La zététique consiste à questionner les raisons pour lesquelles nous pensons que quelque chose est vrai.

Article Invité

Par François Vazeille


Directeur de recherche émérite au CNRS, j’appartiens au LPC (Laboratoire de Physique de Clermont-Ferrand) qui a le label d’UMR (Unité Mixte de Recherche, UMR6533). Les deux tutelles sont l’UCA (Université Clermont Auvergne) et le CNRS-IN2P3 (Institut National de Physique Nucléaire et Physique des Particules). Mes recherches s’effectuent au CERN (Laboratoire Européen pour la Physique des Particules), au sein de la collaboration mondiale ATLAS dans l’expérience éponyme, auprès du collisionneur de particules LHC (Large Hadron Collider).Les propos que je tiens dans ce billet n’engagent que moi, et je n’ai aucun lien d’intérêt avec une quelconque entreprise privée ou organisation dont je pourrais percevoir des fonds.

Avant-propos

Les propos que je tiens dans ce billet n’engagent que moi. C’est la version condensée d’un texte plus détaillé [0], citant de nombreuses sources. Quelques références, seulement, seront données dans ce billet, en conservant la numérotation du texte complet.

1. Introduction

Une publication de l’année 2019 – ″Quantum Theory as a source of insights to close the gap in Mode 1 and Mode 2 Transdisciplinarity. Potentialities, pitfalls and a possible way forward” [1] – aborde les aspects sociologiques de la ″transdisciplinarité″ en se référant à la Théorie quantique. Cyrille Rigolot, l’auteur, est agronome, chercheur à l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), membre de l’UMR (Unité Mixte de Recherche) ″Territoires″ associant AgroParisTech, INRAE, VetAgro Sup et l’UCA (Université Clermont Auvergne). Il rappelle les arguments en faveur d’une ″sociologie quantique″ et illustre son intérêt par un exemple concret dans son aptitude à réconcilier les praticiens et défenseurs de la ″Biodynamie″ et les acteurs de la Science académique. 

La ″sociologie quantique″ et la ″biodynamie″ s’écarteraient de la ″science normale″, ces deux domaines convergeant vers une Science de progrès, une ″Science extraordinaire″ dans laquelle l’esprit (la conscience humaine) se confondrait avec ces activités. Le scientifique ″académique″ que je suis est parfaitement en accord avec Cyrille Rigolot sur le fait que ni la ″sociologie quantique″, ni la ″Biodynamie″ ne relèvent de la Science, mais si la Science est souvent extraordinaire, ce n’est certainement pas selon la conception défendue par les défenseurs de cette ″sociologie quantique″ ou de la ″Biodynamie″. C’est ce que je vais expliquer succinctement dans ce billet, sachant que l’argumentation approfondie est accessible sous la référence [0] … dont je recommande la lecture, y compris l’épilogue.

2. ″Sociologie quantique″ et ″Conscience quantique″

La Théorie quantique se veut vraiment ″intégrée″ à la sociologie, du moins à cette mouvance qui n’est certainement pas partagée par toute la communauté des sociologues. 

Cyrille Rigolot accorde beaucoup d’intérêt à ″la conscience quantique″ (″Quantum consciousness″ ou esprit quantique), défendue notamment par Roger Penrose, récent prix Nobel de physique (2020) et Stuart Hameroof, médecin. C’est la seule tentative cherchant à ″matérialiser″ une origine quantique de l’esprit, mais elle n’est pas citée par l’auteur, lequel fait plutôt référence à Alexander Wendt, philosophe et politologue expert des relations internationales … et constructiviste, pas vraiment expert en Théorie quantique ou dans les Neurosciences.  Il est utile de rappeler que le constructivisme considère que la réalité est co-construite par l’esprit humain. 

D’après Penrose, authentique physicien et mathématicien, la conscience résulterait d’effets de ″gravité quantiquefaisant intervenir, dans des structures au cœur des neurones, un phénomène rappelant celui de la condensation de Bose-Einstein de l’hélium superfluide et des atomes ultra-froids de béryllium″. Malheureusement, une publication de physiciens australiens a rejeté complètement les idées de Penrose et Hameroof. En outre, cette théorie physique de l’esprit, plus qu’hardie et donc invalidée, fait appel à une théorie de la ″Gravitation quantique″, en cours d’élaboration et pas encore vérifiée par des tests expérimentaux.

Cyrille Rigolot cite un autre physicien, Basarab Nicolescu, qui veut unifier les différents niveaux de réalité, y compris les niveaux spirituels et cosmiques, en mettant en avant une troisième voie entre Objet et Sujet s’inspirant du Principe de superposition de la Théorie quantique. Puis il précise l’approche ″rigoureuse″ d’Alexander Wendt, dans son ouvrage ″Quantum Mind and Social Science. Unifying Physical and Social Ontology ″ [6]. 

Wendt recourt à la conception philosophique du Panpsychisme, selon laquelle l’esprit est une propriété présente partout à travers le monde qui se superposerait au monde matériel. Cette affirmation est soutenue par des considérations ″vitalistes″. Cela irait même vers le ″néo-vitalisme″ défendu par le sociologue postmoderne Bruno Latour. Ce concept attribue un rôle d’acteur à notre planète, au même titre que celui assumé par les humains, si bien que l’Univers serait un ″Big quantum″, un monde quantique. Affirmer que l’Univers est un ″Big quantum″ signifie qu’un philosophe serait capable de mieux connaitre la physique que les physiciens qui n’ont jamais imaginé une telle conception de l’Univers et de la Théorie quantique: quelle découverte extraordinaire ce serait ! Quant aux autres concepts de Panpsychisme et de force vitale, ils n’ont rien à voir avec la Science, y sont rejetés depuis fort longtemps et relèvent de la métaphysique, ce que nous retrouverons dans le contexte de la Biodynamie.

 ″La sociologie quantique ″rigoureuse″ imaginée par Wendt a les traits suivants [6]:

  1. La subjectivité humaine est gouvernée par les principes de la physique quantique.
  2. Le cerveau humain est un ordinateur quantique qui reproduit usuellement la fonction d’un « projecteur holographique ».
  3. Les êtres humains sont essentiellement une « fonction d’onde en mouvement » dont le mécanisme causal est celui d’une libre volonté.
  4. Les structures sociales, invisibles et dotées de subjectivité et d’intentionnalité, sont des organismes purement holographiques subissant la « cohérence quantique ». 

Steven R. Brown est un autre auteur recommandé par Cyrille Rigolot, en particulier dans sa publication ″A Primer on Q Methodology ″ [8], cette Méthodologie Q permettant de traiter de façon systématique des études empruntes de subjectivité, et cela dans des domaines aussi variés que les Sciences humaines, la Médecine, les Arts et bien d’autres encore. Pourquoi pas, mais quid de l’interprétation quantique de cette méthode ? L’observateur perturberait la réalité en la mesurant (Théorie Quantique) et celle-ci serait différente selon la perspective de l’observateur vis-à-vis du champ d’observation (Théorie de la Relativité) : voici la subjectivité démontrée et combattue grâce à la science qualifiée de normale″

Parmi les arguments de Cyrille Rigolot en faveur du concept de conscience quantique, les plus étonnants s’appuient sur des nombreux acteurs ″théoriciens″ du domaine, mais en marge, des ″chercheurs indépendants″ et des praticiens inhabituels tels que ″médiums, guérisseurs, médecins naturopathes…″. Tous ces ″brillants chercheurs indépendants″ savent-ils que les physiciens s’interrogent encore aujourd’hui sur l’interprétation de la Théorie quantique ?

3. La Biodynamie de Rudolph Steiner et de ses praticiens et défenseurs

Cette pratique agronomique est née de l’intuition du philosophe Rudolph Steiner qui n’avait aucune compétence en sciences et en agriculture, et qui inventa la doctrine ésotérique de l’Anthroposophie prônant une science spirituelle [10]. Tous les ingrédients de la Biodynamie relèvent des pseudosciences, de fausses sciences ou de la pensée magique : occultisme, astrologie, puissances telluriques et végétales, forces cosmiques, homéopathie, dimensions spirituelles, etc. Quelle crédibilité scientifique peut-on accorder à une telle argumentation?

Cyrille Rigolot se rapporte notamment à la publication des sociologues C. Compagnone et al. [12], où il est écrit que la pensée de Steiner est un ″savoir révélé″, que les ″méthodes analytiques classiques″ échouent à valider le ″savoir de la communauté de l’agriculture biodynamique″. Par contre, des techniques non validées par la ″science normale″, telles que le recours à ″l’effet Kirlian″ ou à ″la cristallisation sensible de Pfeiffer″ confirmeraient sans ambiguïté le savoir biodynamique. Le philosophe Michel Foucault est cité, plus loin le sociologue Bruno Latour. Michel Foucault est l’un des initiateurs de la philosophie postmoderne.

Cette nouvelle pratique ″ne s’appuie pas sur la seule rationalité scientifique mais fait appel aussi à l’intuition et à l’émotion″. L’émotion ? Elle apparait dans la ″dimension spirituelle … et affective dans l’activité de l’agriculteur [en Biodynamie] ″, ″une relation fusionnelle et sensorielle s’établit entre la plante et l’agriculteur… [ce qui lui permet] d’accéder à une conscience des choses ″.

D’autres auteurs, souvent des sociologues, tels Jean Foyer du CNRS, ne se contentent pas d’aborder les aspects sociologiques de la Biodynamie, ce qui n’est pas sans intérêt, mais prennent parti en faveur de celle-ci. Rien ne les étonne ! Les cornes remplies de bouse de vache et de quartz, enterrées en tenant compte des cycles lunaires et du zodiaque, servent en quelque sorte d’antennes pour le cosmos qui agit ″sur les quatre éléments (terre, eau, air/lumière, feu) qui structurent la pensée analogique de la Biodynamie″. Les différents éléments chimiques sont associés « à certaines forces et leur attribuent même une certaine subjectivité″. A titre d’exemple : L’azote est un gaillard très intelligent, il vous renseigne sur ce que font Mercure, Vénus, etc., parce qu’il le sait, parce qu’il le ressent″. 

Mais ce n’est pas suffisant ″La mémoire de l’eau [est] un point d’appui et de légitimation″

Mais ce n’est toujours pas suffisant, à ces aspects techniques de préparation par le praticien, il convient que celui-ci y ajoute des ″rapports « amicaux » de protection, d’assistance et de coexistence sur le temps long… [avec] le végétal … Non seulement les humains entretiennent des relations de communication plus ou moins directes … avec les végétaux, mais ceux-ci sont animés d’esprits avec lesquels il s’agit de s’allier au travers de différents rituels… Il s’agit d’entrer en contact avec les « esprits du lieu » ou les êtres élémentaires … ou êtres des différents éléments (Ondines, Gnomes, Sylphes, Salamandre, etc.) [qui] font partie de la cosmogonie anthroposophe″.

Cependant, la biodynamie s’apprend. Des ″formations sont organisées sur les Perceptions des forces du vivant … en essayant de prendre conscience des différentes dimensions physiques, éthériques, astral ou spirituel de notre corps… l’objectif est d’entrer en communication avec la plante par méditation, aspiration, ou empathie … [alors] émerge généralement une tendance qui renseigne sur l’état des forces de vie de la plante ″. Les participants sont même invités à méditer, en groupe, avec les végétaux, et à échanger ″leurs perceptions des dimensions immatérielles et le développement de leur (supra)sensibilité … ″. Le ″charisme″ des formateurs est évoqué.

Tout cela n’aurait-il pas les traits d’un comportement sectaire autour d’un gourou ? Georges Fenech, qui a présidé la Mission interministérielle de vigilance et de luttes contre les dérives sectaires (MIVILUDES), évoque cette question de façon plus globale dans le cadre de l’anthroposophie [15].

Une expérimentation a réuni ″une demi-douzaine d’experts aux spécialités différentes [dont] …la coordinatrice biodynamique de l’expérimentation, un médecin homéopathe, un auteur d’un ouvrage sur la sensibilité de l’eau, une experte en force de vie ″. C’est effectivement très sérieux ! Afin de favoriser les relations des agents avec les éléments naturels, différentes techniques sont utilisées : ″pendules, baguettes, méditations, visualisations, élixirs… ou simplement sur la base de leurs ressentisdifférentes techniques de rééquilibrage du lieu (géobiologie, acupuncture, hydrolats de fleurs…) ″. Les aptitudes des agents sont renforcées si ceux-ci ont d’autres qualités augmentant ″la sensibilité aux mondes supra-matériels où l’on peut percevoir des « réalités non ordinaires » … magnétiseurs, sourciers, rebouteux ou guérisseurs… ″.

La domination de l’humain sur le végétal est condamnée en termes de ″liens entre la domestication des céréales et l’origine de l’Etat, du modèle familial et de la propriété privée ou encore ceux entre plantations coloniales, racisme et rapport de genre″. Mais heureusement, ″… il existe d’autres exemples historiques ou contemporains où la relation au végétal est pensée sur un mode de compagnonnage qui peut impliquer des liens affectifs, y compris d’amour…″. Nous voici typiquement dans l’idéologie ″new age″ dont les liens avec le post-modernisme sont connus. 

 Mais comment accorder la ″Science normale″ et la ″Science extraordinaire″, puisque s’inspirant de Kuhn, cette Science extraordinaire qu’est la biodynamie devrait ″nourrir les réflexions sur les conditions de la transition agro-écologique″ ? 

 Cyrille Rigolot a LA solution : la SOCIOLOGIE QUANTIQUE !

4. La Biodynamie validée par la sociologie quantique.

Adeptes de l’esprit critique, nous pourrions dire qu’avant de chercher à valider par une explication ″physique″ la Biodynamie, peut-être serait-il judicieux de rappeler une règle fondamentale de la zététique : ″il faut s’assurer de la réalité d’un phénomène avant d’en chercher les causes″. En effet, il n’existe aucune preuve expérimentale des effets de la biodynamie, mais cela n’a aucune valeur puisque cela n’émane que de la ″science normale″ (celle qui est supposée être pratiquée à l’INRAE, au CNRS, à l’Université…) et que, de plus, la ″science extraordinaire″ possèderait ses propres méthodes ″extraordinaires″ qui valident son efficacité. 

La sociologie quantique va être le sésame providentiel de Cyrille Rigolot pour ne plus douter en ″réussissant″ à concilier la biodynamie et le savoir académique. Son ″dialogue constructif″ associe deux concepts, ″méthodologiques et ontologiques″. Les aspects méthodologiques sont illustrés par la Méthodologie Q et, aussi, par les différentes approches des parties prenantes, en se référant au Principe de complémentarité de la Théorie quantique, selon deux aspects : la complémentarité liée à la position de l’observateur vis-à-vis des conditions d’observation de l’intérieur ou de l’extérieur, ou alors celle se rapportant aux conditions normatives d’observation. L’aspect ontologique est représenté par le recours à la ″conscience quantique″.

 La conclusion va au-delà de la biodynamie : ″c’est une façon différente de voir le monde, justifiée par une relation fondamentalement nouvelle entre le Sujet et l’Objet″.

5. Discussion et conclusion

L’usage de la métaphore ne porte guère à confusion, car elle contient, en elle-même, l’idée d’une approche didactique d’un thème complexe ou peu connu. Le recours à l’analogie est moins explicite car il peut laisser croire qu’il s’agit d’une démonstration. A cet égard, le philosophe Jacques Bouveresse en avait montré les limites et les dangers dans son ouvrage ″Prodiges et vertiges de l’analogie″ [20], en appui du livre des physiciens Sokal et Bricmont [21] fustigeant les intellectuels postmodernes se croyant obligés d’agrémenter leurs propos philosophiques, sociologiques et autres, d’arguments scientifiques erronés et sans rapport avec le sujet traité. Qu’en est-il ici ? Les exemples sont légions dans ce billet et dans la version détaillée.

Mes arguments ne sont pas des propos de circonstance, je reprends quelques extraits de deux textes, dont l’un a été édité sur ce blog [22, 23]. Je précise tout de suite que ce qui définit la science et sa bonne pratique n’est en rien un carcan qui entraverait la liberté du chercheur et sa créativité ; bien au contraire, c’est le gage d’une approche rigoureuse, partagée par tous les champs scientifiques à travers le monde, donc favorables à la transdisciplinarité… lorsque cette dernière est raisonnable.

Les piliers de la science sont la rationalité et l’objectivité dans, à la fois, les approches théoriques et expérimentales des problématiques étudiées.

La rationalité impose un matérialisme méthodologique. L’observation ou l’expérience portent sur la ″matière″ au sens large : matière, énergie, champs de force, espace-temps… Cette notion est applicable aux sciences humaines. Dans ce cas, la matière concerne, par exemple, les données collectées à partir de tests, d’enquêtes, de recherches historiques… Rien n’est écrit à l’avance : les ″livres sacrés″ ne sont pas des livres de Science. Rien n’est révélé par des entités supérieures. La science est amorale ; elle explique ce qui est, pas ce qui doit être.

L’objectivité implique le réalisme (la nature existe indépendamment de l’observateur) et une démarche vers l’objet étudié et non vers la personne qui l’étudie. 

Il en découle des critères invariants précisant ce qu’est la bonne pratique de la science. Parmi ceux-ci, le critère de réfutabilité de Popper selon lequel n’est scientifique que ce qui peut être réfuté ; un autre sur le croisement entre les disciplines : ce qui est admis dans un champ scientifique l’est dans tous les champs sous réserve que les domaines soient compatibles. 

Un autre aspect présent dans les articles que nous avons analysés est le recours à des notions qui n’ont plus cours aujourd’hui dans le savoir scientifique ou qui ne sont pas reconnues par la science, la vraie, ou encore la mise en avant de praticiens de sciences parallèles. Voici un rappel de ce que nous avons trouvé: ″les quatre éléments (terre, eau, air/lumière, feu), médiums, guérisseurs, médecins naturopathes, magnétiseur, sourciers, rebouteux, expert en forces du vivant, occultisme, astrologie, puissances telluriques et végétales, forces cosmiques, mémoire de l’eau, force vitale, homéopathie, dimensions spirituelles, pendules, baguettes, méditations, visualisations, élixirs″… Ces auteurs considèrent que tous ces exemples relèvent d’une ″science extraordinaire″. Ils sont situés hors du champ scientifique dit ″normal″, celui qui a fait ses preuves dans la progression des connaissances de la nature et de l’humain, pas à pas, dans le temps long, avec des doutes, des incompréhensions, des crises. Paradoxalement, les tenants de la ″science extraordinaire″, eux, ne doutent pas.

La ″sociologie quantique″ et la biodynamie placent l‘irrationnel au premier plan. Il est question de ″révélation, occultisme, suprasensibilité, émotion, ressenti, esprits du lieu, êtres élémentaires″. Où est l’approche rationnelle de la science ? Cette subjectivité mise en avant, ces émotions, ressentis, méditations, communications avec les plantes, ne satisfont pas au critère de réfutabilité de Popper. Le dénialisme consistant à avancer que la science ″ normale ou officielle″ n’a pas autorité pour juger la biodynamie repose sur l’argumentation que la ″Science extraordinaire″ ne peut pas être validée par les techniques de cette science ″normale″, mais exclusivement par des ″méthodes extraordinaires″: ″Effet Kirlian, cristallisation sensible de Pfeiffer, pendules, baguettes, méditations, visualisations, élixirs…″.  Tout cela traduit un aspect très connu de la mouvance des pseudosciences, dans laquelle les différentes pseudosciences et leurs acteurs se confortent mutuellement.

Nous avons vu que la théorie de la Relativité avait été évoquée par Brown. D’autres auteurs puisent également dans les Mathématiques, les théorèmes de Gödel en particulier. Côté français, le plus connu est certainement Edgar Morin, qui déclare à propos du doute et de l’incertitude [26]: ″Cette incertitude a été introduite dans la logique avec la conscience des limites de non-contradiction et du tiers exclu, comme avec le théorème de Gödel montrant qu’aucun système ne dispose des possibilités de s’expliquer lui-même avec ses moyens propres″. Ce n’est pas parce que Gödel a tenté de généraliser dans d’autres champs – sans succès – ses notions d’incomplétude parfaitement démontrées en logique mathématique formelle, qu’Edgar Morin doit se croire autorisé à en faire autant. Cette attitude de certains ″penseurs″ à vouloir faire dire plus de choses à un concept en dehors de son domaine propre, est sévèrement critiquée par Jacques Bouveresse : ″Le théorème de Gödel mérite … une place à part, parce qu’il est certainement de beaucoup le résultat scientifique qui a fait écrire le plus grand nombre de sottises et d’extravagances philosophiques″ [20]. 

Edgar Morin ne prononce jamais l’expression ″sociologie quantique″, mais c’est tout comme. Dans d’autres écrits, il critique la raison chez l’homme. Le Sujet doit intervenir dans certaines sciences humaines. Il se réfère à la mécanique quantique (dualité), la logique (Gödel, comme nous venons de le voir), l’optique (hologrammes), la thermodynamique (entropie). Il vante un retour à la ″noosphère″ chère à Teilhard de Chardin et accepte les ″orixas″ (existence réelle des esprits au Brésil). 

Rassemblons toutes les idées énoncées par les différents auteurs : les rejets de la raison et de l’objectivité, la mise en avant de l’holisme, cette insistance à recourir à des penseurs postmodernes ou ayant inspiré le postmodernisme, le constructivisme (Rudolph Steiner bien sûr, Claude Compagnone, Alexander Wendt, Jean Foyer, Edgar Morin, etc.). Ne serait-ce pas la traduction d’une approche postmoderne ? La sociologie est une discipline qui compte. C’est vraiment une science, quoi qu’en dise le sociologue postmoderne Michel Maffesoli, professeur d’Université : « Pour moi, la sociologie n’est pas de la science, c’est de la connaissance. J’ai toujours essayé de mettre en place une sociologie compréhensive, pas explicative, ni quantitative » [28]. Ce professeur est, au-moins, cohérent sur un point : le postmodernisme n’est, en effet, pas compatible avec la science. 

