La chaîne aborde sur un ton décalé dans la forme mais sérieux sur le fond les raisons qui font que notre lecture du monde est souvent bancale.

Enregistré le 8 octobre 2020

Invités : Ghais Geek’n’fit  — Matthias Soulhol

Editorial

On peut l’oublier parfois ; derrière la luisante musculature, derrière la technicité poussée à l’extrême, la puissance développée, le métabolisme exalté, derrière la discipline, l’entrainement, le gout de l’effort –le culte du corps, aussi– derrière la professionnalisation, la marchandisation, l’iconisation, les sportifs, y compris au top niveau, sont des humains avant tout. Ils ont leurs fêlures, leurs idées reçues, leurs petites manies, leurs rituels.

« C’est toujours les mêmes gestes. D’abord la jambe gauche, toujours. Chaussette, chaussure. Puis la jambe droite. Et puis une gorgée de Volvic. Toujours. » En l’an 2000 c’est ce que nous disait Zidane. Hélas, je crois savoir qu’il était payé pour le dire et que son témoignage doit être considéré avec prudence. Mais l’idée du rituel est là.

Certains sportifs ont leur slip porte-bonheur, leurs chaussettes porte-bonheur, leur numéro porte-bonheur et mille autre petites lubies qui ont du sens pour eux, mais que l’on peut s’accorder à trouver irrationnels. Ce n’est pas le slip ou le maillot qui fait la performance. Dans le cas contraire les coachs, les entraîneurs, les investisseurs s’en seraient rendu compte, croyez bien qu’ils surveillent de près les statistiques de leurs poulains.

La science s’invite de plus en plus dans le suivi des progrès des athlètes, dans l’élaboration des programmes d’entraînement. La science, c’est rassurant parce que ça marche, on a confiance dans celui ou celle qui peut appuyer ses déclarations sur la science. Mais tout ce qui brille n’est pas or, et la blouse blanche, vous le savez, est plus fiable en tant que vêtement qu’en tant qu’argument.

Il existe donc pléthore d’énoncés pseudo-scientifiques qui jouissent d’un certain succès dans le monde du sport comme dans les autres domaines de notre belle civilisation.

Le monde du sport confronte les individus à des discours puissants : les meilleurs méthodes pour prendre du muscle, pour éviter la blessure, pour se nourrir, pour consolider son mental, le recours aux médecines alternatives, aux pratiques « énergétiques », la bro-science qui diffuse des idées reçues à travers un bouche-à-oreille prompt aux dérives, et puis des idéologies qui peuvent être très positives, bien sûr, mais cultivent souvent des stéréotypes lourds, un virilisme du muscle, une confirmation des a priori sexistes, des spirales d’addiction (nous verrons si on peut employer ce terme ou non), un culte de la performance qui laisse sur le carreau ceux à qui ne reviendra jamais la médaille, même de bronze.

Le sport est-il un univers impitoyable, lieu de compétition absolue encourageant des comportements toxiques comme le dopage ? Le sport est-il au contraire un lieu de dépassement de soi, d’exploration des possibles, de victoire contre les pessimismes ?  Est-ce un accélérateur des chauvinismes, de la fermeture tribale, quasi primitive, des tribunes se livrant des guerres imbéciles ou bien est-ce un vecteur de la concorde de l’humanité entière tournée vers les anneaux olympiques ?

Je vous pose ces questions, mais je ne compte pas y répondre. Ce soir, pour la première fois, nous nous intéressons au sport, et nous allons nous questionner sur les croyances qui élisent domicile dans la tête des sportifs, et qui pilotent un peu leurs comportements, leurs attitudes, leurs choix, et donc une partie de leur vie.

Nos deux invités sont Ghaïs, alia Geek’n’fit sur sa chaîne Youtube dédiée à la culture physique et Mathias Soulhol, tous les deux versés dans les sciences du sport (les fameux STAPS de nos universités) et à qui je laisse le soin de se présenter eux-mêmes.


Quelques références scientifiques

Rituels des sportifs

Droit d’exercer en tant qu’éducateur sportif

Addiction au sport et dysmorphie

Frédéric Delavier et quelques erreurs

Notre réponse à Frédéric Delavier

Épidémiologie des blessures en musculation

Méthodes alternatives sur la récupération et les performances sportives

Sexisme et homophobie dans le sport

Compléments alimentaires et dopage

Sport et Santé

Bénéfice du Doute #12

Enregistré le 26 septembre 2020 – 20h

Avec Thibault Fiolet & Matthieu Mulot

Editorial

Vous connaissez la chloroquine, l’hydroxychloroquine et l’azithromicyne, parce que votre environnement ne vous a pas permis d’échapper à ces mots. Certains médecins et quelques chercheurs défendent l’idée que ces médicaments sont efficaces contre le covid-19 (ou la covid-9, vous avez le droit à cette conjugaison, réjouissons-nous de ces petites libertés pugnaces dans la morne vallée des infrangibles règles de l’existence).

Efficace ou pas efficace ? Peu d’entre nous sont capables de détecter la vérité rien qu’en regardant autour d’eux, de savoir si un médicament est utile simplement en y pensant très fort. Il faudrait être medium authentique ou prophète patenté. La chose est rare.

Aux plus érudits et entraînés d’entre nous, il faut des données sur lesquelles réfléchir, et la réflexion n’aboutira jamais à des conclusions plus précises, plus fiables que ne le sont les données de départ. Nous avons déjà parlé sur cette chaîne des études publiées par l’équipe de Didier Raoult sur le traitement que son IHU promeut. Nous avons même invité Didier Raoult à s’exprimer chez nous, si le cœur lui en dit, où la conversation pourrait toucher des sujets scientifiques et où nous aurions des questions bien précises dont les réponses nous permettraient d’évaluer un peu mieux la crédibilité qu’on peut lui accorder. Mais ce soir Didier Raoult n’est pas des nôtres, nous recevons quelqu’un d’autre.

Certains voudraient voir sur notre chaîne un débat, ils voudraient de la contradiction, ils pensent, ou en tout cas ils disent que cela serait plus honnête, plus neutre, plus à même de les aider à se faire un avis. La partie de moi qui s’intéresse aux phénomènes des croyances estime que ce qu’ils veulent en réalité c’est voir quelqu’un défendre chez nous ce qu’ils croient être vrai. Ils veulent que leur croyance soit représentée dans l’émission. Et c’est humain, on peut les comprendre, ce n’est pas totalement illégitime… mais Didier Raoult ne serait pas d’accord avec eux.

Le vrai débat, le travail de véridiction scientifique est irréductible à des arguments assénés dans une vidéo YouTube, sur Twitter ou un plateau télé, et Didier Raoult refuse de débattre avec ses collègues. Récemment encore son audition devant le Sénat aurait dû se faire dans un cadre « contradictoire » avec une « table ronde »

« Mais (je cite un article de Public Sénat) l’infectiologue devenu star a refusé. Il voulait être seul. »

Source

Et, à la limite, peu importe, si l’on raisonne sur le long terme. Car les « vérités de science » émergent avec le temps dans la littérature, et pas ailleurs. Pour se faire un avis sur une question scientifique, il faut attendre que des travaux soient publiés ; par plusieurs équipes, suivant divers protocoles dans divers contextes, et il faut ensuite reprendre l’ensemble de ces données et évaluer si elles permettent de formuler une réponse robuste. Ce travail de collecte, de tri, de pondération, de mise en perspective des travaux scientifiques sur un sujet, cela s’appelle une méta-analyse.

Il y a un mois, jour pour jour, le 26 aout 2020, sortait dans le journal Clinical Microbiology and Infection la première méta-analyse sérieuse sur la question des effets de l’hydroxychloroquine, associée ou non à l’azithromycine, sur les patients Covid19. Je vous propose que nous nous penchions ensemble ce soir sur ce travail avec deux des 6 co-auteurs de ce papier : Thibault Fiolet et Matthieu Mulot.


Informations complémentaires !

Outils utilisés pour faire la méta-analyse :

Méta-analyses évoquées :

  1. Fiolet et al. https://www.clinicalmicrobiologyandinfection.com/article/S1198-743X(20)30505-X/fulltext
  2. Juul et al. https://journals.plos.org/plosmedicine/article?id=10.1371/journal.pmed.1003293
  3. Axfors et al. https://www.medrxiv.org/content/10.1101/2020.09.16.20194571v1
  4. Pathak et al. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1871402120303362?via%3Dihub#!
  5. Elavarasi et al. https://link.springer.com/article/10.1007/s11606-020-06146-w
  6. Hernansdez et al. https://www.acpjournals.org/doi/10.7326/L20-0945
  7. Million et al. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2052297520300615/pdf?md5=59c9fcd2064b803ef5658ed1506fc344&pid=1-s2.0-S2052297520300615-main.pdf
  8. Prodromos (mini-review)
  9. Singh et al. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7215156/
  10. Sarma et al. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/jmv.25898

Thibault Fiolet.  Risques relatifs, risques absolus, perception des probabilités : comment ne pas se faire piéger par les statistiques ?   https://quoidansmonassiette.fr/risques-relatifs-absolus-perception-des-probabilites-comment-ne-pas-se-faire-pieger-par-les-statistiques/

Analyse de la méta-analyse de Fiolet et al par l’American College of Cardiology : https://www.acc.org/latest-in-cardiology/journal-scans/2020/08/28/10/44/effect-of-hydroxychloroquine-with-or-without

Enregistré le 18 septembre 2020.
Invités : Florian COVA & Joffrey FUHRER

Editorial

Didier Raoult n’est pas un hurluberlu sorti de nulle part. Il possède de vrais diplômes, par exemple, ce qui le distingue de certains parvenus qui font malgré tout illusion. Didier Raoult a signé de vrais articles de recherche ; et il a même écrit une partie d’entre eux. Il a une vraie pratique de la science, une vraie expertise. Il a aussi une longue carrière, il fait autorité dans certains domaines. Il prononce, en outre, des critiques sur la gestion des institutions de santé qui ont l’air frappé au sceau du bon sens

Normalement, un tel homme est l’incarnation même de l’expertise. Il a le profil des gens que nous invitons dans nos émissions parce que nous estimons qu’il est toujours plus sage de s’en remettre à ceux qui ont fait la démonstration de leur capacité à mener une carrière académique : un tel parcours sanctionne la maîtrise des notions épistémiques que nous valorisons.

Normalement. La plupart du temps. En général.

mutatis mutandis

Vous vous doutez bien qu’il y a des exceptions. Mais le pédigrée de Didier Raoult plaide en sa faveur ! En tout cas à première vue.

