La mutation « Woke » qui va purifier la race humaine

Ou le ‘nouveau’ racisme scientifique

 

Le « nouveau » racisme scientifique ressemble étroitement à l’ancien : des récits qui prétendent expliquer les différences humaines par la biologie, en plaçant certains groupes au sommet d’une hiérarchie prétendument naturelle. La différence est surtout cosmétique : le vocabulaire s’habille aujourd’hui de génétique, de psychologie évolutionnaire et de neurosciences pour se donner une légitimité scientifique. C’est une trahison des disciplines qu’il invoque.

Nous allons examiner l’un de ces récits, porté par Edward Dutton dans une vidéo publiée le 6 novembre 2025, issue d’une première vidéo datant de mai 2024[1]. J’insiste sur le fait que mon intervention n’est pas partisane : il est parfaitement possible d’être conservateur, progressiste ou apolitique et de trouver ce discours problématique. La question n’est pas de savoir quelle idéologie vous préférez, mais ce que l’on peut décemment faire dire aux sciences.

Je m’attacherai donc à citer précisément les propos analysés, à en examiner les présupposés, et à montrer ce que la recherche dit réellement. Sans caricaturer Dutton, mais sans indulgence pour les détournements.

 

 

1. Les linéaments du discours de Dutton

Dès l’introduction, le ton est prophétique. Edward Dutton, présenté comme « anthropologue évolutionnaire », annonce qu’il va expliquer pourquoi les militants « woke » seraient fragiles, hypersensibles, voire génétiquement dégénérés.

L’idée centrale, répétée sous plusieurs formes, est la suivante :

  • le « wokisme » serait le produit d’une « charge mutationnelle » élevée,
  • ces « mutants » seraient instables, peu attractifs, « nés traîtres » à leur groupe,
  • leur non-reproduction les condamnerait à disparaître,
  • tandis que le conservatisme religieux représenterait le phénotype « normal », sélectionné par l’évolution.

La structure du discours est claire :

  1. Naturaliser le conservatisme comme phénotype sain et « conforme » à la sélection naturelle.
  2. Pathologiser les progressistes comme produits d’une « charge mutationnelle » déviante.
  3. Présenter le « wokisme » comme un mécanisme de purge du pool génétique.
  4. Glisser de là vers des considérations raciales et civilisationnelles.

On nous raconte que la modernité aurait stoppé la sélection naturelle, laissant proliférer des « mutants » dont la faiblesse morale et mentale expliquerait la gauche progressiste contemporaine. Sur le plan rhétorique, c’est un mythe pseudoscientifique qui affirme que la Nature elle-même serait du côté des réactionnaires religieux.

 

2. Qui nous parle ?

Savoir qui parle ne suffit pas à décider si une idée est vraie, mais cela permet d’identifier les biais possibles et le type de milieu intellectuel dont le discours provient. Dans le cas d’Edward Dutton, ces éléments sont loin d’être anecdotiques.

Edward Croft Dutton (né en 1980, Londres) est diplômé en théologie (Durham) et docteur en études religieuses (Université d’Aberdeen). Il a été docent (équivalent maître de conférences) en anthropologie de la religion à l’Université d’Oulu (Finlande). Il ne vient donc ni de la génétique, ni de la biologie évolutive, ni de la psychologie évolutionnaire, même s’il s’en réclame aujourd’hui.

Une partie notable de ses travaux vise à renverser un constat empirique assez robuste : en moyenne, la religiosité est corrélée négativement aux scores d’intelligence, même si ces corrélations sont modestes et largement médiées par des facteurs socio-culturels (Zuckerman et al., 2013). Pour contester ce résultat, Dutton propose, dans un article de 2018, une thèse spectaculaire : selon lui, l’athéisme serait l’expression d’une charge mutationnelle élevée, conséquence d’un affaiblissement de la sélection naturelle dans les sociétés modernes (Dutton, Madison, & Dunkel, 2018).