La transdisciplinarité de la sociologie est, par essence, évidente dans les sciences humaines, puisqu’il existe des recouvrements avec la philosophie, la psychologie, et même l’archéologie, l’histoire, les sciences économiques et politiques, et d’autres encore. C’est la traduction du croisement des disciplines que nous avons évoqué dans les invariants propres à la science. C’est même vrai avec des champs apparemment plus éloignés comme les sciences cognitives et les neurosciences [29, 30]. Mais faut-il aller plus loin en puisant dans les sciences dures à tout va : mathématiques, relativité, mécanique quantique ? Paradoxalement, en utilisant cette ″Science normale″ qu’est la théorie quantique pour justifier l’essor d’une ″Science extraordinaire″ qui n’a de science que le nom ? Ce recours à la ″Théorie quantique″ ne serait-il pas un nouvel avatar du postmodernisme ?

Ces intellectuels français défendant la sociologie quantique et la biodynamie ont des responsabilités. Ils sont supposés être qualifiés pour produire des connaissances robustes et les enseigner, pour vulgariser la science auprès des jeunes, du grand public et des médias. Ils relèvent d’organismes publics de recherche scientifique et/ou d’enseignement : INRAE, AgroSup, VetAgroSup, CNRS, Universités… Faut-il passer sous silence les responsabilités de ces tutelles lorsqu’elles tardent à réagir alors que la science est malmenée ? Ou parce qu’elles n’ont plus le choix ayant trop tardé… ou ne réagissent pas du tout ? L’exemple récent du sociologue du CNRS Laurent Muccielli est révélateur d’un malaise certain dans certaines pratiques ″sociologiques″ en France [31].

La biodynamie n’a aucune base ni aucune validation scientifique. L’univers n’est pas un ″Big Quantum″. La théorie quantique ne justifie en rien la Subjectivité.  Bien que la mode consistant à mettre en cause … la causalité soit entretenue par des philosophes et des sociologues, la causalité reste un principe essentiel de la démarche scientifique, y compris dans la théorie quantique. Cyrille Rigolot ne démontre pas que la ″Science normale″ qu’est la théorie quantique permettrait de réconcilier les tenants de la science académique et cette science ″extraordinaire″ où seraient confondus Objet et Sujet, où rationalité et objectivité seraient rejetés au profit de l’irrationalité et d’une subjectivité associée.

Références bibliographiques 

[0] François Vazeille, ″La Biodynamie crédibilisée par la sociologie quantique … et réciproquement ? ″,

      septembre 2021. Version complète : https://cernbox.cern.ch/index.php/s/FaZbcS0b9zDVwHx

[1] Cyrille Rigolot, ″Quantum Theory as a source of insights to close the gap in Mode 1 and Mode 2 Transdisciplinarity. Potentialities, pitfalls and a possible way forward”, Sustainability Science, Springer Verlag (Germany), 2019, pp.1-7. ⟨10.1007/s11625-019-00730-8⟩. ⟨hal-02290715⟩

[6] Alexander Wendt, ″Quantum Mind and Social Science″. Unifying Physical and Social Ontology″, Cambridge University Press, 2015.

[8] Steven R. Brown, ″A Primer on Q Methodology″, Operant subjectivity, 16 53/4), 91-138, April/July 1993.  https://www.researchgate.net/publication/244998835_A_Primer_on_Q_Methodology

[10] Grégoire Perra et Thomas C. Durand, ″Les secrets de l’Anthroposophie″, Vidéo et références jointes au texte, novembre 2018. https://menace-theoriste.fr/les-secrets-de-lanthroposophie/

[12] Claude Compagnone, Philippe Prévot, Laurence Simonneaux, Dominique Lévite, Maurice Meyer et Christophe Barbot, ″L’agronomie : une science normale interrogée par la biodynamie ? ″, Agronome, Environnement & Sociétés, Savoirs agronomiques pour l’action, 6(2), 107-112, décembre 2016. 

[15] Georges Fenech, ″Gare aux gourous. Santé, bien-être″, Ed. du ROCHER, Monaco, 2020.

[20] Jacques Bouveresse, ″Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée″, Ed. Raison d’agir, Paris, octobre 1999.

[21] Alan Sokal et Jean Bricmont, ″Impostures Intellectuelles″, Ed. Odile Jacob, janvier 1997.

[22] F. Vazeille, “Sciences et pseudosciences. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ? “, Bulletin Historique et Scientifique de l’Auvergne, novembre 2021.

Version pdf intégrale : https://cernbox.cern.ch/index.php/s/3O5uoxSt5NfzcaE

Initialement prévue en mai-juin 2021, l’édition est en novembre, mais le texte est inchangé.

[23] F. Vazeille, ″De l’épistémologie très personnelle de Didier Raoult à la bonne pratique de la science. Deuxième partie : la science et sa bonne pratique. ″, La menace théoriste. La tronche en biais, 2021. 

[26] CNRS LE JOURNAL, N°305, septembre 2021.

[28] Michel Maffesoli, ″Interview L’OBS par Sarah Diffalah″, 21 mars 2015.

[29] Gérald Bronner et Etienne Géhin, ″Le Danger sociologique., Paris, PUF, 2017.

[30] Sebastian Dieguez, ″Total Bullshit″, Paris, PUF, 2018.

[31] Acermendax, ″Trajectoire vers le complotisme du sociologue Laurent Mucchielli″, La menace théoriste. La tronche en biais, 2021. 

EDIT : L’article a été corrigé. Il n’indique plus que Monsieur Rigolot est sociologue, mais bien qu’il est agronome.

La question de l’origine du virus SARS-CoV2 est sur toutes les lèvres depuis quelques jours.

« Les conspi avaient raison. Les zététiciens en PLS. »

PLS : Position Latérale de Sécurité. Expression utilisée pour dire que votre contradicteur, il est cassé, complètement détruit, humilié, fini.

Quelques influenceurs en délicatesse avec la science, avec les faits, la logique et la dignité s’époumonent que ça y est, c’est plié, ils avaient raison depuis le début. Ce n’est pas la première fois qu’ils s’excitent sans conséquence sur le réel. On a vu ça avec la chloroquine, on le voit avec les vaccins. Je n’ai pas de raison de penser qu’il en ira autrement cette fois-ci.

Pour rappel, voici le paysage des théories du complot sur SARS-CoV2 depuis un an et demi :

  1. Le virus n’existe pas.
  2. Le virus existe. Mais il n’est pas dangereux. C’est le vaccin qui est dangereux, car il sert à éliminer la population. (Donc il ne faut pas se vacciner)
  3. Le virus n’existe pas, mais l’idée de l’existence d’un virus dangereux rend les gens gravement malades (les hygiénistes du genre Irène Grosjean en sont convaincus)
  4. Le virus est dangereux, et sa dissémination est encouragée par le pouvoir afin de tuer les opposants, les éveillés, qui ne se vaccinent pas (donc il faudrait se vacciner…).
  5. Le virus est dangereux, et il est fabriqué par l’homme pour obtenir que les gens se vaccinent. Car le vaccin contient de quoi contrôler l’esprit des citoyens. Grace aux antennes de la téléphonie 5G. (Donc il ne faut pas se vacciner, mais il faut quand même se protéger, donc Cf Marseille)
  6. Le virus est très dangereux et on discrédite Didier Raoult parce qu’il a trouvé un remède. Les puissants aux commandes veulent au choix :
    • 1/ Gagner beaucoup d‘argent grâce à la vente de vaccins en causant une épidémie qui ruine l’économie mondiale. (Ta gueule, c’est logique)
    • 2/ Réduire la population mondiale en tuant les pauvres (thèse du documenteur Hold Up)
  7. Le virus dangereux a été créé secrètement par l’Institut Pasteur. Et on peut trouver facilement le brevet de cette invention sur Internet (Cf Dr Fourtillan)
  8. Le virus est une arme biologique créée par les chinois ou les américains en intégrant des séquences du VIH dans un corona virus. Ça se voit grâce à des calculs mathématiques franchement ésotériques défendus par Luc Montagnier, Prix Nobel fan de la Mémoire de l’eau, des antibiotiques contre l’autisme, du Lyme chronique, de la Papaye contre Parkinson et autres médecines alternatives.
  9. Les masques et le confinement ne servent à rien, car le virus n’est pas dangereux. Mais les centaines de milliers de morts sont dus à l’absence de bonnes décisions des gouvernants.
  10. Etc

Au milieu de tout ça, l’idée que le virus s’est échappé d’un labo chinois est rapidement la thèse officielle de l’administration Trump qui est très heureux de parler de « virus chinois ».

En avril 2020 : la thèse du virus échappé d’un laboratoire…

« Nous menons une enquête exhaustive sur tout ce que nous pouvons apprendre sur la façon dont ce virus s’est propagé, a contaminé le monde et a provoqué une telle tragédie », a déclaré le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo sur la chaîne Fox News. (source)

Mais notez la nuance qui entoure cette hypothèse:

« A la différence de plusieurs thèses complotistes largement démenties par les experts, selon lesquelles il aurait pu s’agir d’un agent pathogène créé par les autorités chinoises, voire d’une arme bactériologique, ce média conservateur américain [Fox News] évoque un virus naturel, étudié dans le laboratoire. »

Les chinois démentent la thèse de la fuite accidentelle. Ils sont un peu les seuls à se montrer si catégoriques. On peut deviner pourquoi.

« Emmanuel Macron a estimé de son côté qu’il existait « des zones d’ombre » dans la gestion de l’épidémie de coronavirus par la Chine, déclarant au Financial Times qu’il y avait « manifestement des choses qui se sont passées qu’on ne sait pas ».»

Non mais attendez… Emmanuel Macron était-il un prophète ? Avait-il raison avant tout le monde ? A-t-il été traité de complotiste ? Annonce-t-il que les uns ou les autres sont en PLS ? Appartient-il au groupe de ceux qui aujourd’hui se vantent d’avoir toujours su la vérité alors que les autorités voulaient les faire taire ? Les conspirationnistes savent-ils que sur ce sujet ils pensent comme Macron ?

En mai 2020 un rapport américain envoyé au pentagone affirme apporter des preuves attestant qu’un accident s’est produit au laboratoire de Wuhan entre les 14 et 16 octobre 2019. Il est débunké par un journal américain, le Daily Beast qui montre que les « preuves » ne prouvent rien, voire sont fausses.

Ce que tout cela nous montre, c’est que l’hypothèse de la fuite accidentelle a été prise au sérieux au plus haut niveau dès avril 2020, mais que ses promoteurs argumentaient de manière malhonnête. S’il s’avère qu’une fuite a bel et bien eu lieu… (Une hypothèse qu’aucun scientifique n’a nié, à ma connaissance. Certes, beaucoup estiment que c’est improbable, et un expert ça sert aussi à nous aider à nous faire une opinion en l’absence de preuve)… si cette fuite a bel et bien eu lieu, quel scandale ! Comment se fait-il que ceux qui défendaient cette idée l’aient fait si mal, avec des preuves mal foutues permettant à des contradicteurs de les débunker facilement ? Pourquoi les conspirationnistes n’ont-ils pas travaillé à étayer cette hypothèse au lieu d’alimenter un magma d’accusations tous azimuts ? De « le virus n’existe pas, il ne tue personne », à : « Il nous faut de la chloroquine ou va tous crever ! », quelle enquête ont-ils menée ? Quel a été l’apport substantiel à la manifestation de la vérité des pages de promotion des théories du complot et des influenceurs qui font profession de dire, sans effort, que toute thèse officielle est forcément fausse ?

Si certains se posent sérieusement la question «  la lutte contre le conspirationnisme fait-elle du mal à la vérité ? », la réponse est là : on a besoin que les gens arrêtent de se contenter de mauvais arguments, de mauvaises preuves, de discours simplistes et deviennent autrement plus exigeants envers eux-mêmes avant de rejeter ou d’embrasser des théories.

Tu la sens, ma grosse PLS ?

Les scientifiques prudents peuvent assumer sans complexe leurs paroles mesurées tout au long de la crise, les sceptiques et zététiciens, s’ils maîtrisent un tant soit peu les outils de ces écoles de pensée, posent de bonnes questions, soulèvent des doute raisonnables et se gardent bien d’asséner des certitudes précoces. Cela ne veut pas dire qu’ils savent mieux que les autres, mais que leur prudence épistémique leur évite de commencer par croire trop fort ce qui pourrait être faux et deviendrait un piège pour leurs biais de confirmation. (Scoop : ils sont aussi biaisés que les autres. Ceux qui l’ignorent sont dans l’imposture).

Nous n’avons pas besoin de la pensée pathologique des conspirationnistes pour faire éclater la vérité. Au contraire : ils nous bouchent la vue, ils nous gâchent le paysage, nous pompent l’air, nous fatiguent, accumulent les obstacles, les postures, les accusations, la confusion constante entre doute et soupçon. Douter qu’une thèse soit solide, ce n’est décidément pas la même chose que soupçonner des intentions derrière les évènements juste sur la base de son ressenti.

« La zététique c’est l’art du doute. Le conspirationnisme c’est la mécanique du soupçon. »

Quand est-ce qu’on biaise ? Humenscience, 2019.

Le conspirationniste ne veut pas travailler à découvrir la vérité, il veut se délecter de pouvoir se vanter d’avoir désigné les bons coupables, tel un téléspectateur fainéant devant un show de TV réalité. Ne soyez pas conspirationniste, ça vous rend cons et méchants. Vous valez mieux que ça


PS : L’affaire des email d’Anthony Fauci est-elle vraiment ce que vous croyez qu’elle est ? vérifiez un peu.

Présentation en vidéo des « 4 principes de la Baliverne »

Un extrait du 1er chapitre

« Nous sommes une espèce extraordinairement sociale. On peut l’oublier facilement dans le charivari des imprécations politicardes, des revendications tumultueuses, des répressions brutales et sous le grommellement quotidien auquel nous participons tous, mais dans le paysage animal de notre planète, Homo sapiens s’avère particulièrement doué pour porter secours à ses semblables, pour accorder son aide et sa confiance. On peut faire mieux, c’est une évidence, mais n’oblitérons pas cette spécificité, car elle est le terreau de la baliverne : vous ne ferez pas croire grand-chose aux membres d’une espèce où personne n’accorde sa confiance.

La confiance est une stratégie darwinienne. Nous manifestons cette compétence parce que ses déterminants héréditaires ont été favorables à la survie et à la reproduction de nos ancêtres. Faire confiance a priori à nos semblables améliore notre sort, à condition d’avoir de la mémoire et de ne pas oublier quand un mensonge est proféré afin de ne pas être trompé deux fois. Celui qui ne fait confiance à personne et ne croit rien de ce qu’on lui dit qu’il ne puisse vérifier lui-même se prive des avantages qu’il y a à faire confiance (à ceux qui en sont dignes). Surtout, il se prive de la possibilité d’apprendre à distinguer les sources fiables. Cette stratégie de la méfiance totale est étrangère à la nature humaine : les enfants croient tout ce que leurs parents leur disent et c’est une bonne disposition, car ainsi ils évitent de se mettre en danger. Nous écoutons les conseils de nos amis, ce qui nous prémunit contre nombre d’erreurs. Nous acceptons pour vrai ce que nous disent nos professeurs, ce qui nous permet d’apprendre plus d’une chose utile (pourvu qu’on se garde de penser détenir une vérité absolue). Nous reconnaissons à des professionnels une expertise sur ce que nous ignorons et nous nous fions à leurs diagnostics ainsi qu’aux solutions qu’ils préconisent. En accordant notre confiance, nous apprenons à doser notre usage du doute. Nous ne savons pas fonctionner autrement et il serait étonnant qu’une société humaine puisse se passer de ce processus.

Or, si notre vie sociale nous oblige à faire confiance, souvent, à nos semblables, nous voyons bien que rien ne saurait nous éviter d’être, de temps à autre, les victimes de tricheurs, de menteurs, d’escrocs et de baratineurs. Nous ne saurons jamais nous débarrasser des balivernes, pas plus que des illusions d’optique ou des jugements hâtifs. Notre vulnérabilité à la baliverne est un produit dérivé de notre évolution. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à en atténuer les effets néfastes ! »

Pour lire la suite…

Cet article est la deuxième partie du billet « De l’épistémologie très personnelle de Didier Raoult à la bonne pratique de la science » par François VAZEILLE

Directeur de recherche émérite au CNRS, j’appartiens au LPC (Laboratoire de Physique de Clermont-Ferrand) qui a le label d’UMR (Unité Mixte de Recherche, UMR6533). Les deux tutelles sont l’UCA (Université Clermont Auvergne) et le CNRS-IN2P3 (Institut National de Physique Nucléaire et Physique des Particules). Mes recherches s’effectuent au CERN (Laboratoire Européen pour la Physique des Particules), au sein de la collaboration mondiale ATLAS dans l’expérience éponyme, auprès du collisionneur de particules LHC (Large Hadron Collider).Les propos que je tiens dans ce billet n’engagent que moi, et je n’ai aucun lien d’intérêt avec une quelconque entreprise privée ou organisation dont je pourrais percevoir des fonds.
Lire la partie 1

1. Cadre général

Florian Cova admet que « la philosophie des sciences ne fournit … pas de méthode scientifique générale au scientifique » [1]. Il ne m’en voudra donc pas si je conteste certains aspects de sa conception de la science et de sa bonne pratique. Il serait dommage de refuser de définir ce que sont la science et sa bonne pratique [5, 6, 7], car c’est la source de dérives qui conduisent à de la mauvaise science, voire aux pseudosciences ou à l’alterscience [18].

Mais il est regrettable que certains scientifiques réputés, et de qualité, aillent dans ce sens, comme si c’était impossible ou encore une gêne insurmontable dans la pratique de la recherche. Il n’en est rien, et comme Monsieur Jourdain pratiquait la prose sans le savoir, la quasi-totalité des scientifiques ont une bonne pratique de la science. Cela n’a rien à voir avec l’honnêteté requise des scientifiques et ce n’est pas non plus la garantie qu’il n’y ait jamais d’erreurs.

Les définitions de la science et de sa bonne pratique doivent être celles du temps présent. Elles sont une évolution des conceptions héritées des philosophes, mais en tenant compte des deux piliers, mieux définis aujourd’hui, que sont les approches théoriques et les approches expérimentales, toutes de plus en plus complexes, intriquées, et ouvertes à la communauté mondiale des scientifiques.

Mais qu’entendons-nous par « théorie » ? S’agit-il de la conception restrictive de la vie courante du style « tout cela, c’est bien théorique » ou encore « ce n’est qu’une théorie », et qui traduit une idée d’incertitude, de spéculation, d’hypothèse ? Pas du tout : il s’agit, en science, « d’un cadre général bien étayé mettant en cohérence expériences, hypothèses, lois ». La « théorie », dans un domaine donné, a un pouvoir explicatif (abduction) et même prédictif, donc vérifiable empiriquement, lorsqu’elle est suffisamment aboutie.

Florian Cova a raison d’insister sur l’ambiguïté du mot « méthode », en évoquant Feyerabend : s’agit-il d’une méthode scientifique qui se voudrait générale, valable pour tous les champs, ou des méthodes propres à chaque champ dans sa pratique de la recherche scientifique ? C’est la raison pour laquelle je préfère utiliser l’expression « bonne pratique de la science » – au lieu de méthode(s) – laquelle repose sur des invariants valables dans tous les domaines.

Cependant, se limiter uniquement à la référence à la raison dans la démarche scientifique ne rend pas compte de sa portée universelle, c’est-à-dire de la possibilité d’accéder à la compréhension de faits qui existent indépendamment de nous et de nos jugements. A ce propos, Pascal Engel évoque « l’objectivisme cognitif » [16] en ces termes: « nous pouvons avoir une connaissance d’une réalité objective indépendante de notre esprit ». Nous allons donc insister sur la notion d’objectivité, que rejette avec des mots très durs Florian Cova, certains directement liés à l’attitude de Didier Raoult, mais d’autres d’une portée plus générale. Mais ce n’est pas parce que Didier Raoult défendrait une certaine forme d’objectivité, que l’objectivité dans la science devrait être bannie.

Florian Cova conteste donc les affirmations suivantes. « Il faut que le scientifique se présent nu, vierge de toute hypothèse et de toute théorie préalable devant la nature : autrement dit, il faut qu’il soit objectif … « fauter » en laissant sa subjectivité prendre le dessus … capacité à observer le monde objectivement, sans préjugés… »

 Et de façon plus générale : « la science moderne nait justement quand les scientifiques arrêtent de se contenter d’observer le monde de façon neutre et passive … la fin du culte de l’objectivité … cela n’a pas de sens de demander aux scientifiques d’être objectifs … la subjectivité du scientifique peut jouer un rôle important dans la création desdites hypothèses … Ainsi, la science ne requiert pas du scientifique qu’il soit objectif, mais qu’il soit honnête et qu’il accepte de jouer les règles du jeu scientifique … Le culte de la « neutralité » et de « l’objectivité » comme fondements de la méthode scientifique ne se limite pas à Didier Raoult et son fandom – il est aussi prégnant au sein de certaines communautés sceptiques. Il conduit généralement à conclure que les sciences humaines et sociales (qui portent sur des questions sur lesquelles il est difficile d’être « neutre » et « impartial ») ne peuvent pas être véritablement des sciences … etc.« 

Lire l’article de Florian COVA

2. Définition de la science et de sa bonne pratique

Nous avons souligné, brièvement, que la raison est présente au plus haut point à la fois dans les aspects théoriques et dans les aspects expérimentaux de la science. Florian Cova cite, fort à propos, un extrait de la « Critique de la Raison Pure » de Kant: « Il faut que la raison se présente à la nature tenant, d’une main ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité des lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginé d’après ces principes… » La conception et la réalisation des expériences qui ont mis en évidence les ondes gravitationnelles et le boson de Higgs sont des illustrations exemplaires du rôle de la raison dans les dispositifs expérimentaux les plus complexes jamais réalisés.

 En mettant en avant, également, les aspects théoriques de la science, il est possible de définir, en une phrase, ce qu’est la science, cadre général pour toutes les sciences sans exceptions [5]: « La science est une approche rationnelle et objective d’investigation et de compréhension de la nature, sous ses deux aspects, théorique et empirique ».

Cette définition et d’autres critères qualifiant la bonne pratique de la science [5, 6] s’appliquent à tous les champs scientifiques, y compris dans les sciences humaines, où le terme « nature » va désigner une problématique donnée… et bien entendu dans le domaine des sciences médicales, notamment dans la recherche et la mise au point d’un médicament.

