La secte tueuse des rationnalistes
Nous allons parler d’une histoire qui concerne le monde du scepticisme américain, avec un petit groupe de militants rationalistes qui dérivent gravement vers… le crime.
Quand un idéal de pureté morale devient un alibi d’assassin. Ils prêchaient l’altruisme. Ils ont laissé six morts.
Le rationalisme radical et sectaire
Les Ziziens tirent leur nom de « Ziz », le pseudonyme de Jack LaSota. Élevée en Alaska, diplômée en ingénierie informatique (U. Alaska Fairbanks), passée par un stage à la NASA, LaSota arrive dans la baie de San Francisco au milieu des années 2010 et se rapproche de la galaxie rationaliste. Ses écrits — très lus et souvent déroutants — défendent un mélange d’anarchisme, de véganisme intégral, d’altruisme efficace et d’idées neurologiques marginales où les deux hémisphères cérébraux auraient des « valeurs » et même des « genres » distincts susceptibles d’entrer en conflit.
Au fil des années, un petit noyau d’une dizaine de personnes se soude autour d’elle : profils très diplômés, souvent issus des mêmes milieux du rationalisme et de l’IA, très engagés sur le véganisme et les questions de genre, avec une sur-représentation de personnes trans et non binaires. Aux yeux de beaucoup, le groupe se pense d’abord comme altruiste et « efficace », si le wokistan, qui fait frissonner beaucoup de réactionnaires existait, les ziziens pourraient passer pour ses apôtres.
Mais la rhétorique s’enflamme vite contre les institutions rationalistes : Ziz et ses proches accusent le Center for Applied Rationality (CFAR) et le Machine Intelligence Research Institute (MIRI) d’inconduites graves. En novembre 2019, quatre militants (Emma Borhanian, Gwen Danielson, Alex « Somni » Leatham et LaSota) mènent une action à l’entrée d’une rencontre CFAR à Westminster Woods sous des masques de Guy Fawkes ; l’alerte aux armes (fausse) déclenche une réponse policière musclée et des arrestations. Le CFAR dira ensuite que certains de ces individus avaient été « priés de ne plus venir » à leurs événements pour comportement erratique. C’est la rupture ouverte avec le vaisseau mère rationaliste, et le début des ennuis.
Une escalade criminelle
Août 2022 — La « disparition »
Le 19 août 2022, un appel signale la chute de Ziz par-dessus bord du voilier Black Cygnet, au sud du Bay Bridge. Garde-côtière, hélicos, drones : 30 heures de recherches, mais pas de corps. Un avis de décès paraît à Fairbanks début septembre ; sans qu’aucune déclaration officielle de décès ne soit établie. Ziz LaSota est réputée morte.
Le petit groupe avait de lourdes dettes envers Curtis Lind, propriétaire du terrain sur lequel stationnaient les van où ils vivaient. La numéro 2 des Ziziens, Gwen Danielson disparaît également dans la nature à ce moment-là. Elle gardera ses distances avec le groupe, et on apprendra plus tard qu’elle vit sous un faux nom en attendant la résolution des affaires devant les tribunaux.
Nov. 2022 — Vallejo
Trois mois plus tard, le 13 novembre 2022, à Vallejo (Californie), plusieurs jeunes locataires qui vivaient dans des camionnettes sur le terrain de Curtis Lind — un bailleur octogénaire avec qui un conflit locatif était ouvert — l’attaquent : coups de couteau multiples, œil crevé, Lind est transpercé par un sabre mais parvient à tirer, blessant un assaillant et tuant Emma Borhanian. Deux suspects (Suri Dao et Alex « Somni » Leatham) sont inculpés pour tentative de meurtre sur Lind, qui survit à l’agression, et pour « felony murder » pour la mort de leur complice. Les enquêteurs établissent alors un contact sur place avec… Jack LaSota — bien vivante — sans l’inculper à ce stade.
Déc. 2022 — Chester Heights
Un mois plus tard, le 31 décembre 2022, en Pennsylvanie, Richard (72 ans) et Rita Zajko (69 ans) sont abattus à leur domicile de Chester Heights ; les corps sont découverts le 2 janvier 2023. Leur fille, Michelle « Jamie » Zajko, sera plus tard désignée « person of interest » ; elle est membre du groupe des Ziziens. Lors d’une perquisition liée à ce double homicide, la police tombe sur LaSota, toujours bien vivante, mais quand même de plus en plus suspecte. Elle est interpellée pour entrave et troubles à l’ordre public, libérée sous caution, puis défaillante aux audiences suivantes, ce qui lui vaudra des mandats d’arrêt. Autrement dit, elle a encore disparu.