Il est tout à fait logique de l’écouter, de donner à sa parole plus de valeur qu’à celle des journalistes ou des politiques, car son métier lui a appris à doser à la perfection le niveau de certitude qu’il peut indexer à ses paroles. Il doit savoir se référer au consensus quand il existe, rappeler les incertitudes quand il y en a, et surtout adopter l’humilité du chercheur qui sait bien que les faits peuvent le démentir à mesure que de nouveaux travaux sont publiés. Il doit être sévère avec ses propres hypothèses, il en va de sa crédibilité, et donc de son utilité auprès du public.

Mais quelque chose a déraillé dans le rapport qu’entretient Didier Raoult avec le monde de la science. D’humilité on ne voit goutte. Le consensus, il le décrie, le méprise, estime qu’on n’apprend jamais rien avec lui parce que c’est dans la contradiction qu’on avance (Et on ne saurait être plus d’accord : c’est dans la contradiction qu’on peut aboutir parfois… à un consensus). Et pourtant la contradiction, étonnamment, il la refuse aussi. On ne le voit apparaître en public que face à des politiques ou des journalistes généralistes, jamais confronté à des chercheurs qui pourraient remettre en question ses déclarations ! Et les critiques scientifiques, il les disqualifie avec une rhétorique discutable : plaidant rien moins que la corruption généralisée des chercheurs qui ne s’alignent pas sur sa position concernant l’efficacité de l’hydroxycholoroquine contre le covid9.

En d’autres termes, le comportement de Didier Raoult allume les alertes qui sont généralement calibrées pour détecter les imposteurs, les gourous, les fraudeurs. Cela pose de très nombreux problèmes. On se demande si nos outils de détection sont si mauvais qu’ils ne permettent pas de distinguer un vulgaire menteur d’un plus-grand-expert-mondial, l’élite, mais on se demande aussi si les médias ont mis l’accent sur les bonnes choses, ont mis les faits au centre de leur préoccupation au lieu de s’occuper du look des uns ou du tempérament des autres. On se demande s’il faut encourager les chercheurs à créer leurs propres canaux de communication dédiés à défendre leur positon directement auprès du public. On se demande si les politiques ont joué franc jeu sur les mesures les plus fiables ou s’ils ont ménagé l’électorat en fonction de la popularité des avocats d’un traitement particulier.

Dans tous les cas, on doit constater que, sur Internet au moins, Didier Raoult déchaîne les passions. Or on ne peut pas ne pas parler de lui lorsqu’on s’intéresse à la manière dont circulent les croyances et comment la science est perçue par le public. Tout le monde ne peut pas avoir raison au sujet de ce monsieur : manipulateur mégalomaniaque ou savant dédié au travail de terrain, haut fonctionnaire passé maître dans l’art d’exploiter le système, ou chevalier solitaire dénonçant les magouilles. L’image que nous nous faisons de lui dépend de bien des facteurs. Cela dépend des informations disponibles, mais aussi de notre parcours personnel vers ces informations, et peut-être aussi, de notre style cognitif, c’est-à-dire notre rapport aux preuves, aux intuitions, aux démonstrations. C’est en tout cas la thèse défendue dans un article que nos deux invités sont en train de publier actuellement.

Florian Cova et Joffrey Fuhrer sont philosophes à l’Université de Génève. Et ils travaillent volontiers en psychologie social. Merci à eux d’être avec nous ce soir en direct de leur université.


Quelques liens utiles

Nous avons rencontré Richard Dawkins chez lui, à Oxford fin février 2020 pour un entretien d’une heure. L’homme, trés affable et souriant, a accepté de dîner en notre compagnie le soir même. Nous étions très heureux de pouvoir échanger avec l’auteur du « Gène égoiste » et de tant d’autres ouvrages édifiants sur la théorie de l’évolution. L’entretien avait pour thème le sujet de son dernier livre « Dieu ne sert plus à rien » (Outgrowing God) aux éditions H&O, un retour sur le thème de l’athéisme après son retentissant « Pour en finir avec dieu » (The God Delusion).

Sous la vidéo, vous trouverez la transcription en Français de notre conversation. C’est Olivier Bosseau qui s’est chargé de traduire tout cela en français.

Acermendax  — Professeur Dawkins, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation pour cet entretien autour de votre œuvre et en particulier de votre dernier livre Dieu ne sert plus à rien – je le montre à la caméra. Nous allons parler de tout cela, et je laisse la parole à mon collègue qui commencera avec le mot de « mème ».

Vled — Tout à fait. Vous êtes en effet l’inventeur du concept de mème qui est désormais plus célèbre que vous. Quel regard portez-vous sur le succès du mot dans le langage populaire ? Est-ce toujours un objet de la recherche scientifique ?

Richard Dawkins (Richard)  — C’est toujours un objet de recherches scientifiques, en grande partie menées par Daniel Dennett, un philosophe américain, Susan Blackmore en Grande-Bretagne, et quelques autres chercheurs, qui ont conservé sa signification originelle d’analogue culturel du gène : un réplicateur qui se reproduit dans le milieu de la culture humaine. Et il n’a d’intérêt que s’il est à la base d’un processus darwinien de sélection naturelle, ce qu’il pourrait être – ce n’est pas évident qu’il le soit – mais il pourrait l’être. Certes, les mèmes existent dans le sens d’entités autoréplicatives ; là-dessus, il n’y a aucun doute. Dans Le Gène égoïste, je parlais de phénomènes de mode vestimentaire ou d’engouements à l’école, par exemple. Les mots eux-mêmes sont des mèmes parce qu’ils passent de génération en génération, et même si l’accent avec lequel ils sont prononcés peut varier – un accent parisien peut être différent d’un accent provençal, etc. –, il y a malgré tout une sorte de processus de normalisation qui fait que, parce qu’ils connaissent la langue, les gens reviennent au mot, si bien que le mot lui-même est un réplicateur bien solide, même si la façon de le prononcer est différente. Les mèmes sont donc une réalité, mais la question est de savoir s’ils sont naturellement sélectionnés comme des gènes. Peut-être que oui, peut-être que non. Je pense que quelque chose de l’ordre du phénomène de mode est à l’œuvre. Les modes dépendent de leur popularité : elles survivent ou non en fonction de leur popularité. Si vous sifflez un air, quelqu’un pourra le « reprendre » et le siffler lui aussi, et quelqu’un d’autre pourra alors le reprendre à son tour, et c’est ainsi qu’il se propagera. Les mèmes ont donc une capacité à se propager, et certains se propagent vraisemblablement mieux que d’autres parce qu’il y a de meilleurs airs ou de meilleures modes.

Acermendax  —Dans votre dernier ouvrage Dieu ne sert plus à rien, vous discutez de différentes attitudes religieuses : l’athéisme, l’agnosticisme, le panthéisme, etc. Y a-t-il, à vos yeux, une différence pratique entre être athée et être agnostique ? Est-ce que cela ne se résume pas, au fond, à une question de diplomatie, de politique ou à un désir d’éviter les conflits ?

Richard — Je pense que cela tient en grande partie à un désir d’éviter les conflits. Darwin lui-même fut interpellé par un athée allemand du genre militant qui lui demanda : « Pourquoi vous ne vous dites pas athée ? » Ce à quoi Darwin répondit à peu près ceci : « Cela pourrait sembler trop agressif. Les gens ne sont pas prêts. » Si bien que cet athée allemand dont le nom ne me revient pas [Ludwig Büchner] expliqua à Darwin ce qu’il entendait par là, et Darwin lui répondit « Ah, alors dans ce cas, je suis athée dans le sens que vous dites, mais je préfère toujours m’abstenir d’utiliser ce mot. »

Acermendax  —Einstein non plus n’était pas clair…

Richard —Einstein aimait beaucoup le vocabulaire religieux. Et c’est regrettable parce que beaucoup de gens essaient désespérément de faire passer Einstein pour quelqu’un de religieux, ce qu’il n’était pas. Il était très clair là-dessus. Il était agacé lorsqu’on disait de lui qu’il croyait en un Dieu personnel. Il l’a dit clairement : « Je ne crois pas en un Dieu personnel. » Mais il avait quand même recours au vocabulaire religieux ; il disait « mais Il ne joue pas aux dés », autrement dit Dieu ne joue pas aux dés. Il a également dit : « ce que je veux vraiment savoir, ce qui m’intéresse par-dessus tout, c’est de savoir si Dieu avait le choix lorsqu’il a créé l’univers », et il voulait dire par-là : « l’univers peut-il exister de plus d’une façon, ou n’y a-t-il qu’un seul univers possible ? » Et pour exprimer cette question intéressante, effectivement très intéressante, il utilisait le vocabulaire religieux, pour la plus grande joie de tous ceux qui voulaient prétendre qu’il était l’un des leurs. Mais il n’était pas religieux, pas plus que Darwin dans sa vie d’adulte – pendant sa jeunesse, Darwin l’était, bien entendu.

Acermendax  —Que pensez-vous du concept de l’ignosticisme ? L’idée que Dieu est trop mal défini pour répondre à la moindre question le concernant.

Richard — Eh bien, j’ai la même position qu’avec l’agnosticisme, autrement dit que tout cela ne me gêne pas tant que l’on ne pousse pas le raisonnement en disant que « par conséquent il y a 50% de chances que Dieu existe. » Ce qui est une belle absurdité. On pourrait dire : « Je ne sais pas », parce qu’on ne le sait pas avec certitude, mais on peut tout de même en évaluer les probabilités en disant qu’il est plus que probable que Dieu existe ou n’existe pas. Je me méfie donc toujours lorsqu’on a recours à ces concepts d’agnosticisme ou d’ignosticisme afin de donner la même probabilité à l’existence et à l’inexistence de Dieu, comme s’il y avait une ignorance totale à ce sujet.

Vled — Pensez-vous que la croyance en Dieu puisse disparaître ?

Richard —Oui, mais je ne pense pas que ce soit pour tout de suite.

Vled — Je doute que nous soyons encore là pour le voir.

Acermendax  —On parle d’un siècle ? D’un millénaire ?

Richard — Les prévisions sur le long terme sont notoirement fausses. Cela dit, cela pourrait se faire très rapidement. C’est ainsi que ça s’est passé et que ça se passe, je pense, en Europe et aux États-Unis. La religion joue, bien sûr, toujours un rôle alarmant aux États-Unis, mais la situation change rapidement, et dans la bonne direction. La question est différente dans le monde islamique. Si le changement est rapide, c’est sans doute à cause d’Internet qui est de plus en plus accessible parce que les technologies informatiques coûtent de moins en moins cher, ce qui fait que de plus en plus de gens peuvent accéder à Internet. Et même si l’on trouve beaucoup d’âneries sur Internet, les gens peuvent toujours choisir. La situation pourrait donc s’accélérer de façon assez spectaculaire. C’est du moins ce que j’espère.

Vled — Je me permets de rebondir là-dessus en vous demandant si pour vous, compte tenu d’Internet précisément, l’ignorance serait aujourd’hui, en quelque sorte, un choix.

Richard — L’ignorance, un choix ? Cela voudrait dire que l’on refuserait aveuglément de lire certaines choses qui sont, j’imagine, accessibles. Il est sûr que lorsque l’on enseigne l’évolution, on peut être confronté à ce problème, à certaines personnes… Des collègues américains, des enseignants, m’ont dit que lorsqu’ils font un cours sur l’évolution, certains élèves se bouchent les oreilles, littéralement. Voilà un cas où l’on refuse aveuglément d’apprendre, où l’on choisit inconsidérément l’ignorance. Mais je ne pense pas que ce soit une attitude très courante.

Vled — Richard Dawkins est-il l’ennemi des croyants ?

Richard — Dans un sens purement verbal, oui, je peux me penser comme un ennemi dans le sens où je discute avec eux, je débats, mais de manière civilisée, courtoise, et certainement pas de façon violente.

Vled — Ouais.

Acermendax  — Quelle réponse ! Très ramassée, superbe.

Vled — Que pensez-vous du concept de laïcité française qui offre théoriquement à tous un cadre permettant la pleine liberté de conscience mais interdit à quiconque de dire « les règles de mon Dieu prévalent sur les lois humaines » ?

Richard —Je n’y ai pas beaucoup pensé, à vrai dire. Je suis, évidemment, favorable à ce que l’on suive sa conscience, tant que l’on ne porte pas atteinte à la liberté d’autrui. Je crois en la liberté, je crois en la liberté de parole, d’expression, et à ce titre, je ne veux absolument pas imposer mes propres croyances à quelqu’un d’autre.

Vled — Bien sûr, nous nous souvenons tous de votre « coup d’état sur les bus » il y a quelques années [en 2008], où vous aviez fait placarder une affiche disant « Il n’y a probablement pas de Dieu, alors [arrêtez de vous de vous inquiéter et] profitez de la vie », je ne me souviens plus des mots exacts mais ce n’était assurément pas agressif, cela voulait simplement dire « Faites ce que vous voulez. »

Richard — Oui. Le « probablement » a été rajouté par la jeune femme qui a lancé la campagne, Ariane Sherine. Elle tenait à ce mot, et j’ai trouvé ça plutôt drôle, j’ai beaucoup aimé. C’est à la fois décalé et provocateur. Ce « probablement » est curieusement provocateur, il fait réfléchir les gens.

Acermendax  — Pensez-vous que, sans religion, les attaques de Charlie Hebdo en 2015 auraient quand même eu lieu ?

Richard —Eh bien, non. Le motif était clairement religieux. Les agresseurs avaient été endoctrinés dès leur enfance à croire en leur religion, et ils pensaient qu’il était absolument…. C’étaient des gens sincères et honnêtes qui croyaient réellement que quiconque insultait Allah ou Mahomet méritait de mourir. Ils ont été élevés avec ces croyances. Et il n’y aurait donc bien sûr pas eu d’attaques sans religion.

Acermendax  — Comment éviter les amalgames entre les croyants et les fanatiques qui adorent le même livre ?

Richard — À mon sens, les fanatiques sont ceux qui font justice eux-mêmes et nuisent à autrui, alors que les croyants qui ne sont pas fanatiques vont simplement vivre leur vie et laisser les autres vivre la leur sans troubler leur liberté.

Acermendax  — Mais l’athéisme peut-il servir d’alibi à un racisme antimusulman ?

Richard — J’en doute. J’ai du mal à imaginer un athée qui justifierait la violence par son athéisme. Antimusulman dans le sens de débattre de l’Islam, bien sûr, mais je ne pense pas que quelqu’un de véritablement et sincèrement athée puisse jamais tuer ou blesser quelqu’un du fait de son athéisme.

Acermendax  — Je parle d’alibi, il peut arriver que des positions athées soient utilisées à des fins politiques pour attaquer des Musulmans.

Richard — Je vois ce que vous voulez dire. Je peux les attaquer dans un débat, mais certainement pas en usant de violence, et je ne ferai preuve de discrimination que dans la mesure où ils font preuve de discrimination contre nous. Par exemple, si l’on essaie, ce qui arrive, d’empêcher des femmes de s’assoir à certains endroits d’un amphithéâtre où je fais une conférence, je proteste et refuse de la donner. Ils font de la discrimination et je ne fais que répondre à cela en leur disant que je n’aime pas cette façon de discriminer, et que je refuse donc de faire ma conférence.

Acermendax  — Avez-vous un message pour votre public français, peut-être même en français?

Richard — Non, je ne peux pas le faire en français. J’essaie d’apprendre le français. J’ai fait du français pendant des années à l’école mais dans le système éducatif anglais, on enseigne les langues vivantes comme on enseigne le latin. On apprend la grammaire et toutes sortes de règles. Mon professeur de latin disait « que faire lorsque l’on rencontre un ut suivi d’un subjonctif. On s’arrête et on réfléchit. » Eh bien non, précisément : on ne s’arrête pas pour réfléchir lorsque l’on apprend une langue. C’est exactement ce que l’on ne fait pas. Si bien que je ne pourrai pas vous parler en français. Un message pour le public français… Mon message est le même que pour n’importe quel autre public…

Acermendax  — Mais les Français aiment penser qu’ils sont différents.

Vled — Ce n’est pas le cas.

Richard — Je préfère penser qu’ils ne le sont pas. Je pense en effet que quel que soit le pays où vous viviez, la science est partout la même. On parle de philosophie française ou de philosophie continentale – on fait cette distinction entre philosophie continentale et par exemple philosophie anglo-américaine. Mais pouvoir faire cela est une critique que l’on peut porter à la philosophie : on ne devrait pas faire de différence. La philosophie, c’est la philosophie, de même que la chimie, c’est la chimie. On ne parle pas de chimie française ou anglaise, c’est la chimie, point.

Acermendax  — Il y a bien la « nouvelle médecine germanique », mais c’est de la belle foutaise.

Richard — Vous dites ?

Acermendax  — Il y a la médecine germanique, la biologie totale.

Richard — Ah oui ? Je ne connaissais pas. Donc en tant que scientifique, je trouve déplorable que l’on fasse ces distinctions. Bien sûr que dans la pratique, il y a des différences. De toute évidence, le monde islamique est complètement différent, ce qui n’a pas lieu d’être, à mon sens. Mon message à tous ceux qui lisent mes livres, dans n’importe quelle langue, c’est de faire connaître la science – la science est universelle, elle est la même partout dans le monde.

Vled — Quelle est la meilleure réponse qu’un athée puisse faire à la question « Et si jamais vous vous trompez ? »

Richard — Il y a deux réponses que j’aime beaucoup. Il y a celle de Bertrand Russell. « En admettant que vous rencontriez Dieu et qu’Il vous demande : alors ? », Bertrand Russell avait cette réponse : « Dieu, tu ne m’as donné assez de preuves. Pourquoi t’es-tu donné autant de mal pour te cacher, pour te dissimuler ? » Stephen Fry à la télévision irlandaise a, lui aussi, donné une formidable réponse, que je ne vais essayer de redire avec son éloquence. Quand à moi je pourrais dire : « Mais quel Dieu es-tu donc ? Es-tu Baal ? Es-tu Zeus ? Es-tu Thor ? Es-tu Wuotan ? Es-tu Mithra ? Es-tu le Seigneur Krishna ? » Il y a tellement de dieux. C’est l’une des objections que l’on peut faire au pari de Pascal, autrement dit parier sur le mauvais dieu pourrait être tout aussi mauvais que de parier sur une absence de dieu. Comme je l’ai dit à une jeune femme aux États-Unis lorsqu’elle m’a posé cette question, vous trouverez cela sur YouTube : il y a tellement de façons de se tromper. Pour cette femme qui avait grandi dans une famille fondamentaliste chrétienne, soit vous aviez foi en Jésus, soit vous vous trompiez. Mais elle aussi a, bien sûr, autant de risques de se tromper en croyant dans le mauvais dieu.

Vled — Lorsqu’on est « Professeur pour la compréhension de la science » à l’université d’Oxford, est-on obligé d’aborder la question de la religion ?

Richard —Non, pas du tout. Et cela ne posait aucun problème que je le fasse. Plutôt même le contraire. Certains ont dû penser que je ne devrais pas traiter de la question de la religion. Je l’ai fait quand même, mais de façon très modeste. La plupart de mes livres sont en effet des ouvrages uniquement scientifiques. Il n’y a que Pour en finir avec Dieu et Dieu ne sert plus à rien qui portent sur la religion. Mais non, il n’y a jamais eu aucune consigne de traiter ou de ne pas traiter de religion liée à ce poste de professeur.

Vled — Le monde académique prend-il suffisamment position au sujet de l’influence des religions dans la société ?

Richard —Ce serait une bonne chose si la grande majorité des scientifiques qui ne sont pas religieux le faisaient savoir, au lieu de simplement continuer leurs travaux dans leur laboratoire et d’éluder le problème. Cela peut en effet donner la légère impression que des gens comme moi et Sam Harris sommes les seuls à être athées, alors que, bien sûr, la grande majorité des scientifiques, en particulier des scientifiques éminents membres d’académies nationales, sont en réalité athées. Il faut que cela se sache, autrement, comme je le disais, on pourrait penser que Christopher Hitchens, Sam Harris et moi-même sommes des voix isolées. Ce qui n’est, bien sûr, pas le cas.

Acermendax  — Vous considèrent-ils comme un extrémiste ?

Richard —Ils pourraient le penser, mais je ne suis pas un extrémiste, ma position est tout à fait ordinaire ; ils ont exactement la même, mais eux ne l’expriment pas publiquement comme moi.

Acermendax   Vous parlez de la façon dont nos cerveaux ont évolué pour identifier des « patterns » (des schémas, des séquences). Est-ce la même qualité qui, paradoxalement, conduit à la fois à l’esprit de découverte scientifique et à l’esprit religieux ?