3. Discussion à propos de l’objectivité et des modes d’accès à la connaissance

Les deux critères de l’objectivité que sont le réalisme et un accès possible à la connaissance indépendant des acteurs sont essentiels pour garantir la reproductibilité des résultats et une connaissance universelle, sinon la science deviendrait une illusion, un mythe cher aux tenants du postmodernisme. Cette reproductibilité doit, évidemment, tenir compte des marges d’erreur qualifiant les études. Par exemple, si le résultat s’exprime par une valeur numérique, celle-ci doit être accompagnée des incertitudes résiduelles, une fois que tous les biais ont été corrigés le mieux possible.

La confrontation aux avis des pairs est fondamentale, lors de rencontres, de conférences et, bien entendu, dans la soumission d’articles pour publication. La communication aux médias ou directement au grand public de résultats novateurs ne doit absolument pas court-circuiter ce recours aux pairs.

Réclamer que le scientifique soit honnête est un truisme ; c’est ce que nous attendons de notre plombier, de notre inspecteur des impôts … et même de notre député (C’est de l’humour !).

Lorsque Florian Cova écrit qu’à défaut d’être objectif, le scientifique doit « jouer les règles du jeu scientifique » : « ne pas crier victoire et aller clamer dans les médias qu’il a découvert la vérité en l’absence de consensus scientifique … ne pas voir dans la critique de ses collègues scientifiques une forme d’agression… tout faire pour que son hypothèse soit testée… », il a bien entendu raison, puisque cela correspond… aux exigences de l’objectivité !

Néanmoins, personne n’est parfait, et l’objectivité qui est au cœur de la démarche scientifique peut ne pas être complètement atteinte lorsque le chercheur travaille seul, ce qui est de plus en plus rare mais possible. Ce peut être également le cas du chercheur qui défend son travail au sein d’une équipe, voire d’une collaboration, mais l’objectivité gagne en qualité lorsque le nombre d’intervenants, bien entendu au fait du problème traité, devient important. L’exemple type se présente en Physique des particules où les collaborations regroupent jusqu’à 3000 personnes, avec l’exemple ultime de publications communes des deux collaborations concurrentes ATLAS et CMS du CERN, par exemple, avec un total de 5100 signataires issus de près de 350 laboratoires de 56 pays [19]. Ceci va pleinement dans le sens de l’appréciation de la philosophe anglaise Susan Haack : « la communauté scientifique en tant qu’ensemble est plus objective que n’importe lequel de ses membres pris individuellement » [20]. Bien entendu, cet aspect collectif et international de la science qui porte au plus haut point la confrontation des idées avant d’aboutir à un consensus ne peut convenir à Didier Raoult qui évoque, à diverses reprises, l’esprit de « meute« .

Contrairement à ce que prétend Florian Cova, l’objectivité du scientifique ne signifie pas que celui-ci « observe le monde de façon neutre et passive » et avec des « préjugés ». Bien au contraire, cela l’oblige à ouvrir les yeux vers l’inconnu avec un esprit libre, tout en tenant compte des difficultés de toutes sortes et des avis opposés qui sont à la fois des références et des aiguillons. Nous avons déjà évoqué les contraintes qui s’imposent à la science – à la différence des domaines littéraires selon Didier Raoult, mais celui-ci aurait pu citer aussi les arts – et qui n’ont rien à voir, comme le prétend Didier Raoult avec une forme de censure, voire de dogmes. Là encore, l’objectivité permet de se faufiler à travers tous les écueils qui entravent la démarche scientifique.

Je tiens à ajouter que, chercheur dans les sciences dures, pouvant donc être considéré comme un sceptique a priori, mais pas radical, je ne vois aucun inconvénient à considérer que les sciences humaines et sociales, de l’histoire à la sociologie et à la philosophie, relèvent véritablement de la science, exceptées les approches postmodernes. Il est intéressant, à ce titre, de rapporter les propos du sociologue postmoderne Michel Maffesoli cités par la journaliste Sarah Diffalah [21] : « Pour moi, la sociologie n’est pas de la science, c’est une connaissance. J’ai toujours essayé de mettre en place une sociologie compréhensive, pas explicative, ni quantitative. Et c’est cela que fondamentalement on me reproche ! » Dans ce cas, nous sommes bien loin, effectivement, d’une sociologie « scientifique ». Mais curieusement, les réflexions de ce sociologue confirment, et c’est un comble, que le rejet de l’objectivité est incompatible avec la science !

Il convient de ne pas confondre les modes de raisonnement conduisant à l’approche d’un problème et le cadre général d’une pratique scientifique, cadre impliquant au plus haut point les aspects humains et qui ne garantit jamais une issue positive. Florian Cova a insisté, il a raison, sur l’induction vantée de façon déformée par Didier Raoul, et il a cité un auteur, Quentin Ruyant, détaillant les « différences entre déduction, induction et abduction » [22]. A mon tour, je me permets de recommander l’ouvrage de Benjamin Germann [23] qui donne un excellent panorama de toutes les approches: déduction, induction, abduction, transduction, raisonnement hypothético-déductif, auxquelles nous pourrions même ajouter l’idée saugrenue qui vient de nulle part ou d’une situation étrangère à la science. Il est vrai que Didier Raoult a une vision erronée de l’induction. Mais si nous regardons la diapositive extraite par Florian Cova de l’exposé de Didier Raoult à l’IHU [3], nous découvrons que sa définition de la déduction est également inexacte; nous pouvons lire :« Déduction – corrélation entre données ». En réalité, des données x et y peuvent être corrélées sans pour autant impliquer que la connaissance de x permet de déduire celle de y. En effet, x et y peuvent effectivement découler d’une même origine z, c’est-à-dire avoir séparément un lien de causalité avec z. Cette confusion est assez fréquente et Didier Raoult n’y échappe pas, ce qui est dommage lorsque l’on prétend expliciter les « 3 approches de la science » selon le titre de cette diapositive. Et comme nous venons de le signaler, il existe bien d’autres modes de raisonnement.

L’objectivité implique-t-elle que le scientifique doit être « passif et neutre » ? Certainement pas, car toute réflexion dans un champ scientifique donné s’insère obligatoirement dans le cadre de ce champ et dans le vécu du chercheur. Donnons un exemple. Je veux calculer la probabilité d’occurrence d’un phénomène ayant trait à la Physique des particules, mais ce calcul n’a encore jamais été réalisé. Le mener à son terme n’est surement pas une attitude passive et, de plus, celle-ci ne sera pas neutre car, d’une part, ce calcul utilisera le formalisme de la Mécanique quantique et de la Relativité restreinte et, d’autre part, il sera confronté à des expériences, déjà réalisées ou à venir, concernant le phénomène étudié. Ajoutons que la comparaison du calcul théorique et des données expérimentales fera appel à des méthodes mathématiques relevant de techniques statistiques sophistiquées, et éprouvées, qui conduiront à des estimations objectives chiffrées sur les niveaux de confiance à accorder à cette comparaison. Cela répond au commentaire de Florian Cova selon lequel « les procédures utilisées dans le contexte de justification (pour tester les théories) doivent être assez robustes pour résister aux biais et aux préférences personnelles des scientifiques ». Restons encore quelques instants dans le monde de la Physique des particules et considérons les expériences « géantes » implantées auprès du collisionneur LHC du CERN. Leurs préparations ont pris… 20 années, avant d’observer les résultats des premières collisions en 2009: quel bel exemple d’absence de passivité ! Et la suite… jusqu’à l’année 2040, environ… Ce qui est vrai dans ce champ scientifique est transposable dans la plupart des autres domaines qui ont, chacun, leurs spécificités.

Je m’accorde parfaitement, par contre, avec Florian Cova, sur sa « conception du « falsificationnisme » de la science [qui] entraine un certain nombre de conséquences … diamétralement opposées à celles que l’on pouvait tirer de la conception inductiviste [défendue par Didier Raoult]… La première, c’est que l’erreur n’est pas une faute… ». Nous avons indiqué, plus haut, que de nombreux résultats glanés dans les expériences auprès du LHC ne validaient pas certaines prévisions théoriques, ce qui permettait de fixer des limites de validité sur certains paramètres. Par exemple, si telle particule hypothétique n’a pas été observée, cela peut signifier que, si elle existe, sa masse est tellement élevée qu’elle n’est pas encore accessible en raison de l’énergie insuffisante, fournie, actuellement, par le collisionneur pour la produire. Le résultat s’exprime, alors, sous la forme d’une limite inférieure attribuée à cette masse : autrement dit, si cette particule existe, sa masse est supérieure à cette limite.

Nous voyons l’intérêt de publier des résultats négatifs… et cela doit être vrai aussi dans la mise au point de médicaments !

Mais qu’en est-il s’il y a une erreur ? Est-ce vraiment une faute ? L’histoire des neutrinos voyageant plus vite que la lumière est un bon exemple : lors de la présentation, au CERN, des résultats surprenants, l’orateur dit à l’assistance: « aidez-nous à déceler s’il y a une erreur ! ». Il y avait effectivement une erreur de montage du dispositif expérimental (un câble mal branché !), mais la bonne pratique de la science fut respectée et permit de trouver l’erreur.

4. Discussion à propos de la démarche scientifique de Didier Raoult

Nous avons vu que Didier Raoult rejetait la raison à travers la citation d’Hölderlin et pour abonder dans le sens du postmodernisme, même si son interprétation est sujette à caution. C’est encore moins évident sur l’objectivité dont il serait le chantre d’après l’acception de Florian Cova. En effet, sa défense tous azimuts de l’hydroxychloroquine, rejetant systématiquement toutes les études opposées et soutenant les études favorables – très peu nombreuses : les siennes et celle, très douteuse, du professeur Perronne [24] – reflète un manque total d’objectivité qui ne correspond en rien à un débat scientifique serein. De plus, très concrètement, la définition de la science que nous avons donnée s’identifie parfaitement dans les études randomisées en double aveugle lors de la mise au point de médicaments.

Il contrevient au scepticisme initial, car il n’a aucun doute sur l’efficacité de son traitement, adoptant la position dogmatique qu’il reproche pourtant à la Médecine dans son ouvrage. Il interprète, comme nous l’avons signalé, de façon erronée la parcimonie. Il communique ses résultats au grand public et aux médias avant de les avoir soumis aux analyses de ses pairs dans une publication scientifique, et lorsque les articles sont publiés, ils le sont dans une revue non indépendante de son laboratoire. Il honnit le consensus sans jamais apporter d’autre justification que l’argument d’autorité très postmoderne… et un ego à la hauteur. Il a justifié son attitude en évoquant l’éthique médicale et l’urgence, interprétation contredite par toutes les instances officielles traitant de l’éthique et nombre de ses collègues [25].

Je ne me prononcerai pas sur la qualité de son approche de la science tout au long de sa carrière, les biologistes étant les mieux placés pour étayer leurs avis, même si le nombre « astronomique » de publications dont il est si fier mérite d’être approfondi. Par contre, ses écrits sur la science [2, 3] et son comportement présent démontrent qu’il en a une interprétation très personnelle. Quant à sa pratique, ce n’est pas la bonne pratique suivie par la communauté scientifique. La haine des « méthodologistes », l’argument d’autorité et du génie solitaire en opposition à la « culture de la meute » et le refus du consensus, la confusion sur les 4 caractéristiques majeures de la science que sont la théorie, l’empirisme, la raison et l’objectivité, et même le besoin d’évoquer la morale à travers une éthique mal venue. Tout cela au nom d’arguments qui l’arrangent, en particulier son culte pour le postmodernisme, la mise en avant de sa « grande culture » mêlant philosophie, littérature, poésie, et évidemment les sciences, le tout accommodé d’un humanisme qu’il prétend irréprochable et convient si bien à la bienveillance du praticien qui soigne.

Conclusion

L’introduction de Florian Cova contient déjà les arguments qui permettent de douter de la réalité du bien-fondé de la médiatisation hors du commun du Professeur Raoult à propos de la pandémie de la Covid-19 : « … la méthodologie médicale et les statistiques n’auront pas été les seules disciplines à subir les derniers outrages – la philosophie (et en particulier la philosophie des sciences) a elle aussi été durement touchée. En effet, elle a été instrumentalisée par Didier Raoult, « épistémologiste » auto-proclamé, qui s’en est servi à la fois pour se faire passer pour un grand penseur et pour justifier ses exactions contre la méthode scientifique ». Même si Didier Raoult est moins postmoderne qu’il ne le prétend, sa promotion du postmodernisme, qu’il ne définit jamais mais qui serait la clef de voute de la meilleure science, ne peut que troubler le lecteur non averti impressionné par l’autorité du savant, celui qui sait, d’après le professeur. Ce rapport à la philosophie, même s’il est factice, est qualifié d’opportuniste par Florian Cova, car il peut impressionner dans la situation difficile de la crise sanitaire que nous connaissons, mais il est également le bienvenu pour faire passer des travaux antérieurs tout autant controversés mais moins médiatisés que ceux d’aujourd’hui.

Nous avons analysé d’autres éléments, en prenant grand soin de citer les sources, qui contribuent tout autant aux doutes concernant les affirmations gratuites de Didier Raoult sur de nombreux sujets et les contradictions afférentes. Rien n’oblige Didier Raoult d’avoir un avis sur tout, d’autant plus qu’il met en garde les intellectuels à ne pas agir de la sorte afin d’éviter de « dire des âneries » : malheureusement, celles-ci sont monumentales ! Une explication possible est peut-être le fait qu’il ait écrit de nombreuses chroniques dans des journaux ou hebdomadaires, chroniques qui ont pu alimenter l’ouvrage que nous avons commenté. Mais il n’en est pas resté là, ses interventions à tous propos pendant la crise actuelle prenant le relais, avec la bénédiction de tous les médias trop heureux de disposer d’un si bon client, et aussi des célébrités, des politiques et du grand public malheureusement trop peu informés de la démarche scientifique. L’AFIS titrait [26] : « Le temps médiatique n’est pas celui de la science », alors que d’après d’autres supports et des intellectuels réputés – que nous ne citerons pas – Didier Raoult, au bout de la France, était la victime de l’establishment parisien, rôle qu’endosse avec fierté le professeur.

Nous avons montré que Didier Raoult rejette effectivement, comme l’écrit Florian Cova, la bonne pratique de la science. Ce ne serait pas gênant s’il était isolé et inconnu ; malheureusement, il enseigne, il soigne (c’est sa conviction), il communique. La controverse sur son traitement a même monopolisé trop d’équipes qui l’ont expérimenté, invalidé et même jugé risqué [27], ce qui a retardé la recherche du bon médicament. Alors que cette crise sanitaire mondiale est sans équivalent en raison de la rapidité de la propagation de l’épidémie et des informations relayées à chaque instant, nous aurions pu penser que la confiance dans la science, par nécessité, aurait dû progresser. Pas du tout, les controverses et polémiques ont tout bousculé, et aujourd’hui on doute plus de la science qu’avant la crise. Didier Raoult n’y est pas pour rien, et ce n’est pas fini, car il reste difficile de combattre la méfiance envers les vaccins seuls capables d’enrayer la pandémie.

Parler de la science, de sa bonne pratique, qui n’est pas le gage absolu de ne pas commettre d’erreur car ce n’est pas si facile de faire progresser les connaissances, demandait un minimum d’explications. C’est ce que j’ai essayé de faire, en me plaçant au plus près de l’approche du scientifique sur le terrain. Les mots-clefs sont la raison, l’objectivité, la théorie et l’empirisme. Il en découle un certain nombre de critères invariants qui s’appliquent à tous les champs scientifiques, sans exceptions. Le but ultime, quel que soit le sujet traité, est que la compréhension d’un problème scientifique soit partagée collectivement, à l’échelle mondiale, par la communauté scientifique concernée. Cette compréhension peut être incomplète, provisoire, définitive, mais face à l’inconnu, confrontée aux jugements des pairs et à l’obligation d’en rendre compte aux instances officielles et au grand public, il importe que, toujours, la modestie demeure au cœur de cette recherche scientifique qui, au fur et à mesure qu’elle avance, met à jour … de nouvelles ignorances à explorer.

François VAZEILLE


Notes

[1] Florian Cova, « L’épistémologie opportuniste de Didier Raoult », La Menace Théoriste, septembre 2020.

[2] Didier Raoult, « De l’ignorance et de l’aveuglement. Pour une science postmoderne », CreateSpace Independent Publishing Platform, 2015.

[3] Didier Raoult, « Contre la méthode », Les jeudis de l’IHU , 13 février 2020.

 [5] François Vazeille, « Sciences et pseudosciences. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ?« , Bulletin Historique et Scientifique de l’Auvergne, Parution mai ou juin 2021.

(Version pdf)

[6] François Vazeille, Conf. « Sciences et pseudosciences : comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ?« , 2017-2018.

[7] François Vazeille, « La querelle Raoult (Série) : pandémie et postmodernisme« , European Scientist, 18 mai 2020.

[16] Pascal Engel, « Manuel rationaliste de survie« , Collection Banc d’essais, Agone, octobre 2020.

[18] Alexandre Moatti, « Aterscience. Postures, dogmes, idéologies. », Paris, Odile Jacob, janvier 2013.

[19] ATLAS and CMS collaborations, « Combined measurements of the Higgs Boson mass in pp collisions … with the ATLAS and CMS experiments« , Physical Review Letters 114 (2015 March 26) 191803.

[20] Susan Haack, « Manifesto of a Passionate Moderate: Unfashionable Essays », University of Chicago Press, 1998.

[21] Sarah Diffalah, « Et Michel Maffesoli voulut réinventer la sociologie… seul contre tous« , Nouvel Obs, 21 mars 2015.

[22] Quentin Ruyant, « Un blog de vulgarisation pour la philosophie des sciences« , 18 juillet 2020.

[23] Benjamin Germann, « Apports de l’épistémologie à l’enseignement des sciences« , Collection « Essais », Editions Matériologistes, mars 2016.

[24] Julien Hernandez, « Une nouvelle étude à la méthodologie douteuse sur la chloroquine« , Futura Santé, 17 mai 2020.

[25] AFIS, « Ethique et l’intégrité de la recherche oubliées pendant la pandémie de Covid-19 ?« , 11 octobre 2020.

[25] Commentaires de différents médecins sur la démarche de Didier Raoult :

Mireille Roubaud, « Damien Barraud : c’est de la Médecine spectacle, ce n’est pas de la science« , La Marseillaise, 15 avril 2020.

Praticien anonyme, « Lettre ouverte à Didier Raoult », 25 mai 2020.

Dr Roche (Infectiologue à Montpellier), « Lettre ouverte à Didier Raoult : « Didier Raoult, par pitié, arrête ! » », 7 octobre 2020.

[26] AFIS, ²Le temps médiatique n’est pas celui de la science², 16 octobre 2020.

[27] Julien Hernandez, « Covid-19 : combien de morts si la prescription d’hydroxychloroquine avait été généralisée ?« , FUTURA SANTE, 28 octobre 2020 ; et « Fin de partie pour la chloroquine », 9 aout 2020.

À propos du livre de Pascal Wagner-Egger « Psychologie des croyances aux théories du complot »

Présentation

Alors que l’année 2020 a été extrêmement riche en théories du complot, le livre de Pascal Wagner-Egger tombe à point nommé. L’auteur, chercheur à l’Université de Fribourg en Suisse, étudie le complotisme depuis presque 20 ans sous l’angle de la psychologie sociale et cognitive, et a réalisé à travers cet ouvrage un travail salutaire de synthèse de toute la littérature scientifique sur le sujet. Incroyablement dense, sourcé et documenté, ce livre permet d’appréhender le phénomène complotiste à travers toutes ses facettes en quelques heures. La lecture est très agréable et fluide, même pour le novice. Après quelques définitions et méthodes de classification du degré d’adhésion aux théories du complot (TC), l’auteur présente les différents facteurs (sociaux, politiques, psychologiques) pouvant faciliter la conversion complotiste et dresse le portrait type du complotiste, notamment son fonctionnement mental et les erreurs de raisonnement courantes qu’il commet. Vous apprendrez ce que sont les rasoirs d’Ockham et d’Hanlon, différents biais cognitifs et comment vous adresser à un complotiste. Ce livre semble par ailleurs très instructif et pédagogique pour les complotistes mêmes, afin qu’ils prennent conscience des égarements de leur pensée paradoxalement à la fois ultra-critique (envers la version officielle, VO) et extraordinairement crédule (concernant les TC auxquelles ils adhèrent).

Le livre de Pascal Wagner-Egger, PUG, 2021

Résumé

  • Quelques définitions

Un complot est une action concertée d’un groupe agissant en secret dans le but de nuire à des individus ou à la population dans son ensemble. Si l’histoire recèle de véritables complots (réalisés par des services secrets par exemple), y compris récemment (comme ce fut le cas dans une loge franc-maçonne où un projet d’assassinat a été monté[i], ou également par l’industrie du tabac, des énergies fossiles et de certains pesticides[ii]), le complotiste quant à lui est une personne croyant à l’existence de complots sans preuve suffisante. Une théorie du complot (TC) est une accusation extrêmement grave (qui peut donner lieu à un procès en diffamation, comme ce fût le cas très récemment, quand l’Institut Pasteur a obtenu la condamnation d’un complotiste qui l’accusait d’avoir créé le covid-19[iii]) qui repose sur des preuves fantaisistes. Ainsi, le complotiste qui explique le cours du monde par des complots, développe une vision paranoïaque du monde, puisque les intentions négatives supposées des comploteurs ne sont pas prouvées, et du fait que l’on peut imaginer des intentions négatives cachées derrière chaque parole ou acte. Une TC est donc un modèle explicatif bancal du monde. Les TC les plus populaires actuellement prétendent, par exemple, que Big Pharma cache les effets toxiques des vaccins, que Bill Gates veut éradiquer la population mondiale à partir de nanoparticules contenues dans les vaccins qui s’activent par la 5G ou qu’il existe une élite mondialiste pédocriminelle qui gouverne le monde (Deep State & QAnon). S’il est tout à fait légitime de douter (c’est d’ailleurs le moteur de la science), le doute doit s’accompagner d’une méthode : les TC sont en quelques sortes des mauvaises réponses à de bonnes questions. Les vrais complots nécessitent des enquêtes approfondies et sérieuses afin d’être révélés, qui n’ont rien à voir avec ce que font les complotistes.

  • Quel est le portrait type du complotiste ?