Problème : l’article, publié dans Evolutionary Psychological Science, ne comporte aucune donnée génétique. Il se fonde uniquement sur des proxys indirects (asymétries corporelles, traits médicaux, gaucherie, autisme, etc.). Adam Rutherford, généticien et vulgarisateur, a montré dans Discover qu’aucun de ces indicateurs ne permet de mesurer une « charge mutationnelle », que les corrélations sont faibles, et que le langage de la « dégénérescence » et des « mutants » relève davantage d’un imaginaire moral que d’une analyse scientifique (Rutherford, 2019).

 

Du religieux à la « science raciale »

À partir de la fin des années 2010, Dutton se rapproche d’un réseau de groupes engagés dans la réhabilitation d’une « science de la diversité humaine » aux accents eugénistes. Il rejoint le comité éditorial de Mankind Quarterly, revue abondamment documentée comme un vecteur central du racisme scientifique depuis les années 1960 (Tucker, 1994 ; Saini, 2019). Il collabore avec l’Ulster Institute for Social Research et participe aux London Conferences on Intelligence, connues pour avoir accueilli plusieurs partisans contemporains de l’eugénisme (Panofsky, 2014 ; Bird, Jackson, & Winston, 2024).

Depuis 2019, il anime la chaîne/podcast The Jolly Heretic, publiée par la Human Diversity Foundation, devenue Polygenic Scores LLC. Cette structure a été décrite par une enquête conjointe de The Guardian et de l’ONG Hope Not Hate comme un hub d’« activistes de la race science », promouvant la remigration et un projet d’ethno-État blanc, et financée par plus d’un million de dollars versés par un entrepreneur tech américain (Pegg et al., 2024 ; Human Diversity Foundation, 2025).

 

Réputation scientifique

Sur le plan académique, la réputation de Dutton s’est encore dégradée après la publication, en août 2024, d’un article coécrit avec Emil Kirkegaard dans le Scandinavian Journal of Psychology, prétendant montrer que les libéraux seraient plus instables mentalement que  les conservateurs. L’article a été rétracté en mars 2025 ; la notice de rétractation conclut à de « graves erreurs concernant la méthode, la théorie et l’usage d’un langage normativement biaisé », erreurs qui « remettent en question les conclusions tirées par les auteurs » (Scandinavian Journal of Psychology, 2025).

Autrement dit : Dutton a bien un CV universitaire, mais il travaille aujourd’hui largement en marge de la recherche mainstream, au sein d’un écosystème explicitement dédié à la « science raciale ». Cela ne réfute pas ses positions par principe, mais oblige à un examen particulièrement rigoureux de ses arguments.

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3. “Avant, on sélectionnait les gens sains”

[00:00:32] — « La société préindustrielle sélectionnait les personnes physiquement et mentalement saines, celles qui avaient des instincts religieux et conservateurs, qui obéissaient à l’autorité et se reproduisaient. La modernité a mis fin à cette sélection. »[2]

Dès les premières minutes, Dutton déroule une fable évolutionnaire : pendant des siècles, la sélection naturelle aurait favorisé les individus robustes, religieux, obéissants, avant que la modernité ne permette à des « mutants » de survivre. Une sorte de « c’était mieux avant » en version darwinisée.

Cette vision ne correspond à rien de ce que montrent l’histoire, la démographie ou l’anthropologie. Les sociétés préindustrielles ne favorisaient pas — en termes de survie ou de reproduction — la docilité, la piété ou la “santé morale” ; elles sélectionnaient surtout les plus chanceux : ceux qui naissaient dans la bonne famille, la bonne caste, le bon village, au bon moment (Scheidel, 2017).  La mortalité y était dominée par des facteurs aveugles : guerres, famines, épidémies, abus de pouvoir. Les courageux et les altruistes mouraient souvent en premier : sur les champs de bataille, dans les famines où l’on cède ses rations, dans les épidémies où les soignants sont en première ligne. La reproduction était surtout l’apanage des lignées riches et protégées.

Si l’on veut parler de « sélection », il faut donc reconnaître qu’elle a favorisé les privilèges, les alliances politiques, l’accès aux ressources — pas une hypothétique « psychologie conservatrice ». Il n’existe aucune donnée montrant que la religiosité, la docilité ou l’obéissance aient, en tant que traits psychologiques, augmenté systématiquement la réussite reproductive des individus (Henrich, 2020).

L’erreur fondamentale de Dutton est de confondre ordre social et processus évolutif. Il attribue à la sélection naturelle des phénomènes qui relèvent de l’histoire humaine :  castes, patriarcat, monarchies, domination militaire. L’évolution n’a jamais « choisi » les conservateurs ni éliminé les progressistes. Les humains ont évolué dans des environnements où l’entraide, la coopération entre non-apparentés, la négociation, l’ingéniosité et la résilience culturelle jouaient un rôle bien plus important que les instincts d’obéissance ou la fidélité aux traditions.

Dutton fantasme un âge d’or Darwinien interrompu par la modernité. La réalité est l’une des réalisations les plus extraordinaires de l’humanité : en développant l’hygiène, la médecine, l’éducation et l’État de droit, les sociétés modernes diminuent l’arbitraire de la mort. Des stratégies sociales efficaces pour la survie collective, c’est en cela que consiste la vraie spécificité de l’adaptation humaine.

 

4. Le “cercle moral” et les “traîtres nés”

[00:04:12] — « Les gens de gauche s’identifient davantage à une autre classe ou à une autre race qu’à la leur. Ce sont, en réalité, des traîtres-nés. C’est une stratégie évolutive qui leur permet de collaborer avec des étrangers afin de gagner du statut au sein de leur propre groupe. »[3]

 

Dutton présente ici ce qui constitue probablement le cœur émotionnel de son discours : Il oppose deux humanités : d’un côté, les conservateurs, supposément attachés à leurs proches dans un ordre “naturel” — famille, clan, ethnie, “race”, espèce. De l’autre, les progressistes, qui auraient tendance à s’identifier à “l’autre” plutôt qu’aux leurs : une préférence présentée comme contre-nature, voire trahison inscrite dans les gènes.

C’est complètement con.

 

Ce que dit vraiment Jonathan Haidt

Pour légitimer cette idée, Dutton invoque la psychologie morale de Jonathan Haidt. Or la Moral Foundations Theory ne décrit aucune hiérarchie biologique de l’attachement, encore moins une opposition « normal/déviant » entre gauche et droite.

Haidt et Graham (2007) identifient six fondations morales universelles — soin, équité, loyauté, autorité, pureté, liberté — présentes chez tout être humain. Les libéraux (au sens américain) pondèrent davantage soin et équité ; les conservateurs mobilisent plus fortement loyauté, autorité et pureté, en plus des deux premières (Graham, Haidt, & Nosek, 2009). Cela ne signifie pas que les uns seraient « naturellement » loyaux et les autres « naturellement » traîtres : cela décrit des sensibilités morales différentes, façonnées par la culture, l’éducation, les trajectoires de vie.

Dans The Righteous Mind, Haidt insiste au contraire sur l’idée de « yin et yang moraux » : chaque sensibilité apporte des avantages et des risques, et aucune n’est intrinsèquement supérieure (Haidt, 2012). Il met explicitement en garde contre les lectures biologisantes qui prétendraient sacraliser une orientation politique comme étant « la nature ».

Dutton fait donc dire à Haidt l’inverse de son propos. Il transforme une théorie de la diversité morale en hiérarchie pseudo-biologique entre « normaux » et « mutants »[4].

