De l’arbre du vivant vers les réseaux phylogénétiques : une révolution ?

L’idée principale du livre « Homo chaoticus » de Didier Raoult consiste à prétendre révolutionner la compréhension du vivant grâce à ses travaux et réflexions sur les Transferts Horizontaux de matériel Génétique (THG). Nous aurions besoin de lui et de son livre pour dépasser Darwin et comprendre que l’image populaire de l’arbre du vivant est fausse, que l’évolution ne se limite pas à la transmission filiale de caractères plus ou moins mutés puis sélectionnés, mais que des transferts de séquences à partir de microorganismes jouent un rôle très important dans l’évolution. C’est une révolution !

Le problème est que dans cette histoire le travail de Didier Raoult occupe une place secondaire, marginale, liée à l’activité intense de séquençage de ses équipes qui leur a permis d’identifier de nombreuses instances de ce genre de transfert. Guère plus.

Faisons un petit historique des vraies découvertes en la matière, et nous verrons si nous avons besoin que le professeur marseillais révolutionne tout ça.

Le concept de transfert horizontal de matériel génétique (THG) a radicalement modifié notre compréhension de l’évolution biologique, en complétant la vision traditionnelle de l’évolution par descendance verticale, c’est-à-dire par transmission génétique des parents à la progéniture. Les contributions majeures à l’étude du THG sont les suivantes :