Il existe des facteurs sociaux et politiques, psychosociaux (communication) ainsi que des facteurs psychologiques, susceptibles d’augmenter la tendance au complotisme. Nous avons décidé de regrouper les principaux dans le tableau suivant. Pour plus d’explications et les références bibliographiques, la lecture de l’ouvrage de Pascal Wagner-Egger est nécessaire.

Sentiment d’impuissance et de perte de contrôle sur le mondeAnxiété à l’égard de, et méconnaissance des technologies (OGM, 5G, nucléaire…)
Période d’anxiété et incertitude (crise)Liens avec le racisme, l’antisémitisme et les stéréotypes
Faible niveau d’éducationPensée intuitive plutôt qu’analytique
Mauvaises connaissances du corpus de connaissance scientifiqueNon maîtrise de la démarche scientifique et du fonctionnement de la science
Réceptivité aux sophismes et arguments fallacieuxMauvaises connaissances en statistiques et probabilité
Croyance aux pseudosciences et médecines alternatives (FakeMed) : astrologie, homéopathie…Extrême politique (notamment extrême droite conservatrice)
Personnalité schyzotypique ou paranoïaqueMéfiance envers les politiques, scientifiques, médias, institutions etc.
Confusion coïncidence et causalitéConfusion corrélation et causalité
Rigidité mentale (dogmatisme) : ne se remet pas en question avec des nouveaux élémentsBiais cognitifs (proportionnalité, intentionnalité, conjonction, confirmation)
Posture antisystèmeAnomie
Faible estime de soiInégalités économiques
Pays à fort indice de corruptionPays pauvres et à taux de chômage élevé
Besoin d’unicitéInsécurité
Structure du web qui favorise l’entre-soi via des bulles de filtrage (suivre des individus qui sont d’accord avec ses idées)Référencement des contenus par Google, FNAC, Facebook, YouTube ou Amazon qui favorise souvent désinformation ou pseudosciences (antivax, FakeMed)
Se renseignent sur les réseaux sociaux et les sites de réinformation alternatifsMauvaise interprétation des signes et des évènements aléatoires
Paresseux pour vérifier les infosÉvènement traumatique
Fonctionnement dérégulé du webTendance à l’ennui
Principaux facteurs facilitant la conversion complotiste

Les sondages menés en France ou dans d’autres pays montrent que l’adhésion de la population aux TC, aux phénomènes paranormaux ou aux médecines alternatives est assez importante, alors même que l’avènement du web permet d’accéder en quelques clics à des informations d’excellente qualité. L’adhésion aux TC est particulièrement forte parmi les Gilets Jaunes et leurs sympathisants, ainsi que parmi les sympathisants  de Didier Raoult.

Il existe par ailleurs une « mentalité complotiste» puisque croire en une théorie du complot est l’un des facteurs prédictifs les plus puissants d’une adhésion à d’autres théories du complot. Les TC sont principalement dirigées contre des minorités (Juifs, franc-maçon etc.) ou contre le « système ».

Les TC offrent à ceux qui y adhèrent un modèle simplifié de la complexité du monde (une sorte d’effet de dévoilement) : il y aurait des victimes, nous (les gentils) et eux (les méchants) en accentuant les stéréotypes. Ils créent des récits cohérents qui donnent du sens aux évènements. Les complotistes ont ainsi l’impression de comprendre le monde mieux que tout le monde (qu’ils appellent les « moutons ») : ils se considèrent comme des « éveillés », lanceurs d’alerte autoproclamés qui « pensent par eux-mêmes » et prennent part à une mission pour avertir tout le monde que des complots en cours. S’ils ont l’impression d’être plus intelligents que les autres, les études montrent qu’ils ont de médiocres aptitudes d’esprit critique (c’est ce qu’on appelle l’effet Dunning-Kruger). Ils ont pourtant une basse estime d’eux-mêmes, et un besoin de se sentir unique[iv]. Ils se prennent pour des savants sauveurs persécutés (comme l’était Galilée, selon le fameux syndrome qui porte son nom) car ils dérangeraient l’establishment et la pensée unique diffusée par les médias mainstream.

Les TC sont en réalité un « prêt-à-penser pseudo-rebelle » (il est en effet courant en ce moment de constater l’existence de groupuscules complotistes se considérant comme des « résistants » contre la « dictature sanitaire ») et la radicalisation complotiste est comparable à l’embrigadement sectaire. En effet, durant l’année 2020, lors de la pandémie, nous avons pu voir fleurir des groupuscules mêlant pseudosciences, extrême droite, malscience (de la science de mauvaise qualité, biaisée ou inexploitable), New Age et FakeMed, avec à la tête de ces communautés, principalement virtuelles (YouTube, Facebook, Twitter), des gourous bien connus des instances de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), ce qui confirme la porosité entre tous ces mondes. Ces groupes ont très une très forte audience avec des millions du « vues » cumulées. La sphère conspirationniste peut être considérée aujourd’hui comme une force politique. Une ribambelle d’associations[v] et de communautés (avec même en leur sein des élus ou médecins) ont vu le jour (« Bon Sens », « Laissons-les prescrire », « Réinfo Covid », « Réaction 19 » etc.) et ont organisé des campagnes de désinformation à grand échelle, tout en gagnant une grande audience, par exemple grâce à la complaisance de certains « médias » (Sud Radio, CNews, France Soir[vi] etc.).

La galaxie complotiste, et notamment les fans de Didier Raoult (lui-même climatosceptique, profondément narcissique et désavoué par ses pairs, avec une conception très particulière de la théorie de l’évolution, de la philosophie des sciences[vii] et de la méthode scientifique… et aux multiples prédictions totalement fausses), a harcelé de nombreux chercheurs[viii] et vulgarisateurs pour la simple raison qu’ils défendaient l’état des connaissances scientifiques. C’est la raison pour laquelle, l’auteur et l’hébergeur de cet article ainsi que l’auteur de ce livre sont tous les 3 signataires d’une tribune parue dans Libération, alertant sur le sort de ceux qui luttent contre la désinformation[ix].

Il est par ailleurs amusant de voir que plusieurs TC concernant un même évènement coexistent : des complotistes niaient l’existence du coronavirus, tandis que d’autres étaient certains qu’il s’agissait d’un virus créé par l’Institut Pasteur. De plus, lorsque le stock de masques était insuffisant pour que la population générale puisse en porter, les complotistes étaient les premiers à crier au scandale (avec raison), et depuis qu’ils sont obligatoires, ils sont les premiers à affirmer qu’ils ne servent à rien et qu’ils sont même toxiques… Plus ironique encore, les complotistes considèrent toute preuve contredisant leur théorie comme étant une preuve même d’un complot !

Les complotistes ont pour habitude de faire usage du mille-feuille argumentatif (terme de Gérald Bronner). Il s’agit d’un ensemble d’arguments bombardés qui sont individuellement très faibles voire fantaisistes, mais qui par accumulation, donnent l’impression que la TC est bien établie. Les fact-checkers doivent multiplier les efforts devant cette multiplicité, ce qui participe de l’asymétrie de Brandolini, (il faut bien plus de temps pour débunker le bullshit, que pour le produire).

  • Quelles sont les conséquences des théories du complot ? 

L’adhésion aux TC peut perturber les relations familiales et sociales et mener à un isolement ou un rejet. Le complotiste est par ailleurs plus anxieux que la moyenne. C’est logique dans la mesure où croire en l’existence de complots pouvant nous nuire n’est absolument pas rassurant. Une radicalisation complotiste fait également encourir des risques pour soi-même (rejet des traitements efficaces de la médecine conventionnelle, de la vaccination, non application des mesures sanitaires barrières suite à la négation de l’existence de virus, comme le VIH et le coronavirus) et pour les autres (immunité de groupe non satisfaisante en raison d’une couverture vaccinale insuffisante, non adoption de comportements écoresponsables en cas de négation de la crise climatique etc.). Adhérer à des TC peut augmenter les comportements discriminatoires (envers les exogroupes) en raison d’une intensification des stéréotypes, mais également nuire à la cohésion sociale. Par ailleurs, le complotisme peut être un mobile d’action violente, comme on l’a vu avec l’assaut du Capitole. Plus globalement, le complotisme brise les fondements de la société démocratique, qui repose sur la confiance et la division du travail. Alors qu’il est impossible d’être à la fois épidémiologiste, infectiologue, astrophysicien et biochimiste, le complotiste pense souvent être en mesure d’être tout cela à la fois en quelques heures de recherche sur des sites internet alternatifs de « réinformation » (c’est par exemple le cas de l’imposteur de l’anthropologie Jean Dominique Michel[x] ou bien encore de Silvano Trotta qui est une source quotidienne de désinformation sanitaire mais aussi le théoricien de la Lune creuse). Le complotisme conduit également au vote populiste. De simples observations et analyses qualitatives sur Twitter, YouTube et Facebook démontrent à quel point la part de complotistes parmi les sympathisants de Nicolas Dupont-Aignan ou Florian Philippot (eux-mêmes diffuseurs réguliers de théories farfelues) est importante.

  • Comment lutter contre le complotisme ?

Raisonner un complotiste n’est pas une mince affaire, mais prévenir le complotisme semble une chose plus aisée.

Pour s’adresser à un proche complotiste il n’y a pas de méthode consensuelle qui se dégage. En revanche, la confrontation d’arguments, surtout si elle est faite de manière virulente, aura probablement pour conséquence de radicaliser et polariser sa position. Pratiquer l’entretien épistémique et essayer de comprendre la façon avec laquelle le complotiste construit ses certitudes pourrait être une solution. L’idéal est que la discussion soit conduite de manière à ce que le complotiste comprenne de lui-même ses erreurs de raisonnement, et reconnaisse ses erreurs factuelles. Si l’humour et la moquerie (sur l’absurdité de la TC et non celle de la personne) peuvent être de bons ingrédients, la bienveillance et l’empathie le sont aussi. Lui demander pourquoi tel agent (gouvernement, entreprise, exogroupes etc.) a intérêt à réaliser ce complot peut lui permettre d’amorcer un doute sur la plausibilité d’un complot. Plusieurs interventions, comme l’initiation au fonctionnement de la science, à sa méthode, à son corpus de connaissance ainsi qu’aux sophismes et biais cognitifs, mais également à la zététique et à l’esprit critique, peuvent être très performantes tant pour déradicaliser que pour prévenir l’adhésion. L’idée est d’acquérir une certaine attitude prudentielle qu’on pourrait désigner comme de la « vigilance épistémique ». L’acquisition d’une autonomie pour juger la fiabilité d’un site ou d’un article est souhaitable, et ce, dès l’école primaire ou secondaire. Comprendre que même un médecin, chercheur ou professeur d’université peut avoir sombré dans la pseudoscience et ne plus être fiable (c’est-à-dire n’être plus reconnu par ses pairs comme étant un expert) est nécessaire car l’argument d’autorité est très fréquemment utilisé pour désinformer ou vendre des produits miracles. Il est également important de ne pas partager un article dont on ignore la fiabilité ou que l’on n’a pas lu.

Outre les aptitudes intellectuelles, il est également nécessaire pour un regain de confiance auprès de la population, que les médias se dotent d’une charte éthique de bonne conduite, les scientifiques exposent leurs conflits d’intérêts et que le monde politique s’assainisse (corruption, transparence…). Les contrepouvoirs comme la presse, la justice, la science, les autorités de contrôles, doivent être forts, fiables, indépendants et transparents. Les services de fact-checking (comme ceux de Libération, de France TV, du Monde ou de l’AFP) sont des outils utiles pour limiter la virulence des fake-news. En revanche, ils ne touchent que très peu les complotistes puisque ceux-ci sont souvent dans des bulles informationnelles alternatives.

Par ailleurs, il est nécessaire que les GAFAM prennent leurs responsabilités afin de ne plus, via leurs algorithmes, favoriser les contenus complotistes et pseudoscientifiques. Il existe également nombre de TC qui sont lancées par des sites dont les administrateurs ne sont absolument pas complotistes, mais des businessmen dont l’objectif est tout simplement mercantile (revenu publicitaire via l’affluence de leur site).

Au niveau social, il est évidemment bien plus difficile d’intervenir, mais il semble au niveau politique que la limitation des inégalités socio-économiques doit être renforcée. Certaines études montrent que plus les inégalités de salaires sont fortes dans un pays, plus le degré de complotisme est élevé. La montée des extrêmes politiques depuis une bonne quarantaine d’années en Europe est sans doute en partie due à ce sentiment de privation relative d’une partie de la population comme les Gilets Jaunes. Par ailleurs, pour limiter l’anxiété technologique et éviter des accidents, une application raisonnable du principe de précaution peut être intéressante, le temps d’avoir davantage de données sur la technologie en question. Cette expertise devra être réalisée par des spécialistes indépendants. Cette application ne devra pas en revanche être abusive car elle pourrait alors risquer de ne pas faire profiter la population d’un intérêt largement supérieur aux risques présumés ou non établis.

Mathieu Repiquet

Le livre de Pascal Wagner-Egger « Psychologie des croyances aux théories du complot », paru en mai 2021 aux Presses Universitaires de Grenoble et préfacé par Gérald Bronner, est disponible en libraire, sur les sites de vente de livres habituels ou sur le site de l’éditeur que voici : https://www.pug.fr/produit/1917/9782706149825/psychologie-des-croyances-aux-theories-du-complot

Si vous souhaitez approfondir le sujet, voici une liste d’autres chercheurs travaillant sur les théories du complot : Kenzo Nera, Olivier Klein, Gérald Bronner, Sylvain Delouvée, Sébastian Dieguez, Paul Bertin, Nicolas Gauvrit, Adrian Bangerter, Karen Douglas, Sander Van der Linden, Stefan Lewandosky, Daniel Jolley, Antony Lantian, Pia Lamberty, Roland Imhoff, Gordon Pennycook, Viren Swami, Jan-Willem Van Prooijen & Tristan Mendes-France.

Tronche en Live sur le conspirationnisme

[i] https://www.liberation.fr/societe/police-justice/cellule-criminelle-de-barbouzes-une-loge-franc-maconne-dissoute-20210213_A56BIVKQQJFPVF6RB4WZVUAECA/ ; https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/barbouzes-francs-macons-et-crimes-en-serie-plongee-dans-une-affaire-judiciaire-hors-normes_4605999.html

[ii] Lire sur le sujet les articles et livres de Stéphane Horel et de Stéphane Foucart, journalistes au Monde.

[iii] https://www.pasteur.fr/fr/journal-recherche/actualites/covid-19-tribunal-correctionnel-senlis-condamne-diffamation-auteur-video-fake-news

[iv] Les complotistes semblent toutefois avoir une très grande confiance (overconfidence) en la qualité de leurs raisonnements.

[v] https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/marseille/covid-19-5-choses-savoir-docteur-louis-fouche-nouvelle-star-anti-masques-rassuristes-1903370.html ; https://www.lavoixdunord.fr/934217/article/2021-02-11/reinfo-covid-l-ordre-des-medecins-saisit-les-autorites-sanitaires-propos-d-une ; https://www.liberation.fr/checknews/2020/10/13/qu-est-ce-que-l-association-bonsens-cofondee-par-la-deputee-martine-wonner-et-des-personnalites-pro-_1802128/

[vi] https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/tv/france-soir-comment-ce-grand-titre-populaire-est-devenu-un-site-complotiste-25-01-2021-8421114.php ; https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/11/17/francesoir-le-nouveau-repaire-des-covid-sceptiques_6060038_823448.html ; https://www.franceculture.fr/medias/france-soir-grandeur-et-deliquescence-dun-journal-devenu-anti-journalistique ; https://www.liberation.fr/checknews/2021/01/23/des-anciens-de-france-soir-et-le-snj-lancent-une-petition-contre-la-derive-complotiste-du-site_1818212/ ; https://www.liberation.fr/checknews/2020/11/10/francesoir-ceci-n-est-plus-un-journal_1803644/

[vii] https://www.afis.org/Didier-Raoult-contre-la-methode-scientifique ; https://bonpote.com/didier-raoult-est-il-climatosceptique/ ; https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/des-didier-raoult-qui-contestent-ce-rechauffement-climatique-il-y-en-aura-toujours_2127963.html ; https://www.liberation.fr/checknews/2020/04/20/d-ou-vient-cette-video-d-un-gala-des-internes-de-marseille-mettant-violemment-en-cause-didier-raoult_1785210/ ; https://www.lexpress.fr/actualite/sciences/pascal-picq-depasser-darwin-l-etrange-evolution-du-professeur-raoult_2126877.htmlhttps://www.heidi.news/sciences/avec-l-emergence-de-la-figure-de-didier-raoult-l-opinion-se-polarise-de-facon-inedite ; https://www.lemonde.fr/cop21/article/2015/10/07/hoax-sur-le-climat-1-le-rechauffement-s-est-arrete-en-1998_4784473_4527432.html ; https://www.franceinter.fr/didier-raoult-chercheur-disruptif ; https://medium.com/@florian.cova/l%C3%A9pist%C3%A9mologie-opportuniste-de-didier-raoult-7359ec4a3006 ; https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/didier-raoult-fait-dire-aux-philosophes-le-contraire-de-ce-qu-ils-ont-ecrit_2133662.html ; https://menace-theoriste.fr/lepistemologie-opportuniste-de-didier-raoult/

[viii] https://www.thelancet.com/journals/laninf/article/PIIS1473-3099(20)30944-0/fulltext ; https://www.thelancet.com/journals/laninf/article/PIIS1473-3099(20)30383-2/fulltext ; https://www.thelancet.com/journals/laninf/article/PIIS1473-3099(20)30866-5/fulltext

[ix] https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/la-lutte-contre-la-desinformation-en-ligne-est-en-danger-20210317_QDIMVXOJJBFNXDZ445QQFPSHWU/

[x] https://menace-theoriste.fr/jean-dominique-michel-imposteur-de-lanthropologie-medicale/ ; https://www.lexpress.fr/actualite/sciences/covid-19-jean-dominique-michel-un-expert-autoproclame-en-guerre-contre-la-science_2128608.html ; https://www.heidi.news/sante/que-penser-des-interventions-de-jean-dominique-michel-sur-l-epidemie ; https://www.arretsurimages.net/articles/un-toutologue-suisse-envahit-les-medias-francais

J’ai traité la posture anti-scientifique de Jean-Dominique Michel dans un numéro de Tronche de Fake où j’ai montré qu’il baratinait sur ses diplômes, ses accomplissements, et offrait un CV vide de toute activité scientifique, en parfait décalage avec ses prétentions, tandis qu’on trouvait trace d’un parcours mâtiné de chamanisme et de croyances. C’était l’étape 1.

Etape 1 : Imposture

Autres sources :

•             – https://www.heidi.news/sante/que-penser-des-interventions-de-jean-dominique-michel-sur-l-epidemie

•             – https://www.lexpress.fr/actualite/sciences/covid-19-jean-dominique-michel-un-expert-autoproclame-en-guerre-contre-la-science_2128608.html

•             – https://www.rtbf.be/info/societe/detail_jean-dominique-michel-anthropologue-de-la-sante-utilise-une-rhetorique-nauseabonde-aux-grandes-conferences-de-liege?id=10598692

•             https://danielmusy.net/2020/05/01/monsieur-jean-dominique-michel-est-il-un-anthropologue-des-sciences-ou-un-simple-blogueur/?fbclid=IwAR0iALlUMeKIlFUuJBFQhlFsIU1Pfr6coKQZeW9EIQPrxmzDLIWD1cFyh08

Etape 2 : Conspirationnisme

En janvier 2021, Jean-Dominique Michel franchit un nouveau cap en se faisant le défenseur des conspirationnistes. Et en effet, on peut le comprendre, puisqu’il a sa place parmi eux. Dans une vidéo YouTube intitulée « sous le feu », JDM se victimise. Je ne mets pas le lien vers la vidéo puisqu’il est impossible d’y laisser ou d’y lire des commentaires (indice d’un problème potentiel avec le message ou le messager). Mais vous la trouverez facilement.

  • D’abord il égrène des vérités personnelles qu’il répète depuis longtemps. Il vante le modèle suédois alors même que la Suède est pointée du doigt pour avoir très mal géré la crise.
  • Il fustige les test PCR alors que c’est LE critère choisi par Raoult & Co pour évaluer leur traitement (à la place de la mortalité … où l’effet est nul.)
  • Il parle de thérapie génique pour le vaccin à ARN « qui n’est même pas un vaccin » il parle d’énorme danger : cela ne repose sur rien. On est dans du négationnisme scientifique.

JDM dresse une caricature avec d’un côté les naïfs qui « gobent benoitement ce que les autorités disent » et en face les gens qui « se renseignent auprès des meilleurs spécialistes et émettent des critiques », alors qu’il est le premier à estimer (avec raison) qu’on a tort de caricaturer entre d’un côté les gens intelligents et de l’autre les conspirationnistes. La subtilité, c’est quand ça l’arrange.

JDM adoube Raoult et Perrone « meilleurs spécialistes des maladies infectieuses de France »… Et la messe est censée être dite, ils sont censés avoir raison en vertu de ce statut, aucun autre argument n’est apporté.

Il cite tous les médecins conspirationnistes qui ont envahi les médias, estime que Pierre Barnérias (réalisateur de Hold Up) est « extrêmement compétent et consciencieux ». Quand il affirme : « Hold Up est un film honnête qui ne cherche pas à imposer des convictions à qui que ce soit », on reconnait une rhétorique 100% identique à celle des archéomanes et autres propagateurs de pseudo-sciences quand ils sont confrontés à des critiques sérieuses. Or, quand on traite un sujet comme une pandémie en donnant la parole à des gens qu’on présente comme les meilleurs experts, il faudrait éviter de laisser entendre qu’on ne cherche pas à convaincre l’auditoire. C’est absurde et cela insulte l’intelligence même des moins dotés d’entre nous.

« Nous sommes les meilleurs dans nos domaines respectifs »

JDM affirme avoir été invité dans 15 universités à présenter ses « travaux et les résultats de [ses] recherches. » J’ai épluché le CV de Jean-Dominique Michel (voir cet article). Il est vide de toute expertise en santé publique, de toute publication de « recherches ». Il parle également de plus de 30 articles. Il n’en donne pas les références. Curieux !

« Cherchez un anthropologue plus capé que moi dans son domaine d’expertise c’est quand même un petit peu difficile »

Il la joue au culot. Certains osent tout. Il compte sur le fait que les gens n’iront pas vérifier (D’une certaine manière, il a raison : la plupart ne le feront pas). Et il empêche qu’on puisse le dire à ses spectateurs en fermant la section commentaire : aucun moyen de demander des sources, de prononcer une critique.

JDM justifie sa qualité d’anthropologue de « renommée mondiale » en citant… des journaux mainstream (Le Figaro, Le Monde, etc.) qu’il accuse constamment par ailleurs d’êtres incompétents et corrompus. J’ai un scoop : je suis en partie d’accord avec JDM, les journaux sont bien souvent incompétents dans la détection des charlatans !

À mon égard, JDM annonce que je n’ai jamais publié dans les domaines où je me prétends compétent, ce qui est faux puisqu’en ma qualité de vulgarisateur je ne me suis jamais prétendu expert des domaines dont je parle. Je le répète même souvent. En comparaison JDM prétend être le meilleur de son domaine. Il me présente comme « un botaniste qui étudie les champignons » ; ce qui est encore raté, alors que l’approximation était aisément évitable en consultant mon CV disponible en ligne. Notez que j’ai publié des travaux scientifiques et que j’ai un doctorat, choses que je ne mets jamais en avant dans mon travail. Rien de tout ça chez JDM.

Jean-Dominique Michel termine sur des accusations de corruption d’un certain nombre de gens, affirment qu’on aurait dit (Qui ça ? Où ça ?) que « l’hydroxycholoroquine va tuer 10% des gens » ; redit que le vaccin ARN est une « thérapie génique hyper dangereuse ». Puis il se plaint qu’on détruise les commerces de proximité (Et j’admets que de nombreux travailleurs se retrouvent dans des situations terribles dans le contexte imposé par les mesures sanitaires… mais quel rapport avec son « expertise » d’anthropologue de la santé ?) et suggère, en bon prétériteur, que cela pourrait faire partie d’un plan, mais qu’il ne peut l’affirmer.

L’homme est malhonnête dans ses propos, incompétent dans ses jugements, marginal dans sa discipline, trompeur dans sa rhétorique : nous avons affaire à un conspirationniste dont la parole, vecteur de confusion, peut causer des dégâts terribles en période de crise sanitaire.

« À un moment donné il va falloir mettre un coup d‘arrêt à ce délire (…) il va falloir que le mensonge cesse. » Là encore, j’approuve Jean-Dominique Michel.

Après cet épisode conspirationniste, vient le temps de la radicalisation.

Etape 3. Radicalisation

Selon le message personnel d’un contact en Suisse, le travail critique sur le discours et le CV de ce monsieur a porté ses fruits :

« Je pense sincèrement que ton article a eu un effet très positif ! Il me semble qu’il a été plutôt bien référencé sur Google et qu’il a bénéficié d’un bon partage par chez nous. Cet article et quelques autres ont véritablement contribué à éloigner JD Michel des médias : l’homme n’a plus été invité sur aucun grand plateau et à ma connaissance, pas non plus sur des petits. J’ai cherché régulièrement les actualités le concernant et ses interventions sont limitées à son propre blog et, parfois, à une intervention dans une petite radio cantonale. Encore bravo et merci pour votre travail à toute l’équipe ! »

Cette perte de voilure médiatique s’est accompagnée d’un rapprochement de la sphère « alternative » des anti-masques, antivax et conspirationnistes (Silvano Trotta, Ema Krusi, Hold Up, Salim Laïbi, etc).

Jean-Dominique Michel vit en Suisse où une votation est prévue sur la gestion de la crise covid19. Il participe à des manifestations au côté de complotistes notoire. La dernière en date, le 13 avril 2021, a rassemblé 200 personnes qui ont progressivement ôté leur masque malgré les règles sanitaires imposées pour autoriser le rassemblement. Chloé Frammery, s’est d’ailleurs déclarée heureuse de « vous voir avec moins de masques ». Astrid Stuckelberger a affirmé que les tests à écouvillons servent « à nous introduire des nanoparticules dans le nez ». Jean-Dominique Michel, quant à lui, juge que l’obligation de porter un masque est illégale, illégitime et immorale », il parle de « haute trahison » des pouvoir publics : « les pétitions n’ont servi à rien, les interpellations n’ont servi à rien ; je pense vraiment à ce stade que seule la violence pourra faire reculer ! » Pour nuancer, il ajoute tout de suite « le référendum contre la loi Covid est notre dernière chance ».

La vidéo des prises de parole est disponible ici, sur Odysee. Mais il s’agit d’un montage d’où est absente la suite des propos de Jean-Dominique Michel qui sont rapportés par le journal 20 minutes : «S’il faut prendre les armes, je le ferai» (La foule qui l’écoute de répondre « moi aussi ! »).

L’excitation des élans de révolte armée contre « les actes génocidaires » des gouvernants se retrouve sous la plume de Jean-Dominique Michel sur les réseaux sociaux.

Sur le mur Facebook de JDM

Etape 4. Plus de radicalisation (what else ?)

Jean-Dominique Michel est un producteur et un diffuseur de Fake news. L’AFP le reconnait désormais comme tel, et la réaction de l’intéressé consiste à vitupérer contre ceux qui osent contredire son scénario.

« Quelqu’un qui aujourd’hui est pour le passeport vaccinal aurait été pour le port de l’étoile jaune en 1937 »

Dit-il dans une « conférence secrète » sur le chaîne de la conspirationniste suisse Ema Krusi

J’ai peu d’espoir de voir ce personnage renoncer à l’escalade d’engagement qui le conduit à tenir des propos de plus en plus extrêmes, à justifier des comparaisons indignes. La surenchère de la rhétorique conspirationniste qui consiste à nier, coûte que coûte, la gravité de la pandémie pour refuser toutes les mesures prises par les autorités, quitte à provoquer la fuite en avant d’une contestation que rien ne raisonne, reçoit pour récompense l’adhésion d’une frange radicalisée (ou en cours de radicalisation) qui fait de Jean-Dominique Michel l’un de ses héros. J’ignore si l’on peut revenir d‘un tel voyage vers la pensée extrême.

À tout le moins j’espère que l’on peut revenir du voyage qui consiste à se fier à un tel personnage.

Acermendax

Comment peut-on en 2021 croire que la Terre est plate ? Existe-t-il vraiment des gens qui le croient ? Comment une telle idéologie a-t-elle pu se répandre en France depuis une dizaine d’années ? Ce sont des questions auxquelles je vais essayer de répondre ici en retraçant l’histoire de cette idéologie.

Certaines explications ont été fournies dès le début et sont évidentes. Les connaissances scientifiques d’une partie de la population sont proches de zéro. D’après un sondage cité par Christine Garwook en 2007, 55 % des Américains, soit 94 millions de personnes, ne savent pas que la Terre effectue une révolution autour du Soleil en un an. Une telle ignorance existe aussi en Europe et a servi de terreau au platisme. Les personnes qui ont diffusé cette idéologie, ceux que j’appellerai ici les gourous, ont mis le doigt sur une faille : beaucoup de gens ont entendu dire que la Terre est sphérique mais ne savent pas comment cela a été démontré. Aux USA, on pense que cette démonstration date de Christophe Colomb alors qu’elle a été faite par Aristote, qui reprenait lui-même des observations antérieures. Dans l’Almageste de Ptolémée, la Terre est au centre de l’Univers, mais elle est sphérique.

L’idéologie de la Terre plate est apparue en Angleterre au XIXe siècle grâce à Samuel Birley Rowbotham (1816-1884). C’était un médecin charlatan qui a prétendu accorder l’immortalité, ou au moins une longévité de plusieurs millénaires, grâce à des changements alimentaires. Il dirigeait à la fin des années 1830 une commune socialiste alliée au fabricant de coton gallois et réformateur Robert Owen (1771-1858). À son époque, le public s’intéressait à l’astronomie, mais il se tournait également vers les sciences alternatives, dont le mesmérisme, selon lequel on prétendait faire des guérisons grâce au « magnétisme animal », et la phrénologie, une discipline étudiant les bosses du crâne pour en déduire le caractère des gens. De plus, il existait des controverses entre la conception biblique de la Terre et la description que les géologues commençaient à en faire. Rowbotham sut utiliser ce contexte.

Pour lui, la Terre était un disque dont le centre était le pôle Nord, entouré d’une barrière de glace. Le Soleil tournait au-dessus à 7 000 miles d’altitude. La Lune était un corps semi-transparent émettant sa propre lumière et causant les éclipses de Soleil quand il passait devant lui. Les éclipses de Lune étaient provoquées par un mystérieux corps sombre. Rowbotham était un « créationniste jeune Terre » cherchant à se baser sur la Bible, affirmant que la Terre avait été créée en six jours il y a moins de six mille ans, et qu’elle serait détruite par le feu. Sa création par Dieu lui avait valu d’être le seul corps solide, le Soleil, la Lune et les étoiles n’étant que des lumières.

Samuel Birley Rowbotham

Presque tous les ingrédients du platisme étaient déjà en place. Rowbotham ne parlait pas de mensonge planétaire sur la forme de la Terre mais dénonçait l’astronomie newtonienne et ses mathématiques complexes. Il appelait les gens à rejeter les livres pour faire appel à l’observation directe et au bon sens. Ce rejet de l’intellectualisme est un point central du platisme. Le gourou Québécois Hewa Nenki l’a enseigné en se prétendant proche de la nature et en s’attribuant des origines amérindiennes. Le platiste est appelé à faire appel à ses sens, or la sphéricité de la Terre ne saute pas aux yeux. On peut en voir la courbure, mais cela demande un minimum d’effort et de sens géométrique. Le premier argument utilisé par les platistes est simplement que, si l’on fait abstraction des reliefs, l’horizon apparaît toujours plat.

Mis à part dans quelques sectes, les chrétiens se sont toujours accommodés de la sphéricité de la Terre. Rappelons que Galilée a été condamné par l’Église parce qu’il soutenait l’héliocentrisme. Celle-ci n’aimait pas non plus entendre dire que l’âge de la Terre dépassait de loin les six millénaires qu’elle supposait. Même si sa description de la Terre effectuée par Rowbotham est basée sur la Bible, le titre de son livre, Zetetic Astronomy, dont la première édition remonte à 1849, n’a pas de signification religieuse. Il en donne cette explication : « Le terme zététique est dérivé du verbe grec zeteo, qui signifie chercher, ou examiner ; procéder uniquement par enquête ; ne rien prendre pour acquis, mais remonter des phénomènes à leurs causes immédiates et démontrables. Il est utilisé ici par opposition au mot “ théorique ”, dont le sens est spéculatif […] » Ce qui est théorique, pour lui, c’est l’astronomie newtonienne. Ce terme a d’abord été utilisé par des libres-penseurs londoniens. Le radical Richard Carlile (1790-1843), qui s’était déclaré athée en 1821, dirigea un réseau de sociétés dites zététiques, implanté surtout en Écosse et dans le nord de l’Angleterre. Robert Owen était comme lui un réformateur social athée, fondateur d’une utopie coopérative. C’est dans ce milieu qu’il faut chercher l’inspiration de Rowbotham, à la fois charlatan et socialiste.

Les communautés owenites avait des salles de conférences dans lesquelles les classes laborieuses pouvaient s’instruire en sciences. Elles avaient également à leur disposition des instituts de mécanique. C’est là que Rowbotham commença à enseigner son astronomie zététique, en empruntant son pseudonyme Parallax à l’astronomie : la parallaxe est le déplacement apparent des corps causé par un changement de position de l’observateur. Rowbotham présentait une science accessible à tous, basée sur le bon sens, éloignée de l’astronomie newtonienne élitiste. Son coup de génie fut d’avoir transposé à la science les volontés réformatrices sociales d’Owen. Son comportement était celui d’un gentleman qui traitait ses détracteurs avec respect et considération. Il n’en était pas de même de son disciple protestant John Hampden (1819-1891), dont les motivations étaient religieuses. Il se montrait agressif envers les scientifiques. Il fit un pari avec l’éminent naturaliste Alfred Russel Wallace (1823-1913) sur la courbure de la Terre, dont il refusa de reconnaître le résultat. Ses diffamations et ses menaces de mort contre Wallace le conduisirent en prison.

Par la suite, le platisme fut clairement récupéré par des extrémistes religieux. En Angleterre, deux ans après la mort de Hampden, Lady Elizabeth Blount (1850-1935) prit sa relève en fondant l’Universal Zetetic Society. L’évangéliste américain Wilbur Glenn Voliva (1870-1942) transforma la cité de Zion dans l’Illinois en sanctuaire de la Terre plate. Il était arrivé à la conclusion que la Terre était plate sans être au courant de l’œuvre de Rowbotham et s’était mis à combattre la théorie de l’évolution et l’astronomie moderne, mais il eut plus tard connaissance d’un livre de William Carpenter, un imprimeur et disciple américain de Rowbotham : One Hundred Proofs the Earth is Not a Globe, Baltimore, 1885.

En 1956, l’Anglais Samuel Shenton (1903-1971) créa l’International Flat Earth Research Society, (IFERS). Cet homme avait une conception erronée du monde qu’il n’a jamais corrigée. Il pensait pouvoir envoyer un aéroplane en altitude et le maintenir immobile dans l’atmosphère, pendant que la Terre tournait, ce qui aurait été un moyen idéal de se déplacer d’est en ouest. Il oubliait que l’atmosphère est entraînée par la Terre lors de sa rotation. Ses recherches bibliographiques le conduisirent à découvrir l’œuvre de Rowbotham, qui le convainquit que la Terre était plate et ne tournait pas sur elle-même. Son cheminement intellectuel, au départ non religieux, le transforma en un véritable fanatique. En affirmant que la Terre était sphérique, les hommes niaient son origine divine et ne tarderaient pas à être punis pour leur arrogance.

Samuel Shenton

Shenton a pourtant connu les débuts de l’exploration spatiale. Le 4 octobre 1957, le premier satellite, Spoutnik, fut envoyé dans l’espace. Le 12 avril 1961, ce fut au tour du premier homme, Youri Gagarine. Shenton ne nia pas ces exploits au retentissement planétaire, mais il les considérait comme des insultes à Dieu. Il haïssait l’astronomie et l’astronautique. Quand la mission Apollo 11 se posa sur la Lune le 21 juillet 1969, il n’eut pas d’autre possibilité que de crier au mensonge. Dans les années précédentes, il avait déjà parlé de désinformation, d’endoctrinement, de lavage de cerveau et de contrôle mental. L’humanité était victime d’une grande conspiration mondiale. Malgré les lettres de soutien qu’il recevait, cet événement affecta sa santé. Il se sentait de plus en plus persécuté.

Une de ces lettres, datée du 3 décembre 1969 contenait ces phrases : « Ces vulgaires bouffons essaient manifestement de nous tromper pour le prestige qu’ils peuvent en retirer. Le film qu’ils ont produit de leur premier tir sur la Lune a manifestement été réalisé dans un studio. J’ai la nausée que les gens, en particulier les Britanniques, accordent une telle valeur aux cailloux sans valeur que ces menteurs prétendent avoir ramenés de la Lune. » L’auteur de cette lettre voulait adhérer à l’IFERS parce qu’il n’admettait pas la réalité des missions Apollo. Il était xénophobe, convaincu de la suprématie culturelle britannique et adhérait à des théories du complot. Sur quoi pouvait-on avoir des doutes à cette époque ? Sur l’assassinat de John F. Kennedy en 1963 par exemple.

En 1972, l’Américain Charles Kenneth Johnson (1924-2001) prit la succession de Samuel Shenton à la tête de ce qui est maintenant la Flat Earth Society (FES). Il appartenait à une Église protestante et considérait que la Terre était décrite comme plate dans la Bible, mais cette conviction résultait de ses propres réflexions. Sa soif de connaissances lui fit découvrir les écrits de Voliva, qui lui montrèrent comment argumenter. Il prit contact avec Samuel Shenton en 1965. À ce moment, l’IFERS avait pour président le géologue Ellis Hillman, qui ne croyait pas que la Terre fût plate mais considérait cette idée avec curiosité. Alors qu’elle n’en était pas non plus convaincue, la veuve de Shenton adouba Johnson pour être sûre que l’œuvre de son époux fût conservée. Johnson prit sa retraite et s’installa avec sa femme dans une maison délabrée du désert Mojave, pour se consacrer à sa nouvelle tâche.

Charles Kenneth Johnson

Ils se voyaient comme les « servants de la Vérité de Dieu ». Pour Johnson, « La Terre est plate… Dieu existe » et « Dieu dit que la Terre est plate ». Il considérait la science comme une religion, l’opium des masses. Le XXe siècle, durant lequel elle a triomphé, était en réalité un âge des ténèbres, l’ère la plus superstitieuse de l’histoire. « C’est à partir de cette date [1543, parution de l’œuvre de Copernic], écrit-il, que sont apparus tous les mensonges diaboliques et sataniques actuels sur la Terre, la monstruosité copernicieuse (sic), Galilée, Newton, Martin Luther… Descartes, Darwin, le faux programme spatial… toutes ces bêtes diaboliques et dégénérées sont apparues. » Il était opposé à la vivisection, considérée comme la preuve de la malveillance et de la dépravation morale de la science. S’efforçant de vivre de manière vertueuse, il était végétarien. Conspirationniste à sa manière, il croyait qu’en haut lieu, on savait que la Terre était plate ; Ronald Reagan était au courant. Il en vint à craindre que la NASA, gardienne du mensonge, envoie quelqu’un pour l’assassiner avec sa femme dans sa maison isolée du désert afin de l’empêcher de dévoiler la vérité.

Le site web de la FES donne une présentation plus policée de lui. On y lit que l’exploration spatiale et les missions Apollo sont des ruses pour tenir les gens hors de la vérité de la Bible et de sa position claire sur la Terre plate. C’est un argument fondamental dans le platisme d’aujourd’hui, largement repris aux USA ainsi que dans le monde francophone. Convaincre une personne que la Terre est plate, c’est lui faire admettre l’existence de son Créateur. Est-ce un argument utilisé a posteriori pour justifier cette croyance, qui serait en réalité de nature conspirationniste ? Ce n’est pas impossible, mais étant donné le caractère religieux des Américains, il est inévitable qu’ils associent la Terre plate à Dieu.

Pour ceux qui sont persuadés que les élites nous mentent sur tout, la Terre plate est une véritable révélation. Eric Dubay, un jeune Américain expatrié en Thaïlande, où il enseigne le yoga et le wing chun (un art martial), a su s’adresser à eux. La diffusion de l’idéologie de la Terre plate durant les années 2010 est due à lui beaucoup plus qu’à la FES, ranimée en 2004 par Daniel Shenton – sans lien de parenté avec Samuel Shenton. Dubay est un homme instruit, qui aime écrire et a eu un Bachelor’s degree (l’équivalent d’une licence) en anglais. Mais il a aussi parcouru des nombreux ouvrages conspirationnistes, comme ceux de David Icke, un Anglais ayant commencé à s’exprimer durant les années 1990.

Eric Dubay

Dubay a autopublié son premier livre en 2012, The Atlantean Conspiracy, profitant d’un formidable outil dont Shenton et Johnson ne disposaient pas : Internet. Le cœur de son discours est le Nouvel Ordre Mondial. Une élite veut prendre le pouvoir, supprimer les États-nations et contrôler la vie de tous leurs citoyens. Les Illuminati sont bien entendu invoqués. Profondément antisémite et négationniste, Dubay arrive à faire passer Hitler pour une victime des juifs et des bolcheviques (juifs eux aussi). On y trouve aussi de l’archéologie « interdite », avec l’affirmation de l’existence de l’Atlantide, qui a donné son nom au livre, et quelques mots sur le mystère des pyramides. Plus tard, Dubay a agrégé la Terre plate à ses idées conspirationnistes. Il a publié The Flat Earth Conspiracy en 2014 puis 200 « preuves » de la Terre plate inspirées par l’ouvrage de William Carpenter, en 2015. Il n’est pas chrétien puisqu’il affirme que Jésus n’a jamais existé. Il parle de spiritualité et de pseudosciences, qui sont des portes ouvertes à toutes les dérives de la pensée. Il se rattache au mouvement New Age, de même que Paul Michael Bales, un autre précurseur de la Terre plate.

D’autres gourous américains se sont manifestés, comme Mark Sargent ou Rob Skiba, un vidéaste et éditeur de jeux vidéo qui trouve son inspiration dans la Bible. En 2012, il a consacré un film aux nephilim, des géants mentionnés dans ce livre. Eric Dubay, toujours actif, reste cependant une référence. Sa première chaîne YouTube a atteint les 120 000 abonnés avant d’être supprimée, mais il en a créé une autre qui en compte environ 91 000.

Un mystérieux individu ayant choisi le pseudonyme d’Epurnon Muove « Et pourtant elle ne tourne pas » a passé un temps considérable à sous-titrer ces vidéos en français. Elles sont toujours sur YouTube. La création de sa chaîne est datée du 5 avril 2015. ll a mis un terme à son activité en 2017, estimant qu’il avait effectué le travail nécessaire. Ses vidéos seraient vues, commentées, critiquées, mais on parlerait d’elles : son projet était de semer les graines du platisme. Epurnon Muove ne s’est pas trompé. La Terre plate a commencé à monter en puissance l’année suivante et c’est grâce à YouTube que j’ai connu ce que j’ai d’abord pris pour une plaisanterie. J’ai compris quelques semaines plus tard, non sans effarement, que des platistes pensaient vraiment ce qu’ils disaient. Encore maintenant, il est impossible de savoir qui est Epurnon Muove, mais je sais que son inspiration était chrétienne. Dans une exégèse de l’Apocalypse du 3 décembre 2016, il a écrit :

« Aujourd’hui, les géants ont arpenté la Terre, d’anciennes civilisations ont été réduites à néant par un déluge, le darwinisme est une fraude, le scientisme une religion, la Terre est plate, l’effet Mandela prouve que la réalité n’est pas un absolu mais peut changer à volonté (celle de qui ?), et, au risque de me répéter, la Terre est plate. »

(source)

Le fondateur de la chaîne ITV (Information Très Vraie) a poursuivi son œuvre. C’est apparemment un comédien spécialisé dans la voix off. Il a révélé son visage lors d’un procès du militant antisémitique et négationniste Hervé Ryssen, dont il partage les idées. Bien qu’il ait été invité à s’exprimer chez des platistes, il me paraît assez solitaire. Sa chaîne YouTube a été supprimée.

Il est certain que YouTube a joué un rôle de premier plan dans la diffusion du platisme. Les vidéos en ligne permettent par conséquent de cerner ce phénomène. Un chercheur de l’Université de Pennsylvanie, Shaheed Mohammed, a étudié 500 vidéos prises au hasard parmi 1 220 000 vidéos faisant référence à la Terre plate, et a constaté le poids de la religion et le déni de la science parmi celles qui défendent cette idéologie. Les idées politiques conservatrices américaines sont en revanche peu présentes. Toutefois, pour connaître véritablement les personnes qui adhèrent au platisme, il faudrait également étudier les commentaires de ces vidéos. Pour chacune, il peut y en avoir des centaines. De plus, les youtubeurs n’expriment pas forcément ce qu’ils pensent. Certains peuvent seulement chercher à obtenir des vues ou avoir des intentions parodiques.

Je donne ici le portrait de quelques platistes francophones qui sont certainement sincères. Le meilleur exemple est le « Professeur Grandjean ». Il a pris son pseudonyme au physicien François Grandjean. C’est une personne sans domicile fixe au sens propre, c’est-à-dire qu’il vit dans des logements provisoires. Il connaît un peu les mathématiques et semble avoir donné des cours à domicile. Sa carrière professionnelle se résume à cela. Il a utilisé ses connaissances pour présenter les supposées incohérences de la Terre sphérique, ce qui lui a donné une réputation de sérieux. Sa chaîne a gagné environ 14 000 abonnés. Au fil du temps, il parlait de plus en plus des reptiliens, tout en révélant une personnalité xénophobe et misogyne. Ses troubles mentaux étaient évidents. Il a saccagé une agence de Pôle Emploi à coups de marteau parce qu’elle voulait le contraindre à accepter du travail, qui lui a valu d’être dans le collimateur de la justice. Depuis, il a quasiment disparu.

Le Québécois Hewa Nenki s’est efforcé de réunir autour de lui le petit monde de la platosphère. Le « chamane à plumes » a l’avantage de l’ancienneté. Il a connu l’époque où l’on se droguait au LSD. Ses contacts sont nombreux dans l’univers de la « spiritualité » et du New Age. L’éditrice québécoise Louise Courteau a publié en 2003 un livre qu’il a écrit sur les chemtrails : Les tracés de la mort. Avec Roch Saüquere, l’éditeur du magazine conspirationniste Top Secret, il s’est présenté comme un abducté, c’est-à-dire une personne enlevée par des ovnis. Il a produit peu de contenu par lui-même : il se définit comme un diffuseur. C’est lui qui a traduit en français les 200 preuves de la Terre plate d’Eric Dubay. Il organisait sur YouTube des hang out qui duraient jusqu’à huit heures d’affilé, où il invitait toute personne s’écartant de la pensée rationnelle. Plusieurs platistes s’y sont révélés : son compatriote et ancien prisonnier Dominick Masse, le Polonais Waldek, un individu vivant grâce à la fortune de sa famille, Z et No Fear, qui ont plus tard fait sécession pour inventer la Terre biplate. Elle ressemble à une pièce de monnaie, avec l’hémisphère Nord côté pile et l’hémisphère Sud côté face. Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent ou n’ont-ils inventé cette « théorie » que pour se faire remarquer ? Difficile de le savoir.

Même s’il s’efforce de se montrer sous un jour sympathique et s’il prêche l’Amour, Hewa Nenki n’a pas pu cacher son antisémitisme et son négationnisme. Il a réussi à choquer ses complices en affirmant lors d’un hang out que l’attentat du Nice n’a en réalité fait que quelques blessés. Il a l’art de tenir des propos inadmissibles : prétendre que Johannes Kepler a assassiné Tycho Brahé ou que les insectes peuvent voler non pas grâce à leurs ailes, mais parce que la gravité n’existe pas. Les platistes savent très bien que celle-ci n’est pas compatible avec une Terre plate. Aujourd’hui, Hewa Nenki n’est plus guère entendu. Il a perdu sa chaîne principale, il a séjourné un moment aux Philippines où il a été privé d’internet, et depuis son retour au Québec, il est contesté au sein de sa propre communauté.

Hewa Nenki

Cyprus Star se présente comme une orpheline bipolaire hyperactive, qui a un peu étudié. Elle a une formation en communication dont elle s’est servie pour se faire connaître. Attachée à la défense de l’environnement mais attirée par les vérités alternatives, elle s’est laissé convaincre par la Terre plate en 2016. Elle croit véritablement que nous vivons dans le mensonge, y compris sur la forme de la Terre, et elle appelle à un changement de paradigme qui rendrait le monde meilleur. Elle défend également l’idée que nous vivons dans une simulation informatique. Elle n’est pas antisémite et a été surprise de recevoir des insultes quand elle a publié sur YouTube une vidéo consacrée à des chanteurs juifs. Elle ignorait que son public avait de telles idées.

En juillet 2017, les discussions avec les défenseurs de la science l’ont fait abandonner la Terre plate. L’existence des deux pôles célestes Nord et Sud est impossible à expliquer. Cependant, sous l’influence de l’Américain Steven Joseph Christopher, elle est passée à la Terre concave. Cet individu se prend pour un deuxième Jésus. Cyprus Star est entrée en contact avec lui mais l’a vite trouvé insupportable car trop imbu de lui-même. Il s’est fait arrêter pour menaces de mort contre le président des USA. D’après lui, le Soleil, la Lune et les étoiles se trouvent à l’intérieur d’une Terre sphérique, dont le centre est occupé par un octaèdre. Cyprus Star pense que cette figure géométrique est Dieu. Christopher n’a pas inventé cette théorie ; elle a été exprimée pour la première fois par l’Américain Cyrus Teed (1839-1908), un messie autoproclamé qui a fondé dans les années 1870 une secte appelée l’Unité koreshienne.

À ces trois portraits, on pourrait ajouter ceux de commentateurs très actifs. John Gordon, l’un des plus originaux, situe le Soleil a seulement 30 kilomètres d’altitude et pense que la géographie de la Terre est décrite par les mythes. Beaucoup de commentateurs expriment de la haine et de la défiance envers les élites. « On nous ment, on nous ment, on nous ment », c’est le leitmotiv de Waldek. Le platisme est inséparable du conspirationnisme mais il y occupe une place très particulière. Les conspirationnistes accusent toujours les élites de faire du tort aux peuples : en cherchant à les exterminer, à les contrôler, en leur faisant payer des taxes indues, en les rendant malades, en enlevant des enfants pour les emmener sur Mars ou pour prélever leur adrénochrome. Mais pourquoi leur faire croire que la Terre est sphérique alors qu’elle est plate ? C’est inoffensif et cela ne change rien à la vie des gens. Le platisme est aussi la seule théorie du complot qui remette en cause les connaissances scientifiques de manière aussi radicale, d’où son accointance avec les religions, les spiritualités et les pseudo-sciences.

Erika Wehrel

L’autrice administre la page Facebook « La Terre plate et ses mensonges réfutés par les sciences » où vous trouverez de nombreuses informations sur cette pseudo-théorie.

Texte de ma conférence pour TEDx ESTACA, enregistrée le 25 mars 2021

Bonjour, je m’appelle Thomas et je suis sceptique.

Voilà, c’est dit. La thématique de cette journée de conférence était « Sautez le pas ! » alors j’ose. Désolé si ça vous choque. Sceptique est un mot qui définit assez bien (la perfection n’est pas de ce monde) la famille intellectuelle dans laquelle je me reconnais.

Du grec σκεπτικός, skeptikos, « qui examine », le scepticisme est une doctrine philosophique que l’on doit à Pyrrhon, trois siècles avant l’an 1 de notre calendrier actuel, on l’appelle donc parfois le pyrrhonnisme. C’est initialement une pensée radicale pour laquelle « rien n’est vrai ni faux, ni vrai et faux à la fois ». Ce qui est déroutant, mais n’est pas totalement faux. Ni totalement vrai, sans doute…

Le scepticisme dont je me réclame, toutefois, n’est pas celui de Pyrrhon, c’est un scepticisme contemporain, nourri par l’histoire des idées et tourné vers la méthode scientifique, on parle donc souvent de scepticisme scientifique. Les objectifs de la version antique de cette pensée sont de parvenir à l’épochè, c’est-à-dire à la suspension du jugement (ou de l’assentiment), et ensuite à l’ataraxie, c’est-à-dire à l’exemption de trouble, à la tranquillité de l’âme. Ne nous mentons pas, ce sont deux objectifs qui restent largement à l’état de projet pour n’importe quel humain normal. Nous ne pouvons pas nous retenir, toujours, de porter un jugement sur les choses. Quant à l’ataraxie, la tranquillité absolue, l’acceptation du monde tel qu’il est, je me permets de douter que ce soit nécessairement souhaitable. Je suis sceptique vis-à-vis de cet objectif. La version moderne du scepticisme a pour ambition plus modeste d’éviter de persister dans l’erreur, de se débarrasser des idées fausses. Et pour cela, la stratégie consiste, en gros, à « éviter de croire des trucs »

Si je me sens en devoir de faire un coming out de sceptique, c’est parce que c’est un mot connoté. Les mots ont un sens, bien sûr, comme vous le savez, et ce sens c’est ce que le mot dénote. Vous allez voir j’ai des sources :

Dénoter = Renvoyer aux traits objectifs habituels et communément distinctifs que le sujet parlant d’un énoncé quelconque discerne dans un « objet » désigné (source Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales)

Connoter = Évoquer, en plus d’un sens stable, une signification dépendant du contexte situationnel. (Source : idem)

Ce sera plus simple avec quelques exemples.

  • Rouge, ça désigne, ça dénote une couleur. Mais Rouge, suivant le contexte, ça connote la passion la colère, l’alerte ou le communisme.
  • Cartésien, ça dénote la pensée d’un certain René Descartes. Ca connote le rationalisme, la logique froide, impersonnelle, l’opposition aux émotions (à tort ou à raison).
  • Pour désigner une même personne on peut dire : Mère, Maman-poule, marâtre, génitrice, et on perçoit très bien que les mots véhiculent des images contrastée.
  • Ici-même, sur scène, vous avez devant vous des intervenants, des speakers, des conférenciers, des tribuns, des prédicateurs, des militants. Selon le mot employé, on choisit d’insister sur un aspect ou un autre de ce que l’on voit ou de ce que l’on veut faire percevoir à autrui.

La connotation vient avec les mots, qu’on le veuille ou non. Revenons au mot sceptique. Il est connoté, et plutôt négativement. Les « eurosceptiques » ont plutôt mauvaise presse (à tort ou à raison), les « climatosceptiques » sont carrément anti-science. Quant aux promoteurs des théories du complot, puisqu’ils rejettent les thèses qu’ils jugent officielles, ils estiment faire preuve de scepticisme, et il leur arrive de chercher à s’approprier le mot. Et trop souvent, malheureusement, on le leur concède.

Le sceptique est vu comme un individu qui s’oppose, qui râle, qui n’est pas content, qui trouve toujours à redire, et qui sème la pagaille. Parce qu’il n’est jamais complètement d’accord avec vous. On a l’impression qu’il prend un malin plaisir à montrer son désaccord. À croire qu’il se sent plus spécial que les autres. Le sceptique, il a toujours une objection, une question, et on aimerait bien qu’il se taise. Mais là si je me tais, la conférence est trop courte, donc je continue.

Pour mieux comprendre le scepticisme il est utile, je pense, de préciser ce à quoi il s’oppose. La pensée diamétralement opposée au scepticisme, c’est le dogmatisme, la doctrine qui prétend détenir une vérité définitive sur quelque chose, qu’il n’y a plus à discuter. Fin de partie. Il y a pléthore de dogmatismes dans tous les domaines : des vérités absolues qu’on défend en religion, en politique, en art, et même sur des questions scientifiques. Il y a donc toute une variété de scepticismes (au pluriel). Il est rare d’être complètement sceptique sur tous les sujets à la fois de manière homogène. Ça ne veut pas dire qu’on est un faux sceptique ! Parce que là est la subtilité de cette posture. Celui qui affirmerait être totalement sceptique ferait montre d’une certitude… de trop, celle d’être un vrai sceptique.

On voit bien que c’est une question de dosage. Et j’en arrive à l’ingrédient principal, à l’outil du sceptique qui est le doute. Avant tout, le sceptique c’est celui qui doute. Il y a d’ailleurs un autre mot que j’utilise souvent, qui est celui de Zététique. Le professeur Henri Broch définit la zététique comme « l’art du doute », un affûtage de l’esprit critique.

« Tout est poison, rien n’est poison. C’est la dose qui fait le poison » selon le principe que l’on prête à Paracelse (en tout cas il ne l’a jamais rendu), un principe qui s’applique parfaitement bien au doute. Toutes les idées que nous rencontrons ne méritent pas qu’on les traite avec la même dose de doute. Si l’on appliquait toujours un doute maximal à tous les sujets, on devrait en payer les conséquences. Quand on doute de tout:

  • On ne sait rien.
  • On ne décide rien.
  • On ne fait rien.
  • On s’emmerde un petit peu.

Le doute du sceptique n’est donc pas une fin en soi. On ne doute pas pour douter. En réalité, on doute pour savoir, tout en sachant que ce qu’on sait n’est pas gravé dans le marbre. Le doute sert à comparer les hypothèses, les théories, les interprétations, les explications, et à écarter celles qui sont les moins convaincantes. Il y a des extrémistes partout, mais le sceptique moderne plaide normalement en faveur d‘un doute raisonnable. Et d’une suspension du jugement relative.

« Le sceptique, ce n’est pas celui qui suspend absolument son jugement, c’est celui qui suspend son jugement dans l’absolu »

Et la source de cette phrase, c’est aujourd’hui, c’est cette conférence ; vous disposez de la ligne directe avec la source.

Voir la conférence en vidéo

https://www.youtube.com/watch?v=CDe1v0MZfg8

Pour finir, je reviens sur mon choix de présenter cela comme un coming out, comme « un pas à sauter ». Ce n’est pas une parodie ou un manque de respect envers les situations de celles et ceux qui doivent passer par un acte similaire pour diverses causes. Si je parle de coming out sceptique c’est parce que c’est un acte couteux. Bien souvent, vous devez payer le fait d’agir ou de parler en tant que sceptique. Je m’explique.


Parenthèse. L’expression Coming out vient du militantisme LGBT, mais elle est depuis longtemps utilisée dans d’autres contextes, comme le militantisme athée là où l’athéisme est frappé d’une intolérance très violente (exemple ici). L’athéisme et le scepticisme ont une historie commune, et l’usage du terme coming out est parfois employé par ceux-ci (autre exemple ici). Autrement dit, je n’invente pas ici un nouvel usage ou une quelconque forme de provocation. Fin de Parenthèse.


Les humains que nous sommes sont plutôt rationnels, mais nous arrivons à certaines conclusions avec une rapidité qui excède la vitesse de la pensée. Notre cerveau organise le monde pour lui donner du sens et produit à cet effet des intuitions, des impressions, des sentiments, des catégories. Elles peuvent être justes ou erronées. Mais ce qu’elles ne sont pas, ou difficilement, c’est justifiables. Nous avons du mal à justifier logiquement, rationnellement certains de nos avis sur le monde… et sur les gens en particulier. Les catégorisations que notre cerveau produit à toute vitesse nous aident à adopter les comportements les mieux adaptés. Nous sommes particulièrement doués pour mettre les humains dans des petites cases. Mais la première étape consiste bien souvent à poser deux grandes colonnes et à voir où l’on place les humains que nous rencontrons :  « Comme moi » & « Pas comme moi »

  • Est-ce que cette personne pense comme moi ?
  • Parle-telle comme moi ?
  • Agit-elle comme moi ?
  • Est-ce qu’elle me ressemble ?

Les réponses à ces questions sont des raccourcis pour évaluer si cette personne me veut du mal ou du bien. Si je réponds « oui » à ces questions, alors de manière intuitive j’aurai tendance à avoir plus confiance en cette personne, à éprouver plus d’empathie, à avoir davantage envie de la fréquenter. Naturellement, il y a mille façons d’aller au delà de ce premier jugement, mais il n’est guère envisageable de l’effacer. Le problème c’est que le sceptique brouille les inférences, contrarie l’essentialisme et les catégorisations. Il montre l’arbitraire de nos schémas mentaux, on n’arrive pas à le ranger du côté des « Comme moi », des gentils. C’est inconfortable. Alors on lui en veut.

Et là c’est le drame. Quelles sont les idées sur lesquelles le sceptique va appliquer son doute et ses critiques ?

  1. Les idées qu’il rencontre.
  2. Les idées qu’il ne rencontre pas.

La bonne réponse est la 1. car on ne peut pas avoir une parole critique envers ce qu’on ne voit pas. Il en ressort logiquement que le sceptique va émettre des critiques, des réserves, des doutes, d’abord sur les idées qui viennent de son environnement, des espaces sociaux où lui-même se trouve : sa famille, ses collègues, ses coreligionnaires, ses compagnons de lutte, etc. La conséquence, c’est que cette personne critique des idées locales, sera localement en décalage avec les signes de loyauté attendus. Le sceptique ne fait pas que déranger, il revêt l’apparence d’un « pas comme moi » puisqu’il n’est pas d’accord avec ce qui est censé faire l’unanimité. Et nous voici face au prix à payer : un risque d’ostracisme, de souillure sociale.

On pourrait aussi ajouter l’agressivité de certains gourous, tenant-croyants, théoriciens du complots, imposteurs et escrocs qui font la vie dure à ceux qui dénoncent leurs manigances.

Mais c’est un acte libérateur !

C’est un acte qui met en conformité nos pensées et nos actes, qui nous permet d’assumer notre liberté de penser. C’est aussi l’occasion de rencontrer d’autres sceptiques, de se sentir moins seul, de constater que les questionnements sont bien plus nombreux qu’on ne l’imagine et que nous conservons nous-même des parcelles d’impensé, des grumeaux de croyances, des pénombres dogmatiques. On peut se confronter à l’esprit critique des autres, et constater qu’on a encore du travail à faire sur soi.

Se dire sceptique / zététicien ne nous donne pas raison, ne nous rend pas savant, ni meilleur que les autres. Mais cela nous donne une chance de nous hisser presque à la hauteur des principes de la prudence épistémique. Cela nous permet de questionner les catégories où nous rangeons les gens, les dogmatismes indiscutés, d’initier des débats pour aller au-delà des apparences et comprendre ce que pensent réellement les gens autour de nous. Être sceptique, c’est savoir qu’on a quasiment toujours tort dans nos représentations du monde et surtout de la pensée d’autrui. Plus les gens pensent différemment de nous, plus nous avons tendance à les caricaturer (la caricature est d’ailleurs un droit inaliénable, qu’il ne faut pas confondre avec une analyse sérieuse ou une tentative d’amorcer un débat constructif). Le remède consiste à douter de ces représentations et à s’enquérir de ce que pensent vraiment cet autrui.

Le sceptique doit être humble, y compris par rapport à son envie d’être sceptique, un peu comme les philosophes sont amoureux de la sagesse mais se gardent bien sagement de se prétendre sages.

Les sceptiques sont nos amis. Leurs questionnements nous sont collectivement utiles, car aucune avancée ne se fait sans qu’on remette en cause l’état du monde ou de nos connaissances sur celui-ci. Il serait donc souhaitable d’écouter leur parole, surtout s’ils savent l’accompagner d’une posture ouverte et bienveillante.

Naturellement, vous avez le droit de douter de tout ce que je viens d’écrire. Cela me convient aussi ; j’y vois un bon début.

 

 

Acermendax

La pratique de la zététique n’améliore pas beaucoup les individus. Ils restent biaisés, ils gardent leurs défauts, ils raisonnent parfois (comme tout le monde), avec leur émotions*. De temps en temps, ils jugent trop vite, ils sont récalcitrants à admettre leur torts, et même, quelquefois, ils perdent patience. Je m’inclus dans tout cela.

[* Et ce n’est pas forcément un problème d’ailleurs, mais on en parlera une autre fois…]

Certains ont un humour désolant et refusent de comprendre que l’humour peut aussi être le véhicule de stéréotypes et d’agressions plus ou moins involontaires. Ils se prennent alors un peu vite pour des Pierre Desproges en travestissant son « on peut rire de tout » et en qualifiant de fragiles ceux qui aimeraient qu’on garde les blagues oppressives et dépréciatives à l’intérieur d‘un cercle où l’on connait au moins un peu ce que vivent les personnes qui sont réceptrice de ces blagues, parce qu’il faudrait éviter de croire qu’on est totalement non-responsable du mal qu’on fait aux autres en balançant des blagues qui réveillent des traumas. En somme le Zét peut être un beauf. J’en ai vu. Mais il y a des beaufs, des insensibles, des « on peut plus rien dire » dans toutes les strates de la société. Le zététicien est un mec assez normal finalement. Et la zététicienne aussi. Comme tout le monde, ils devraient faire un peu plus d’effort dans ses rapports avec les autres.

Cela étant admis, n’oublions pas que les praticiens de la zététique ne prétendent pas être parfaits ou non biaisés ou plus savant que les autres, et qu’il suffit de se rappeler qu’on est tous humains pour se pardonner nos petites défaillances.

Néanmoins, je constate qu’il y a un comme un contentieux avec le mot zététique. En tout cas sur Twitter. Et d’emblée je tiens à rappeler que Twitter n’est pas le fidèle reflet du monde, mais un lieu où l’on entend d’abord les plus motivés, les plus polarisés, les plus clivants ou les plus toxiques. Je ne veux donc pas donner à ces critiques une importance qu’elles n’ont pas, mais je pense utile de voir ensemble si on est en mesure de leur apporter une réponse.

Sur ce réseau, on s‘engueule beaucoup et quand le mot zététique est décoché, c’est quasiment à chaque fois soit par quelqu’un qui se réclame de cette démarche, soit par quelqu’un qui la critique.

Le problème c’est que se réclamer de la zététique sur un réseau où la parole est morcelée en petits ilots de 280 caractère si facilement exploitables hors contexte, c’est courir le risque d’adopter un style beaucoup trop abrupt, faute d’avoir l’espace nécessaire pour affiner sa pensée avec tous les modulateurs qui ajoutent les nuances sans lesquelles on a vite l’air pédant et fermé.

