La coopération humaine dans le blanc des yeux.
Quel est le lien entre le blanc de votre œil, la coopération sociale et la croyance dans les esprits ?
Les humains sont très forts pour percevoir la direction du regard de leurs congénères, à quelques degrés d’angle près. Tous les jours, nous en faisons l’expérience, et dans certaines situations, c’est même une source de gêne de s’apercevoir que l’on ne peut pas regarder quelque chose impunément. Cette faculté est peut-être à l’origine d’une croyance largement répandue selon laquelle nous serions capables de ressentir quand quelqu’un fixe son regard sur notre nuque. La vérité est que : non, nous n’avons pas ce pouvoir-là. Intéressons-nous plutôt aux capacités que nous possédons effectivement et qui sont donc bien plus passionnantes.
Quelques spécificités anatomiques et leurs conséquences.
Notre sclérotique (le blanc de l’œil) est… blanc, ce qui est une particularité de l’espèce humaine. Chez la plupart des animaux, et notamment chez les autres primates, la sclérotique a la couleur (sombre) de l’iris. Relativement à la taille du corps et du visage, l’œil humain est plus grand que celui des autres primates, et il est horizontalement plus allongé. Ces caractères facilitent l’estimation de la direction du regard. On sait d’ailleurs que dans nos interactions avec d’autres personnes, notre regard s’attarde surtout sur la région des yeux et de la bouche.
« Les yeux sont le miroir de l’âme » est une formule poétique qui ne repose pas sur la seule beauté des mots : nous avons l’habitude de nous intéresser tout particulièrement aux yeux de nos interlocuteurs. Et cela n’est pas dû au hasard.
Cette capacité humaine assez exceptionnelle est certainement liée au caractère social très marqué de notre lignée. Les instincts pré-humains puis humains ont été profondément influencés, lentement manufacturés par les interactions sociales de nos ancêtres. Savoir suivre le regard de nos congénères améliore la communication non verbale, d’où l’hypothèse de la « coopération oculaire« [1] qui propose que les particularités physiques de notre œil, notre attachement à utiliser les yeux d’autrui dans la lecture des expressions du visage, et notre propension à prendre pour un visage tout ce qui a vaguement la forme d’une paire d’yeux (paréidolie) ont évolué de concert en favorisant la coopération des individus et la transmission des caractères promoteurs de ces comportements.
En clair : l’hypothèse de la coopération oculaire consiste à considérer notre don pour la lecture de l’angle du regard comme un élément fondamental de la communication non verbale à l’origine de notre capacité à coopérer avec nos semblables.
Mais votre cerveau est trop désireux de ne jamais rater le fait que vous soyez observé… Conséquence : le concept d’œil ne vous quittera pas tant que vous regarderez cette image, ou même tandis que vous lisez ces mots et que l’image est en périphérie de votre champ de vision… alors que vous savez pertinemment qu’aucun œil ne se trouve ici.
C’est comme ça.
L’apparition de la coopération oculaire ?
Pour mesurer l’impact de cette coopération oculaire, prenons l’exemple du chien et du chat. Même si ces animaux suscitent chez nous une empathie comparable, le niveau de coopération est très différent. Les chiens sont utilisés dans de nombreux contextes pour aider l’humain dans des missions de sauvetage, de détection de substances, de surveillance, etc. Le chat n’agrée pas de la sorte à ce genre d’arrangement et il ne se rend utile qu’en d’exceptionnelles occasions. Des études ont montré que parmi les différences notables entre ces deux animaux, le chien a la capacité toute spéciale de comprendre le geste du pointage du doigt. Il sait que lorsque nous pointons un objet, c’est vers cet objet que nous attirons son attention à lui. Il peut dès lors adopter un comportement approprié qui conjugue le contexte et l’objet en question. Bien sûr d’autres paramètres entrent en jeu qui expliquent la plus grande coopération du chien que celle du chat, comme le fait que les loups vivent en meute là où les chats sauvages sont solitaires (mais notez bien que, justement, la plus grande sociabilité du chien est précisément au cœur du sujet).
Quoi qu’il en soit, la coopération oculaire a dû commencer à fonctionner chez nos lointains parents d’une façon assez similaire à nos interactions actuelles avec la gent canine. C’est un mode de communication non verbale très efficace pour échanger des informations simples.
Coopération vs trahison.
On sait que les grands singes sont prompts à coopérer dans un environnement défavorable à la trahison par un congénère ; à l’inverse quand la trahison devient possible, ils sont enclins à plus d’égoïsme. La coopération oculaire a pu favoriser l’altruisme en signalant aux membres du groupe qu’ils sont observés.
Des travaux avec des chimpanzés ont montré que lorsqu’on place deux morceaux de nourriture, l’un clairement en évidence dans le champ de vision du mâle dominant, et un autre caché dans un recoin où le dominant ne peut la voir, un chimpanzé dominé ne va s’approprier que celui qui n’est pas dans le champ visuel du dominant. Cela s’explique a minima par la capacité du chimpanzé dominé à se représenter ce que le dominant est capable de voir, et par la connaissance qu’il a du comportement du dominant (l’expérience laisse la place à l’hypothèse selon laquelle le dominé serait en mesure de se figurer les états mentaux de son congénère, mais sans la démontrer)[2].
Chez les humains des études réalisées ces dernières années ont montré que lorsque nous nous sentons observés nous trichons moins, nous sommes plus susceptibles de nous conformer aux codes moraux qui correspondent aux attentes intuitives du groupe, ce qui maximise nos chances de survie[3]. On voit déjà apparaitre un schéma dans lequel le regard d’autrui influence notre comportement (et cela ne surprendra personne).
