Il y a de grands chercheurs qui sont aussi des croyants !

L’un des arguments les plus récurrents que l’on reçoit lorsqu’on critique les concepts de Dieu, les dogmes et divers croyances en une transcendance, consiste à se voir reprocher de s’imaginer plus malin que de grands savants du passé dont on sait bien, par les écrits qu’ils ont laissés, qu’ils croyaient en Dieu. Les athées qui parlent de leur athéisme et osent le défendre sur le terrain de la raison sont accusés de se croire plus brillants que Pascal, Descartes, Kant, Leibnitz, Gödel, ou même l’anticlérical mais déiste Voltaire ! Les croyants qui argumentent ainsi veulent montrer que les vrais savants sont comme eux, croyants, que la vraie science s’accorde avec leur religion. Mais au lieu de le démontrer, ils l’insinuent en s’appuyant sur les croyances de personnages morts depuis longtemps.

Il est parfois malaisé de répondre, notamment parce que l’argument est malhonnête, cache ses accusations implicites et ignore à la fois le contexte historique et les conditions de production des traces écrites faisant état des convictions spirituelles de ces personnages.

Je veux partager avec vous un extrait de « DIEU, la contre-enquête », Chapitre 29 « Science & Religion : compatible ou pas ? », aux pages 306-309. Dans cet extrait, je livre ma réponse à cette rengaine qui amalgame l’homme de paille, l’analogie douteuse et une décontextualisation de la croyance de nos prédécesseurs.

 

Un conflit cognitif

« Bien entendu, on peut citer de très nombreux intellectuels, de grands savants, dont il reste des témoignages de leur profonde piété. Les apologètes n’y manquent jamais ; dresser une telle liste leur procure toujours beaucoup de satisfaction, car il est plaisant de classer les humains en deux catégories et de se placer soi-même dans celle où l’on compte tant de personnes si remarquables. Ce type de mille-feuilles où l’on épingle une litanie de cas individuels en vue d’en inférer une règle générale est fallacieux par principe, et il se double d’une imposture quand les noms remontent à quelques siècles et concernent des personnes élevées dans la foi, disciplinées dans des écoles confessionnelles, conditionnées par une société qui exigeait des marques d’affiliation religieuse, bref enfoncées dans leur temps comme nous le sommes dans le nôtre, et lourdement incitées à ne surtout pas critiquer trop fort certaines choses. Tous ceux qui ont vécu au xiiie siècle des cathares de Minerve et de Lavaur, au xive siècle de Jeanne Daubenton, au xvie siècle de Giordano Bruno, Etienne Dolet et de la Saint-Barthélemy, au xviie siècle de Lucilio Vanini, Casimir Liszinski et de la chasse aux sorcières, au xixe siècle de Francisco Ferrer, et encore dans les régions des xxe et xxie siècles où tenir des propos semblables à ceux que j’écris dans ces pages met en danger leurs auteurs, ne sont peut-être croyants que de circonstances, voire de façade, contraints d’afficher la foi sans laquelle on ferait de leur vie un enfer[1]. Il est injuste et indigne d’aligner leurs noms pour tresser des guirlandes pseudo-argumentaires. Nous ne sommes pas en mesure de savoir ce que croyaient vraiment une bonne partie de nos prédécesseurs ni ce qu’ils croiraient aujourd’hui à la lumière des connaissances dont ils ne disposaient pas, ou encore ce que nous aurions cru en leur temps ou si nous étions nés dans trois siècles. Il est fallacieux de multiplier les anecdotes pour défendre l’idée que les esprits les plus brillants sont les plus croyants.

Dans leur livre, messieurs Bolloré et Bonnassies dressent sur 70 pages (chapitres 12 à 15) une longue liste de scientifiques de premier plan qui sont ou étaient de fervents croyants. Une telle liste (mélange d’appel à l’autorité et d’argument ad populum) ne permet pas de statuer sur la validité des convictions. Ce sont les arguments que ces personnes ont utilisés pour défendre leurs idées qui nous disent ce que valent ces idées. À cela, la réponse n’est bien sûr pas d’opposer une interminable liste des savants incroyants qui travaillent dans les laboratoires du monde, mais des données scientifiques.

Les scientifiques de profession sont moins croyants que la population générale[2]. C’est particulièrement vrai aux États-Unis où la population est plus pieuse que dans la plupart des démocraties modernes. En 1916, le psychologue américain James H. Leuba montre que parmi les scientifiques de carrière (mathématiciens, biologistes et physiciens/astronomes), seuls 27 % croient en un « Dieu personnel[3] ». Le même auteur évalue cette part à 15 % en 1933[4]. Soixante ans plus tard, le déclin de la croyance chez les scientifiques était confirmé par Larson et Witham qui l’estiment à seulement 7 %[5]. Un sondage publié dans la revue Nature en 1998 montrait que parmi les scientifiques les plus réputés, les membres de la National Academy of Science, 93 % se considéraient non-croyants[6]. Le taux d’athéisme dans ce pays est passé de 8 % l’année de ce sondage en 1998 à 21 % en 2021 selon un sondage Gallup[7]. Nous n’avons donc aucune raison de penser que cette proportion ait pu chuter.