  1. Frederick Griffith (années 1920) – Les premières preuves expérimentales de transferts horizontaux de gènes viennent des travaux de Frederick Griffith en 1928. Il observe que des bactéries non pathogènes peuvent acquérir des gènes de virulence à partir de bactéries mortes, un phénomène qu’il décrit comme la « transformation bactérienne ». Il ne savait pas encore que ce processus impliquaient le transfert de gènes. Ces notions sont enseignées au lycée[1].
  2. Barbara McClintock (Années 1940) – Barbara McClintock découvre les éléments transposables, ou « gènes sauteurs », dans le génome du maïs. Elle a démontré que certains segments d’ADN peuvent se déplacer d’un endroit à un autre, modifiant l’expression des gènes adjacents. Ce mécanisme de réorganisation génétique active a révolutionné la compréhension des génomes, montrant que ceux-ci ne sont pas statiques mais dynamiques. Bien que sous-estimés à l’époque, ses travaux ont été largement reconnus avec l’obtention du prix Nobel en 1983.
  3. Susumu Ohno (années 1970)[2] – Susumu Ohno est surtout connu pour avoir introduit le concept « d’ADN poubelle » (junk DNA), et pour ses travaux sur la duplication génétique. Dans son livre Evolution by Gene Duplication, il a expliqué comment la duplication des gènes permettait l’évolution de nouvelles fonctions. Son travail a influencé les recherches ultérieures sur l’évolution des génomes et les mécanismes par lesquels de nouveaux gènes apparaissent, ouvrant la voie à la compréhension de l’importance des transferts horizontaux.
  4. Lynn Margulis [3] (années 1970) – Margulis propose en 1970 que des événements de transfert de gènes horizontaux entre des organismes ancestraux aient conduit à l’incorporation de certaines bactéries en tant qu’organites des cellules eucaryotes (comme les mitochondries et les chloroplastes). Cette hypothèse est révolutionnaire à son époque. En proposant une origine symbiotique à toute la lignée qui va donner les organismes pluricellulaires, elle montre que le transfert de matériel génétique peut avoir un rôle tout à fait considérable sur l’histoire du vivant.
  5. Carl Woese[4] (1977) – À la fin des années 1970, Carl Woese révolutionne la biologie en étudiant les séquences d’ARN ribosomique pour classifier les formes de vie.[Les ribosomes sont des particules cytoplasmiques généralement formées de trois types d’acides ribonucléiques, associés à des protéines et déchiffrant le code inscrit dans l’ARN messager pour synthétiser des protéines]Il découvre trois domaines distincts de la vie (bactéries, archées et eucaryotes). Ses recherches révèlent que les transferts de gènes horizontaux brouillent la classification stricte des organismes, en particulier chez les bactéries et les archées. Il conclut que les transferts génétiques fréquents ont créé un réseau évolutif plus complexe que le simple arbre linéaire communément représenté au public.
  6. Jörg Hacker et James B. Kaper (années 1980-1990)[5] – Jörg Hacker et James B. Kaper ont étudié le rôle des îlots de pathogénicité dans les bactéries, qui sont des segments d’ADN acquis par des transferts horizontaux. Ces îlots confèrent des avantages spécifiques, comme la virulence. Leur travail a montré comment les bactéries pouvaient échanger des gènes pour s’adapter rapidement à de nouveaux environnements, comme l’acquisition de résistance aux antibiotiques.
  7. Jeffrey Lawrence et John Roth (1996) [6]– Jeffrey Lawrence et John Roth ont montré que les transferts horizontaux étaient essentiels à l’évolution bactérienne. Ils ont proposé que l’évolution adaptative rapide des bactéries ne pouvait pas être expliquée uniquement par des mutations aléatoires et la sélection naturelle. Leur modèle met en évidence le rôle des transferts horizontaux de gènes comme mécanisme central de la diversification des bactéries.
  8. William Ford Doolittle (années 1990)[7] – Doolittle contribue à renforcer l’idée que le THG est un phénomène fondamental dans l’évolution, en particulier chez les micro-organismes. En 1999, il publie plusieurs articles expliquant comment le THG, notamment par des plasmides, des virus et d’autres vecteurs, façonne l’évolution bactérienne, mais aussi, plus largement, l’histoire de l’évolution des organismes.
  9. Eugene Koonin (années 2000)[8] – Il est l’un des principaux chercheurs à étudier l’impact du THG dans l’ère des génomes séquencés. Il observe des transferts horizontaux non seulement chez les procaryotes, mais aussi chez les eucaryotes. Koonin montre que les transferts horizontaux de gènes contribuent à la plasticité génétique et accélèrent les innovations évolutives.
  10. Nancy Moran (années 2000) [9]– Nancy Moran a réalisé des études sur les symbioses bactériennes chez les insectes, comme les pucerons, démontrant que ces symbiotes bactériens avaient acquis des gènes par transfert horizontal. Ses recherches montrent que les transferts horizontaux entre bactéries et hôtes multicellulaires jouent un rôle crucial dans l’évolution des symbioses. Cette découverte est importante car elle élargit le rôle du THG au-delà des microbes, touchant également des relations symbiotiques dans des organismes plus complexe
  11. Tal Dagan et William Martin (2000s-2010s)[10] – Dagan et Martin ont proposé le concept de réseaux phylogénétiques, qui intègre les THG pour représenter l’évolution non plus comme un arbre strictement hiérarchique, mais comme un réseau d’interactions complexes. Cela a été particulièrement important pour comprendre l’évolution des organismes unicellulaires, mais a aussi des implications pour les eucaryotes.
  12. Julie Dunning Hotopp et al. (2007)[11] – L’équipe de Julie Dunning Hotopp a publié une étude importante en 2007, montrant des preuves de transfert horizontal de gènes des bactéries vers les animaux, en particulier les insectes. Ils ont trouvé des segments d’ADN bactérien intégrés dans le génome de la mouche drosophile, un exemple frappant de transfert horizontal qui a ouvert de nouvelles perspectives sur l’impact du THG sur l’évolution des eucaryotes.
  13. Patrick Keeling et Jeffrey Palmer (années 2000)[12] – Keeling et Palmer ont étudié les génomes des plastes et des mitochondries, montrant que ces organites (résultant d’endosymbioses) avaient acquis des gènes par transferts horizontaux au cours de leur évolution. Ils ont contribué à notre compréhension du rôle des THG dans l’évolution des organismes eucaryotes et la transmission des gènes entre les génomes nucléaires et ceux des organites.

 

Et alors ?

Les apports de ces différents chercheurs et chercheuses ont démontré que le transfert horizontal de matériel génétique joue un rôle majeur dans l’évolution, en permettant à des organismes d’acquérir des traits nouveaux de manière rapide et indépendante de la descendance directe.

Les concepts centraux de variation, d’héritabilité et de reproduction différentielle dont la conjonction produit la sélection naturelle, restent fondamentaux, mais ils ont été élargis pour inclure des mécanismes supplémentaires qui permettent une évolution plus rapide et une adaptation plus flexible, notamment chez les micro-organismes. En raison de ces travaux on sait que représenter le vivant comme un arbre est simpliste et qu’il faudrait le voir comme un réseau, il ressemble davantage à un buisson tout emmêlé de toiles d’araignées.

