Des troubles psychologiques qui s’attrapent sur les réseaux sociaux ?
Il est très compliqué d’appeler à la vigilance envers les possibles effets de mode des troubles psychologiques sur les réseaux numériques sans, dans le même temps, donner l’impression de chercher à faire la chasse aux personnes qui mentiraient sur leurs troubles pour attirer l’attention ce qui en soi peut être un signe de trouble, d’ailleurs). Alice m’a proposé de relever ce défi et a patiemment construit ce billet pour appeler à plus de mesure, de prudence et de considération. Vous y trouverez beaucoup d’informations sourcées pour vous aider à vous faire un avis sur les nombreux témoignages qui, parfois, suscitent notre incrédulité. Peut-être réussirons-nous à faire preuve d’un scepticisme méthodique qui ne vire pas à la négation des vécus.
Acermendax
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Depuis quelques années, de plus en plus d’articles scientifiques se penchent sur la présentation et la prévalence des troubles mentaux sur les réseaux sociaux, notamment sur TikTok et YouTube. La surreprésentation de symptômes considérés comme atypiques pour les troubles revendiqués inquiète la communauté médicale, et le phénomène observé a été appelé une “épidémie” : en effet, les symptômes présents dans les vidéos semble se propager à une partie de ceux qui les visionnent (9)(14)(15)(18).
Un des troubles les plus revendiqués est le Syndrome de Gilles de la Tourette (SGT), que ce soit en ligne ou dans les cliniques spécialisées. Cependant, la documentation scientifique nous indique que bien souvent, il s’agit plutôt de ce qu’on appelle des “tics fonctionnels”. Ces tics peuvent s’apparenter au SGT, mais diffèrent entre autres par la population affectée et l’origine des symptômes.
On notera par exemple que les tics fonctionnels touchent principalement des jeunes filles et des jeunes femmes entre 12 et 25 ans, avec comme comorbidités les plus courantes l’anxiété et la dépression, et que les tics apparaissent soudainement et sont généralement complexes dès leur apparition. Le SGT en revanche touche les hommes et les garçons trois fois plus souvent, apparaît graduellement à partir de la petite enfance en commençant par des tics simples, et si les troubles anxieux et dépressifs sont des comorbidités relativement courantes, elles le sont beaucoup moins que le trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (18).
Dans la majorité des cas observés, les tics fonctionnels étaient précédés par une consommation de contenu en ligne présentant des symptômes similaires ou, dans de nombreux cas, exactement les mêmes symptômes (par exemple le fait de prononcer le même mot)(8)(9)(14)(15)(16)(18). Il semble donc s’agir d’un trouble contagieux qui peut être transmis via les médias sociaux, en particulier YouTube et TikTok, ce qui est inquiétant étant donné l’impact sévère sur la vie des personnes concernées. Nous reviendrons plus tard à cette idée de contagion sociale.
Obtenir le diagnostic adapté n’est pas simplement une question de vocabulaire : les deux troubles se gèrent de façons différentes. Notamment, les traitements médicamenteux, qui peuvent être utilisés pour traiter le SGT, n’ont pas d’effet primaire démontré sur les tics fonctionnels(6) et la thérapie la plus efficace pour traiter un SGT est l’Intervention Comportementale Globale pour les Tics(17).
Par contraste, une simple discussion du diagnostic peut mener à l’amélioration ou même la disparition des tics fonctionnels dans une partie des cas(15). Dans les autres cas, le traitement le plus efficace démontré à ce jour est la Thérapie Cognitivo-Comportementale (TCC)(11)(20)(14).
Il convient cependant de noter qu’il existe un chevauchement entre les symptômes des deux troubles, et qu’il est également possible de les cumuler(6)(20). Il est donc d’autant plus important de se tourner vers un spécialiste pour obtenir un diagnostic adapté.
Un autre trouble très représenté sur les réseaux sociaux est le Trouble Dissociatif de l’Identité (TDI). Il s’agit d’un trouble qui apparait dans la petite enfance suite à des traumas répétés et/ou prolongés. L’enfant se dissocie afin de se protéger de ces traumatismes, cependant il ou elle n’a pas encore de sens du soi. Vers l’âge de six ans, au lieu de former une identité complète, il ou elle combine ces fragments dissociés en ce qu’on appelle des parties (ou alters) : des fragments de personnalité plus ou moins développés qui ont chacun un sens du soi séparé(12). On parle d’hôte pour le fragment le plus proéminent, qui “héberge” les alters.
En plus de cette discontinuité du soi, le TDI est également caractérisé par des épisodes récurrents d’amnésie dissociative. Cette amnésie porte le plus souvent sur des moments de la vie de tous les jours où un autre alter est “aux commandes”, mais peut porter sur des événements importants comme un mariage ou la naissance d’un enfant, ou sur des épisodes traumatiques(1).
Les personnes souffrant de TDI éprouvent une détresse et/ou un handicap importants. On estime qu’entre 60% et 80% des personnes diagnostiquées avec un TDI on fait une ou plusieurs tentatives de suicide(3)(13) et que 78% d’entre elles ont eu des comportements autodestructeurs non-suicidaires(13).
L’origine traumatique du TDI fait désormais consensus dans la communauté scientifique, mais cela n’a pas toujours été le cas. L’hypothèse rivale était celle d’un “Fantasy Model”, modèle selon lequel le TDI se formerait suite à un désir de fuir la réalité et reproduirait les symptômes observés dans les représentations culturelles. Les études les comparant ont conclu à la validité du modèle traumatogène, cependant elles n’ont pas exclu que le modèle psychogène puisse s’appliquer à une minorité des cas(3)(10). Cela pourrait correspondre à une version fonctionnelle du TDI, que j’appellerai ici multiplicité fonctionnelle.
Nous avons vu avec les tics fonctionnels que le traitement est différent de celui du SGT. Pour ce qui est des TDIs, cette différence serait encore plus importante : en effet, la prise en charge d’un TDI se fait principalement à travers l’intégration des traumatismes infantiles afin de réduire la souffrance du patient. Or, la multiplicité fonctionnelle diffèrerait principalement du TDI par l’absence de tels traumatismes.
D’après Christensen(5), on peut distinguer trois groupes de personnes multiples : celles qui présentent un TDI typique, celles qui présentent un “TDI non-traumatique” qui pourrait correspondre à une multiplicité fonctionnelle, et finalement les personnes multiples sans trouble. Pour ces dernières, la multiplicité serait une identité et non pas un symptôme. Ce troisième groupe n’est pas reconnu officiellement et cette chercheuse est la seule à en parler. Je ne peux donc ni confirmer ni infirmer la valeur scientifique de la multiplicité en tant qu’identité, cet avis ne faisant pas consensus. Dans tous les cas, s’il ne s’agit pas d’un trouble, aucun diagnostic ni traitement n’est nécessaire, je ne m’étendrai donc pas davantage sur ce sujet.
Parenthèse sur les “faux troubles” : les personnes qui font semblant d’avoir des symptômes existent très certainement, mais il est difficile voire impossible de savoir de qui il s’agit, et quand bien même le saurions-nous, il n’y aurait aucun avantage à les pointer du doigt. Je vous demanderai donc, s’il vous plait, de ne faire aucune chasse aux “faux troubles”, quels qu’ils soient. Au mieux, ça ne servirait à rien. Au pire, vous risquez de harceler une population déjà vulnérable et victimisée. Seul un médecin peut poser un diagnostic, et cela prend souvent des années. Laissez les gens tranquilles, s’il vous plait. Fin de parenthèse.
Les troubles fonctionnels ne sont pas une découverte récente, mais jusqu’à il y a peu la contagion observée, s’il y en avait, était toujours locale. On note désormais une propagation internationale des symptômes, sans qu’il y ait besoin de proximité physique avec quelqu’un présentant les symptômes “attrapés”. Les termes proposés pour décrire ce phénomène incluent “mass psychogenic illness that is disseminated by social media“ (“Maladie psychogène de masse disséminée par les médias sociaux”)(14), “mass social media-induced illness” (maladie de masse induite par les médias sociaux)(15) et “Social Media Associated Abnormal Illness Behavior” (Comportement maladif anormal associé aux médias sociaux”)(7).
Cette contagion n’a pas seulement une portée internationale (les seules limites étant l’accès au contenu en ligne et la connaissance de la langue) elle est également extrêmement rapide : d’après Müller-Vahl et al.(15), les premiers cas de tics fonctionnels imitant un influenceur allemand se sont présentés dans leur clinique 3 mois seulement après la création de sa chaine YouTube.