L’enquête liera ensuite des armes achetées par la personne d’intérêt à l’affaire fédérale de 2025, dont je vais vous parler dans un instant. Le dossier est toujours ouvert, sans aucune mise en examen à ce jour pour ces meurtres. Des documents du dossier indiquent que Ziz aurait pu exiger la mort des riches parents de Michelle Zajko, leur héritage étant la solution aux problèmes d’argent du petit groupe qui ressemble de plus en plus à une secte.
17 janv. 2025 — Vallejo
Le 17 janvier 2025, Curtis Lind, notre octogénaire survivant, est poignardé à mort devant sa propriété de Vallejo. Il devait témoigner au procès d’avril 2025 contre Dao et Leatham, où il était le témoin principal. Maximilian Snyder (22 ans) est inculpé du meurtre.
20 janv. 2025 — Vermont
Et le 20 janvier, trois jours plus tard, de l’autre côté du pays, un contrôle des Border Patrol agents dégénère : selon l’affidavit du FBI, Teresa (Milo) Youngblut (21 ans) tire « sans avertissement » ; Felix « Ophelia » Bauckholt tente aussi de dégainer. Des agents ripostent : Ophelia Bauckholt est tuée, Youngblut grièvement blessée, et l’agent David Maland (44 ans) succombe à ses blessures. Youngblut plaide non coupable de deux chefs fédéraux. Des dossiers judiciaires montreront par ailleurs que Youngblut et Snyder avaient déposé une demande de licence de mariage en novembre 2024. Ça commence à faire beaucoup !
Févr. 2025 — Frostburg
En février 2025, LaSota, Michelle Zajko et Daniel Blank sont arrêtés dans une zone rurale du Maryland (Frostburg) pour intrusion et entrave, ainsi que pour des chefs liés aux armes à feu. La police découvre un petit arsenal dans la camionnette où ils tentaient de se cacher.
Un juge refuse leur remise en liberté sous caution ; des chefs supplémentaires (armes et stupéfiants) suivront au printemps. En audience, LaSota tient à signaler un drame qui la frappe : la prison ne permet pas une alimentation végane.
Au total, au moins sept personnes liées au groupe sont derrière les barreaux ou en détention provisoire : Dao et Leatham (attaque de 2022), Snyder (meurtre de Lind), Youngblut (affaire Maland), LaSota, Michelle Zajko et Blank (Maryland). Les procédures restent en cours et la justice n’a pas tranché la responsabilité pénale ultime des uns et des autres.
On peut ajouter deux décès présumés par suicide dans l’orbite du groupe, antérieurs aux faits de 2025, sans précision fiable sur les dates ; prudence donc sur toute causalité. Mais tout de même, le bilan est lourd.
Je ne vous raconte pas cette histoire pour le plaisir de ressasser des meurtres sordides, mais parce que ce qui ressemble à de la folie collective se déroule au sein d’un groupe de personnes intelligentes, diplômées et qui placent la raison au pinacle de leurs valeurs. Peut-être vous sentez-vous concerné. Peut-être êtes-vous perplexe parce qu’on associe plus volontiers de tels actes à une radicalisation religieuse.
Un récit beaucoup plus détaillé est proposé par la chaîne SPLINE. Je découvre sa vidéo après la publication de la mienne, elle est ici.
Du rationalisme à la violence : la chaîne de conversion
On s’imagine volontiers que la raison protège — qu’elle corrige les emballements moraux ou politiques. C’est vrai lorsqu’elle s’adosse à des garde‑fous procéduraux (non‑violence, droits, proportion, contradiction). Mais la même grammaire peut être retournée en « calcul moral » réducteur : si l’on décrète qu’un mal est absolu — la souffrance animale, l’oppression d’une minorité, le risque existentiel — alors tout ce qui prétend le diminuer peut se présenter comme rationnel d’un point de vue instrumental. C’est le point de bascule décrit par la psychologie morale : la moralisation transforme une préférence en impératif, puis autorise le « désengagement moral » qui passe par un déplacement de responsabilité, une euphémisation du dommage, une déshumanisation de la cible (Bandura, 1999 ; Haslam, 2006). Ajoutez ce que Lifton appelait la « science sacrée » : l’idée que la doctrine incarne la vérité au‑delà du doute, et vous obtenez un univers où les moyens cessent d’être discutables parce que la fin est tenue pour indiscutable (Lifton, 1989). Dans ce cadre, le rationalisme n’est plus une méthode critique, mais un simple alibi.
