ERREUR MANIFESTE : Le tabac ne protège pas du covid !

L’illusion cognitive dont je vais vous parler ici est l’une des plus courante. C’est une erreur que l’on retrouve tous les jours dans la vie domestique, dans les journaux, dans les messages publicitaires et dans les discours idéologiques. C’est probablement cette erreur là qui a rendu nécessaire l’édification de la méthode scientifique. Et pour la traiter, prenons l’exemple de cette idée qui circulait début 2020, pendant la première vague de la pandémie du Covid19.

 

Raoult, la nicotine et l’art de se tromper 

Août 2020  — La France sort lentement du premier confinement, et Didier Raoult, figure devenue médiatique, enchaîne les interventions filmées. Dans l’une d’elles, sur la chaîne officielle de l’IHU méditerranée il s’indigne : il y aurait eu « deux éléments de censure dans The Lancet » qui auraient montré « de manière statistique » que « le tabac protégeait » contre la Covid-19. À l’écouter, des résultats “dérangeants” auraient été bâillonnés par des revues pusillanimes, transformant la correction scientifique en acte politique.

« Récemment, je peux vous dire, il y a eu deux éléments de censure dans The Lancet qui montraient de manière statistique que, d’une certaine manière, le tabac protégeait contre le Covid… Mais censurer une donnée scientifique d’observation, ça n’est pas le rôle d’un journal scientifique. »
Didier Raoult, 18 août 2020 (vidéo)

Le ton est grave : Raoult accuse les revues médicales de supprimer des résultats “dérangeants”. Pourtant, aucun article de The Lancet n’a jamais été censuré sur ce sujet. Ce que Raoult présente comme une persécution est en réalité une correction scientifique. Et derrière cette mise en scène, on retrouve un piège bien plus ancien : la confusion entre corrélation et causalité.

Reprenons calmement.

 

I. Printemps-été 2020 : l’hypothèse “nicotinique”, l’emballement, et l’erreur logique

Au printemps 2020, Jean-Pierre Changeux, Zahir Amoura, Marianne Miyara et Felix Rey publient sur la plateforme Qeios un préprint intitulé A nicotinic hypothesis for COVID-19 with preventive and therapeutic implications (Changeux et al., 2020) (source). Ils observent que les fumeurs semblent sous-représentés parmi les patients hospitalisés pour Covid-19. Ils suggèrent une « hypothèse nicotinique » : le récepteur nicotinique de l’acétylcholine (nAChR) jouerait un rôle dans la physiopathologie de la Covid-19, et la nicotine pourrait avoir un effet protecteur.

Notons deux points essentiels : 1) C’est une hypothèse : pas d’essai clinique, pas de démonstration de causalité. 2) L’observation « moins de fumeurs à l’hôpital » est une donnée brute qui cache peut-être des phénomènes sous-jacents, des biais qu’il faudrait dénicher

Malgré cela, l’hypothèse enflamme les médias. Olivier Véran, à l’Assemblée, salue des « chercheurs de grand talent » et mentionne la piste nicotinique (voir ici). Dans certains services, des patchs de nicotine sont distribués à du personnel, sans base probante. C’est tout sauf banal, car la nicotine est une substance addictive.

Ce qui n’était qu’une observation statistique devient une relation causale : si les fumeurs sont moins nombreux à l’hôpital, c’est donc que fumer protège. Et nous voici tombé dans le piège de la corrélation trompeuse, de l’illusion causale.

 

II. L’illusion de corrélation : quand les chiffres mentent sans tricher

« Corrélation n’est pas causalité » : la formule semble éculée, jusqu’à ce qu’on voie comment elle s’applique ici.

Pourquoi observe-t-on moins de fumeurs à l’hôpital ?