Une étude récente reprend et complète d’anciennes données qui montrent la difficile compatibilité entre science et religion. Les chercheurs américains Jonathon McPhetres et Miron Zuckerman, spécialistes en psychologie et en cognition sociale, montrent que le degré de religiosité est corrélé avec une faible connaissance des sciences et une attitude plutôt hostile envers elles. Ils montrent aussi, sans surprise, que le niveau de religiosité des parents et la place de la religion dans l’éducation des enfants prédit, vingt ans plus tard, l’attitude de ces derniers envers la science[8]. Ceux éduqués religieusement sont plus téléologistes dans leur conceptualisation des animaux et plus essentialistes vis-à-vis des classes sociales et des classes d’animaux. Les croyants sont plus victimes de pareidolies, l’illusion de voir des formes structurées (souvent des visages) là où il n’y en a pas[10], ce qui les rend plus enclins à vivre des expériences paranormales. La croyance dans le surnaturel, notamment d’ordre religieux, est corrélée à une plus forte croyance dans les théories du complot[11], ce qui fait des croyants de meilleurs vecteurs de la diffusion de fake news. Autrement dit, la croyance religieuse a tendance à placer les croyants dans un monde un peu spécial où leurs perceptions de la réalité sont plus biaisées que celles de la moyenne des humains.

Ces résultats ne font que constater l’existence du conflit, qu’on le veuille ou non, entre deux modes de cognition dont chacun peut difficilement être embrassé si l’autre n’est pas, d’une manière ou d’une autre, épistémiquement disqualifié. Pour ma part, je plaide pour la science. »

______________

Références

[1] Voir Eyschen C. (dir.), Les martyrs de la libre pensée, Éditions de la Libre Pensée, 2018.

[2] Ecklund E. H., Johnson D. R., Scheitle C. P., Matthews K. R. W. et Lewis S. W., « Religion among Scientists in International Context: A New Study of Scientists in Eight Regions », Socius, 2016.

[3] Leuba J. H., The Belief in God and Immortality, Boston, Sherman, 1916.

[4] Leuba J. H., God or Man? A Study of the Value of God to Man, New York, Henry Holt and Company, 1933..

[5] Larson E. et Witham L., « Scientists are still keeping the faith », Nature, vol. 386, 1997, p. 435-436.

[6] Larson E. et Witham L., « Leading scientists still reject God », Nature, vol. 394,1998.

[7] https://news.gallup.com/poll/1690/religion.aspx

[8]McPhetres J. et Zuckerman M., « Religiosity predicts negative attitudes towards science and lower levels of science literacy », PLoS ONE, vol. 13, 2018, e0207125.

[9] Diesendruck G. et Haber L., « God’s categories: The effect of religiosity on children’s teleological and essentialist beliefs about categories », Cognition, vol. 110, 2009, p. 100-114.

[10] Riekki T., Lindeman M., Aleneff M., Halme A. et Nuortimo A., « Paranormal and Religious Believers Are More Prone to Illusory Face Perception than Skeptics and Non-believers », Applied Cognitive Psychology, 2013.

[11] van Prooijen J. W., Douglas K. M. et De Inocencio C., « Connecting the dots: Illusory pattern perception predicts belief in conspiracies and the supernatural », Eur J Soc Psychol, vol. 48, 2018, p. 320-335.

4 réponses
  1. Claire
    Claire dit :

    Merci pour cet article! Cela fait un moment que je me pose des questions sur la relation entre sciences et religion. Je me souviens avoir demandé à ma mère étant enfant : comment peux-tu croire en Dieu alors que tu es une scientifique avertie! Depuis, cette question ne m’a pas quitté et cet article t apporte une réponse de plus!

    Répondre
  2. Jean-Michel
    Jean-Michel dit :

    Tout ceci tombe sous le sens! Les arguments d’autorité sont en principe sans valeur dans d’autres domaines. Voir ce qu’Einstein à fait de sa vie privée ne fait pas envie! Pour autant, un bon darwinien peut imaginer que la foi augmente la reproduction sinon elle aurait disparu.. incidemment, il semble qu’elle augmente aussi la longévité . Ce qui ne doit pas interdire de la critiquer pour d’autres raisons bien sûr… en ce qui me concerne, j’aime bien l’approche de d’Ormesson: je doute en Dieu, ou encore celle de Reeves: il importe de laisser les questions vraiment importantes sans réponse le plus longtemps possible

    Répondre
  3. Virgile BERNARD
    Virgile BERNARD dit :

    Ravi de lire un texte qui d’une part m’apprend quelque chose, et d’autre part reflète ce que je comprends comme l’expression d’une attitude réflexive.
    Votre article me laisse croire que vous penchez du côté de la coexistence difficile, tumultueuse et parfois funeste de la religion et de la science. J’ai bon ?

    Répondre

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *