Contre la Grande Purge Lexicale

Depuis son retour au pouvoir, l’administration Trump a initié une politique systématique de réécriture du langage au sein des institutions fédérales américaines. En moins d’un an, plus de 8 000 pages web officielles ont été supprimées ou modifiées, selon une enquête du New York Times. Ce nettoyage lexical, dirigé notamment contre le CDC (Centers for Disease Control and Prevention) et la NSF (National Science Foundation), cible des mots jugés “idéologiquement sensibles” comme bias, polarization, diversity, science-based, vulnerable ou encore equity.

Ces suppressions prennent plusieurs formes : retraits directs de publications, révisions silencieuses de guides de rédaction, consignes verbales de prudence ou modifications des algorithmes de validation des appels à projet. Ainsi, certains chercheurs ont vu leur demande de financement suspendue pour usage du mot bias (c’est-à-dire biais en français), désormais signalé comme “chargé politiquement” dans les grilles internes de la NSF. Le site GrantWritingAndFunding.com a publié en septembre 2025 une liste non exhaustive de plus de 40 termes bannis ou à risque, accompagnée de conseils d’auto-censure pour les porteurs de projets.

Ce dispositif n’est pas anecdotique. Il constitue une tentative délibérée de neutralisation des instruments critiques du langage. Supprimer bias, c’est rendre impossible l’analyse des distorsions cognitives. Écarter polarization, c’est nier les mécanismes de fragmentation informationnelle. Évincer science-based, c’est saper l’exigence de preuve et de méthode dans les politiques publiques. Ces mots ne sont pas neutres : ils sont les vecteurs d’un certain rapport au savoir, fondé sur la rigueur, la transparence, et la réflexivité.

À cette censure s’ajoute un climat d’autocensure croissante. Plusieurs laboratoires et universités ont réécrit leurs appels d’offres ou leurs objectifs de recherche en contournant les mots problématiques. Des formations internes recommandent désormais des tournures alternatives jugées “moins polarisantes” : evidence-informed à la place de science-based, group differences à la place de diversity, behavioral tendencies à la place de bias.

Cette purge s’inscrit dans une stratégie politique plus large. Elle ne vise pas seulement les institutions scientifiques, mais le langage lui-même en tant qu’outil de compréhension, de critique et de résistance. Elle relève d’une guerre sémantique qui vise à reconfigurer les termes du débat public, à disqualifier l’expertise indépendante, et à affaiblir la capacité des citoyens à penser collectivement leur réalité.

Elle n’est pas sans précédent. Des États autoritaires ont souvent cherché à contrôler le vocabulaire pour limiter le champ du pensable. Mais ce qui frappe ici, c’est l’ampleur technocratique du processus, et sa capacité à se déployer dans un contexte démocratique sans choc apparent. Par une série de micro-décisions coordonnées, le pouvoir modifie insidieusement le paysage intellectuel et prive les citoyens des moyens d’avoir confiance en une information.

 

Face à cette entreprise, il nous faut défendre les mots bias, polarization, science-based ou vulnerability pour préserver la possibilité même d’un questionnement critique. Œuvrer au partage des notions de la pensée critique, c’est donc contribuer à la préservation des conditions mêmes de la démocratie.

 

Acermendax


Références utiles
  • The New York Times (2025, 7 mars). These Words Are Disappearing in the New Trump Administration.
  • Le Monde (2025, 1er mars). Les mesures brutales de la nouvelle administration Trump s’apparentent à une attaque généralisée contre la science.
  • GrantWritingAndFunding.com (2025, 15 sept.). Banned and Trigger Words in Federal Grant Writing.
  • Wikipedia. Suppression de ressources en ligne du gouvernement des États-Unis en 2025.

 

1 réponse
  1. François Vazeille
    François Vazeille dit :

    Je reviens sur l’usage du mot « biais » qui serait donc proscrit par l’administration Trump car “chargé politiquement” et qui a, aussi, été discuté dans une précédente tribune « Les biais cognitifs : une « escroquerie » ? » commentant le texte d’une autrice, docteure en sciences de l’éducation, dans son blog Le Serpent à Sornette avec un texte au titre provocateur : « Les biais cognitifs, cette escroquerie ».

    J’approuve totalement les commentaires très sourcés d’Acermendax et je me permets d’en ajouter quelques autres qui recouvrent également les censures trumpiennes.

    Sornette écrit « qu’un biais, c’est une « déviation » par rapport à une pensée prétendument « rationnelle ».

    Elle ignore que le mot « biais » est utilisé dans les sciences dures, domaines très rationnels, et cette utilisation dans ces domaines va poser de sérieux problèmes aux scientifiques américains dans les champs scientifiques des mathématiques et de la physique. Je vais donner deux exemples de l’usage du terme « biais » dans ces deux domaines.

    Dans les théories statistiques, les évaluations de certaines grandeurs sont données par des « estimateurs ». Considérons le cas de l’estimateur de la variance. C’est, a priori, l’espérance mathématique d’un échantillon de données xi exprimée par les carrés des différences entre une valeur de référence R et les n mesures effectuées – en fait, la moyenne de la somme de ces carrés – soit Somme des (R-xi)2/n , avec i allant de 1 à n. Si la référence R est connue, on dit que cet estimateur n’est pas biaisé. Par contre, si la référence R est obtenue en calculant la moyenne des données xi, on considère que cet estimateur est biaisé, puisque l’on a perdu un degré de liberté en évaluant la moyenne de l’échantillon des xi. Dans ce cas, afin de disposer d’un estimateur non baisé, le calcul de la variance est modifié : on remplace la division par n par la division par n-1. Tout cela est très rationnel !

    En physique des particules, lorsque nous étudions un processus physique caractérisé par la détection de particules fixée par l’étude concernée, particules issues de la collision d’un faisceau de particules de haute énergie sur une cible (au repos ou constituée d’un autre faisceau dans un mode collisionneur), le déclenchement de l’électronique d’acquisition des particules produites est tributaire de divers réglages (seuils en énergie, nature et nombre de particules détectées, réglage du ou des faisceaux, etc.). Il est courant d’enregistrer, séparément, d’autres données en relâchant ces contraintes que nous dénommons les « événements à biais minimum » (minimum bias events) afin, justement, d’évaluer les biais que pourraient entacher les critères de sélection au moment de l’acquisition des bonnes données caractérisant le processus physique étudié. Tout cela est également très rationnel mais serait contraire à l’esprit trumpien! Je plains mes collègues américains…

    Je ne doute pas que pourraient être cités d’autres exemples relevant d’autres champs scientifiques, y compris les sciences humaines … et notamment les biais cognitifs.

    Répondre

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *