme a été inventé en 1944 par Raphael Lemkin, principalement pour désigner l’extermination des Juifs d’Europe (la Shoah), mais aussi d’autres crimes de masse perpétrés par les nazis. À l’époque, aucune juridiction internationale ne pouvait en sanctionner l’usage : ceux qui ont employé ce mot ne l’ont pas fait avec l’aval d’une institution, mais au nom d’une nécessité morale. Ce rappel est important : nommer un génocide n’a jamais supposé d’attendre une validation extérieure — encore moins d’obtenir un consensus diplomatique.

Les résistances à l’usage du mot « génocide » ne sont pas seulement juridiques ou diplomatiques. Elles touchent aussi à une zone sensible de l’imaginaire collectif : la mémoire juive. Le mot « génocide » s’est construit historiquement en référence à la Shoah. Le voir aujourd’hui appliqué à une politique menée par l’État d’Israël provoque un court-circuit émotionnel puissant. Même lorsqu’il est juridiquement recevable ou politiquement fondé, le mot dérange, parce qu’il semble suggérer que les survivants d’un génocide en commettent un à leur tour. Ce choc moral n’est pas un argument en soi.

On peut aller plus loin, et souligner que refuser de nommer, c’est entretenir un tabou ; et ce tabou nourrit un contresens : celui, exploité par les antisémites, qui consiste à identifier un peuple à un État, et un État à ses crimes. Ce piège doit être désamorcé. Ce n’est pas « les Juifs » qu’on accuse. C’est un pouvoir politique et militaire, porteur d’un projet territorial impliquant l’élimination ou le déplacement d’un groupe humain — un régime qui mène une guerre dont les méthodes et les objectifs déclarés prennent une tournure génocidaire. Ne pas oser le dire, par peur du contresens, revient à abandonner la parole critique à ceux qui en abusent.

Ce qui reste, quand on refuse de voir

Derrière la sémantique qui enflamme les moindres discussions, il y a des morts par milliers, des enfants enterrés sous les décombres, des corps affamés, des sociétés civiles pulvérisées sous prétexte de neutraliser un ennemi. Qu’on juge ou non le terme de génocide juridiquement établi, il n’est ni absurde, ni indécent. Ce qui l’est, en revanche, c’est de continuer à l’éviter alors que les faits s’y accordent de plus en plus étroitement, et de faire du scandale autour du mot comme pour s’empêcher de regarder ce qu’il désigne. Je pense que nous sommes tout à fait dans une situation relevant de l’adage du sage qui pointe la Lune et dont on regarde le doigt pour lui reprocher de n’être pas bien manucuré.

J’ajoute ceci — car ne pas le faire ouvrirait la voie aux pires amalgames : dénoncer ce qui se passe à Gaza ne revient pas à soutenir le Hamas, qui reste une organisation terroriste, coupable de crimes de masse, et dont l’idéologie porte elle-même une logique génocidaire.
Mais un régime génocidaire n’en absout pas un autre. Il ne peut que le transformer en martyr, au risque de nourrir encore les horreurs à venir.

 

Acermendax

Références

7 réponses
  1. Verpin
    Verpin dit :

    Si on applique le terme génocide dans ce cas, pourquoi ne l’applique-ton pas, par exemple au cas de la Russie en Ukraine? Meurtres de civils par bombardements, russification forcée, enlèvement d’enfants, viols répétés,etc..
    Pourquoi ce terme a-t-il été utilisé dès le déclenchement de l’opération israélienne dans Gaza?

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    • José Chitrit
      José Chitrit dit :

      Ce terme a en fait été utilisé dès les débuts d’Israël, dans un objectif de renverser le poids de l’Histoire (« les victimes d’hier sont les bourreaux d’aujourd’hui »), et afin de délégitimer Israël. Il est devenu populaire aujourd’hui à cause du nombre important de morts civiles et de la destruction de nombreuses infrastructures, même si le terme ne tient pas la route face à l’analyse des faits (j’ai tenté une longue réponse, mais je ne sais pas si elle sera postée ici, je ne sais pas comment fonctionne la validation/modération des commentaires ici).

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  2. Filo Sphere
    Filo Sphere dit :

    (Puisque je ne peux pas commenter tes posts sur Facebook où je suis apparemment bloqué, je viens directement ici) :

    Excellent article, qui dit l’essentiel :
    1) qu’importe la façon de nommer ce qui se passe en Palestine, « génocide » ou pas, ce qui compte c’est l’horreur et l’iniquité cruelle à l’œuvre et impunie. À la limite on s’en fiche du terme décrivant ces massacres systématiques de civils.
    2) le fait de s’en offusquer n’a rien à voir avec l’antisémitisme ou le pro-islamisme ou la religion, comme certains sympathisants osent le proférer en argument de mauvaise foi, mais c’est juste humain et à la rigueur politique.

    Il semble hélas inéluctable que cette « vendetta » remontant à plusieurs générations ne pourra plus être résolue, chacun prétendant qu’il est légitime et que l’autre a commencé ; et les jeunes générations, élevées dans une haine systématique, n’auront qu’une envie : venger leur famille et leur peuple.
    Le problème c’est qu’un camp est très riche, très armé, aidé par les USA et moralement intouchable suite à la Shoah, et l’autre camp est pauvre, tyrannisé depuis trop longtemps, et n’a eu d’autres armes que le terrorisme puisque la politique ne suffit pas, et en plus il a transformé une résistance à l’oppresseur en une affaire de haine quasi-religieuse d’où trop de dérives.
    À mon avis c’est insolvable.

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    • Yogi
      Yogi dit :

      Dans « haine quasi-religieuse », je crains que le « quasi » soit de trop, ce qui me paraît le facteur clé qui rend le conflit si difficile (impossible ?) à résoudre.
      D’autant que « religion » se confond avec « identité » pour de nombreux participants à ce conflit.

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  3. Yogi
    Yogi dit :

    La population de Gaza constitue-t-elle en elle-même un groupe « national, ethnique, racial ou religieux », ou bien est-ce « les habitants d’une ville » ?
    Les bombardements intensifs de villes et bâtiments civils en temps de guerre jusqu’à les raser (Dresde 1945 par exemple) répondent-ils à la même logique ?

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  4. Michel Belley
    Michel Belley dit :

    Bien dit! Ce qui se passe à Gaza montre bien ce que les humains peuvent commettre comme horreurs.

    Donald Trump veut aussi déplacer tous les gazaouis et développer des stations balnéaires à Gaza. Selon la définition donnée ici, ça aussi ce serait génocidaire…
    Bref, si on veut garder le côté abject lié au mot génocide, il ne faut pas trop élargir sa signification.

    Dernier point: Sans contrôle des naissances, certaines populations explosent, ce qui provoque des migrations, des famines… et des guerres. On devrait donc prendre « des mesures visant à entraver les naissances » au sein des groupes qui ont trop d’enfants par famille. L’augmentation des populations juives et gazaouites est l’un des facteurs importants, avec la religion et l’idée d’être un peuple élu par dieu, derrière cette guerre.

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  5. ODEC - Arthur Dian
    ODEC - Arthur Dian dit :

    Merci. Malgré nos récents griefs, simplement merci et soutien vis à vis de ce que tu subis pour employer ce terme, ayant moi aussi subis de même récemment, encore.

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