Richard — Oui. J’entends par là que les scientifiques sont bien sûr amenés à identifier des patterns, et ils le font de manière très systématique. Ils testent leurs idées avec des patterns. Je pense que, dans la mesure où la religion essaie d’expliquer des phénomènes scientifiques comme l’univers et la vie et les choses en général, [les religieux] essaient également d’identifier des patterns, mais ils le font mal.

Acermendax  — Les êtres humains sont-ils assez sages pour faire un usage réfléchi des nouvelles technologies, en particulier, des innovations émergentes dans le génie génétique telles que CRISPR-Cas9 ? Serait-il plus prudent de se référer aux recommandations établies par la religion ?

Richard —La technologie étant une science appliquée peut prendre des directions terrifiantes. Et comme je l’ai souvent dit : si votre but est de faire du mal, la science est la meilleure façon d’y parvenir. Si votre but est de faire du bien, la science est la meilleure façon d’y arriver. La science est la meilleure façon de résoudre les problèmes. Ce qu’il faut donc faire, c’est de s’assurer que ces armes puissantes que la science nous fournit – je ne parle pas d’armes militaires, mais des puissantes technologies que la science permet d’obtenir – soient utilisées à des fins positives, et non négatives. Mais bien sûr, si vous voulez faire une guerre, n’importe quelle nation fera appel à ses scientifiques afin de développer des armes vraiment terrifiantes. La science est donc une technique puissante permettant de faire le mal comme le bien, et nous devons essayer de la contrôler.

Acermendax  — Et donc, il faudrait moins de science ?

Richard —Non. Une meilleure science. Je veux dire, une science qui soit mieux appliquée. Je distinguerais la science de la technologie : la science est la recherche désintéressée de la vérité et la technologie l’application de la science. Je ne pense pas qu’il y ait une mauvaise science dans ce sens d’une recherche désintéressée de la vérité. Mais il peut y avoir une mauvaise technologie.

Vled — Vous avez débuté votre carrière académique comme professeur de zoologie à Oxford. Aviez-vous déjà envie de faire le genre d’actions pour lesquelles vous êtes connu ? Votre parcours correspond-il à ce que vous aviez l’intention de faire, ou bien l’inattendu et le hasard y ont-ils joué un rôle ?

Richard —Eh bien, quand j’ai commencé comme étudiant de troisième cycle, je travaillais sur quelque chose de très différent. C’était plutôt de la psychologie animale, avec tout un aspect mathématique. D’autre part, le sujet de l’évolution m’avait toujours beaucoup intéressé, toujours été très intéressé par l’évolution, l’une des spécialités de la zoologie d’Oxford, qui s’est toujours distinguée par une solide tradition évolutive. Mais ce n’est qu’au moment de l’écriture du Gène égoïste… Non, non, ce n’est pas tout à fait ça. Dix ans avant d’écrire Le Gène égoïste, [Niko] Tinbergen mon maître, m’avait demandé de continuer ses conférences lorsqu’il était en congé sabbatique, et j’ai suivi ma propre direction dans ces conférences, et ce sont en grande partie ces travaux que j’ai finalement incorporés au Gène égoïste, dix ans plus tard. J’ai mis tout cela de côté, et en 1976, dix ans plus tard, mon intérêt pour l’évolution s’est ravivé avec l’écriture du Gène égoïste. Et depuis, tous mes livres ont porté sur l’évolution.

Acermendax  — La société laïque peut-elle offrir les mêmes avantages sociaux que les communautés religieuses telles que l’engagement communautaire, le sentiment d’appartenance, la solidarité, etc.?

Richard —Beaucoup de gens pensent qu’aller à l’église leur permet de remplir un besoin, de satisfaire un sentiment de communauté et d’appartenance. Je ne suis pas sûr que cela soit vrai.

Vous pouvez avoir cela en participant à des clubs de lecture, à des conférences, des choses de ce genre. Des gens peuvent se retrouver, se rassembler socialement autour d’intérêts communs sans qu’il soit question de religion. De même avec les mariages et les enterrements. Je ne sais pas pour vous, mais lorsque j’assiste à un enterrement religieux, ce qui me touche le plus, ce ne sont pas les éléments religieux, c’est l’éloge funèbre de quelqu’un qui connaissait le défunt et l’aimait, ou bien une musique ou un poème que le défunt aimait. Et les parties religieuses comme les prières n’ont pas tellement de valeur parce qu’elles sont trop générales, elles ne sont pas spécifiquement destinées à la personne décédée.

Vled — Cela me met même parfois mal à l’aise.

Richard —Oui, moi aussi. Et c’est sans doute la même chose avec les mariages. Si l’on s’en tient à un cérémonial qui est le même pour tout le monde, la cérémonie ne se déroule pas de la même façon que lorsqu’on la personnalise, qu’on l’adapte aux personnes concernées.

Acermendax  — La moitié de « Dieu ne sert plus à rien » est consacrée à expliquer l’évolution du vivant. Cela veut-il dire que la théorie de l’évolution est le meilleur argument contre le théisme ?

Richard — Pas pour beaucoup de gens, mais ça l’est pour moi. Comme je vous le disais, la raison que j’avais d’être religieux, quand je l’étais, était une raison scientifique. Une raison scientifique erronée, mais c’était bien une raison scientifique. Il y a des gens à qui l’on demande pourquoi ils croient en Dieu et qui vous répondent « eh bien, regardez la beauté du monde, regardez les arbres, regardez les oiseaux, regardez les fleurs » – et beaucoup de gens font cette réponse. Eh bien, c’est à eux que s’adresse cette partie de Dieu ne sert plus à rien. Mais on trouve également des gens qui vous répondront : « Oh, non, si je crois en Dieu, ça n’a rien à voir avec ça. Je crois en Dieu parce qu’une petite voix me parle dans ma tête » ; ou bien : « Je n’ai rien trouvé d’autre qui explique la morale ». Pour ces gens-là, la deuxième moitié du livre ne sera d’aucune utilité.

Thomas: Est-ce à cause de cette menace posée par l’évolution que les créationnistes et les intégristes s’opposent autant à son enseignement ?

Richard —Je pense que oui. En particulier aux États-Unis et dans le monde islamique, ils considèrent leurs Écritures comme saintes et immuables, et comme la vérité révélée de Dieu. Ce qui fait que tout ce qui semblera contredire leurs Écritures, ils le combattront. Cela, bien sûr, ne s’applique pas aux théologiens, ni aux évêques ou archevêques à la théologie prétendument raffinée. Eux n’ont, au moins la plupart d’entre eux, aucun problème avec la vision scientifique du monde, même si, à mon avis, ils n’en parlent que de façon détournée avec tout un charabia.

Vled — Dieu ne sert plus à rien s’adresse aux adolescents et aux jeunes adultes. Pensez-vous qu’il ait une chance d’atteindre le public qui en aurait le plus besoin ?

Richard — Il y aurait bien sûr un problème si les parents interdisaient à leurs enfants de le lire, ou s’il y avait une impossibilité de ce genre ; mais chez les adolescents, il est peu probable que cela ait beaucoup d’effet. Je voulais écrire un livre à destination des jeunes enfants mais on aurait pu se retrouver avec certains parents qui auraient refusé d’acheter le livre.  Mais avec un public adolescent, je ne pense pas que cela arrive. Peut-être. En tout cas, le livre se vend très bien, et j’espère que ce sera aussi le cas en France. L’édition française est prévue pour… ?

Olivier — Mai. [Merci, COVID-19 ! Il sera publié en juin 2020]

Richard —Mai, Très bien. Je me réjouis déjà.

Acermendax  — Vos réflexions sur l’athéisme ont-elles évolué au fil des années, et en particulier depuis la publication de Pour en finir avec Dieu en 2006 ?

Richard —Curieusement non, parce que mes réflexions se sont toujours fondées sur la science. Ce sont toujours des raisons scientifiques qui m’ont conduit à être sceptique vis-à-vis de la religion. Ce n’est pas le cas pour tout le monde. L’opposition à la religion de Christopher Hitchens, par exemple, s’appuyait sur des considérations politiques, morales et sociales. Pour moi, le problème vient de ce que la religion avance des explications concurrentes et fausses sur des choses que la science étudie. Et depuis que je suis scientifique, depuis mes études à Oxford disons, je pense que j’ai été athée à peu près de la même façon que je le suis aujourd’hui.

Acermendax  — Pensez-vous avoir commis des faux pas dans votre parcours de porte-parole de l’athéisme ? Et si oui, quelles leçons en avez-vous tirées ?

Richard —Je ne suis pas sûr que … Laissez-moi réfléchir. J’ai peut-être… j’ai certainement fait plusieurs faux pas en science, mais j’essaie de voir si j’en ai fait concernant l’athéisme.

Acermendax  — Quelque chose que vous auriez dit, où plus tard vous vous seriez dit « peut-être que je n’aurais pas dû dire cela à ce moment-là. »

Richard — J’ai été critiqué par d’autres athées pour avoir insinué que les gens avec lesquels je débattais étaient stupides. Et comme ils l’ont bien fait remarquer, dans l’ensemble, les gens ne vont pas changer d’avis si vous leur dites qu’ils sont stupides. On m’a ainsi reproché de manquer de tact, d’être d’un abord trop froid, de ne pas me montrer un minimum bienveillant.

Acermendax  — Que pensez-vous de ce genre de critique ?

Richard —Il y a beaucoup de vrai. Je pense que ce n’est pas tout à fait vrai qu’il soit impossible de faire changer quelqu’un d’avis. On peut y parvenir, peut-être pas en leur disant qu’ils sont stupides, mais en leur laissant tirer la conclusion eux-mêmes qu’ils le sont. Lors de mes premières années à l’université, j’avais moi-même été séduit par le philosophe et prêtre français Pierre Teilhard de Chardin, et je trouvais que son livre Le Phénomène humain était vraiment génial. Et puis j’ai lu la critique qu’en a faite Peter Medawar, et je me suis rendu compte à quel point ce livre était un ramassis d’absurdités du début à la fin. Et je me suis dit : « J’ai été stupide ». Ce n’est pas Medawar qui m’a dit : « Toi, Dawkins, tu es stupide », c’est moi-même qui me suis fait la remarque. Montrer à quelqu’un qu’il est stupide, cela ne veut donc pas nécessairement dire qu’il se braquera contre tout ce que vous essaierez de lui dire. Un homme au Texas m’a même fait un procès en demandant une grosse somme d’argent parce que j’avais dit que quiconque prétendait ne pas croire en l’évolution était ou ignorant, ou stupide, ou fou. Et beaucoup de gens, lui compris, pensait que j’étais allé trop loin. Mais vous remarquerez qu’il y avait « ignorant » dans les possibilités, et il n’y a rien de mal à être ignorant.