 

Ce que dit l’histoire humaine

L’extension du « cercle moral » n’a rien d’une dérive mutationnelle. Tout au long de l’histoire, les sociétés élargissent progressivement la sphère de ceux qu’elles jugent dignes de considération : des proches à la tribu, de la tribu à la cité, à la nation, puis, dans certaines traditions modernes, à l’humanité entière. Peter Singer (1981) et Frans de Waal (2016) ont largement décrit ce mouvement.

Il ne s’agit pas de préférer « l’étranger » : il s’agit de reconnaître que l’étranger est un semblable. Cet élargissement de la solidarité réduit les conflits internes et permet la coopération à grande échelle. Qualifier ce mouvement de « trahison » revient à pathologiser la compassion et à nier que les progrès dont nous bénéficions dans le monde actuel sont le résultat de cette tendance civilisationnelle

La posture progressiste, même si l’on souhaite la critiquer, ne consiste pas à placer les étrangers au-dessus des siens, mais à refuser que l’appartenance ethnique ou tribale soit le critère moral suprême. On peut contester cette norme, mais on ne peut pas honnêtement la transformer en maladie génétique.

 

5. La “mutation” comme cause du progressisme

[00:08:24] — « La charge mutationnelle est associée à une déviation par rapport à ce pour quoi nous avons été sélectionnés — ce qui inclut une déviation par rapport au conservatisme. Donc les mutations prédisent les opinions de gauche, l’athéisme et l’instabilité mentale. »[5]

 

C’est la thèse centrale de Dutton : les progressistes seraient des mutants. La modernité aurait permis la survie de gènes “délétères”, responsables d’instabilité mentale et de déviations morales : athéisme, féminisme, égalitarisme.

Il n’y a aucune théorie scientifique derrière tout cela, seulement une pétition de principe :

→ si vous êtes conservateur, vous êtes “sain” parce que c’est ce que la nature attendrait de vous.
→ si vous êtes progressiste, vous êtes une erreur de la nature.

Et si vous objectez, c’est la preuve que vous appartenez au groupe des mutants dégénérés dont la parole ne peut avoir de valeur.

 

Dans ses travaux, Dutton relie une série de traits disparates — asymétries corporelles, myopie, troubles psychologiques, gaucherie, absence d’enfants, athéisme — à la notion de « charge mutationnelle », sans jamais produire de données génétiques (Dutton et al., 2018). Comme l’a souligné Rutherford, ces proxys ne mesurent pas la charge mutationnelle, et les corrélations rapportées sont faibles et interprétées de manière extravagante (Rutherford, 2019).

La littérature en génétique du comportement montre bien que les orientations politiques ont une composante héréditaire modérée (souvent 30–50 % de variance expliquée dans les études de jumeaux), mais aucun gène, aucun locus, aucun profil SNP n’a été identifié comme « gène de gauche » ou « gène de droite » (Hatemi & McDermott, 2012 ; Polderman et al., 2015). On parle de dispositions psychologiques générales (prudence, ouverture à l’expérience, tolérance à l’incertitude), fortement modulées par l’environnement social.

Rien ne permet de diagnostiquer une « charge mutationnelle » à partir d’une orientation politique ou d’un désaccord moral. La thèse de Dutton est en contradiction directe avec ce que l’on sait des déterminants des attitudes politiques.

 

Darwin contre le darwinisme social

L’eugénisme sous-jacent est transparent : Dutton célèbre implicitement un retour de la sélection par élimination, comme si nous étions malades d’avoir protégé les faibles.

Darwin, lui, avait parfaitement anticipé — et rejeté — cette lecture brutale de sa théorie. Dans La Filiation de l’homme (1871), il souligne que les sociétés civilisées font tout leur possible pour empêcher l’élimination des individus vulnérables :

« Les hommes civilisés, au contraire, font tout ce qui dépend d’eux pour arrêter le processus d’élimination ; ils construisent des asiles pour les imbéciles, les estropiés et les malades… »
(Darwin, 1872, traduction française de la 2ᵉ édition, chap. V)

Il admet que cette aide affaiblit mécaniquement la sélection naturelle, mais il ajoute immédiatement que renoncer à la compassion serait moralement dégradant :

« Nous ne saurions réprimer notre sympathie, même si la raison sévère nous y exhortait, sans détériorer ce qu’il y a de plus noble dans notre nature. » (ibid.)