  1. Effet d’âge : les fumeurs hospitalisés sont souvent plus jeunes que les non-fumeurs hospitalisés ; or C’est l’âge qui est le principal facteur de risque du Covid-19. Les personnes très âgées (70, 80 ans et plus) ont, en moyenne, des taux de tabagisme courants plus faibles. Beaucoup ont arrêté depuis longtemps, ou n’ont jamais fumé, ce qui explique d’ailleurs qu’elles aient réussi à devenir si âgées. Les fumeurs actifs sont statistiquement plus fréquents dans des classes d’âge plus jeunes. Résultat mécanique -> Les lits d’hospitalisation Covid sévère sont surtout occupés par des personnes très âgées, donc plutôt non-fumeuses déclarées. Les plus jeunes, plus souvent fumeurs, font en moyenne moins de formes graves, donc finissent moins à l’hôpital.
  2. Sous-déclaration : beaucoup de patients minimisent ou nient leur tabagisme dans les questionnaires médicaux. À l’époque la saturation des service faisait planer la menace d’un tri des malades ; les fumeurs auraient pu craindre d’être abandonnés à leur sort.
  3. Biais de survie : les grands fumeurs atteints de maladies chroniques, fragilisés, meurent avant d’être hospitalisés ou diagnostiqués. Ils ne sont pas comptabilisés comme “hospitalisés Covid fumeurs”

Et cela aboutit à une corrélation trompeuse.

Moins de fumeurs observés ne signifie pas que le tabac protège : cela reflète simplement des biais de sélection et de déclaration. Les travaux méthodologiquement plus solides publiés ensuite convergent : le tabagisme est associé à des formes plus graves et à une surmortalité (Patanavanich & Glantz, 2020 ; 2021). Mais pour Raoult, comme pour beaucoup, le mythe de la donnée “interdite” était plus séduisant que la réalité des faits.

Dès le mois de mai l‘OMS rappelait les dangers du tabagisme et alertait

« L’OMS incite les chercheurs, les scientifiques et les médias à la prudence pour ne pas répercuter des allégations non étayées selon lesquelles le tabac ou la nicotine pourraient réduire le risque de COVID-19. » (source)

En avril, le journaliste Florian Gouthière, dans Libération, douchait les espoirs en rappelant que rien ne permettait de croire aux bénéfices du tabac (source)

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III. 2020 : “La censure” comme posture

En accusant The Lancet de “censure”, Raoult confond filtrage méthodologique et répression politique. Or la relecture par les pairs, le refus de manuscrits fragiles ou la prudence éditoriale sont le cœur même du fonctionnement scientifique. Par ailleurs, en 2020, The Lancet n’a « censuré » aucun article concluant que “le tabac protège”. Le préprint Changeux n’était pas chez The Lancet et n’a pas été “supprimé” : c’est un préprint resté, simplement parce qu’il n’a pas passé la barrière de la relecture. Si Raoult parlait d’autres travaux, il aurait dû les citer. S’ils existent.

C’est plus tard, en 2022, que paraitra dans The Lancet Respiratory Medicine un Personal View (Benowitz et al., 2022)[6] qui fait justement le point :

  • les résultats sur l’incidence d’infection selon le statut tabagique sont inconstants,
  • mais l’ensemble des données cliniques sur l’évolution de la maladie et les mécanismes plaide contre la thèse “protectrice” et contre toute recommandation pro-nicotine ; on y décourage explicitement l’idée d’un rôle prophylactique du tabac/nicotine.

Le temps permet à la science de donner une réponse claire et nette aux hypothèses un peu confuses.

Évidemment, qualifier de “censure” le refus, la révision ou la rétractation d’un manuscrit pour raisons méthodologiques revient à empoisonner le puits : on discrédite par avance tout contradicteur en lui prêtant une intention politique. La relecture par les pairs et le tri éditorial ne sont pas des bâillons, mais le dispositif normal de correction qui protège la décision publique des illusions corrélationnelles.

 

IV. 2021 : la vraie rétractation et les conflits d’intérêts

La “cerise sur le gâteau” vient après la séquence 2020. En mars 2021, le European Respiratory Journal publie une notice de rétractation :

Giannouchos, T. V., Sussman, R. A., Mier, J. M., Poulas, K., & Farsalinos, K. (2020). Characteristics and risk factors for COVID-19 diagnosis and adverse outcomes in Mexico: an analysis of 89 756 laboratory-confirmed cases. Eur Respir J. (in press). DOI : 10.1183/13993003.02144-2020

Cette étude affirmait que les fumeurs étaient moins susceptibles d’être diagnostiqués Covid-19. Le journal l’a retirée en expliquant que plusieurs auteurs avaient omis de déclarer leurs liens financiers avec l’industrie du tabac, et que la méthodologie comportait des faiblesses majeures.

