La science est un héroïsme collectif
Pour évaluer la validité d’un énoncé sur l’état ou le fonctionnement du monde, nous disposons d’une méthode imparfaite, en constante amélioration, approximative mais corrective, souvent lente mais prudente, c’est la méthode scientifique.
Nous n’avons pas mieux, parce que chaque fois qu’on trouve une meilleure façon de faire, elle est (aussitôt) adoptée par la communauté scientifique et devient de la science.
Si nous ne disposons pas d’une meilleure alternative, c’est parce que les coups de génie, les intuitions pénétrantes, les prophéties éclairées sont choses rares, quand elles existent, et impossibles à distinguer (dans un premier temps !) des innombrables élucubrations dont l’esprit humain est fécond. Seulement voilà : le génial iconoclaste, l’original audacieux, le porteur du flambeau de la vérité, solitaire criant sa lumière au milieu de l’immobilisme de la pensée unique, cela fait une histoire bien plus sexy que le labeur rigoureux d’hypothèses prudemment testées. C’est l’histoire qui frappe le plus grand nombre, notamment parce qu’elle est parfaitement calibrée pour une diffusion par tous les médias, qui devient la plus crédible.
Les membres du personnel scientifique ne sont pas différents des autres humains. On compte dans leurs rangs des incapables diplômés, des planqués, des pistonnés, des travailleurs scrupuleux, des altruistes désireux d’améliorer le monde, des tas de gens ordinaires, quelques esprits brillantissimes, et des carriéristes qui excellent dans l’art d’utiliser le système pour leur gloire personnelle. Par la force des choses, ces derniers ont la parole et le pouvoir de prendre des décisions bien plus souvent qu’ils ne devraient, parce que leurs collègues honnêtes et compétents sont souvent plus attachés à la recherche, à la production de nouvelles connaissances, qu’au pouvoir.
Il existe des mandarins de la recherche scientifique, des ogres de la publication. Leur nature se révèle avec leur élévation dans les strates du monde académique. Ces personnages puissants signent plus de livres, d’articles de recherche et de projets qu’un humain ne peut en produire. Ils sont pourtant humains, et cela signifie qu’ils s’approprient le travail d’autrui : celui de leurs subordonnés. Plus ils ont de gens sous leurs ordres, plus ils signent d’articles qu’ils n’ont pas écrits sur des travaux auxquels ils n’ont parfois nullement contribués.
La mesure de la qualité professionnelle d’un scientifique se fait au travers de divers indices qui dépendent presque tous, in fine, de la présence du nom de l’intéressé dans la liste des auteurs d’articles de recherche publiés dans des revues internationales à comité de lecture. Les mandarins explosent les compteurs, caracolent en tête des hit parade, ils peuvent même devenir des stars dans leur monde professionnel. Pour une partie d’entre eux, cette renommée est un moyen de peser plus efficacement dans le pilotage de la recherche scientifique, et cela peut avoir des effets bénéfiques quand l’intéressé sait effectivement ce qu’il faut faire. Pour d’autres la renommée ressemble à une fin en soi.
Quand le mandarin dénigre les institutions, balaye les critiques au prétexte que seule la jalousie les motive, il suit un script hollywoodien du héros solitaire classique qui peut s’avérer assez efficace pour maintenir l’illusion de la légitimité de sa position dominante. Après tout les institutions sont bourrées de défauts, et la jalousie inspire des médisances en abondance. Autrement dit le mandarin surpubliant n’est pas nécessairement un imposteur, il peut s’agir d’un individu qui a compris qu’il fallait jouer selon certaines règles pour ne pas laisser à d’autre un pouvoir qui peut devenir nuisible.
Mais le principe de charité a ses limites
Quand l’ogre-mandarin publie à la va-vite dans des revues dirigées par des membres de l’institution qu’il dirige, quand il exerce sur son personnel une pression psychologique avérée, signalée, persistante, quand la course à la publication s’entache de fraudes et d’interdictions de publier dans certains revues, quand des faits de harcèlement sont étouffés avec là encore l’alibi de la jalousie des mécontents, quand la prudence déserte les prises de parole publique, ce membre du personnel scientifique achève de devenir un élément toxique qui empoisonne la compréhension que le public peut avoir de la science.
J’ai déjà eu l’occasion de dire dans un livre que : « ce qui distingue les professionnels de la science du reste de la population, ce ne sont pas leurs qualités personnelles, mais la méthode collective et corrective qu’ils s’engagent à suivre ».
L’ogre-mandarin se double véritablement d’un traître quand il dénigre la méthode scientifique tout en se réclamant des indicateurs de sa propre expertise qui tous n’attestent de rien d’autre que de sa capacité à signer des publications qui franchissent les seuils de la qualité académique. Une fois qu’en abusant du système il est reconnu comme un expert, il voudrait détruire le seul outil qui permettrait de résister à l’autorité de son statut social. Si nous restons éblouis par l’attrait de l’histoire qu’il nous raconte, ce type de personnage arrivera à ses fins.
Depuis longtemps, et de plus en plus, la science est un travail d’équipe qui met en jeu des compétences, des intelligences, des méthodes en constante évolution. Nous devons nous débarrasser du mythe de l’homme providentiel parce qu’en général la réalité est plus complexe que ça ; la géniale découverte du médaillé n’a été rendue possible que grâce au contexte qui est le fruit du travail acharné de milliers d’autres. Les prouesses de la science actuelle naissent de la collaboration des plus brillants esprits du monde. Leur intelligence est collective, leur héroïsme l’est tout autant. Leur respect de la méthode, leur obligation éthique à toujours supposer l’honnêteté de leur interlocuteur, les rendent parfois vulnérables aux appétits de l’ogre-mandarin.
L’exercice apaisé d’une science qui ne se met au service d’aucun autocrate dépend de notre capacité à défendre le monde de la recherche contre ces ennemis de l’intérieur.
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- https://www.mediapart.fr/journal/france/070420/chloroquine-pourquoi-le-passe-de-didier-raoult-joue-contre-lui
Merci pour ce texte équilibré. Bien entendu, dans le contexte actuel un exemple vient immédiatement en tête, cependant le billet est suffisamment général pour s’appliquer aux autres cas. Oui, il y a des ogres mandarins, il ne s’agit pas de la majorité des gens en place, mais il y en a. Il leur arrive de faire des dégâts.
Est-ce que cet article sera utile ? Je ne sais pas, mais merci d’avoir au moins essayé. Au moins l’effort a-t-il été fait.
Merci.
Chère Menace.
D’autres enceintes sur internet savent tout le bien que je pense de la méthode scientifique, et tout le complémentaire de son ersatz qui nous occupe. Je me languissais de ne pas vous lire dans la tourmente des temps. Je me permets cependant de partager mon trouble à votre écoute.
De quoi parle ce texte ? Vous refusez de citer, mais tous comprendront. Cette rhétorique étrange et fuyant a l’effet collatéral de ne pas sourcer son propos. C’est piètre. Des critiques frontales auraient amplement trouvé leurs arguments solidement enracinés. Un constat général sur la recherche aurait fait prendre de la hauteur. L’entre-deux ne me convient ni à la terre ni au ciel.
À qui s’adresse ce texte ? Les adeptes du miracle y trouveront un retour de flamme qui alimentera le brasier de leur conviction. Les méthodiques, les mesurés parcourront votre verve probablement sans découverte. Les hésitants qui deviendront sceptiques le feront pour des raisons contingentes et non étayées par les faits.
Le sujet me passionne, mais votre plume me laisse sur ma soif. Agréez mon respect pour vos intentions
En réalité tout est sourcé dans les liens donnés en fin d’article. Et si aucun nom n’est donné, c’est pour que chacun comprenne qu’un seul homme n’est pas visé, que ces dérives existent au delà du cas qui occupe les esprits… Je pense que chacun comprendra quelles peuvent en être les tragiques conséquences, justement en songeant à celui qui n’est pas nommé ici.
Vous avez parfaitement le droit de juger que ce choix est mauvais (et j’en conviens, il n’est pas parfait). Je crois que de toute façon, maintenant c’est trop tard ; à chaque fois qu’on parlera du sujet, on ciblera forcément mal et on se verra reprocher tout et son contraire.
Quand la poussière sera retombée, j’aurai plaisir à vous lire, et lire d’autres, sur ce qui anime ces dérives. Il paraît important pour le monde de la recherche de déterminer comment réduire ces situations, et pour le chercheur d’éviter d’y tomber (et ce n’est pas avec mes quelques phrases qui enfoncent des portes ouvertes que je ferai avancer le schmilblick). Au plaisir !
Vous l’avez sûrement déjà vu : le Comité d’éthique et la Mission à l’Intégrité Scientifique du CNRS émettent des réflexions sensiblement proches des vôtres :
http://www.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/recherche-en-temps-de-crise-sanitaire-debats-ethiques-et-respect-de-lintegrite
Bonjour Thomas, je poste ici mon commentaire car je doute qu’il soit remarqué sur YouTube
On nous parle souvent de cette méthode scientifique, socle et critère intransgressible du corpus de connaissances sc. et de leur validation préalable ; mais en revanche il semble difficile d’y accéder sans être soi-même membre de ladite communauté en ayant suivi les études et obtenu un diplôme appropriés – j’aimerais bien que l’on m’explique en quoi cela est vrai ou faux.
Et si cela est faux, si la méthode scientifique est accessible, peut-on m’indiquer où je peux en trouver une formalisation telle qu’elle est observée par tout ce qui relève de la communauté et de la science à un instant t ? Sinon, je serais au regret de constater que la science relève également d’un genre de mystique et d’exhortation de la masse à croire les scientifiques, comme le clergé auparavant bien sûr : en tout bonne foi.
Vous avez raison : l’acquisition de la méthode, le fonctionnement de la publication scientifique, le peer-review, etc. ne sont pas vraiment enseignés en tant que tel, sauf aux thésard (et encore). Et pour comprendre les stats, il faut tout « simplement » s’y coller et y passer des années (ce que peu de chercheurs, même compétents ont réellement fait). Avoir un regard solide sur tout ça est extrêmement coûteux et complexe. C’est bien pour ça qu’il ne faut pas jouer au super-héros dans les médias, c’est bien pour ça que l’attitude autocratique de Raoult dans les médias est une faute professionnelle aussi grande que les fraudes mises en évidence dans ce billet. Je n’ai pas de solution simple à offrir à ce problème compliqué : il faudrait que la communauté scientifique s’empare de la question pour de vrai.
M.
Fort tout de même d’un bagage scientifique jusqu’au baccalauréat, et d’un intérêt certain pour le domaine parmi d’autres, j’ai plusieurs fois tenté de coucher à l’écrit une description brève de la méthode… Pour le moment, j’ai :
4 requis pour considérer qu’une expérience est conduite selon la méthode scientifique : mesurabilité, quantifiabilité, reproductibilité en laboratoire, falsifiabilité par randomization et double aveugle.
Reste l’explicitation de tout cela, et idéalement la justification du socle axiomatique s’il en est… grosse responsabilité pour la communauté.
On m’a indiqué la source issue de la conférence de FEYNMAN (« Feynman on scientific method ») : https://www.youtube.com/watch?v=EYPapE-3FRw