Vled — Tout à fait.

Richard —Nous sommes tous ignorants concernant la plupart des choses. Et c’est donc un fait que les gens qui ne croient pas en l’évolution sont ignorants. Qu’ils soient stupides ou fous, c’est une autre affaire, et je ne mets pas l’accent là-dessus. Ils sont incontestablement ignorants, et de dire cela n’a rien d’une insulte. C’est une simple déclaration factuelle.

Vled — Quel conseils pouvez-vous donner à une personne qui souffre d’avoir des proches très croyants et voudrait les « déconvertir » ?

Richard — C’est la question la plus difficile que l’on me pose, et on me la pose souvent… Ce sont souvent des jeunes qui me la posent ; ils sont devenus athées, ce qui cause une immense peine, un grand désarroi à leurs parents ou parfois à leur conjoint. Il n’y a pas de réponse facile à donner parce que les parents sont profondément sincères, profondément blessés, profondément inquiets. Ils pensent que leur enfant va aller en enfer, et ils en sont véritablement et extrêmement ébranlés. Mais pourtant, leur enfant a raison. Ce que je peux seulement dire, mon seul conseil, est d’essayer de faire preuve de tendresse à leur égard, d’essayer de comprendre les tourments qu’ils traversent, mais aussi de discuter avec eux de cela. De leur dire qu’ils ont tort.

Acermendax  — Quels conseils donneriez-vous au jeune Richard Dawkins ?

Richard — Je pourrais vous répondre : « Ne commets pas les erreurs que j’ai commises », mais ce serait plutôt vague. Si vous me demandez les erreurs que j’ai faites tout au long de ma carrière scientifique, je vous dirai que j’ai consacré énormément de temps à faire de la programmation informatique. Ce qui était fascinant, ce qui est fascinant. Mais c’est un vice, et tout le temps que j’ai passé à faire des programmes informatiques, j’aurais pu le consacrer à la biologie. La programmation est quelque chose de fascinant, comme la résolution de problèmes aux échecs, ou d’autres choses du même ordre. Mais j’imagine que ce n’est pas ce genre de réponse que vous attendiez… J’aimerais bien me retrouver dans cette position. Curieusement, il y a quelques années, une société de télévision est venue me voir avec cette idée de séquencer mon génome. Et on a entièrement séquencé mon génome. L’idée du programme télévisé était de mettre mon génome sur un disque et de l’enterrer pendant cinq cents ans. Et puis, il serait déterré dans cinq cents ans, et d’ici là, la science aurait la capacité de me cloner à partir de ce disque. Nous n’en sommes pas loin aujourd’hui ; il faudrait encore un peu de recherche en embryologie. Et donc, un « moi plus jeune » serait en effet né cinq cents ans plus tard.

Vled — On dirait un scénario de science-fiction rétro.

Richard — Exactement, oui. Mais vous pouvez comprendre pourquoi cette idée a pu attirer un producteur de télévision. Ça aurait été un moyen de pouvoir discuter de questions telles que l’identité personnelle. Cet individu n’aurait pas été moi, mais mon vrai jumeau, mon jumeau monozygote. Les journalistes d’alors auraient été voir ces vrais jumeaux pour leur dire : « Vous êtes la même personne, ça se voit, ça ne se voit pas », etc. Mais, cela aussi aurait été l’occasion pour moi de donner des conseils à mon moi plus jeune car il aurait été exactement, génétiquement, mon moi plus jeune. C’était l’idée de ce programme qui ne s’est finalement pas fait. Le génome a été séquencé, puis à la dernière minute, ils ont changé le format, et cela a donné autre chose.

Vled — Y a-t-il des petites choses dont vous savez qu’elles sont stupides mais que vous continuez à croire ou qui vous font agir comme si elles étaient vraies ? Vous disiez, par exemple, dans une discussion avec Brian Greene que vous n’auriez pas aimé dormir dans une maison réputée être hantée.

Richard —C’était plus une boutade qu’autre chose. J’essayais de montrer un côté humain plutôt que froid, sans pitié…

Acermendax  — Rationnel ?

Richard —Rationnel, oui. Il y a une part d’irrationnel que l’on peut pardonner en chacun de nous. Martin Gardner [1914-2010], un grand sceptique et mathématicien américain, qui a tenu pendant des années une chronique de mathématiques dans le Scientific American. On peut dire qu’il était athée, avec un esprit rationnel, mais il préférait penser pour des raisons d’ordre émotionnel que peut-être il y avait un Dieu, et c’est ce qui l’amenait à se considérer comme religieux. Voilà un bon exemple de quelqu’un d’ultra-rationnel, un rationaliste de renom qui, malgré tout, pour des raisons émotionnelles, se dissociait pour ainsi dire de la rationalité pour des raisons d’ordre vraiment personnel.

Acermendax  — Ça, c’est pour M. Gardner, mais pour Richard Dawkins ? Est-ce qu’il y a quelque chose… ?

Richard —Non, pas du tout. Certainement pas à cet égard.

Acermendax  — Parfait, merci beaucoup.

Vled — Merci beaucoup.

Richard —Parfait.

Enregistré le 24 juin 2020.
Invités : Damien BARRAUD (FakeMed) & Hervé SEITZ (CNRS)

Editorial

 « La plupart du temps les informations sont de meilleure qualité sur Youtube que sur les médias traditionnels. » Déclaration de Didier Raoult, le 16 mai 2020.

Bienvenue sur YouTube ! Sur notre chaîne dédiée à l’esprit critique, nous essayons depuis 5 ans de prendre du recul vis-à-vis des discours et des croyances, et de mettre en avant les maigres moyens que l’humain peut mobiliser pour essayer de comprendre un peu le monde qui l’entoure. Notre monde est devenu bien compliqué à suivre à cause d’un coronavirus jadis occupé à infecter les chauves-souris, qui a trouvé le moyen de contaminer notre espèce avant de se répandre et de semer assez de chaos pour nous murer des mois durant.

Dans ce contexte explosif de menace sanitaire, de tension sociale, de résistance à l’autorité, d’impréparation du pouvoir, de maltraitance chronique des services hospitaliers, d’incertitudes scientifiques, les angoisses se sont accrochées aux promesses les plus réconfortantes. Celui qui a promis le mieux, le premier, le plus fort, avec le plus d’aplomb, c’est Didier Raoult avec la chloroquine, puis l’hydroxychloroquine, puis l’hydroxychloroquine associée à l’azithromycine.

Et d’emblée se sont cristallisées des postures hargneuses entre ceux que d’aucuns appelaient les pro- tandis qu’eux-mêmes qualifiaient les autres d’anti-. Nous avons assisté au top départ d’un marathon effréné de l’étripage, de la baston et du grabuge. Dans la fureur de l’esclandre personne ne s’écoute, on se radicalise, on se range dans un camps, souvent pour ne pas se sentir seul, abandonné en rase campagne par un troupeau querelleur galopant au vent des rumeurs comme si prendre soin de regarder où l’on met les pieds était une tocade de gentillet romantique, une simagrée d’intello au corps de lâche.

Dans un tel climat, on a vu des gens complètement ignares (ce qui n’est pas une tare) défendre mordicus leur compréhension de la situation dans le plus beau florilège d’amphigouris sophistiques qu’on ait jamais vu hors campagne présidentielle. Tout y est passé.

L’analogie douteuse qui consiste à nous dire que nous sommes en guerre, et qu’à la guerre, il faut agir comme Foch plutôt que comme Pétain. L’appel à la popularité est revenu plusieurs fois. Par exemple, citation : « Vous voulez faire un sondage entre Véran et moi pour voir qui ils croient ? Vous voulez voir ce que c’est que la crédibilité ? Faites les sondages, moi je les ai ! » (source). Ou encore à travers des pétitions censées démontrer la plus grande pertinence d’un traitement médical par rapport aux autres.

Il y a eu un double standard omniprésent où chaque camps a exigé beaucoup plus d’arguments de la part des gens d’en face qu’eux-mêmes n’en avaient pour justifier leur position. Nous avons lu et entendu des ad hominem et des ad personam toutes les 2 minutes de la part de quasiment tout le monde. Un certain nombre se déversent actuellement dans le chat, la section commentaire en est remplie. CQFD, merci aux participants.

Et puis il y a eu ce faux dilemme insultant qui consiste à dire : c’est la chloroquine ou rien. C’est le remède que moi je veux, sans quoi je vous accuse de laisser crever mon beau-frère.

Cette longue séquence d’empoignade démesurée restera comme un triste exemple de ce qu’on fait de pire en termes de débat public et d’information scientifique de la population. En ce qui nous concerne, nous avons appelé à la prudence, à la mesure, et aux doute face à des déclarations qui faisaient frétiller nos détecteurs de billevesées. Nous avons nous-mêmes fait confiance à des études plutôt qu’à d’autres, et en une occasion au moins nous avons eu bien tort (nous reviendrons sur l’étude de Merha et al. publiée dans The Lancet puis rétractée). Notre posture sceptique a été un avantage dans cette crise, elle nous a permis de rester ouverts aux informations de bonne qualité qui plaidaient dans un sens comme dans l’autre. Cette posture toutefois n’oblige pas à renoncer à toute opinion. Nous ne prétendons donc pas être neutres. Personne ne l’est. Didier Raoult n’est pas neutre, ça se voit, et on fait avec.

Nos deux invités ne sont pas neutres, mais l’avis qu’ils vont partager avec nous sera argumenté, contextualisé, sourcé, et exprimé avec une honnêteté à laquelle nous sommes censés veiller. Nous allons réouvrir le dossier Chloroquine pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, faire le point sur l’état des connaissances et des doutes et nous demander comment nous allons bien pouvoir faire à l’avenir pour reconnaître une information scientifique fiable.  Le challenge est de belle taille.

Nous recevons Damien Barraud et Hervé Seitz.

Enregistré le 20 mai 2020.

