La providence divine prouvée par les mathématiques
L’énigme des naissances
À Londres, au début du XVIIIe siècle, un homme observe les chiffres. Ce n’est ni un prophète ni un alchimiste, mais un mathématicien et médecin écossais, John Arbuthnot. Il aime les courbes, les équations, les jeux de logique — et il croit fermement à l’ordre divin du monde.
En 1710, il publie dans les Philosophical Transactions of the Royal Society un article sobrement intitulé : An Argument for Divine Providence, Taken from the Constant Regularity Observed in the Births of Both Sexes. Son point de départ est une observation statistique : durant 82 années consécutives à Londres, de 1629 à 1710, le nombre de naissances masculines dépasse systématiquement celui des naissances féminines. Pas une exception. Toujours plus de garçons que de filles.
Cela l’intrigue. L’hypothèse de départ est simple : si la nature procédait au hasard, on devrait observer à peu près autant de filles que de garçons, avec quelques fluctuations normales. Or, ce n’est pas ce que montrent les registres. Arbuthnot en conclut que cette constance dépasse ce que le hasard pourrait produire. Et il fait ce qu’aucun penseur avant lui n’avait tenté : il calcule la probabilité d’un tel événement sous l’hypothèse d’un tirage aléatoire équilibré (50/50). Le résultat : une chance sur 2 puissance 82, soit environ 1 sur 4 800 000 000 000 000 000 000 000 (Quatre milliards huit cents millions de milliards de milliards).
Le résultat est si infime qu’il conclut à l’impossibilité du hasard.
Sa conclusion ? Si ce n’est pas le hasard, c’est nécessairement la Providence. L’ordre mathématique des naissances est donc, selon lui, la signature de Dieu.
Un moment fondateur
Sur le plan méthodologique, c’est une révolution discrète. Arbuthnot vient d’inventer, sans le nommer, ce qu’on appelle aujourd’hui un test d’hypothèse. Il pose une hypothèse nulle (les naissances sont équiprobables), collecte des données, calcule la probabilité d’observer ces données si l’hypothèse était vraie… et la rejette si cette probabilité est trop faible. Un raisonnement statistique en bonne et due forme, près de deux siècles avant que Karl Pearson ou Ronald Fisher ne formalisent ces outils.
On peut même dire que c’est la première utilisation documentée d’un raisonnement fréquentiste pour trancher une question empirique. Sauf que la question, ici, est théologique. Arbuthnot croit prouver, par le calcul, que Dieu existe — et qu’il se mêle de nos statistiques démographiques.
L’illusion de la preuve absolue
Ce cas est fascinant parce qu’il illustre une idée cruciale : on peut avoir une méthodologie impeccable et tirer des conclusions absurdes si l’on oublie une étape essentielle — la prudence interprétative. Arbuthnot pose les bases d’unae méthode rigoureuse, mais en tire une conclusion dictée non par la logique, mais par sa foi.
Il aurait pu conclure que ce phénomène mérite une explication. Il aurait pu dire : ce n’est probablement pas dû au hasard, cherchons les causes naturelles. Mais il choisit l’explication théiste comme s’il s’agissait d’un aboutissement rationnel. Il écrit : « Ce n’est donc pas le hasard, mais l’Art qui gouverne. » Par « art », il faut entendre : dessein, providence, création.
Cette logique inverse la charge de la preuve. Ce n’est pas parce qu’on ne comprend pas encore un phénomène qu’il faut le ranger dans le tiroir des miracles. Arbuthnot aurait dû dire : cette régularité que je viens de mettre en évidence, maintenant il faut lui trouver une explication. Mais la Providence Divine, en réalité, ne fournissait aucune explication : elle représentait simplement un coup d’arrêt à la recherche.
Une leçon d’humilité épistémique
Ce que nous enseigne cet épisode, c’est que la rigueur mathématique ne garantit pas l’objectivité. La science n’est pas qu’une affaire de chiffres ; elle repose aussi sur une posture : celle du doute méthodique. Cela signifie qu’on ne conclut pas trop vite, qu’on n’interprète pas une anomalie comme une révélation, et qu’on reste prêt à réviser nos conclusions si de meilleures explications apparaissent.
L’humilité épistémique, c’est admettre que nos outils, aussi puissants soient-ils, ne sont jamais neutres. Ils sont maniés par des humains, avec leurs croyances, leurs désirs, leurs angles morts. C’est pourquoi une vérité de science n’est jamais portée au rang de dogme, de vérité absolue et inaltérable.