L’enfermement cognitif n’est pas seulement argumentatif, il peut être somatique. Une enquête du journal WIRED documente l’importance prêtée, dans ce micro‑milieu, à des techniques « d’ingénierie de l’esprit » : privations ou fragmentations du sommeil, croyance que les hémisphères cérébraux portent des « valeurs » et des « genres » distincts, et qu’il faut « jailbreaker » l’esprit pour accéder à une lucidité supérieure. On sait pourtant, de manière robuste, que la privation de sommeil amoindrit le contrôle exécutif[1], augmente l’impulsivité, durcit les jugements et rend plus vulnérable aux raccourcis de raisonnement (Lim & Dinges, 2010 ; Killgore, 2010). Ajoutez l’isolement social — vie en camionnettes, coupure progressive avec l’extérieur — qui accroît la vigilance hostile, altère le contrôle exécutif et rigidifie les jugements (Cacioppo & Hawkley, 2009), et l’on comprend comment une doctrine maximaliste, devenue sacrée, peut se souder à des corps épuisés : le cocktail est favorable aux certitudes dangereuses et aux « permissions » violentes. L’article phare de WIRED ne conclut pas autre chose : ce n’est pas la méthode rationaliste qui mène au meurtre, mais une rationalisation en vase clos, accrue par des pratiques qui fragilisent le jugement.
La désignation de cibles achève la conversion : une moralisation de conflits hétérogènes (locatifs, familiaux, policiers) les transforme en cas exemplaires où l’ennemi figure l’entrave incarnée au Bien, donc une cible licite. La littérature empirique sur les valeurs sacrées montre qu’une fois qu’un enjeu est perçu comme inviolable, le calcul coûts‑bénéfices devient inopérant et la propension au sacrifice ou à la violence punitive augmente (Atran & Ginges, 2012).
Reste à dire un mot du paradoxe « utilitariste ». Une certaine imagerie en ligne présente ces trajectoires comme la conclusion « logique » d’un calcul du plus grand bien : en sacrifiant quelques « oppresseurs », on épargne d’immenses souffrances. Or, les travaux contemporains montrent qu’un jugement sacrificiel n’est pas l’empreinte de l’« impartialité » mais souvent le signe d’une froideur instrumentale (faible empathie, traits antisociaux) et d’une confusion entre bienfaisance impartiale et autorisation de nuire (Kahane et al., 2015 ; Kahane et al., 2018). Autrement dit, l’algèbre du bien peut servir de rideau à des mécanismes plus prosaïques : raisonnement motivé au service de l’identité (Kunda, 1990), quête de signification qui rend attrayantes les causes héroïques et les gestes violents (Kruglanski et al., 2014), polarisation qui pousse au zèle (Isenberg, 1986), justice procédurale disqualifiée a priori parce qu’elle serait complice du mal (Tyler, 2006). À ce stade, on n’est plus dans le rationalisme critique, mais dans l’habillage rationnel d’un engagement pris ailleurs : la théorie vient justifier après coup ce que la dynamique de groupe, l’isolement, la moralisation et l’emprise ont déjà décidé.
L’affaire des Ziziens doit encore faire l’objet d’un éclaircissement par des tribunaux, rappelons-le. Mais si l’on s’en tient aux matériaux publics et à la littérature scientifique, le fil conducteur est net : une moralité absolutisée qui sacralise certaines fins, des corps et des esprits fragilisés qui réduisent l’espace du doute, une escalade d’engagement qui transforme des conflits ordinaires en preuves par l’action, et, finalement, la rationalité dégradée en rationalisation. L’altruisme efficace, qui n’a jamais prescrit la violence a été congédié en chemin.
Conclusion — Savons-nous douter ?
Cette histoire rassemble de jeunes idéalistes assoiffés de justice sociale et bien décidés à accomplir le bien autour d’eux dans un monde oppressif, injuste et dangereux pour les minorités. Ce petit groupe était destiné à être cité en exemple, comme les héros d’une cause juste et universelle. Nous voyons que tout a déraillé méchamment, et que des mécanismes de radicalisation, de tribalisme et de rationalisation semblent pouvoir expliquer parcimonieusement cet épouvantable gâchis.
À l’horreur s’ajoute une ironie vertigineuse : les Ziziens évoluaient dans un milieu rationaliste qui est précisément l’environnement idéal pour s’armer contre les pièges qui leur ont été fatals. Après cela, on pourrait croire qu’il n’y a rien à faire contre ces mécaniques de la psyché qui enferment dans des scénarios catastrophes, et que l’affaire sonne le glas de l’aspiration sceptique et zététique à cultiver la raison, le doute et la méthode. Ce découragement serait une erreur.
La démarche sceptique repose d’abord, en principe, sur une humilité épistémique : ce que nous croyons savoir pourrait être faux, et nous devons agir en tenant compte de cette incertitude. C’est exactement là que les Ziziens ont failli, en s’installant dans l’absolu.