Invité : Fehmi Krasniqi

Editorial

L’histoire de l’Egypte et de ses pyramides remplit des bibliothèques, des musées, occupe des milliers de chercheurs depuis deux siècles. Il y a tant à savoir et à comprendre que tout un volet de l’archéologie a été nommé Egyptologie. On pourrait passer toute une vie à explorer un petit aspect de cet immense ensemble d’objets, de traces, de théories, de controverses et de consensus. C’est à la lumière de ces connaissances qu’on peut mesurer l’immensité encore plus grande de ce qu’on ignore sur ce peuple et ses réalisations. Une telle discipline académique est intimidante pour n’importe qui. Mais il y a des exceptions. Le 4 décembre 2019 est publié sur YouTube un film qui a l’ambition de remettre à leur place tous les spécialistes du sujet.

Grande Pyramide K 2019 cumule aujourd’hui plus de 2 millions six cent mille visionnages. Beaucoup plus que n’importe quel article de recherche sur le sujet. Ce film nous explique que les pyramides ont été construites par les anciens égyptiens sans tailler une seule pierre. Tout l’édifice est en pierres moulées, une sorte de béton. Les ouvriers ont réduit d’immenses quantité de calcaire en poudre qu’ils ont acheminée jusqu’au chantier. Le béton est alors coulé sur place, ce qui permet de ne pas déplacer une seule pierre. Certains reconnaîtront la thèse marginale dite des « géopolymères » de Joseph Davidovitz qui date de 1979.

Le film va plus loin, beaucoup plus loin. Partant du principe que les égyptiens ne savaient pas tailler les pierres dures, on explique l’existence de la chambre du roi et de ses grands blocs de granite d’Assouan en affirmant que cette roche a été fondue, transportée sous forme de lingots, puis moulée dans la Pyramide sous sa forme actuelle. Toute la statuaire antique de pierre est née de la même technique : rien n’est taillé, tout est moulé.

Il faut maintenant expliquer cet exploit, et le film nous annonce que l’énergie solaire a été utilisée grâce à d’immenses lentilles qui permettaient d’en concentrer les rayons et de dépasser 1800°C. La technologie de la concentration du flux solaire a été utilisée pour excaver les grands obélisques et pour graver les hiéroglyphes que l’on trouve sur les pierres dures.

Le film nous donne la recette des lentilles égyptiennes : on mélange du natron et de la chaux, cette soude caustique est ensuite mélangée avec du sable blanc et chauffée à 1000°C pour obtenir du silicate de sodium. Cette substance est mélangée avec du silicate de potassium puis le liquide est coulé dans un moule en forme de lentille. 3 jours plus tard cette merveille de technologie est démoulée et elle peut faire fondre le granite. Le matériau des lentilles est malheureusement sensible à l’eau dans laquelle il se dissout. Et cela explique que l’on n’ait aujourd’hui nulle trace de ces objets tandis qu’étrangement abondent les outils, les textes et les dessins liés à la taille de la pierre

Le film estime que cette technologie a été tenue secrète, raison pour laquelle aucun historien, aucun spécialiste n’a jamais entendu parler de ces immenses lentilles de 5 à 10 mètres de diamètre alors même qu’elles ont été utilisée par les grecs et les romains qui eux mon plus n’ont jamais vraiment taillé de pierre.

Enfin, le film nous révèle que les anciens Egyptiens ont fait le tour du monde dans l’antiquité, qu’ils ont construit les pyramides américaines, qu’ils ont tracé des hiéroglyphes en Australie, bref qu’ils sont à l’origine de toutes les grandes civilisations de la Terre. Là où les récits de ce genre font généralement appel à la civilisation de l’Atlantide, des hommes plutôt blanc venus plutôt du nord, le film Grande Pyramide K2019 prend fait et cause pour une thèse afrocentriste où les Pharaons étaient noirs, un fait que l’on aurait essayé de nous cacher, comme le reste. Eh oui car le film annonce dès son sous-titre qu’il y a un problème avec la version « officielle » de l’histoire puisqu’il nous apporte, je cite : « la nouvelle histoire de l’humanité dévoilée »

C’est un projet colossal que de dévoiler la nouvelle histoire de l’humanité, et il ne peut s’entreprendre qu’avec un solide bagage sur l’état actuel des connaissances, avec une puissante capacité d’analyse, avec une méthodologie apte à convaincre les experts. C’est un travail de longue haleine qui ne peut sûrement pas se résumer à un simple film. Et c’est pour voir au-delà du film, pour comprendre la méthode de travail de son auteur que nous recevons Fehmi Krasniqi ce soir.

Pour voir la version longue de l’expérience réalisée au Four Solaire d’Odeillo

Invités : Albert Moukheiber & Bruno Patino

Enregistré en confinement le 6 mai 2020

Editorial

Bienvenu dans notre émission diffusée sur Internet. Vous, comme nous, flânons librement sur les réseaux, nous cliquons selon notre bon vouloir, nous partageons en toute liberté les contenus que nous consultons. Il n’existe aucun moyen de nous forcer à consommer tel contenu plutôt que tel autre, nous ne supporterions pas de nous plier à des obligations. Nous ne sommes pas totalement dupes, bien sûr ; parfois c’est avec regret que l’on se crée un profil Facebook ou Twitter, simplement parce que ces plateformes ont réussi à concentrer le flux des activités dont nous souhaitons ne pas être écartés. Mais en dehors de ces accommodements plus ou moins pressants, nous jouissons du sentiment enivrant d’être totalement indépendants dans nos usages et dans notre navigation.

Spinoza, fin connaisseur d‘internet pourrait nous mettre en garde : «  Les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés. »

Ce que notre ami Baruch entend par là c’est que derrière l’illusion de la liberté que nous aimons à entretenir, et sans tomber dans la caricature du mouton décérébré ou du crédule absolu, l’humain est un animal qui règle son comportement  en intégrant de grandes quantités de données présentes dans son environnement, bien souvent sans en avoir conscience.

Il existe aujourd’hui dans les sciences cognitives des recherches consacrées à comprendre la genèse de nos comportements et le poids des influences qui s’exercent sur nous. Mais il n’y a pas que la science qui travaille, et ces travaux ne fabriquent pas seulement des connaissances librement disponibles à l’édification d’un savoir universel… On produit aussi des méthodes qui permettent d’exploiter plus efficacement le cerveau humain.

Le paysage social est aujourd’hui saturé de publicité, nous n’avons plus assez d’yeux et d’oreilles pour recevoir les réclames qui financent la plupart des programmes que nous regardons. Nous sommes depuis longtemps dans un monde façonné par l’économie de l’attention, et on ne peut pas évoquer cela sans citer la célèbre phrase de Patrick le Lay, président de TF1 en 2004 « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

Rendre un cerveau humain disponible à une utilisation par une tierce personne, souvent une entreprise, c’est l’une des manières de définir la captologie. La discipline qui s’intéresse à la captation de notre attention.

Quelle est l’étendue de cet usage ? Peut-on imaginer un monde qui s’en débarrasserait ? Est-il possible de s’affranchir individuellement de ces influences ? Peut-on en faire un usage éthique ? Sommes-nous condamnés à être de plus en plus téléguidés par des techniques de manipulation des foules ?

Bref, que faire de la captologie ? Je vais le demander à nos deux invités

  • Albert Moukheiber, chercheur en neurosciences cognitives et fondateur du collectif Chiasma
  • Bruno Patino, doyen de l’Ecole de journalisme de Sciences Po et directeur éditorial d’Arte France
Invité : Florence Dellerie

Enregistré en confinement le 15 avril 2020

Editorial

Ils rodent dans nos campagnes, ils se multiplient dans nos villes, ils font le choix de ne pas consommer de produits issus de l’exploitation des animaux, ce sont les végans.

Leurs motivations sont diverses, en général on peut la résumer à une posture éthique, celle d’accorder aux animaux un droit à la vie, et à éviter la souffrance, qui dépasse notre droit de profiter de ce que nous pourrions tirer d’eux. En conséquence les végans sont à la recherche d’alternatives pour se nourrir, pour se vêtir et aux autres produits qui nous viennent des animaux ou qui sont testés sur eux.

La société actuelle n’est pas très généreuses en solutions de ce genre et cela provoque des tensions, bien sûr, et des interrogations sur la viabilité de leur régime alimentaire, sur la logique de leur démarche, sur l’extrémisme qu’ils représentent par rapport à des gens sympa comme les flexitariens qui sont végétariens à la maison chez eux, mais font l’effort de goûter le rôti de grand-maman ou les brochette du voisin. Le végan, lui, il est sans concession. Et ça nous inquiète.

Les interdits alimentaires, c’est la grande spécialité des religions et des dérives sectaires, et le monde du véganisme est traversé de courants qui alertent les détecteurs de bullshit des rationalistes à tel point que certains militants de la lutte contre les sectes considèrent que le véganisme est en soi une dérive sectaire. Cela nous apprend deux choses :

  • D’abord que les militants ne sont pas toujours fortiches dans l’utilisation des concepts dont ils sont censés être spécialistes : ce qui est vrai pour les anti-sectes l’est également pour les activistes du droit des animaux, ou pour les rationalistes militants. (Car en fait le véganisme ne répond pas aux critères qui définissent les dérives sectaires.)
  • Ensuite qu’il y a bel et bien des soucis non seulement avec l’image du véganisme, mais aussi avec la récupération qu’il subit de la part des thuriféraires de l’ésotérisme, des médecines alternatives, du New Age… et des wanabe gourou prompts à exploiter le sentiment de rejet qui motive et alimente une bonne partie des végans.

Mais quand on aborde ces questions, avant de pouvoir aller au bout des concepts, on se heurte à un phénomène mille fois observé : les gens s’engueulent plus vite que leur ombre, les amis se fâchent, les zététiciens oublient de douter, les militants oublient d’être pédagogues, tout le monde pense que l’autre se croit plus intelligent, qu’on le rabaisse, chacun est victime des raccourcis de l’autre. Bref, on est en colère. Et cette colère dure, elle couve, et ressurgit comme un retour de flamme au moindre prétexte.

Il y a des soupçons chez les pro comme chez les anti à propos de ceux d’en face. On a franchement l’impression qu’ils s’imaginent détenir une vérité absolue, alors que de là où on est on voit facilement les failles de leur raisonnement, à eux. Quelle bande d’imbéciles ceux là, ils s’imaginent avoir la solution, le régime parfait, ils croient savoir ce que chaque être humain devrait consommer, ils sont dans une forme d’orthorexie dogmatique. Ils ont tort ! Alors on ne les écoute plus, puisqu’on pense avoir bien compris qu’ils n’avaient rien à nous apprendre.