L’explication rationnelle
Aujourd’hui, le phénomène observé par Arbuthnot est parfaitement connu. Dans la majorité des populations humaines, il naît environ 105 garçons pour 100 filles. Cette proportion est stable, mais loin d’être mystérieuse.
Plusieurs facteurs biologiques l’expliquent :
- À la fécondation, la répartition des sexes est équilibrée : les spermatozoïdes porteurs des chromosomes X et Y sont produits en proportions voisines.
- Mais dès les premières semaines de développement embryonnaire, des différences apparaissent : la mortalité est initialement plus élevée chez les embryons féminins, puis s’inverse en fin de grossesse, les mâles devenant plus fragiles.
- Le résultat net est un léger surplus de garçons à la naissance. Ce déséquilibre compense une mortalité masculine plus élevée dans l’enfance, l’adolescence… et jusqu’à la vieillesse : en France, par exemple, les femmes sont majoritaires à partir de 35 ans, et huit centenaires sur dix sont des femmes.
Autrement dit : pas besoin d’invoquer la Providence. Le ratio garçons/filles est un phénomène statistique naturel, explicable par la biologie évolutive et la physiologie du développement. D’ailleurs, si l’on prend d’autres périodes ou d’autres pays, on observe des variations : dans certains contextes de guerre, de famine ou de stress social, ce ratio peut changer. Si Dieu règle les naissances, son plan semble parfois très contextuel.
Le biais du croyant
Pourquoi Arbuthnot n’a-t-il pas envisagé cette voie ? Parce que le cadre intellectuel de son époque — même au sein de la Royal Society — mêlait encore étroitement science et théologie. Newton lui-même passait plus de temps sur l’Apocalypse de saint Jean que sur l’optique. La science n’avait pas encore coupé le cordon épistémologique avec la métaphysique chrétienne.
Mais il y a plus. Arbuthnot cherche à prouver une idée à laquelle il croit déjà. Il voit dans la régularité des naissances une confirmation de sa foi, et non un problème à explorer. Ce n’est pas une découverte, mais une validation. Et ce biais de confirmation, bien connu aujourd’hui, était déjà à l’œuvre dans ce tout premier test statistique.
Ce que cette histoire nous apprend
Le cas Arbuthnot est précieux parce qu’il révèle une tension encore actuelle : la tentation d’utiliser la science pour prouver ce qui ne peut l’être. Des siècles plus tard, on voit encore fleurir des « démonstrations scientifiques » de l’existence de Dieu, de l’intelligence cosmique, de l’âme, du karma, ou du dessein caché dans l’ADN.
Certains invoquent l’« ajustement fin » des constantes physiques comme indice d’une intention divine. D’autres utilisent les improbabilités de l’évolution pour conclure à l’action d’un agent intelligent. Les sophismes probabilistes ont la peau dure : ils tirent argument de l’étonnement que nous inspire l’ordre du monde pour affirmer qu’un ordre n’existe pas sans ordonnateur.
Il ne suffit pas de constater une régularité pour y voir un dessein. La tentation de combler nos ignorances par une explication surnaturelle est forte, mais elle témoigne moins d’un raisonnement que d’un besoin de sens.
Conclusion
Arbuthnot n’a pas découvert Dieu dans les registres de naissance. Mais il a, sans le vouloir, ouvert une voie. Sa méthode, bien que mal orientée, posait les jalons de la statistique inférentielle moderne. Il nous rappelle que la science n’avance pas malgré nos erreurs, mais souvent grâce à elles — si tant est qu’on les reconnaisse.
Le miracle, ce n’est pas que les garçons naissent plus souvent que les filles. Le vrai miracle, c’est qu’on ait inventé des outils pour le mesurer, des hypothèses pour l’expliquer, et une vigilance critique pour éviter d’en tirer des conclusions hâtives.
Et surtout : qu’on sache désormais dire, face à une probabilité infime ou une coïncidence troublante, autre chose que « c’est Dieu qui l’a fait ».
On n’est plus en 1710, tout de même.
Acermendax
Références :
- Arbuthnot, J. (1710). An Argument for Divine Providence, Taken from the Constant Regularity Observed in the Births of Both Sexes. Philosophical Transactions of the Royal Society of London, 27, 186–190. https://doi.org/10.1098/rstl.1710.0011
- Bellhouse, D. R. (2001). John Arbuthnot. In C. C. Heyde & E. Seneta (Eds.), Statisticians of the Centuries (pp. 39–42). Springer.
- James, W. H. (1987). The human sex ratio. Part 1: A review of the literature. Human Biology, 59(5), 721–752.
- Gini, C. (1951). Sex ratio and the probable error of a percentage. Metron, 15(1–4), 1–44.




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