Un scénario évolutionnaire crédible consiste à dire que les groupes d’animaux sociaux de nos lointains ancêtres étaient capables d’encourager l’entraide et de décourager la trahison grâce au signal oculaire. Dans le paradigme évolutionnaire, les comportements dont nous parlons n’ont pas besoin d’être conscients pour produire un effet bénéfique sur le groupe et être par conséquent retenus par la sélection naturelle. On peut les qualifier de comportements moraux étant donné leurs effets, mais leur nature n’a pas besoin d’être autre chose qu’intuitive. D’ailleurs, si nous nous interrogeons sur nos codes moraux les plus irréductibles : le rejet de l’injustice, la réciprocité, le dévouement à nos proches répondent à des commandements intuitifs au moins autant qu’à des processus cognitifs pleinement conscients.
Pour nous en convaincre, il suffit de voir comment un capucin réagit à un traitement inégal dont il est la victime, dans cette vidéo.
Le grand œil et l’évolution.
L’histoire de l’évolution de notre espèce se singularise par bien des aspects, et surtout par l’émergence d’une sphère culturelle et d’une lignée mémétique dans le prolongement de la lignée génétique qui nous a créés. Ainsi il est passionnant de constater que les notions abordées ci-dessus sont certainement déterminantes dans la chaîne causale qui a conduit à l’un des aspects les plus universels et les plus curieux de l’humanité : la croyance dans le surnaturel.
Reprenons les éléments qui se sont produits dans notre passé évolutionnaire.
1) La capacité des pré-humains à inférer les états mentaux de leurs congénères, ce qu’on appelle la théorie de l’esprit, permet de se représenter mentalement une réalité invisible : ce qu’un autre pense, ce qu’il veut… ses jugements, etc.
2) L’internalisation des codes moraux au fil des générations produit des instincts propices à la survie de la lignée, mais incompréhensibles par l’individu ; nous avons donc tendance à rationaliser nos jugements instinctifs à travers une narration morale (voire moralisatrice).
3) Notre méfiance envers la trahison, notre attachement à la justice nous a fait utiliser notre parfaite lecture du regard d’autrui comme un signal invitant à respecter les codes en vigueur.
Tous ces éléments mis bout à bout pointent dans la direction de l’apparition de croyances en l’existence d’entités invisibles garantes de l’ordre moral : d’innombrables entités possédant des caractères globalement humains, en dehors de leur nature invisible, surveillent nos gestes et ceux de nos congénères[4]. Et ainsi, la théorie explique l’animisme qui est vraisemblablement la première forme de croyance surnaturelle de l’espèce humaine et qui est le fruit de l’apophénie : la perception d’un objet ou d’une personne qui n’est pas là…
Les entités animistes ou religieuses ressemblent à s’y méprendre à la partie non matérielle de nos congénères : une personne capable d’émettre un jugement moral, de réagir à une injustice (esprits, dieux, fantômes, etc.). Le lien entre la croyance en ces entités et la présence dans notre cerveau du module de la théorie de l’esprit est patent.
Pour que cette croyance se fixe dans la proto-culture, il faut qu’elle soit transmise de génération en génération de manière darwinienne, ce qu’elle fait en accroissant la conformité du comportement individuel aux attentes du groupe par crainte de la punition. L’individu croyant, d’un point de vue à la fois mémétique et génétique a tout intérêt à favoriser la croyance similaire chez autrui afin de s’assurer que les autres subissent la même pression avec les mêmes conséquences sur le respect des codes de la (proto)société.
L’œil et l’origine des croyances.
Il s’agit d’un scénario difficile à prouver de manière formelle mais qui semble parfaitement cohérent avec ce que nous savons des mécanismes de l’évolution (génétique et mémétique). Comme toujours, d’autres facteurs ont certainement joué des rôles plus ou moins importants autour de ceux que nous avons évoqués ici.
En tout état de cause les données de la psychologie et des sciences de l’évolution dessinent toujours plus finement un faisceau de preuves qui permettent d’ors et déjà de considérer la religion comme un phénomène naturel qui trouve sa source dans l’encodage darwinien au niveau social et culturel des comportements à l’origine de nos jugements moraux.
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Références
[1] Kobayashi, H. and S. Kohshima 2001. Unique morphology of the human eye and its adaptive meaning: comparative studies on external morphology of the primate eye. Journal of Human Evolution (40) (5): 419-435.
[2] Povinelli D.J, Vonk J. 2003. Chimpanzee minds: suspiciously human? TRENDS in Cognitive Sciences 7:157-160.
[3] Gervais W.M., Norenzayan A. 2012. Like a camera in the sky? Thinking about God increases public self-awareness and socially desirable responding. J Exp SocPycho. 48, 298–302
Piazza 2011. ‘‘Princess Alice is watching you’’: Children’s belief in an invisible person inhibits cheating. Journal ox Experimental Child Psychology
[4] Gervais W.M. 2013. Perceiving Minds and Gods. How Mind Perception Enables, Constrains, and Is Triggered by Belief in Gods. ? Perspectives on Psychological Science July 2013 8: 380–394
Pour aller un peu plus loin…
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Intéressante lecture : merci!
Juste une remarque mineure : je pense que c’est « par conséquent » et non « pas conséquent » dans le paragraphe « Coopération vs trahison ».
Continuez à partager vos réflexion de haut vol 😉
Je sais que ce n’est absolument pas le sujet, mais je suis dégoûtée pour le capucin qui n’a eu que du concombre.
Et effectivement, regarder mes chats dans les yeux ne produit aucun résultat concluant. Ils marchent aux parfums et aux sons, plutôt.
Petite question par rapport à l’image de l’oeil qui n’est pas un oeil. C’est quoi du coup ?
Un évier en train de se vider.