On a tôt fait par exemple d’avoir un propos qui ressemble à un appel à l’autorité « je suis zététicien, donc… » ou alors « je connais la zététique, moi, alors je sais que…». Pire, on se rend parfois réellement coupable de raccourcis fautifs et de jugements hâtifs en raison des bris de mots auxquels sont réduites les conversations. J’invite donc chacun, moi y compris, à prendre soin de ne pas tomber dans ces travers. Et j’invite ceux d’entre vous qui ont eu quelques malheureuses expériences avec quelqu’un se réclamant de la zététique de se retenir d’en conclure que « ces gens-là, ils sont tous pareils, on les connait. Ils ne valent rien, moi je le sais bien j’en ai vu deux ! » parce que ce faisant votre jugement en rappelle d’autres auxquels vous n’avez pas envie d’être comparé·e.

Si on cherche les mots zététique ou zététicien sur Twitter, on tombe sur quelques catégories de critiques auxquelles je souhaite répondre.

1. Les vitupérations

Il y a d’abord les flots de vitupérations ordurières de la complosphère qui a identifié assez finement que la zététique est l’antithèse du conspirationnisme, et que s’ils veulent avoir raison, il faut que nous ayons tort. Je vous rappelle cette nuance à laquelle je tiens : « la zététique c’est l’art du doute. Le conspirationnisme c’est la mécanique du soupçon » (Quand est-ce qu’on biaise, 2019). Mine de rien c’est très différent. Les vitupérations et agressions viennent aussi des tenants-croyants dans les récits ou théories que la sphère sceptique égratigne ou atomise.

On ne pourra pas faire grand-chose contre ce tribalisme, puisque ce jugement repose sur un diagnostic d’opposition qui me semble plutôt exact. Mais je dois préciser qu’à titre personnel je ne suis pas l’ennemi de ceux qui croient dans un complot farfelu ou une théorie saugrenue ; je pense qu’ils sont en quelque sorte infectés par un virus mental qui les pousse à rejeter la parole sceptique. Et mon ennemi, si j’en ai un, c’est ce virus, cette baliverne toxique. Dans notre travail, nous nous autorisons à critiquer toutes les idées et nous devons les distinguer des individus.

2. « Les zététiciens croient détenir la vérité et parler pour la science »

Je ne connais pas de gens qui prennent la parole et vous disent : « ne tenez pas compte de ce que je raconte, c’est rien que des conneries » Evidemment quand on déclare quelque chose publiquement, on a tendance à penser qu’on a raison de le faire. Faire croire que les zététiciens auraient pour trait distinctif de penser avoir raison plus que les autres, c’est mal comprendre ce qu’est la parole zététique, puisque justement elle est avant tout une parole prudente, une prise de recul, une analyse, une critique d’un propos qui contient une assertion sur le réel.

Aucun zététicien ne viendra, en tant que tel, vous embêter si vous n’affirmez rien. Ou alors vous avez affaire à un con. Dans ma bouche con n’est pas une insulte gratuite, ça désigne quelqu’un qui oublie de se poser 3 petites questions avant de parler.

Je dis que c’est un con parce que l’art du doute s’exerce en réponse à des allégations, à la prétention qu’ont certains de savoir une chose. Si les zététciens vous agacent c’est peut-être parce que lorsque vous vous aventurez à affirmer des trucs publiquement, ils ont le culot de vous faire remarquer qu’on pourrait en douter, ils vous demandent des sources pour vos certitudes, voire ils vous mettent sous le nez des travaux qui vous contredisent.

Alors oui ça fait d’eux (ça fait de nous) des gens agaçant. Et à cause de ça il faut qu’on prenne bien soin de ne pas affirmer des choses douteuses nous-mêmes. Mais la relation des zététiciens à la « vérité » passe, par définition, à travers le doute, ce qui fait que ce genre de récrimination tape à côté. La récrimination est valide si avez à faire à quelqu’un qui se prétend zététique pour le seul plaisir de se donner une étiquette sans faire l’effort de se comporter en conséquence. Je propose de ne pas laisser s’installer l’idée qu’ils ont raison de s’approprier ce mot.

Regardez la version vidéo de ce billet de blog

3 « Les zététiciens détestent les sciences humaines et sociales.»

Dans la communauté sceptique, on compte plusieurs courants avec des cultures et des histoires distinctes. Beaucoup de membres ont une formation académique de bon niveau. Il y a des gens issus des sciences exactes / dures appelez-les comme vous voulez… Et qui manquent probablement de culture au sujet des contenus et des méthodes des sciences humaines et sociales. Et puis il y a des gens issus des sciences humaines et sociales qui manquent probablement de culture au sujet des contenus et des méthodes des sciences dures. Tous ces gens sont normalement capables de discuter entre eux et d’échanger sur les nuances de leur perception des questions liées au scepticisme. Dans la réalité des faits, je constate que ces échanges sont parfois compliqués, c’est bien vrai. Il y a peut-être ici un chantier qu’on devrait faire avancer pour que les idées circulent mieux.

Sur la Tronche en Biais, par exemple, nous avons reçu plus d’une centaine de chercheurs et chercheuses, et la majorité sont issus des sciences humaines et sociales. J’estime, en humble docteur ès biologie, que cela contribue peu ou prou à la résolution du problème dont je viens de parler. Les créateurs et créatrices de contenu de la sphère sceptique sont d’horizons variés, ils donnent de la place à diverses disciplines en fonction de leurs affinités et compétences. Et cette diversité est également un élément de réponse, il faut contribuer à sa visibilité.

Pour tout vous dire je ne me sens pas concerné par la critique d’un prétendu mépris des sciences humaines. Quand elle m’est adressée, je comprends que j’ai affaire à quelqu’un qui ne connait pas mon travail. Et alors je passe mon chemin.

4. « Les zététiciens sont des lâches ou des nuls qui ne s’intéressent pas aux vrais sujets ; C’est facile de débunker la terre plate ou l’homéopathie. Où est la critique du gouvernement ou des grandes industries ? »

Si c’était facile de débunker l’homéopathie, on n’en verrait pas dans toutes les pharmacies, à la télévision tous les jours, et dans la moitié des maisons françaises. Cette croyance réfutée perdure, et ce phénomène de persistance est en soi digne d’intérêt. Cet intérêt peut vous échapper, auquel cas on ne vous force pas à regarder, mais évitez d’avoir l’air aussi dépassé que Ronald Reagan qui se plaignait des programmes de recherche en biologie en disant : « Un arbre est un arbre ; combien d’autres arbres avez-vous besoin de contempler ? ». Ce qui est très con, parce qu’un arbre c’est un truc foutrement complexe.

S’intéresser à la croyance dans l’homéopathie c’est utile. Les gens n’y croient pas juste parce qu’ils pensent que ça marche, sans quoi ils demanderaient des preuves ou seraient attentifs aux démonstrations de leur absence. Ils y croient pour autre chose, pour des raisons que vous n’avez aucune chance de comprendre si vous traitez ça par-dessus la jambe.

Et débunker la Terre Plate, ça ne sert pas juste à rappeler des évidences mais au contraire à dire à quel point nos connaissances sur le monde heurtent les évidences. Si on se fie à ses seules perceptions, à son bon sens et à ses expériences personnelles : la Terre est plate, aucun doute possible. Or, la réalité est autre et c’est tout l’intérêt du sujet. Vous avez le droit de ne pas trouver ça intéressant, mais souffrez qu’on vous fasse remarquer que vous loupez l’essentiel et qu’on va continuer à traiter des sujets qui vous semblent inutiles parce qu’il se trouve que nous avons des raisons de penser que c’est en prenant au sérieux les croyances des gens qu’on peut les aider à les remettre en question.

Quant à s’attaquer à la rhétorique des industries ou à la parole gouvernementale, je vous y encourage si vous avez les compétences requises. À notre niveau, sur cette chaîne, nous devons éviter d’avoir la prétention de pouvoir démêler les intentions des gens, nous n’avons pas les ressources pour faire des enquêtes journalistique, alors, nous nous penchons sur les sujets où nous pensons pouvoir faire œuvre utile. Le périmètre de notre action, c’est le terrain sur lequel la science est mobilisée, travestie, instrumentalisée ou niée. Conséquence : nous abordons le champ politique seulement quand la science y est malmenée. Ne nous demandez pas de faire autre chose que ce que nous savons faire.

5. « Les zététiciens sont des idiots utiles du fascisme, ils sont d’une grande naïveté politique. Ils prétendent tous être apolitiques »

Pour finir, il y a cette critique à la mode inspirée par le mantra « tout est politique ». Or, il se trouve que je ne suis pas apolitique. Plus précisément je ne sais pas ce que ça veut dire pour quelqu’un comme moi qui s‘exprime publiquement, prend des positions et a pour profession de militer pour la promotion des sciences et de l’esprit critique. Mon travail est hélas pollué depuis quelques temps par des gens qui exigent, ou bien qu’on politise nos contenus, ou bien à l’inverse qu’on déserte complètement les sujets de société. De vous à moi, ces demandes sont un peu étranges puisque si tout est politique, alors il est impossible de ‘politiser’ ce qui l’est déjà ou de se retenir d’être politique quand on ouvre la bouche.

On ne va pas demander la sensibilité politique d’un chercheur avant de l’écouter nous parler de son sujet de recherche, ça ne veut pas dire qu’on va le croire 100% neutre et objectif. Au contraire, on se doute que ce n’est pas le cas, et c’est pourquoi il sera attentif, et nous aussi, à tous les signes que sa parole repose bien sur des données fiables, sur une démarche honnête, sur des protocoles validés… Bref on va pouvoir se fier à sa parole si elle répond aux exigences de la méthode la mieux établie pour la débarrasser des biais potentiels. Et ça, ce n’est pas être apolitique, c’est être méthodique et prudent.

J’aimerais revenir sur la prétendue naïveté politique de la zététique et du scepticisme. Les croyances sur lesquelles nous travaillons partagent des mécanismes communs.

  • Le créationnisme, le conspirationnisme, le négationnisme, la pseudo-archéologie et la réécriture de l’histoire à travers des récits nationaux sont des phénomènes plus proches qu’on pourrait le croire à première vue. Ce serait peut-être une bonne idée d’essayer de les comprendre.
  • Le recours à l’homéopathie, aux médecines alternatives est fortement lié à certaines dérives sectaires, à l’antivaccisme, à l’opposition aux masques en pleine pandémie, aux récits alternatifs sur le virus,… etc. Et tout cela a des conséquences très sérieuses sur la santé publique. En zététique on l’a compris depuis pas mal de temps.
  • Analyser l’homéopathie ou les croyances dans les « preuves du paranormal » ça éclaire les mécanismes d’adhésion à des discours qui nient la réalité. Si ça se trouve, ce serait utile politiquement. Les militants politiques pourraient apprendre des choses de ces mécanismes.
  • Analyser la contagion psycho-sociale des récits d’ovnis, la sociologie des adhésions aux théories farfelues comme l’énergie libre ou la biodynamie nous en dit long sur la manière dont circulent les idées, indépendamment de leur véracité mais conformément à l’attrait qu’elles exercent.

Quand on prend tout ça en considération, on se demande où est la naïveté. Parce qu’à trop vouloir rappeler que « tout est politique » on en oublierait presque que le politique n’est qu’une instance d’un ensemble plus global que sont les représentations du réel. En réalité tout est croyance et certaines croyances seulement ont des modalités qui se développent dans le champ politique. Or, comprendre la dynamique des croyances, les phénomènes de contagion, de réactance, de fermeture doxastique, c’est quelque chose qui intéresse la zététique et qui pourrait sans doute aider des militants à éviter de croire que leur grille de lecture personnelle est en mesure de couvrir tout le champ du réel.

Quand on met ainsi les choses en perspective, on en a peu marre de l’arrogance de certains militants politiques qui agissent tels des adeptes éveillés, certains d’avoir compris mieux que tout le monde les rapports de force entre les humains, et qui cherchent à imposer à tous la géométrie de leur grille personnelle d’analyse du monde

Moi je pense que vous devriez douter de votre grille de lecture. Comme nous. Il se trouve que c’est notre vocation. Je ne vous ferai pas la leçon sur la manière dont fonctionne la dimension politique de la société, j’admets mon ignorance relative sur ce chapitre. En retour j’apprécierais qu’on nous lâche un peu quand on s’intéresse à des aspects de la réalité dont le champ politique n’est qu’une facette mineure qui ne mérite pas de tout phagocyter.

Il est bien possible que je manque de culture politique pour aborder de la manière la plus pertinente possible certains sujets. Heureusement, les zététiciens prétendent rarement avoir totalement épuisé les tenants et aboutissants d’un thème. Mais il est fort possible également que ceux qui focalisent leur critique du mouvement sceptique sur la dimension politique qu’ils veulent le voir assumer manquent un peu de compréhension sur ce que ce mouvement est en réalité.

Le mot « zététique »

Un dernier point pour vous demander de ne pas renoncer à utiliser le mot zététique juste parce certains l’emploient mal ou que d’autres cherchent à le diaboliser. Ne laissons pas les nuisibles décider du sens des mots. Les militants le savent bien du reste, c’est une leçon qu’ils peuvent nous donner. Ils ne renoncent pas au mot féminisme par exemple, quand bien même il provoque parfois des réactions de rejes à cause des caricatures dont il fait l’objet. Je continuerai à utiliser le mot zététique pour décrire ce que je fais, et si vous avez envie de faire quelque chose qui mérite d’être appelé zététique, alors faites-en autant. Mais si vous voulez juste vous fritter sur les réseaux sociaux avec des gens dont vous voulez moquer les idées, alors s’il vous plait, choisissez un autre mot.

Inventez le vôtre. L’alternative est féconde !

Le debunkage ? Pas une panacée !

Le film Hold Up est le phénomène médiatique de ce deuxième confinement. Il existe déjà des critiques très structurées sur son contenu. Vous pourrez les trouver dans les liens fournis sous cette vidéo.

Laissez-moi être clair et un peu abrupt sur ma position : la thèse centrale du film, que j’ai regardé avant de faire cette vidéo, n’est pas nouvelle. L’idée d’un complot mondial de manipulation des masses à travers la 5G et/ou les puces RFID, ou même d’extermination des peuples à travers l’utilisation des vaccins est un délire qui circule dans certains milieux depuis des années. Et depuis des années les faits et les arguments sur lesquels ce scénario s’appuie ont été démontés par le travail d’enquête de sceptiques, de scientifiques et de journalistes ; c’est pourquoi je me permets de parler de délire. Ce film idéologique, qui n’est pas un documentaire mais une profession de foi complotiste, sur quoi repose-t-il ? Des témoignages de faux experts ou de marginaux du monde scientifique ou de personnes qui ont quitté la prudence de la démarche scientifique pour donner libre cours à leurs sentiments personnels, ou encore un explorateur et deux chauffeurs de taxi… Et parmi eux, on commence à en voir qui prennent leur distance car ils estiment que leurs propos ont été détournés. Cette histoire qu’on nous raconte est servie par des appels à l’émotion (éventuellement sincères) qui ne démontrent rien, un montage dramatique et une musique hollywoodienne qui nous susurrent ce qu’on est censé éprouver. Tout cela relève de la BALIVERNE.

Vous démontrer avec rigueur et méthode que ce que je viens de dire est vrai me prendrait six ou sept heures de vidéo. Ce qu’un film de deux heures quarante raconte, si c’est du mensonge et de la manipulation, il faut beaucoup plus de temps pour le déconstruire. C’est ce qu’on appelle l’asymétrie de Brandolini. Il faudrait que je dispose de dizaines d’heures pour la recherche, l’écriture, le tournage, le montage… Et il faudrait que VOUS ayez envie de m’écouter pendant six heures.

Pour le moment ce n’est pas possible, alors je vais faire autre chose que du débunkage. Nous allons voir ensemble pourquoi il est important de commencer par douter plutôt fortement de ce film. Nous allons regarder les indices qui doivent inciter tout un chacun à vérifier avant de croire.

Le film Hold Up est l’occasion d’un exercice d’esprit critique grandeur nature. Et nous devrions tous avoir envie de faire cet effort quelle que soit notre opinion a priori sur la thèse du film. Parce que si ce qui s’y dit est vrai, c’est très grave et il faut 1) en être sûr, et 2) disposer des sources permettant de convaincre les autres. Mais si ce film est faux, alors il faut s’en rendre compte avant d’empoisonner l’air avec toujours plus de bullshit.

N’hésitez pas à partager la version vidéo de cet article !

Petit mot personnel

À titre personnel je suis très mécontent des restrictions imposées à tous, de l’impossibilité de se déplacer, de voir ses proches, de la fermeture des commerces, des librairies, des restaurants, du port du masque obligatoire, y compris dans la rue, en particulier pour les enfants à l’école où il est choquant de se dire qu’un enfant grandisse avec l’idée que ce serait normal de vivre comme ça.

À titre personnel je suis très inquiet des conséquences sociales du confinement. L’isolement des gens, la fragilité que cela provoque, les violences au sein des foyers confinés, la ruine des petites entreprises, tout ça aura un impact sur la société pendant des années. Et des gens en mourront. Ce côté négatif du confinement, il est réel. Il faut donc refuser le confinement si l’on n’a pas de raison d’en attendre des bénéfices.

Or on a des données qui montrent que le confinement fonctionne[1], il réduit la circulation du virus, il offre du répit aux services hospitaliers, il donne du temps à ceux qui travaillent à d’autres solutions, et donc il sauve des vies. Mais il n’éradique pas la maladie, et si tel est notre but, ce qu’on peut espérer c’est trouver ou bien un remède efficace (tout ce qu’on a testé à ce jour a échoué) ou bien un vaccin.

Evaluer le rapport entre les effets négatifs et les effets positifs des mesures à prendre, c’est une question de santé publique c’est compliqué ; in fine il faut prendre une décision politique qui doit être éclairée par les données de la science. Et les scientifiques compétents sur ces sujets s’expriment dans des revues scientifiques, dans des comités scientifiques et certainement pas —en tout cas pas en pleine crise— dans un film financé sur Ulule.

Pourquoi y croire ?

Ceux qui ont vu Hold Up et sont convaincus par ce qui nous y est raconté ne sont pas des abrutis. Si vous pensez que ce film est une grosse fumisterie, vous n’aidez personne en insultant ceux qui y croient. Nonobstant, il faudrait que ceux qui y croient aient le courage d’agir en conséquence. Ce qu’on nous raconte est trop grave pour se contenter de le partager sur un réseau en disant « Oh la la, c’est terrible » avant de retourner à vos parties de Candy Crush. Votre rôle –je m’adresse à ceux qui sont convaincus par le film– votre rôle c’est de vérifier tout, d’éliminer les arguments faibles ou douteux, de trouver des sources fiables, d’avoir un argumentaire solide qui puisse convaincre tout le monde. Les sceptiques ne sont pas des abrutis non plus. Ceux qui détiennent la vérité –et c’est peut-être votre cas– ont intérêt à ce que cette vérité soit admise par tout le monde. Et ce qui est formidable c’est que les autres ont intérêt à être convaincu, car ainsi nous pourrons hâter les solutions.

Dans cette vidéo j’apporte ma contribution en m’intéressant aux raisons que l’on peut avoir de croire ce film. Et aussi aux doutes qu’il peut susciter. Je pense qu’il faut commencer par se poser quelques questions.

  • Quel est le contexte dans lequel ce film apparait ?
  • Qui sont les gens qui figurent dans ce film ? Pourquoi les croire ?
  • Qui sont ceux les créateurs de ce film ? Quelle est leur méthode de travail ? Peut-on s’y fier ?

Ces questions ne permettent pas de savoir si le contenu est véridique ou farfelu. Mais pour se faire un avis définitif, je vous l’ai déjà dit : il vous faudra travailler un peu sur les sources de ce que vous voulez croire.

1. Le contexte

Le contexte, c’est une deuxième vague et un deuxième confinement qui donne envie, c’est bien normal, de croire à une parole libératrice, qui aille contre les interdictions, les amendes, l’enfermement, une gestion autoritaire d’une épidémie qui, même si elle fait beaucoup de morts, est en grande partie invisible. Le plus dur se passe dans les services de réanimation où vous ne mettrez, je l’espère pour vous, jamais les pieds.

Le contexte c’est une confusion totale dans les médias. Les médias mainstream ont été les complices du succès de Hold Up en starifiant les franc tireurs : Raoult, Perronne, Toubiana, Toussaint, Fouché, etc, en les invitant sans contradicteur compétent !

Le contexte c’est une gestion politique brouillonne et une vraie faute des gouvernants : la communication autour des masques. Le gouvernement a été au mieux léger et inconséquent, au pire dans le mensonge. Même bien intentionné, dans le sens où il visait à éviter la panique, le mensonge d’un gouvernement à son peuple, en démocratie, ça ne se fait pas. Désolé de me montrer aussi basique, hein, mais le mensonge c’est mal.

Résultat : ce plantage complet sur les masques rend la parole politique suspecte et constitue un argument précieux pour un discours conspirationniste. Le film ne se prive pas d’insister lourdement là-dessus.

Où est le mea culpa dont nous avons besoin pour retrouver un peu de confiance ?

Le contexte c’est un confinement insupportable après un déconfinement où on a laissé entendre que tout était fini, que la vie normale reprenait. L’été 2020 c’était la fête du slip. À cause de qui ? Eh bien notamment à cause de tous les Nostradamus qui disaient qu’une seconde vague c’était une fantaisie, de la science fiction. À cause de ceux qui leur ont donné la parole, partout. À cause de ceux qui auraient pu les contredire et ne l’ont pas fait. La confusion actuelle qui rend ce film appétant, elle n’arrive pas de nulle part.

Le contexte c’est l’absence de culture scientifique des médias et des journalistes en particulier, c’est l’absence de culture du débat, c’est le désert de l’esprit critique partout où on en a besoin. Il existe des gens qui militent pour ça depuis des années, qui proposent des enseignements, des formations, des contenus… de vous à moi, ce qui se passe actuellement n’a rien qui puisse étonner un zététicien.

Dans un tel contexte, ce film est entendable, il est même attendu. Il donne l’illusion de dénoncer ce que les autres ne dénonceraient pas. Il donne l’impression d’être produit par des gens courageux, insoumis, par des héros en somme. Parce que c’est l’histoire de David contre Goliath. Et personnellement je n’ai pas beaucoup de sympathie pour Goliath, je pense que les capitaines d’industrie qui gagnent des milliards en spéculant sur les découvertes de nouveaux médicaments sont des parasites de l’humanité. On n’en a pas besoin pour que les chercheurs fassent bien leur travail et inventent des solutions à nos problèmes. Ca n’est pas une raison pour croire à une conspiration mondiale.