Ce mécanisme de fermeture doxastique, je vous propose qu’on le désamorce ce soir. On va voir que les végans provoquent des réactions négatives parce que leurs arguments ne sont pas toujours à la hauteur, parce que certaines attitudes moralisatrices sont franchement incommodes, mais aussi simplement parce qu’ils ont le culot d’exister, d’incarner le constat que certains des comportements qui semblent naturels aux autres ne vont en réalité pas de soi, et qu’il n’est pas si facile de les justifier.

Nous recevons Florence Dellerie. Elle est une végane a priori sympa, elle milite gentiment pour la cause animale, et elle cherche à le faire de manière rationnelle et efficace, ce qui fait qu’elle condamne les mauvais arguments et ne devrait donc pas énerver les gens qui écoutent sans a priori. Nous verrons s’il est possible d’aller au bout des deux heures de l’émission sans irriter tout le monde ou presque. Bonsoir Florence.

Invité : Grégoire BORST, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation à l’université Paris Descartes

Enregistré au Muséum Aquarium de Nancy le 12 février 2020

Editorial

L’humain arrive novice à chaque âge de sa vie (on doit cet aphorisme à Chamfort). En effet, personne ne nous apprend à être un enfant, un ado ou un adulte. Et on sait bien que le temps fait plus de vieillards que de sages.

L’adolescence ne nous laisse pas que de bons souvenirs. Transformations physiques et acné, premiers émois, chagrins d’amour, heure des choix professionnels, émancipation, questionnement sur l’identité… Le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les jeunes de 15 à 25 ans.

Par conséquent beaucoup d’humains passent des années modérément exquises, et une fois adultes ils osent parfois trouver intelligent de se moquer de ceux qui traversent les mêmes épreuves en les appelant boutonneux, puceaux, en les traitant comme des enfants, en leur accolant tous les stéréotypes que la société produit avec délectation sur leur état passager, mais quand même un peu durable, d’adolescent. Et cela parce que l’âge bête est hélas la destination finale de bien des adultes.

Mais tout de même, on voit bien que les adolescents ont le chic pour les comportements excessifs, déraisonnables, qu’ils se rebiffent soudainement contre l’autorité tout en se conformant en silence à des codes sociaux très autoritaires : vêtements ou accessoire de marque, musique à la mode et j’en passe. En plus ils nous donnent l’impression de prendre leurs ainés pour des bouffons, de croire qu’ils ont inventé l’eau chaude ou le binge drinking (en français on appelle ça une beuverie !

Il y a comme une fracture entre les générations, et peut-être est-ce en raison de phénomènes que nous ne comprenons pas encore. Pouvons-nous caresser l’espoir de mieux comprendre ce qui se passe à ce stade de la vie pour éviter de répéter en boucle les mêmes erreurs, les mêmes incriminations ? Souvenez-vous de ce propos souvent prêté de manière abusive à Socrate :

« Notre jeunesse aime le luxe ; elle est mal élevée ; elle se moque de l’autorité et n’a aucune espèce de respect pour les anciens… Ils ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans la pièce. Ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu de travailler. »

C’est toujours à ceux qui sont en situation de pouvoir qu’on doit demander les premiers efforts. Être adulte ce n’est pas rose tous les jours, mais on s’y habitue. Et c’est peut-être une clef du problème. Avant de s’y habituer, on a maintes occasions de trouver insupportable la manière dont la vie nous traite, la manière dont la société cache les problèmes sous le tapis, la manière dont nous organisons nos priorités entre notre confort personnel et les conséquences sur la planète, le climat, les enfants qui travaillent dans des usines à l’autre bout du monde. La sensibilité ardente des jeunes à ces questions d’injustice a quelque chose d’irritant mais c’est peut-être leur forme de sagesse. Ils hériteront des conséquences de nos choix et de nos erreurs comme nous avons hérité du monde mal foutu que nos aînés ont, bon an mal an, réussi à nous transmettre. Cela fait une bonne raison de les écouter et de se demander si ce n’est pas le cerveau des adultes qui n’est pas à la hauteur des enjeux.

Nous serons bientôt plus éclairés sur ces questions grâce à Grégoire BORST, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation à l’université Paris Descartes.

Luc Montagnier est l’un des plus célèbres Prix Nobel français vivant. Cette célébrité, il la doit à la nature de la découverte pour laquelle il a été salué : le virus VIH, mais aussi, et sans doute beaucoup trop, aux polémiques qu’il suscite depuis plus de dix ans, nous allons y revenir. Nous avons d’autres prix Nobel vivant en France mais leurs nom vous sont moins familiers : Gérard Mourou, Serge Haroche, Michel Mayor ou Françoise Barré-Sinoussi qui d’ailleurs a effectué le travail de recherche qui a abouti à la découverte du VIH dans l’unité dirigée par Luc Montagnier.

Le problème avec les Prix Nobel c’est que lorsqu’ils parlent, on les écoute, on s’attend à ce qu’ils soient de véritables puits de science et ne prononcent que des vérités objectives. Quand un prix Nobel dit une idiotie qui nous plait, on est bien content d’être d’accord avec lui, on se sent bien sûr de soi et on peut rétorquer aux incrédules : « Non mais dis, tu te crois plus intelligent qu’un prix Nobel ?! »

Pourtant, vous savez bien qu’on peut être intelligent et malgré tout se planter de temps à autres, voire même s’entêter dans l’erreur. Alors on va parler de la dernière saillie médiatique de monsieur Luc Montagnier.

1 — Déclaration sur le covid19

Sur l’antenne de « Fréquence Médicale  » l’émission de Jean-François Lemoigne du 17 avril dernier, Luc Montagnier est invité pour parler du SARS-cov2. Le présentateur dit que le doute s’installe, il rappelle que  son invité est prix Nobel et qu’il vient sur son antenne, « en exclusivité », raconter une « toute autre histoire ».

Je vous traduis le titre de l’article de ce collègue mathématicien : « Evolution et origine partiellement synthétique des métastructures génomiques fractales des coronavirus covid-19 de Wuhan et SARS. « Où il y a de la matière, il y a de la géométrie. » Il s’agit du papier d’un mathématicien à la retraite qui est publié dans ce qu’on appelle une « revue prédatrice », c’est-à-dire une revue qui est très heureuse de faire payer les auteurs, qui n’effectue aucune review scientifique, et qui par conséquent n’offre absolument aucune garantie sur le contenu de ce qu’elle publie. Jean-Claude Pérez consacre beaucoup de temps à retrouver le nombre d’or dans la nature, et en particulier dans l’ADN. Il s’emploie à décoder, je cite « les six codes fractaux de la vie biologique. ». Il est plus charitable de ne pas en dire plus sur le travail de ce monsieur. Son approche n’a pas grand chose à voir avec la biologie, et c’est de biologie dont nous allons parler ici

Occupons-nous plutôt de l’autre référence citée par Luc Montagnier.

  • CNEWS 3m. « nous ne sommes pas les premiers. un groupe de chercheurs indiens avait publié la même chose; on les a forcés à rétracter… y  aune grande bande annulée »

Pour voir l’intervention de L Montagnier sur CNews : cliquez sur ce lien. Vous constaterez que les interviewers n’opposent quasiment aucune résistance. À la radio, Luc Montagnier ne peut pas s’empêcher d’aller un peu plus loin et de prêcher pour les idées marginales qu’il n’a jamais su prouver concernant l’effet des ondes (sonores ou électromagnétiques) sur l’ADN. Je vous en parlais dans un épisode récent sur la théorie de la mémoire de l’eau.

Sur le plateau de CNews, Laurent Joffrin tente une timide résistance :

Laurent Joffrin : « la plupart des scientifiques disent le contraire » —  De moins en moins….. Je suis Prix Nobel et je peux travailler librement je n’ai donc aucune pression sur moi »

Ces deux séquences, en pleine crise sanitaire, en plein boom des théories du complot, sont destinées à faire le buzz, c’est pourquoi vous en avez sûrement déjà entendu parler.

Il est impossible de mesurer la sincérité des gens, de savoir à quel point ils croient ce qu’ils disent. Il ne faut pas tomber dans le piège du soupçon permanent de ceux qui croient déceler les intentions des autres. Souvent ils se plantent. Mais ici, Luc Montagnier nous explique lui-même ce qu’il attend de sa prise de parole.

« J’ai des propositions à faire mais j’ai besoin de beaucoup de moyens. Je pense qu’avec des ondes interférentes on pourrait peut-être éliminer ces séquences d’ARN chez des patients.»

Ce qu’on vient d’entendre, c’est un monsieur, récompensé naguère par un prix Nobel de Médecine, qui vient promettre à la radio un remède au covid19 fondé sur des ondes interférentielles. Cela n’est pas normal !

2 — La dérive du Nobel

Luc Montagnier, depuis longtemps, est un défenseur de l’homéopathie. Il affirme que l’ADN émet des rayonnements électromagnétiques qui lui permettraient, grâce à un appareil breveté inspiré des travaux de Jacques Benveniste, de réaliser des diagnostics médicaux mais aussi de traiter des maladies parmi lesquelles il cite l’autisme ou la maladie de Lyme chronique. Au début des années 2010, il a piloté des travaux à l’éthique douteuse et prétendument soigné 60% des enfants autistes testés à l’aide d’antibiotiques

Je n’ai rien contre les idées saugrenues, il faut en avoir pour explorer l’horizon des possibles et faire des découvertes, mais ensuite il faut travailler à démontrer proprement ses allégations, ce que Luc Montagnier ne fait pas depuis une bonne quinzaine d’années.

Continuons. Luc Montagnier a affirmé que les vaccins étaient probablement à l’origine de la mort subite du nourrisson dans une conférence avec Henri Joyeux en 2017, là encore sans aucun élément de preuve, juste son sentiment personnel. Cela a poussé une trentaine de membre des académies de médecine et de science à signer une tribune :

« Nous ne pouvons accepter d’un de nos confrères qu’il utilise son prix Nobel pour diffuser, hors du champ de ses compétences, des messages dangereux pour la santé. »

Source

Contacté par le journal La Croix au lendemain de sa sortie théâtrale, le prix Nobel indiquait ne rien retirer de ses propos. « J’ai un dossier très complet sur les liens entre vaccination et mort subite du nourrisson. Certains enfants décèdent 24 heures après avoir été vaccinés. On a quand même le droit de s’interroger sur cette corrélation temporelle. C’est juste du bon sens » Trois ans après : où sont les preuves promises par Luc Montagnier ?