Autrement dit : la compassion n’est pas un affaiblissement de l’espèce humaine, mais un accomplissement de la civilisation.

Pour Darwin, la grandeur de la civilisation tient précisément dans la capacité à désamorcer la sélection naturelle, pas à la prolonger.

 

La diversité comme atout évolutionnaire

L’autre erreur majeure de Dutton consiste à voir dans la diversité un signe de déclin. Or la biologie évolutive montre que la diversité génétique d’une population est un réservoir d’adaptabilité : elle augmente la probabilité qu’au moins certains individus soient bien adaptés à des conditions changeantes (Barrett & Hoekstra, 2011 ; Simons & Sella, 2016).

Une société qui protège les vulnérables accroît la diversité phénotypique des générations suivantes. Elle ne se « dégénère » pas : elle se donne davantage d’options adaptatives pour l’avenir. Dutton n’a pas réussi ou n’a pas voulu le comprendre.

 

 

6. Le glissement vers l’injure pseudo-biologique (10:10–12:30)

[00:11:12] — « Les extrémistes de gauche, des personnes comme Andrea Dworkin, ont une charge mutationnelle très élevée — elles sont mentalement instables, peu attirantes et ne se reproduisent pas. »[6]

Andrea Dworkin, écrivaine féministe radicale, devient un exemple de “mutante”, laide, instable, vouée à disparaître faute de se reproduire. Les féministes, les militants « woke » seraient des « dégénérés ». Associer un adversaire politique à une tare biologique est un procédé bien documenté en psychologie sociale : cela participe de la déshumanisation, en présentant le groupe visé comme malade, déficient, inférieur (Haslam, 2006).

Cette biologisation de la dissidence a une histoire : elle rappelle les discours eugénistes des années 1920–1930 qui décrivaient opposants politiques, artistes ou minorités comme « dégénérés » sur la foi d’observations superficielles (Stepan, 1985). Dutton réactualise cette rhétorique sous couvert de « psycho évo ».

 

7. Le “wokisme” comme purification génétique (12:35–15:05)

[00:13:58] — « On peut voir le wokisme comme un ange de la mort. Il élimine les mutants, permettant ainsi au noyau conservateur sain de survivre à la prochaine catastrophe. »[7]

[00:14:42] — « Les Asiatiques de l’Est ne produisent pas beaucoup de génies ou de criminels par habitant ; peut-être qu’ils ne produisent pas non plus de wokisme — leur bassin génétique est trop réduit. » [8]

 

Voici le cœur idéologique du système : le « wokisme » serait un mécanisme auto-eugéniste d’élimination des « mutants », dont la disparition renforcerait le « noyau conservateur sain ».

Dutton importe dans la vie politique un critère de succès évolutif — le nombre de descendants — et en fait la raison d’être de l’humain. Et c’est fractalement débile, c’est-à-dire débile à toutes les échelles et sous tous les angles : génétique, démographique, adaptatif, logique. Débile au sens propre du terme : faible, inefficace, incapable de soutenir l’examen critique.

D’abord, cela recycle les vieilles erreurs des doctrines eugénistes : Francis Galton, Karl Pearson ou Charles Davenport affirmaient déjà que la civilisation protégeait trop de pauvres, de dissidents ou de personnes handicapées, et que la solution passait par la stérilisation ou l’exclusion. On sait où ces idées ont mené, et l’on sait aussi à quel point elles étaient scientifiquement infondées (Kevles, 1985 ; Mukherjee, 2016).