Il faut prendre en compte ce contexte, il permet de comprendre pourquoi des gens normaux, ni stupides ni fous, prêtent l’oreille à ce film. Et considérer ce contexte peut permettre à ceux qui croient ce film de se demander si son contenu offre réellement une explication factuelle et rigoureuse des faits, ou s’il se contente de jouer sur les cordes sensibles qui révoltent, indignent, exaspèrent le public et l’incitent à partager et à en redemander.

Ca c’était la première question, celle du contexte.

2. Qui nous parle ?

Avant de croire des discours engagés, forts, qui impliquent des crimes graves, à grande échelle, des trahisons, des complots… on ferait bien de se demander si ceux qui nous révèlent tout ça sont dignes de confiance, s’ils sont connus pour leur honnêteté ou au contraire s’ils sont louches.

Les « experts » qui témoignent dans le film ont nié les modèles qui prédisaient une seconde vague. Et ce film sort… en pleine seconde vague. Cela devrait normalement entamer la crédibilité des intervenants et du film. Seulement voilà la seconde vague s’accompagne d’un reconfinement et ça c’est insupportable et ça donne envie de croire ceux qui nous disent que c’est inutile, qu’on devrait pouvoir s’en passer, qu’il n’y a pas vraiment de danger. En somme la gestion politique de la seconde vague, mal foutue car parasitée notamment par les rassuristes, accouche d’un confinement… en partie à cause des rassuristes, et ce confinement profite… aux rassuristes présents dans ce film.

Ceci étant posé, passons ensemble en revue le pedigree de ceux dont la parole est censée nous éclairer.

Christian Perronne, médecin auteur d’études rétractées sur l’hydroxychloroquine, auteur d’un livre à succès en pleine épidémie, promoteur de la maladie imaginaire dite du « Lyme chronique » causée selon lui par des tiques issues d’expériences nazies et qui n’hésite pas à accuser les médecins français de laisser crever leurs patients. Il est membre fondateur de Chronimed, un groupe de médecins ayant soigné les enfants autistes avec, par exemple… un « protocole » hydroxychloroquine-azytromicine.

Luc Montagnier. Prix Nobel, certes, mais aussi affabulateur dont j’ai déjà eu l’occasion de vous parler des théories farfelues dans une vidéo intitulée « Le virus, le Nobel & le complot – Tronche de Fake 5.3». Il est l’auteur, au sein du groupe Chronimed, d’essais cliniques sauvages à coup d’administration massive d’antibiotiques à des enfants autistes.

Xavier Azalbert, homme d’affaire douteux qui a racheté le journal France Soir, en a viré tous les journalistes pour le transformer en blog putaclic et complotiste très suivi depuis les débuts de la pandémie[6] car il mène une campagne pro Chloroquine et pro Raoult acharnée et sans nuance, donnant souvent dans la Fake News.

Jean-Bernard Fourtillan, pharmacien illuminé, aux allégations de soin infondées, fanatiquement opposé à la vaccination, pour lui un « massacre imposé à tous les enfants nés en France depuis le 1er janvier 2018 » (source). Il prétend que Dieu lui a révélé la formule d’un médicament sur lequel il a mené (avec Henri Joyeux) des essais cliniques illégaux dans une abbaye. C’est digne d’une mauvaise fiction, mais c’est véridique.

Alexandra Henrion-Caude, généticienne ultra catholique proche de l’extrême droite, anti-avortement, elle propage l’idée que le virus du covid19 a été fabriqué par l’homme. On sait que c’est faux, même si : des questions demeurent sur l’origine du virus,(source, et puis source). Elle a prononcé en 2018 une Conférence TED où elle expose sa grande découverte : la notion d’ «amourons», qui seraient à l’amour ce que les photons sont à la lumière. Elle y déclare que :

«Les amourons émettent des étincelles brillantes qui sont déversées comme une douche sur la fusion de nos génomes parentaux et qui nous font être et rester en vie.»

source

L’INSERM se désolidarise de ses propos en décalage avec les données scientifiques. Pour Axel Kahn, son ancien directeur de thèse : son comportement est « à la limite d’un engagement religieux et sectaire », et « l’emporte sur ce qu’est sa capacité réelle à faire de la recherche de qualité ».

Ariane Bilheran, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie, militante anti éducation sexuelle qui dénonce un complot pédophile mondial et dont les thèses sont relayées par les sites de réinformation de la fachosphère comme Riposte Laïque, Riposte Catholique, ou Égalité & Réconciliation. Ses propos mélangent souvent la science à la spiritualité.

Laurent Toubiana, invité récurrent des plateaux TV où il n’a eu de cesse de minimiser l’épidémie et d’en annoncer la fin et l’impossibilité d’une seconde vague, il n’est pas vraiment épidémiologiste mais plutôt astrophysicien mais il dirige un « Institut de Recherche pour la valorisation des données de SANté. » Quand on regarde de plus près, on comprend que cet institut est en réalité une simple association loi 1901 avec deux employés. (Voir la vidéo où est apportée cette démonstration).

Silvano Trotta, entrepreneur, YouTuber star de la complosphère et des antivaccins, il insiste pour qu’on croit que la Lune est un satellite artificiel creux. Là s’arrêtent ses compétences en matière de santé.

Jean-Dominique Michel, prétendu anthropologue de la santé, qui est en réalité un promoteur du chamanisme et de la « chirurgie psychique » à mains nues. Je me suis occupé de décrire son cas dans une vidéo Tonche de Fake dont je vous conseille le visionnage. La version texte est disponible ici.

Violaine Guérin, endocrinologue et gynécologue, pro hydroxychloroquine, elle est co-autrice d’un article de recherche complètement nul plaidant pour une utilisation précoce du protocole de Didier Raoult dans la revue Asian Journal of Medicine and Health, une revue prédatrice qui accepte n’importe quel papier pourvu qu’on paie, ce que démontre un petit groupe de chercheurs en y publiant le canular de la trottinette.

Martine Wonner, députée LREM et psychiatre. Co-autrice de l’article avec Violaine Guérin. Elle affirme à l’assemblée Nationale que le masque ne sert à rien, ce qui est faux. Elle crée l’association « bon sens » pour contester les politiques sanitaires avec notamment d’autres intervenants du film : Silvano Trotta, Xavier Azalbert, Christian Perronne, Alexandra Henrion-Caude) mais elle la quitte quelques semaines plus tard… Bizarre, non ?

Nadine Touzeau (soi-disant « profiler »‘) enseignante dans la « fausse » école IHECRIM dont le directeur Laurent Montet a fini en prison. Elle a supprimé toute mention de son passage dans cette « école », mais il reste quelques traces… Elle est condamnée elle-même pour escroquerie d’une famille endeuillée à qui elle réclamait 60.000€ pour enquêter sur le meurtre de leur fils en réalité suicidé.

Pascal Trotta*, médecin praticien et prosélyte de pseudo-médecines comme l’endo-bio-thérapie, les ondes scalaires, l’homéopathie ou l’acupuncture auriculaire. Pro-Raoult et peu respectueux du code de déontologie qui interdit le charlatanisme, il n’hésite pas à propose une démarche de soins alternatif aux personnes atteintes de cancer, afin de «diminuer l’agressivité et le nombre de vos cellules cancéreuses grâce à des thérapies naturelles non intoxicantes et qui visent à renforcer vos défenses naturelles plutôt qu’à vous bombarder de rayons ou de poisons toxiques. » (source)


Silvano Trotta et Pascal Trotta ? Deux fois le même nom alors qu’ils n’ont aucun lien de parenté ?! Oui, parce que des coïncidences de ce genre se produisent tous les jours !


Edouard Broussalian, homéopathe, défenseur fanatique de la pensée magique. (Il a droit à sa fiche sur Psiram, un site consacré aux pseudosciences). Avec « homéopathes sans frontière » il prétend soigner le choléra en Haïti avec de l’homéopathie. Il ne comprend pas et rejette la méthodologie scientifique. On peut s’en rendre compte au besoin dans l’échange qu’il a eu en vidéo avec Monsieur Sam.

Serge Rader, pharmacien anti-vaccins et pro-fausses médecines déjà épinglé par CheckNews pour divers mensonges.

Valérie Bugault, avocate fiscaliste, candidate UPR en 2014. Conseillère et consultante pour l’organisation ultra catho Civitas, à ce titre, elle reconnait, je cite « la nécessité de restaurer une France catholique. » Conférencière pour Egalite & Réconciliation, promotrice de la théorie QAnon, bref une conspirationniste de compétition.

Michael Levitt, Biophysicien chimiste prix Nobel de chimie. Il a prédit en février 2020 que l’épidémie était terminée. Il a ensuite affirmé que l’épidémie de Covid aux USA a pris fin le 22 août, etc. Au lieu de publier des articles avec ses méthodes et résultats, il fait une série d’apparitions dans les médias.

Astrid Stuckelberger, médecin et chercheuse, elle fréquente la complosphère d’Internet, comme Ema Krusi (vendeuse de chaussures et blogueuse conspi fan de QAnon). Elle a annoncé qu’il n’y aurait pas de deuxième vague et qu’il faut sortir respirer sans masque. Spécialiste du vieillissement, ses apparitions dans le film n’évoquent jamais la question de l’âge des malades. On se demande ce que sa parole est censée apporter à un film sur le covid19.

Michel Rosenzweig, philosophe mais surtout psychanalyste qui écrit dans le magazine Nexus, qui est un « magazine de désinformation et d’apologie sectaire » (pour l’AFIS) qui flirte avec le négationisme et patauge dans la pseudo-science et le complotisme.

Notons que d’autres intervenants du film ont écrit dans Nexus : comme Ariane Bilheran ou Nathalie Derivaux. Tout ce petit monde évolue dans les mêmes sphères.

Miguel Bartheléry, docteur en biologie, coauteur d’un ouvrage vantant les mérites de l’alimentation crue et détox (« La cure zen détox aromatic »). Vendeur des extracteurs de jus du gourou Thierry Casasnovas, il fait des conférences avec la naturopathe hygiéniste Irène Grosjean qui affirme notamment que les virus sont… Bénéfiques et qui est très surveillée par les associations anti-sectes. En aout 2021, on apprend que M Barthéléry est poursuivi pour exercice illégal de la médecine après la mort d’un de ses patients, malade du cancer qu’il avait convaincu de se soigner par le jeûne et les aliments crus.

Gonzague Retournay, cardiologue qui prescrit de son propre chef, hors cadre, de la chloroquine à ses patients, et s’en est ouvert dans les médias.

Olivier Vuillemin, présenté comme expert en fraude scientifique (ce qui n’est attesté par aucune de nos recherches) il est en revanche bien  expert en métrologie affilié à l’ITU. Mais c’est aussi quelqu’un qui prétend depuis 2004 souffrir d’un empoisonnement aux ondes électromagnétiques et se bat contre la 5G.

Monique Pinçon-Charlot, sociologue et militante d’extrême gauche. Même si elle se désolidarise du film, sa présence ne doit rien au hasard, ses propos épousant régulièrement les contours du conspirationnisme : «L’objectif conscient et déterminé [des capitalistes, dont le grand chef est à l’Elysée en ce qui concerne la France,] de cette classe, de cette caste, de cette mafia, de ces criminels en col blanc – on ne peut pas les appeler autrement – c’est bien d’exterminer la moitié la plus pauvre de l’humanité, avec l’arme terrible qu’est le dérèglement climatique. […] C’est un holocauste climatique.» (source : « Le jour d’après de Monique Pinçon-Charlot », YouTube/Le Jour D’après, 13 avril 2020.)

Philippe Douste Blazy, ex ministre de  la santé pro Raoult, pro chloroquine et cosignataire d’une pétition avec Christian Perronne. Il dit maintenant qu’il ne savait pas à qui il avait affaire.

Personnages connexes

Louis Fouché : médecin proche de l’IHU de Marseille où il a donné une conférence. Il est également proche de la complosphère, notamment de Ema Krusi sur la chaîne de laquelle il a fait la promotion de la tisane d’Artémisia (inefficace contre la Covid19), la naturopathie (pseudoscience), et Tal Schaller (shaman, antivax, qui communique avec des êtres d’autres dimensions et qui prétend que boire son urine soigne à peu près tout (source).

Jean-Jacques Crèvecoeur… pfff je viendrai ici ajouter un mot sur ce personnage perché.


Nota Bene : souligner les accointances idéologiques des intervenants (quand elles sont explicites) est pertinent car les réseaux d’influence qui poussent le succès du film sont à l’avenant. Il existe une tradition conspirationniste particulièrement vivace dans certains milieux idéologiques, le nier avec des « pudeurs de gazelle » serait irresponsable.


Une fois dressée cette liste on peut comparer deux hypothèses.

La première est que le film dit vrai : il nous dévoile des données scientifiques authentiques ; il libère la parole de véritable experts qui savent mieux que les autres ; il est bien informé, solide. Et à cette fin, évidemment, il met à l’image les meilleurs, les plus illustres, les plus crédibles, ceux qui savent sourcer chaque affirmation.

Le seconde hypothèse est qu’il s’agit d’un tissu de conneries habilement agencées pour cacher la misère, et notamment le fait que quasiment tous ceux qui s’expriment ici sont magistralement biaisés pour rejeter les données de la science qui contredit une ou plusieurs des croyances personnelles pour lesquelles ils militent.

3. Méthode des créateurs du film

Un réalisateur aux antipodes de la science

Pierre Barnérias est antivaccin. Très croyant, il n’hésite pas à partager sur Internet des propos liés à l’anthroposophie, mouvance ésotérique dont la puissance est comparable à la scientologie. Proche également de la Manif pour Tous, il affirme (à tort) en 2013 qu‘on a truqué des images de manifestation pour minimiser l’importance du mouvement.

Il a des antécédents conspirationnistes avec le film « M et le 3e Secret » en 2014. Dans ce film littéralement apocalyptique dédié à la Vierge Marie il dénonce un complot mondial ourdi par le parti communiste et les francs-maçons et prédit une catastrophe comme jamais on n’en a vu. Sa source ? Eh bien rien de moins que les apparitions de la Vierge puisque, je cite, il « tend [son] micro à Marie. (…) ce sont bien ses propos, pas les miens.» (source) Pour un peu c’est la Vierge Marie qui réalise ce film…

Bande annonce du précédent film conspirationniste de Pierre Barnérias

Il a aussi réalisé « Thanatos l’ultime Passage » en 2019, où se succèdent les témoignages de personnes ayant vécu une expérience de mort imminente et des tenants de théories bizarres sur les voyages astraux. On y apprend notamment, en sous-texte que les athées iront en enfer.

Dans la foulée de ce film Pierre Barnérias est le créateur de Thana TV, média spécialisé dans les expériences de mort imminente. Proche de Jean Jacques Charbonier, il défend l’idée que les EMI prouvent l’existence d’une vie après la mort. S’il est bien libre de croire ce qu’il veut, promouvoir l’idée que des preuves existeraient dépasse le simple cadre de la croyance pour entrer dans le prosélytisme et, en l’occurrence, le mensonge : de preuves il n’y en a pas, j’ai même obtenu cet aveu de Jean Jacques Charbonier lui-même (vous pouvez voir ça ici.).

  • Ce petit historique nous apprend que Pierre Barnérias est un homme qui croit sans preuve et volontiers malgré les preuves et qui fait la promotion de ses croyances à travers ses films. Au minimum cela interroge sur sa manière de construire ses avis sur le monde réel.

Un financement… douteux

L’argument de l’argent est récurrent dans le film Hold Up comme dans la complosphère en règle générale. Ce n’est pas toujours un bon argument car il arrive que les gens fassent des choses juste parce qu’il leur semble que c’est bien de le faire, même si ça ne rapporte rien. Mais parfois s’intéresser à l’argent permet de se poser des questions. C’est ce que nous allons faire.

Le journaliste Pierre Barnérias entend financer son projet avec la générosité du public en demandant 20 000€ sur Ulule. La somme est honnête. La qualité semi-pro des interviews justifie une dépense de cet ordre. Nous avions financé notre documentaire de 2016 « Les lois de l’attraction mentale » avec le même montant.

  • L’opération de récolte de fonds est un franc succès puisque c’est 182 970€ qu’ils empochent. De quoi faire plusieurs films du genre.
  • Mais ensuite les créateurs demandent encore de l’argent. Ceux qui veulent le voir en streaming doivent débourser 4,99 euros, et pour avoir le fichier c’est 9,99 euros. Le réalisateur a mentionné 25 000 visionnages payants sur Viméo avant la suspension de la vidéo. Selon le producteur du film, Christophe Cossé, interrogé par Franceinfo, le visionnage sur la plateforme a rapporté environ 170 000 euros.
  • Et puis les créateurs ouvrent aussi une page Tipeee pour continuer à récolter des dons, notamment pour financer une version anglaise (pourtant prévue dans la campagne Ulule) qui reviendrait à… 10k€. Au moment d’écrire ce script, leur récolte sur Tipeee approche les 150 000€.

Je ne suis pas un enquêteur, je n’ai pas accès aux sources de financement de ces gens, mais en quelques clic on constate qu’ils ont engrangé plus de 500.000 euros pour un projet initialement chiffré à 20 000€. Je me contente d’énoncer des faits. Ces sommes d’argent ne prouvent rien, mais certains pourraient y voir un but lucratif. Et à tout le moins il ne faudrait pas gober trop vite la carte du désintéressement.

Je n’ai jamais vu des sommes pareilles dans le monde de la vulgarisation scientifique sur YouTube et encore moins dans celui de la critique rationaliste des pseudo-sciences. De telles levées de fond sont en revanche monnaie courante du côté des productions conspirationnistes comme « La Révélation des Pyramides ».

Détail amusant, l’affiche du film a évolué. Dans les yeux des personnages lobotomisés ont peut voir les logo de quelques médias. Or après le passage du producteur du film, sur le plateau de Pascal Praud sur CNews, le logo de CNews a disparu de l’affiche pour être remplacé par celui de LCI. J’ignore ce qu’il s’est passé, ce qu’ils se sont dit, les accords qu’ils ont pu passer. Je ne fais, comme Pierre Barnérias, que vous donner une information. L’info est d’ailleurs parcellaire, voire fausse car les deux versions de l’affiche ont peut-être existé avant ce passage TV, et puis ce choix peut s’expliquer pour bien des raisons qui n’ont rien à voir avec des conflits d’intérêt. Nous savons qu’il faut éviter d’accumuler les soupçons infondés pour pouvoir se faire une opinion juste, chose que l’auteur du film ignore… À moins qu’il agisse sciemment dans le but de tromper le spectateur.

Conclusion ?

Avant de vous laisser vous faire votre opinion, qui peut être différente de la mienne, je voudrais vous rappeler que nous sommes tous manipulables.  Nous ne sommes pas tous manipulés à longueur de temps, mais nous sommes humains et donc nous répondons à des situations d’une manière prévisible, ce qui permet à certains de concevoir des pièges. Vous savez bien que les escrocs prospèrent, que des gourous exploitent des tas de gens, que les complots existent, et cela confirme ce que je vous dis : même des gens intelligents peuvent se faire avoir.

La chose la plus importante en regard de ce constat, c’est qu’on n’est généralement assez mal manipulé par ceux qu’on déteste et dont on se méfie, par contre c’est beaucoup plus facile de se faire avoir par ceux à qui on accorde sa confiance. Vous ne serez jamais trahi par ceux dont vous vous méfiez. Il faut donc vérifier les infos, toujours, autant que possible, en redoublant d’efforts quand l’information nous plaît, qu’on a très envie d’y croire. Parce que c’est là que le piège se referme sur nous.

Au delà du debunkage

Il m’a fallu déjà pas mal de temps pour vous expliquer tout ça, pour examiner les choses qui nous invitent au doute et à la prudence. Mais comme vous l’avez constaté je n’ai rien debunké, je n’ai rien démontré ; je vais m’en remettre à vous. Je vais vous faire confiance pour ne pas croire n’importe quoi. C’est risqué parce que vous savez bien que certains extrémistes s’attachent même aux théories les plus débiles, mais l’alternative consiste à produire des heures et des heures de vidéo où l’on vous apporte une démonstration tout en sachant que les extrémistes dont je parlais ne les regarderont pas.

Le debunkage n’est pas la panacée, ce qui est le plus important c’est que chacun ait l’envie de faire sa part du travail de vérification. Vous pouvez aider la société en transmettant cette envie autour de vous, cela passe par le questionnement.

À vos proches qui sont convaincus par le film, demandez gentiment : « Quel est l’argument que tu trouves le plus fort ? Si tu y crois, il faut bien que ce soit pour une raison plus que pour une autre. » et cherchez avec cette personne sur quoi repose cet argument, si les faits collent bel et bien, s’il n’y pas des interprétations alternatives au moins aussi probables. Evaluez bien quelle conclusion peut être tirée de l’argument pour éviter de croire qu’une chose est prouvée quand elle ne l’est pas. Montrez-lui que vous lui faites confiance pour examiner les faits avec vous, que vous ne le prenez pas pour un débile, et que vous désirez autant que lui croire des choses vraies et éviter de croire des choses fausses.

Dans cet exercice, vous pourrez utiliser le superbe travail de ceux qui sont allé vérifier tout ce qui est dit dans ce film. Je remercie d’ailleurs la Fédération Covid19, un petit groupe de citoyens très inquiets par la désinformation rampante qui nous envahit depuis les débuts de la pandémie et qui a décidé de trier le vrai du faux dans le déluge d’informations qui nous parvient sur le Covid19. Ils m’ont aidé à rassembler des informations et des liens que vous trouverez dans la version Blog de cette vidéo, disponible sur La Menace Théoriste.

J’espère que cette petite analyse vous semblera utile, que vous aurez envie de la partager, de soutenir notre travail, et surtout que vous êtes plus que jamais motivé pour faire attention aux idées que vous acceptez de mettre dans votre tête.

Acermendax

Un merci spécial à Jonathan Cordier de Mello pour les séquences des intervenants utilisées dans la vidéo et à Emma Palmer pour la recherche d’informations.

Liste de debunkages