Je me garde ici de deux pièges : la fallacie du vrai Écossais, qui consisterait à redéfinir « rationaliste » pour exclure a posteriori les Ziziens, et le biais de confirmation, qui pousserait à ne retenir que ce qui va dans mon sens. Ils ont bel et bien fait partie de la culture rationaliste, mais il faut constater qu’ils ne l’ont pas comprise, ou en ont été éloignés par une mauvaise influence, puisque leur trajectoire souligne la nécessité non négociable du refus du dogmatisme et des certitudes définitives qui est l’ADN de ce que nous appelons scepticisme scientifique / zététique / rationalisme moderne.
Les crimes reprochés aux Ziziens ne prouvent certes pas que le rationalisme est voué à l’échec, mais ils montrent que la « raison » peut devenir totem, alibi, simple habillage d’une exaltation qui n’a plus rien de rationnel. La vigilance reste de mise.
Essayons toutefois de garder notre sérénité et de continuer à accorder notre confiance dans la démarche sceptique et de « croire » qu’elle ne produit qu’en de très rares occasions une anomalie comme l’exaltation idéologique autoritaire et violente de ce petit groupe américain.
Après tout, nous ne sommes plus en 2025. Euh…
Acermendax
Références
- Atran, S., & Ginges, J. (2012). Religious and sacred imperatives in human conflict. Science, 336(6083), 855–857. https://doi.org/10.1126/science.1216902
- Bandura, A. (1999). Moral disengagement in the perpetration of inhumanities. Personality and Social Psychology Review, 3(3), 193–209.
- Cacioppo, J. T., & Hawkley, L. C. (2009). Perceived social isolation and cognition. Trends in Cognitive Sciences, 13(10), 447–454.
- Haslam, N. (2006). Dehumanization: An integrative review. Personality and Social Psychology Review, 10(3), 252–264.
- Isenberg, D. J. (1986). Group polarization: A critical review and meta-analysis. Journal of Personality and Social Psychology, 50(6), 1141–1151.
- Kahane, G., Everett, J. A. C., Earp, B. D., Caviola, L., Faber, N. S., Crockett, M. J., & Savulescu, J. (2018). Beyond sacrificial harm: A two-dimensional model of utilitarian psychology. Psychological Review, 125(2), 131–164. https://doi.org/10.1037/rev0000093
- Kahane, G., Everett, J. A. C., Earp, B. D., Farias, M., & Savulescu, J. (2015). ‘Utilitarian’ judgments in sacrificial moral dilemmas do not reflect impartial concern for the greater good. Cognition, 134, 193–209.
- Killgore, W. D. S. (2010). Effects of sleep deprivation on cognition. In G. A. Kerkhof & H. P. A. Van Dongen (Eds.), Progress in Brain Research (Vol. 185, pp. 105–129). Elsevier. https://doi.org/10.1016/B978-0-444-53702-7.00007-5
- Kruglanski, A. W., Gelfand, M. J., Bélanger, J. J., Sheveland, A., Hetiarachchi, M., & Gunaratna, R. (2014). The psychology of radicalization and deradicalization: How significance quest impacts violent extremism. Political Psychology, 35(S1), 69–93.
- Kunda, Z. (1990). The case for motivated reasoning. Psychological Bulletin, 108(3), 480–498. https://doi.org/10.1037/0033-2909.108.3.480
- Lim, J., & Dinges, D. F. (2010). A meta-analysis of the impact of short-term sleep deprivation on cognitive variables. Psychological Bulletin, 136(3), 375–389. https://doi.org/10.1037/a0018883
- Lifton, R. J. (1989). Thought Reform and the Psychology of Totalism: A Study of “Brainwashing” in China (Rev. ed.). UNC Press.
- Tyler, T. R. (2006). Why People Obey the Law (2nd ed.). Princeton University Press.
[1] Le contrôle exécutif désigne l’ensemble des processus cognitifs qui coordonnent et régulent les autres opérations mentales pour atteindre un but : inhiber des réponses inappropriées, maintenir et manipuler l’information en mémoire de travail, changer de stratégie ou d’ensemble de règles (flexibilité), diriger l’attention, planifier, surveiller les erreurs et ajuster le comportement. Ces processus dépendent principalement des régions préfrontales et de leurs réseaux avec les systèmes attentionnels et sous-corticaux. Un affaiblissement du contrôle exécutif (privation de sommeil, stress, isolement social, charge émotionnelle) se traduit typiquement par plus d’impulsivité, moins de flexibilité, une attention plus labile et des jugements plus rigides.



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