L’idée que “la Nature” éliminerait les progressistes n’est qu’une manière de dire que leur disparition serait naturelle, donc acceptable, voire souhaitable.

 

Ensuite, l’affirmation selon laquelle les Asiatiques de l’Est auraient « trop peu de diversité génétique pour produire du wokisme » est purement inventée. Il n’existe aucune donnée reliant diversité génétique populationnelle et production d’idéologies politiques particulières. La diversité génétique intra-population varie, certes, mais elle n’a jamais été reliée à l’apparition d’un mouvement social contemporain plutôt qu’un autre.

C’est exactement le type de dérive que Bird, Jackson et Winston (2024) appellent la « nouvelle science raciale » : des auteurs qui maquillent un programme politique de hiérarchie raciale sous un vernis d’évolutionnisme psychologique.

8. Ce que dit la vraie psychologie évolutionnaire

Dutton aime se présenter en « dissident » courageux, porteur d’une vérité interdite, censuré par la bien-pensance. C’est un narratif vu et revu : le gourou, l’imposteur, le charlatan ou la fausse-experte transforme son isolement académique en preuve de lucidité.

La psychologie évolutionnaire sérieuse, elle, ne s’intéresse pas à savoir « qui a raison politiquement ».

Elle suppose des fonctions aux caractéristiques psychologiques pour découvrir du design, ce qui permet de décrire et de comprendre les mécanismes de l’esprit humain : coopération, attachement, jalousie, peur, hiérarchie, empathie, compétition, réciprocité, conformisme, etc.

Elle explore comment ces mécanismes ont été façonnés dans un passé évolutif partagé, et comment ils interagissent aujourd’hui avec des environnements sociaux extrêmement différents de ceux dans lesquels ils ont émergé (Cosmides & Tooby, 2013 ; Buss, 2019). Elle montre que des profils psychologiques variés coexistent dans les sociétés humaines parce que cette pluralité contribue à la robustesse des groupes : certains individus favorisent la cohésion, d’autres l’innovation, d’autres encore la vigilance face aux menaces (Hrdy, 2009 ; Tomasello, 2019). La question n’est pas de savoir quelles opinions sont « mutantes », mais comment des stratégies différentes se combinent dans un écosystème social.

Rien dans cette approche ne laisse place à une notion de « pureté » génétique ou à une « charge mutationnelle » censée orienter les opinions politiques. La psychologie évolutionnaire, correctement comprise, fournit justement des outils pour déconstruire les prétentions eugénistes : elle rappelle que nos intuitions morales ne sont pas des oracles de la nature, mais des produits d’une histoire évolutive complexe, façonnés par des pressions sélectives anciennes et continuellement retravaillés par les environnements culturels (Bolhuis et al., 2011 ; Bird et al., 2024).

 

 

9. Pourquoi ce discours n’a rien de scientifique

Edward Dutton a parfaitement le droit d’être conservateur et de critiquer le « wokisme », à condition de le définir clairement. Le problème n’est pas l’existence d’un désaccord politique, mais qu’il a choisi de le présenter comme une conclusion scientifique, alors que les standards de la science ne sont pas respectés.

  1. Il postule un lien biologique entre orientation politique et « charge mutationnelle » sans fournir de données génétiques, ni même d’indicateurs reconnus de cette charge.
  2. Il remplace les analyses génétiques par des proxys arbitraires (gaucherie, anxiété, absence d’enfant, athéisme), dont aucun n’est admis comme mesure de mutations délétères.
  3. Il transforme des corrélations fragiles en récits moraux : les conservateurs seraient « adaptés », les progressistes « mutants » instables.
  4. Il réactive les schémas de l’eugénisme classique : l’obsession de la pureté, la glorification de l’élimination des « faibles », la naturalisation des hiérarchies raciales.