YouTube existe depuis 2005, TikTok depuis 2016. Pourquoi n’assistons-nous à une telle vague que maintenant ? Une hypothèse est que la pandémie de COVID-19 serait en cause(9)(15). D’une part, la pandémie en elle-même était un facteur d’anxiété et surtout de dépression, au moins durant les premiers mois(2)(19)(21). D’autre part, les confinements ont conduit à plus de solitude, ce qui a mené à davantage d’utilisation des réseaux sociaux(4). Nous nous serions donc retrouvés avec une population plus vulnérable, mais également plus exposée.
Il nous faut toutefois faire preuve de beaucoup de prudence : les tendances que j’ai décrites s’appliquent à des groupes et ne nous informent pas sur les cas particuliers.
Non seulement l’anxiété et la dépression ne sont-elles pas toujours présentes chez les personnes souffrant de troubles fonctionnels, mais il s’agit de comorbidités courantes dans de nombreux autres troubles, y compris le SGT et le TDI. Pour ce dernier, il s’agit même des comorbidités les plus fréquentes, avec le syndrome de stress post-traumatique(1). De plus, la pandémie et les confinements ont pu agir comme déclencheurs pour des troubles qui ne sont pas pour autant fonctionnels, et le fait de développer des symptômes similaires à ceux d’un influenceur n’exclut pas l’hypothèse d’un trouble déjà présent et simplement aggravé par le contenu visionné.
Il est donc important de ne pas chercher à poser une étiquette sur les troubles des autres, et dans une certaine mesure sur les siens non plus. L’autodiagnostic est utile ; il peut même être essentiel pour prendre conscience que nous avons besoin d’aide et se tourner vers un professionnel. Mais un autodiagnostic n’est pas forcément correct, et il ne faudrait pas y être si attaché que l’on refuserait des soins qui pourraient nous soulager. À l’inverse, il est important pour les médecins d’écouter leurs patients avec respect et empathie, même s’ils doutent de leur diagnostic, afin d’éviter de s’acharner dans un traitement inadapté.
Les troubles fonctionnels ne sont pas de “faux” troubles. Il s’agit de troubles distincts mais réels, dont les symptômes ne sont pas simulés, et dont l’existence fait consensus(1). Le neurologue Victor W. Mark remarque cependant que même les médecins, qui devraient pourtant être plus avisés, font parfois cette erreur et peuvent aller jusqu’à éprouver du ressentiment envers leurs patients. Mark met ses collègues en garde contre cette attitude qui manque cruellement de compassion. Il rappelle également que les patients qui ne sont pas traités de façon adéquate risquent de rejeter la médecine et de rester sans traitement ou de se tourner vers des méthodes de soin alternatives inefficaces voire potentiellement dangereuses(14).
Les troubles mentaux restent stigmatisés, y compris dans la communauté médicale, et ne sont pas toujours pris au sérieux. Cela met à mal la confiance cruciale entre patients et médecins. Les conséquences sont pourtant très graves : errance médicale, retards de traitement, souffrance et pertes de chances. En moyenne, une personne souffrant de troubles dissociatifs ne reçoit un diagnostic correct qu’au bout de 5 à 12 ans de traitement et après avoir vu au moins 6 praticiens. Ces chiffres sont encore plus élevés pour le TDI spécifiquement. Durant ces années, les symptômes tendent à s’aggraver et d’autres troubles comme des addictions peuvent se développer. Un diagnostic rapide et adéquat permet au contraire de réduire la durée du traitement, le taux d’automutilation, et le risque d’être victime de nouveaux traumatismes(3).
J’encourage donc celles et ceux qui le peuvent à prendre rendez-vous avec un professionnel pour les guider et les accompagner. Je comprends la méfiance envers les médecins en général et les psychiatres en particulier : beaucoup d’entre eux ont manqué à leurs devoirs et je sais que je ne suis pas la seule à m’être sentie “punie” lorsque j’ai divulgué mes souffrances psychologiques. La communauté médicale doit continuer de s’améliorer et de se former sur ces sujets délicats, mais je ne pense pas que nous puissions nous permettre d’attendre que cela arrive avant de demander de l’aide. Il n’y a aucune honte à en avoir besoin.
Prenons soin de nous.
Alice (Avistew)
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Références :
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