Certaines affirmations contemporaines, souvent relayées par des figures polémiques comme Didier Raoult, suggèrent que ces idées seraient « ignorées » du grand public ou des scientifiques, mais cela ne reflète pas la réalité des débats scientifiques actuels puisque la majorité des biologistes reconnaissent le rôle des transferts horizontaux, à tel point qu’on parle sans problème d’évolution réticulée.

Cette reconnaissance de la complexité de l’évolution s’est faite sans abandonner pour autant les fondements darwiniens.

Dans son livre destiné au grand public, Didier Raoult ne cite, pour autant que je m’en souvienne, qu’un seul des chercheurs dont je vous ai présenté le travail, ignorant tous les autres au profit de citations d’Héraclite, Platon, Nietzsche ou Einstein.

Nous avions pourtant droit à une promesse dès les premières lignes : « Avec ce livre, je souhaite mettre en place une nouvelle théorie de l’évolution basée sur les données les plus récentes. » Et la couverture annonçait « révolution dans l’évolution ». C’est dommage parce que cela n’a aucune chance de se faire à travers un livre bâclé ; il faudrait toiut au contraire que l’auteur prenne le temps de soumettre aux spécialistes une démonstration en règle des principes nouveaux qu’il estime apporter. Mais soit dit entre nous cela n’arrivera pas car Didier Raoult n’apporte rien de nouveau.

 

Je le sais parce que j’ai lu son livre « Homo chaoticus ». Merci aux éditions Michel Lafon de m’avoir envoyé cet exemplaire du livre. Je vous parlerai de son contenu… Bientôt.

 

 

Remerciements : Hervé SEIST – Samuel ALEXANDER – Stéphane DEBOVE

[1] https://www.profsvt71.fr/pages/terminale-spe-svt/genetique-et-evolution/transferts-horizontaux-et-complexification-des-genomes-1.html

[2] https://link.springer.com/book/10.1007/978-3-642-86659-3

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_endosymbiotique

[4] https://acces.ens-lyon.fr/acces/thematiques/biodiversite/dossiers-thematiques/les-trois-domaines-du-vivant/historique-de-la-classification-du-vivant-1/demarche-historique#:~:text=La%20comparaison%20des%20ARN%20ribosomiques%20a%20conduit%20historiquement%20%C3%A0%20la,l’arn%20messager%20en%20polypeptide.

[5] James B. Kaper Jorg Hacker (1999) The molecular basis of infectious diseases: pathogenicity islands and other mobile genetic elements. Amer Society for Microbiology

[6] Lawrence, Jeffrey & Roth, John. (2014). Genomic Flux: Genome Evolution by Gene Loss and Acquisition. 10.1128/9781555818180.ch15. – https://rothlab.ucdavis.edu/publications/Genomic%20Flux.pdf

[7] Doolittle, W. F. (1999). Phylogenetic classification and the universal tree. Science, 284(5423), 2124-2128.

[8] Koonin EV. Darwinian evolution in the light of genomics. Nucleic Acids Res. 2009 Mar;37(4):1011-34. doi: 10.1093/nar/gkp089. Epub 2009 Feb 12. PMID: 19213802; PMCID: PMC2651812.

[9] Moran NA, McCutcheon JP, Nakabachi A. Genomics and evolution of heritable bacterial symbionts. Annu Rev Genet. 2008;42:165-90.

Un article de Marc-André Selosse https://www.pourlascience.fr/sd/biologie/l-evolution-par-fusion-6304.php

[10] Dagan, T., Martin, W. The tree of one percent. Genome Biol 7, 118 (2006). https://doi.org/10.1186/gb-2006-7-10-118

Dagan, T., Artzy-Randrup, Y., & Martin, W. (2008). Modular networks and cumulative impact of lateral transfer in prokaryote genome evolution. Proceedings of the National Academy of Sciences, 105(29), 10039-10044.

[11] Dunning Hotopp JC, Clark ME, Oliveira DC, Foster JM, Fischer P, Muñoz Torres MC, Giebel JD, Kumar N, Ishmael N, Wang S, Ingram J, Nene RV, Shepard J, Tomkins J, Richards S, Spiro DJ, Ghedin E, Slatko BE, Tettelin H, Werren JH. Widespread lateral gene transfer from intracellular bacteria to multicellular eukaryotes. Science. 2007 Sep 21;317(5845):1753-6.

[12] Keeling, P., Palmer, J. Horizontal gene transfer in eukaryotic evolution. Nat Rev Genet 9, 605–618 (2008). https://doi.org/10.1038/nrg2386

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