Edward Dutton est un théologien : faut-il vraiment s’étonner qu’il divague dès qu’il se pique d’expliquer l’évolution ? Ses conclusions sont posées d’avance et maladroitement rationalisées avec des rustines coloriées aux couleurs de la psycho-évo. Franchement : ai-je l’air surpris ?

Je ne suis pas surpris, mais je suis inquiet. Inquiet de voir un tel discours s’exprimer sans complexe jusque dans des journaux scientifiques, alors même qu’il décrit la disparition des “mutants” — athées, progressistes, marginaux — comme une forme de purification naturelle. Un monde rendu à ses “élus” : les religieux, les conservateurs, les conformistes, les “gens normaux”.

C’est là le cœur du problème : son système fournit un manuel prêt à l’emploi pour habiller de biologie frelatée la justification morale d’éventuelles politiques d’élimination symbolique — ou réelle — d’une partie de la population. Ai-je besoin d’expliquer à quel point c’est grave ?

 

Pour défendre la science, il ne suffit pas de dénoncer l’astrologie, le reiki ou la biodynamie. Il faut aussi se dresser contre l’exploitation idéologique de la biologie et de la psychologie, notamment lorsqu’elles sont mobilisées comme ici pour justifier l’exclusion ou la hiérarchisation des humains.

On peut tout à fait décrire le succès de notre espèce comme le résultat de sa capacité à fédérer les efforts de millions d’individus différents autour de buts communs, grâce à la complémentarité de leurs compétences et de leurs sensibilités. Ce n’est peut-être pas totalement neutre, mais c’est infiniment plus exact — plus fidèle aux données — que la petite vision raciste et rabougrie d’Edward Dutton.

La psychologie évolutionnaire, quand on la comprend, n’est pas l’alliée des nostalgiques de la sélection naturelle sociale. Elle est l’un des meilleurs antidotes à leur prétendu savoir.

 

Acermendax


Références

  • American Psychological Association. (2023). Ethical principles of psychologists and code of conduct.
  • Barrett, R. D. H., & Hoekstra, H. E. (2011). Molecular spandrels: Tests of adaptation at the genetic level. Nature Reviews Genetics, 12(11), 767–780.
  • Bird, K. A., Jackson, J. P., & Winston, A. S. (2024). Confronting scientific racism in psychology: Lessons from evolutionary biology and genetics. American Psychologist, 79(4), 497–508.
  • Bolhuis, J. J., Brown, G. R., Richardson, R. C., & Laland, K. N. (2011). Darwin in mind: New opportunities for evolutionary psychology. PLoS Biology, 9(7), e1001109.
  • Buss, D. M. (2019). Evolutionary psychology: The new science of the mind (6th ed.). Routledge.
  • Cosmides, L., & Tooby, J. (2013). Evolutionary psychology: New perspectives on cognition and motivation. Annual Review of Psychology, 64, 201–229.
  • Darwin, C. (1871). The descent of man, and selection in relation to sex. London: John Murray.
  • Dutton, E., Madison, G., & Dunkel, C. (2018). The mutant says in his heart “There is no God”: The rejection of collective religiosity centred around the worship of moral gods is associated with high mutational load. Evolutionary Psychological Science, 4(3), 233–244.
  • Graham, J., Haidt, J., & Nosek, B. A. (2009). Liberals and conservatives rely on different sets of moral foundations. Journal of Personality and Social Psychology, 96(5), 1029–1046.
  • Haidt, J. (2012). The righteous mind: Why good people are divided by politics and religion. Pantheon Books.
  • Haidt, J., & Graham, J. (2007). When morality opposes justice: Conservatives have moral intuitions that liberals may not recognize. Social Justice Research, 20(1), 98–116.
  • Haslam, N. (2006). Dehumanization: An integrative review. Personality and Social Psychology Review, 10(3), 252–264.
  • Hatemi, P. K., & McDermott, R. (2012). The genetics of politics: Discovery, challenges, and progress. Trends in Genetics, 28(10), 525–533.
  • Henrich, J. (2020). The WEIRDest people in the world: How the West became psychologically peculiar and particularly prosperous. Farrar, Straus and Giroux.
  • Hrdy, S. B. (2009). Mothers and others: The evolutionary origins of mutual understanding. Harvard University Press.
  • Human Diversity Foundation. (2025). Human Diversity Foundation [Notice encyclopédique]. Wikipédia
  • Kevles, D. J. (1985). In the name of eugenics: Genetics and the uses of human heredity. Harvard University Press.
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  • Panofsky, A. (2014). Misbehaving science: Controversy and the development of behavior genetics. University of Chicago Press.
  • Pegg, D., Burgis, T., Devlin, H., & Wilson, J. (2024, 16 octobre). Revealed: International “race science” network secretly funded by US tech boss. The Guardian.
  • Polderman, T. J. C., et al. (2015). Meta-analysis of the heritability of human traits based on fifty years of twin studies. Nature Genetics, 47(7), 702–709.
  • Rutherford, A. (2019). Are atheists genetically damaged? Discover Magazine.
  • Saini, A. (2019). Superior: The return of race science. Beacon Press.
  • Scheidel, W. (2017). The great leveler: Violence and the history of inequality from the Stone Age to the twenty-first century. Princeton University Press.
  • Simons, Y. B., & Sella, G. (2016). The impact of recent population growth on genetic load and the likelihood of genetic disease. Proceedings of the National Academy of Sciences, 113(29), E4434–E4441.
  • Singer, P. (1981). The expanding circle: Ethics, evolution, and moral progress. Clarendon Press.
  • Stepan, N. (1985). The idea of race in science: Great Britain 1800–1960. Macmillan.
  • Tomasello, M. (2019). Becoming human: A theory of ontogeny. Harvard University Press.
  • Tucker, W. H. (1994). The science and politics of racial research. University of Illinois Press.
  • Zuckerman, M., Silberman, J., & Hall, J. A. (2013). The relation between intelligence and religiosity: A meta-analysis. Personality and Social Psychology Review, 17(4), 325–354.

Autre ressource utile : Vidéo de Stéphane Debove sur la chaîne Evo Sapiens « La plus grosse injustice scientifique de ces 50 dernières années – psycho évo #10 (compil) »

https://www.youtube.com/watch?v=4QrzQrlzg_o

 

 

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=OxqYRNv24h4&t=12s

[2]  “Pre-industrial society was selecting for people who were physically and mentally healthy, for people who had religious conservative instincts, for those who obeyed authority and reproduced. Modernity stopped that selection.”

[3] “Left-wing people identify more with another class or another race than with their own. They are, in effect, born traitors. It’s an evolved strategy that lets them collaborate with outsiders to gain status over their in-group.”

[4] J’ai interpellé Haidt sur Twitter pour tenter de connaitre sa réaction à l’utilisation de ses travaux : https://x.com/Acermendax/status/1989839410612126161

[5] “Mutation load is associated with deviation from what we were selected for — that includes deviation from conservatism. So mutation predicts left-wing views, atheism, and mental instability.”

[6] “Extreme leftists, people like Andrea Dworkin, have very high mutational load — they’re mentally unstable, unattractive, and they don’t reproduce.”

A partie de la transcription : “the extreme leftists, >> yeah, >> people like Andrea Dworkin, >> don’t know, >> you know, ugly feminist philosopher, >> right? >> Very high mutational load. >> Yeah. >> Um not going to pass on their genes, very high mental instability. >> And if those people are quite intelligent, which can happen. Yes. um then of course they’re going to lead the society in an anti-hierarchical, anti-establishment, anti-conservative direction.”

[7] “You could see wokeness as an angel of death. It clears out the mutants so that the healthy conservative core survives the next disaster.”

[8] “East Asians don’t produce much per-capita genius or criminality, maybe they don’t produce wokeness either — their gene pool is too small.”

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