Dans le précédent épisode, nous avons présenté des expériences classiques en psychologie sociale soulignant les facteurs qui augmentent le conformisme face à une autorité ou à un code social. L’expérience de Milgram montre qu’une personne lambda peut infliger des chocs électriques potentiellement mortels quand un contexte bien précis est mis en place. Cette expérience et ses variantes indiquent aussi que la moindre faille dans l’autorité détruit en grande partie l’influence que nous subissons. Le conformisme n’est jamais absolu ; il faut une source reconnue d’autorité et une unanimité de cette autorité pour obtenir une obéissance déraisonnable.
L’expérience de Asch sur les traits de différentes longueurs établit que face à une erreur unanime, nombre d’entre nous se conforment à cette erreur pourtant manifeste. Mais cette expérience et ses variantes mettent en évidence deux postures : certains se trompent de bonne foi, sous l’influence inconsciente exercée par le groupe ; d’autres font consciemment le choix de suivre l’avis du groupe malgré un avis personnel différent. Cette diversité est au cœur de notre fonctionnement individuel et collectif : c’est la diversité de nos réactions face aux influences et aux autorités qui permet le plus souvent qu’un débat ait lieu. Car dès l’instant qu’existe un environnement diversifié dans lequel l’unanimité est défiée, on peut s’attendre à une forte réduction du conformisme conscient ou inconscient.
Assurer la diversité de l’offre cognitive, s’ouvrir soi-même aux alternatives, et donc renoncer à toute posture dogmatique apparait comme la réponse la plus efficace à notre légitime crainte d’être influencés jusqu’à la manipulation.
Cela peut paraitre paradoxal : il faut s’ouvrir pour être en sécurité.
Les débats de l’arène politique et sociale jouent ce rôle. Bien sûr, ce n’est pas une panacée : on retrouve des camps dans lesquels des postures rigides sont érigées en modèles indéboulonnables, en autorités dont il ne faut pas douter. Les effets pervers de l’influence peuvent y être très puissants, même si le reste de la société offre une variété de discours et d’avis. Cet enfermement transforme la moindre confrontation d’idées en une bataille rangée où la parole adverse est vécue comme une agression. De peur d’être influencés par la parole d’un groupe identifié comme ennemi, nous discréditons d’emblée toute idée émise par lui, nous éliminons l’alternative, et en réalité nous maximisons nos risques d’être manipulés par les autorités du groupe auquel nous nous identifions. Car, rappelons cette évidence, les influences les plus puissantes sont celles qu’exercent les individus et les groupes auxquels nous nous fions. On n’est jamais trahi que par les siens.
Sur Youtube, les vidéastes ayant une audience importante sont appelés « influenceurs ». L’influence est d’autant plus grande que le visage du vidéaste apparaît à l’écran, qu’il inspire la sympathie, que le public peut s’identifier à lui et se conformer à ses choix et préférences.
Quand nous sommes à l’écran, sur La Tronche en Biais, nos personnages portent une blouse blanche. Vous savez pourquoi, nous l’avons expliqué dès le premier épisode : la blouse blanche est devenue le costume de la « scientificité », un artifice de communication employé pour augmenter le crédit que vous accordez à notre parole. Mais le principal bénéfice n’est pas là ; plus vous associerez la blouse blanche aux concepts de zététique et d’esprit critique, plus vous activerez votre vigilance épistémique devant des personnes ainsi vêtues dans le but de mieux vous convaincre. En tout cas, c’est le pari que nous voulons tenter.
Avec presque cent mille abonnés, notre chaîne rentre sans doute dans la catégorie des influenceurs, mais d’autres chaînes sont beaucoup plus efficaces dans le domaine : elles décrochent des contrats.
Quand des entreprises viennent investir dans votre programme afin de s’assurer que votre public sera exposé à leur marque, quand des vidéos monétisées sont mises en avant par la plateforme vidéo pour maximiser le temps de visionnage et d’exposition aux messages publicitaires, alors on est en présence d’un système qui exploite sciemment la manière dont le cerveau humain évalue la fiabilité d’une parole, la qualité d’une information ou d’un produit.
À cet égard La Tronche en Biais est une sorte d’échec. Nos vidéos ne sont pas monétisées (choix volontaire de notre part) et peu d’entreprises désirent placer leur produits dans nos programmes. Cela pour une très bonne raison : nos vidéos ne sont pas calibrées pour provoquer un acte d’achat, mais au contraire pour activer votre vigilance épistémique, un terme que l’on doit à Dan Sperber[1].
La vigilance épistémique est cette faculté que nous avons de traiter une information avant de l’intégrer à notre représentation du monde. Nous commençons notre vie avec une très faible vigilance épistémique, de manière à pouvoir croire ce que nous disent les adultes qui nous élèvent ; ainsi nous apprenons plus vite. Il y a en effet plus de bénéfices que de risques à croire ce que nous disent nos parents et nos enseignants. Cela ne veut pas dire que les enfants sont incapables d’évaluer la compétence et la fiabilité des adultes. Ils le peuvent et cette compétence s’accroît avec l’âge : nous devenons moins naïfs[2]. Notre expérience personnelle façonne la manière dont nous choisissons d’accorder ou non notre confiance à telle ou telle source d’information.
Les vrais problèmes commencent sur les sujets où nous n’avons qu’une compréhension partielle des énoncés et où nous devons, ou bien mobiliser beaucoup d’efforts pour compléter notre compréhension, ou bien jauger de la crédibilité de l’énoncé par la confiance que nous accordons à la compétence de la source. Notre vigilance épistémique s’endort un peu quand nous sommes en terrain de confiance, et ainsi nous partageons autour de nous des informations qui ne nous semblent vraies que pour la raison parfois discutable qu’elles viennent d’une source que nous aimons bien. Ainsi tombons-nous parfois dans le piège des canulars[3].
Dans ces conditions, il nous faut maximiser le second aspect de la vigilance épistémique, celui qui nous permet de traiter le contenu des énoncés. Ce traitement n’est efficace qu’au prix d’un investissement de temps et d’énergie dans l’acquisition de connaissances, et nous ne disposons pas toujours des ressources nécessaires.
Nous aimons le confort d’une pensée facile, perfusée par des sources sympathiques, alimentée en informations confirmant nos idées préalables, protégée contre les discours alternatifs par une bulle de filtre, dispensée des efforts et de la prudence qu’il faut déployer quand on s’aventure à penser hors du terrain balisé de la pensée de groupe. Mais nous savons bien, au fond, que ce confort est un piège.
La vigilance épistémique que nous espérons stimuler chez le lecteur comme chez ceux qui suivent notre chaine — y compris en arborant une blouse — réduit les bénéfices que les influenceurs peuvent attendre d’une manipulation du public, et augmente au contraire les chances que des informations de mauvaise qualité ou destinées à tromper entachent leur réputation, entament leur crédibilité et in fine réduisent leur pouvoir de nuisance.
Alors, bien sûr, je vous dis tout cela en espérant que vous accepterez d’adhérer à mon propos. Je vous demande d’accepter l’influence que j’espère exercer en vous livrant ce message. Et on peut estimer que c’est une posture quelque peu paradoxale. À vous maintenant d’évaluer la valeur du contenu de ce propos.
Nous pensons que notre travail peut porter ses fruits en vous inspirant une certaine dose de confiance, mais surtout en vous aidant à muscler votre vigilance épistémique, y compris envers nos propres contenus. Viser la rationalité, c’est vivre tous les jours comme si c’était le premier avril en sachant que les infos qui nous plaisent, nous étonnent, nous choquent pourraient bien être fausses ou ambiguës. La manière la plus prudente de trier les informations est de ne pas se focaliser sur l’identité de la source, mais sur la méthode qui a permis de produire cette information. Ce qui doit faire autorité, c’est la démarche. La pensée de groupe, même si ce groupe est étiqueté « zététique », est l’ennemie de la pensée critique. Faites-nous confiance là-dessus !
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[1] Dan Sperber, Fabrice Clement, Christophe Heintz, Olivier Mascaro, Hugo Mercier, Gloria Origgi And Deirdre Wilson, 2010. Epistemic Vigilance. Mind & Language, Vol. 25, pp. 359–393. http://www.dan.sperber.fr/wp-content/uploads/Epistemic-Vigilance-published.pdf
[2] cf le livre « The enigma of reason » par Hugo Mercier et Dan Sperber. Harvard University Press, 2017.
[3] http://journals.openedition.org/terrain/15187 Radu Umbres, 2013. Chasse au dahu et vigilance épistémique