Le Guardian consacre un article à cette affaire : « Scientific paper claiming smokers less likely to acquire Covid retracted over tobacco industry links.» (source). En l’espèce, on soupçonne un conflit d’intérêt comme l’industrie du tabac en a le secret : les industriels avaient intérêt à ce que des résultats redorent le blason de leurs produits. Je n’ai pas vu Didier Raoult saluer cette sanction contre un papier entaché de fraude, lui si prompt à parler de censure en défense d’une thèse désormais complètement réfutée.

 

V. Quand la posture rebelle sert le lobby

Ironie de l’histoire : la posture “antisystème” de Raoult rejoint exactement la stratégie de communication de l’industrie du tabac. Depuis un demi-siècle, les cigarettiers cultivent le soupçon scientifique et l’agnotologie (la recherche de l’ignorance) : transformer la critique méthodologique en “bâillon”, semer la suspicion sur les institutions, et amplifier les études favorables.

L’attitude revancharde qui dresse le “savant libre” contre les revues “idéologiques” sert, de fait, ceux qui avaient intérêt à faire durer l’ambiguïté. En 2020, Didier Raoult se bat contre tous ceux qui défendent une méthode scientifique propre et à même d’apporter des réponses dans les plus brefs délais. Évoquer cette thèse du tabac lui permettait de renforcer sa propre narration.

 

VI. Leçon de méthode

Souvenons-nous qu’en science, il est bon de :

  1. Ne pas confondre corrélation et causalité.
  2. Ne pas appeler censure le processus de relecture par les pairs
  3. Éviter de jouer le jeu des industriels en accusant de biais idéologique un champ disciplinaire qui a élaboré un consensus en matière de santé publique.

Vous constatez comme moi la facilité avec laquelle des gens a priori sérieux tombent dans le piège d’une erreur aussi grossière et basique que la corrélation trompeuse, qui est quasiment le niveau 1 de la compétence du penseur critique. Tout le monde peut tomber dedans, et ce n’est qu’au travers d’un travail collectif que nous pouvons surveiller nos angles morts les uns des autres. Cela nous évitera des erreurs manifestes.

 

 Acermendax


Références

  • Benowitz, N. L., Goniewicz, M. L., Halpern-Felsher, B., Krishnan-Sarin, S., Ling, P. M., O’Connor, R. J., et al. (2022). Tobacco product use and the risks of SARS-CoV-2 infection and COVID-19: Current understanding and recommendations for future research. The Lancet Respiratory Medicine, 10(7), 716-724. https://doi.org/10.1016/S2213-2600(22)00182-5
  • Changeux, J.-P., Amoura, Z., Rey, F., & Miyara, M. (2020). A nicotinic hypothesis for COVID-19 with preventive and therapeutic implications. https://doi.org/10.32388/FXGQSB
  • Changeux, J.-P., Amoura, Z., Rey, F., & Miyara, M. (2020). Une hypothèse nicotinique pour la Covid-19. Comptes Rendus Biologies, 343(1), 33-39. https://doi.org/10.5802/crbiol.8
  • Giannouchos, T. V., Sussman, R. A., Mier, J. M., Poulas, K., & Farsalinos, K. (2020). Characteristics and risk factors for COVID-19 diagnosis and adverse outcomes in Mexico: An analysis of 89 756 laboratory-confirmed COVID-19 cases. European Respiratory Journal. (in press, rétracté mars 2021). https://publications.ersnet.org/content/erj/57/3/2002144
  • Patanavanich, R., & Glantz, S. A. (2020). Smoking is associated with COVID-19 progression: A meta-analysis. Nicotine & Tobacco Research, 22(9), 1653-1656. https://doi.org/10.1093/ntr/ntaa082
  • Patanavanich, R., & Glantz, S. A. (2021). Smoking is associated with worse outcomes of COVID-19 particularly among younger adults: A systematic review and meta-analysis. BMJ Open, 11(6), e044640. https://doi.org/10.1136/bmjopen-2020-044640
  • Schneider, L. (2020, 29 avril). L’amourà pour la cigarette : Changeux, tout, COVID-19. For Better Science. https://forbetterscience.com/2020/04/29/lamoura-pour-la-cigarette-changeux-tout-covid-19/

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