Le sida appartient au champ de compétence de Luc Montagnier, mais même là, il multiplie les déclarations infondées et contraires à ce qui est connu. Il estime que les Africains ont un régime alimentaire mal équilibré, ce qui fragilise leur système immunitaire et les rend plus sensibles au sida ; il  leur préconise donc de la papaye fermentée et affirme avoir vu des résultats positifs chez les malades. Après cela, la papaye fermentée est devenue à la mode dans les pharmacies. En 2004 l’Agence Française de Sécurité sanitaire rend un avis sur la préparation de papaye fermentée concluant que trois allégations revendiquées par ce produit ne peuvent « être considérées comme fondées, d’autant plus qu’elles sont excessives et souvent orientées sur des pathologies nécessitant en premier lieu des traitements ayant fait la preuve d’une efficacité reconnue »,

Nous avons affaire à un homme qui a multiplié les prises de parole excessives, imprudentes et qui flirtent allègrement avec la charlatanerie. Un charlatan, par définition, c’est un « Guérisseur qui se vante de connaître des remèdes miraculeux ». Ce portrait de Luc Montagnier n’est utile que pour contre-balancer l’argument d’autorité de son Prix Nobel. Si on s’arrêtait là, on serait dans le registre de l’ad hominem, qui  n’est pas toujours un sophisme, mais qui n’est pas adapté ici, puisque ce qu’il nous faut savoir c’est si ce qu’il dit est vrai ou peut être vrai.

Après tout il y a des éléments vraisemblables dans son discours

L’origine de l’épidémie est située à Wuhan ou dans les alentours, et cette grande ville possède un laboratoire dernier cri, le seul laboratoire P4 du pays, dans lequel on travaille sur des pathogènes très dangereux. Je précise tout de même que l’on n’a pas besoin d’un P4 pour travailler sur le VIH et sur les coronavirus, qui sont manipulés dans beaucoup d’autres endroits.

Autre élément véridique : les virologues peuvent en effet réaliser des transferts entre les génomes de virus afin de les étudier ou de produire des vaccins. Ces virus, outils de biologie moléculaire, sont normalement défectifs pour la réplication afin de ne pas causer de problème. Mais dans l’absolu, on peut parfaitement imaginer un scénario de virus créé en laboratoire qui échappe aux savants et se répand dans la population.

Un tel scénario est si facile à imaginer que beaucoup de gens y croient d’emblée, surtout quand un Prix Nobel estime que c’est ce qu’il s’est produit. Et c’est pourquoi il faut y apporter une réponse. Mais juste avant, une petite mise au point.

Mais comment un Youtubeur ose-t-il contredire un Prix Nobel ? Vous verrez cette question ou ce reproche dans la section commentaire. C’est peut-être une chose que vous vous dîtes, vous-même. Après tout je n’irai jamais me hisser sur un ring pour me mesurer à un champion de boxe. Sauf que la science et la boxe, ce n’est pas exactement la même activité.

Ce qui fait la beauté de la science, c’est que (en théorie du moins) n’importe qui, sans diplôme, sans renommée, sans pouvoir, peut donner tort à un grand professeur, s’il mobilise un raisonnement correct, s’il utilise de bons arguments, s’il cite correctement des sources fiables (que les grand professeur connaissent, normalement) et s’il sait se réfère au consensus le plus solide, quand il y en a un. Et c’est tout à l’honneur des grands scientifiques d’être, plus souvent que d’autres, capables d’admettre avoir eu tort et de reconnaître quand une idée s’avère plus solide qu’ils ne l’avaient d’abord cru. Je vais me répéter : ce qui distingue les scientifiques des autres personnes, ce ne sont pas tant leurs qualités personnelles que la méthode qu’ils s’engagent à suivre avant de porter un jugement.

Alors voyons ce que les connaissances disponibles permettent de répondre à Luc Montagnier !

3 — Réponse sur le covid 19

Aujourd’hui, les scientifiques disposent de la séquence complète du génome de très nombreux virus. Grâce à cela, ils peuvent reconstruire l’histoire de ces microbes, dresser des arbres phylogénétiques qui montrent l’évolution des différentes formes et permettent de comprendre que tel virus, par exemple le SARS-cov2 qu’on trouve aujourd’hui chez l’humain, a pour plus proches parents des virus qui infectent les chauve-souris.

Pour construire ces arbres, on procède à ce qu’on appelle des blast, ou des alignements de séquences : on compare la séquence de certaines parties plus ou moins conservées du génome, ou bien la séquence des acides aminés des protéines virales. C’est quelque chose de très banal pour tous les généticiens et les biologistes moléculaires du monde, c’est un travail qu’on fait sur tous types d’organismes.

Ce que nous dit Luc Montagnier, c’est qu’on aurait détecté dans le génome de SARS-cov2 des toutes petites séquences de 6 à 8 acides aminés qu’on ne s’attendait pas à trouver là… et qu’on est capable de dire que ces séquences proviennent explicitement du VIH.

  • GTNGTKR
  • HKNNKS
  • GDSSSG
  • QTNSPRRA

Luc Montagnier cite un travail publié le 31 janvier par une équipe indienne en pre-print, c’est-à-dire sans qu’il ait été relu par d’autres spécialistes, ce qui est la procédure habituelle pour s’assurer que le contenu est fiable et les données assez solides pour soutenir les conclusions. Après publication, il fallut moins de deux jours pour que les auteurs rétractent d’eux-mêmes leur papier suite aux nombreuses critiques concernant leur interprétation. C’est donc un travail supprimé par ses propres auteurs le 1er février, que Luc Montagnier est fier de citer en avril. Que disait ce papier ? Qu’on aurait détecté la présence de 4 inserts, 4 petites séquences de VIH ajoutées par l’homme dans le génome du coronavirus, toutes dans la séquence d’une protéine appelée Spike.

Uncanny similarity of unique inserts in the 2019-nCoV spike protein to HIV-1 gp120 and Gag – Prashant Pradhan, Ashutosh Kumar Pandey, Akhilesh Mishra, Parul Gupta, Praveen Kumar Tripathi, Manoj Balakrishnan Menon, James Gomes, Perumal Vivekanandan, Bishwajit Kundu. (LIEN)

IIs tirent cette conclusion après avoir déterminé que ces 4 séquences ne se retrouvent pas chez les autres coronavirus virus mais qu’on les trouve chez le VIH. Toute hybridation semble invraisemblable, ce qui laisse comme dernier recourt la manipulation humaine.

Dès le 4 février dans le journal « Emerging Microbes & Infections » des chercheurs de laboratoires chinois et américains ont montré que lorsqu’on cherche ces 4 séquences dans divers génomes, on les trouve. On les trouve d’abord dans la famille des coronavirus, ce qui indique que le virus responsable de la pandémie actuelle ne se singularise en rien vis-à-vis de ces séquences. Les chercheurs estiment que ces séquences ont été incorporées dans le génome de la famille des coronavirus à travers leurs contact avec des cellules de mammifères, où elles sont largement présentes. Voici leur conclusion :

« Une analyse biaisée, partiale et incorrecte peut conduire à des conclusions dangereuses qui inspirent des théories du complot, affectent le processus conduisant à de vraies découvertes scientifiques, et entament les efforts pour contrôler les dégâts en matière de santé publique.»

Luc Montagnier a évoqué le fait que le virus évolue très rapidement et que la nature se débarrasse des séquences artificielles, ce qui serait visible dans le génome des virus ayant infecté les américains de la cote Ouest.

Le Pr Didier Trono, directeur du laboratoire de virologie et génétique de l’École polytechnique fédérale de Lausanne indique qu’il n’y a « pas de signe de délétion de séquences» dans les souches virales isolées à Seattle (source). Interrogée par le journal le Parisien, la virologue Anne Goffard déclare :  « On observe, contrairement à ce qu’il dit, que le virus n’a que peu muté depuis son apparition, comme on s’y attendait. » (source)

Le biologiste Colin Giacobi a partagé sur Twitter de rapides recherches où il a lancé un alignement de séquences sur les bases de données publiquement accessibles.

  • Le premier fragment (GTNGTKR) : donne une forte homologie avec le VIH, mais l’homologie est exactement du même niveau avec 115 autres virus, et notamment… un coronavirus de chauve-souris (comme on s’y attend pour un virus naturel).
  • Le deuxième fragment (HKNNKS) donne également une forte homologie avec le VIH… mais pas plus qu’avec d’autres virus, et notamment, derechef, des coronavirus.
  • Le troisième fragment (GDSSSG) allume des homologie un peu partout, et dans un classement du meilleur score au moins bon, il faut faire défiler plus de mille organismes avant de trouver le VIH. Mais dans les premières lignes nous avons, comme prévu des coronavirus de chauve-souris.
  • Le dernier fragment (QTNSPRRA) reproduit le même schéma.

Ce que Colin Giacobi explique très bien, c’est que la méthode de Blast est adaptée à la comparaison de longues séquences, mais pas à des fragments si petits qu’on peut le trouver, par pure chance dans des centaines d’organismes. Il montre ensuite qu’en prenant des séquences de 7 acides aminés au hasard dans des protéines humaines (l’insuline ou le récepteur EGF) un blast nous donne une homologie avec le VIH. On voit que la méthode utilisée par l’équipe indienne est complètement naze, ce qui explique pourquoi elle a été critiquée et retirée.

On pourrait espérer qu’un Prix Nobel de médecine soit capable de voir des failles aussi énormes dans un papier avant d’en faire la promotion à la télévision. Surtout que dès le 17 mars un papier publié dans l’inévitable revue Nature réalisait une analyse du génome qui concluait à l’origine naturelle du virus. Monsieur Montagnier n’est pas censé ignorer une telle publication. J’ajouterais que les journalistes qui l’invitent ne sont pas censés l’ignorer non plus !

4 — La Maladie du NOBEL

Le baratin de Luc Montagnier sur le coronavirus n’est que le dernier exemple en date de ce qu’on appelle la Maladie du Nobel, un syndrome qui a droit à sa page Wikipédia bien qu’il touche a priori, très peu de gens dans le monde. L’encyclopédie donne la définition suivante :

« La maladie du Nobel, ou nobélite, est l’incapacité ou l’impossibilité, pour certains lauréats scientifiques du prix Nobel, de reproduire ou poursuivre des recherches scientifiques après s’être vu remettre ce prix. »

Le mal aurait déjà frappé une trentaine de fois.

Nous assistons au spectacle navrant de personnages au parcours conséquent qui se permettent de prononcer publiquement des allégations pseudoscientifiques sur la santé ou sur des théories du complot ou divers sujets qui dépassent le cadre de leurs compétences académiques avec la même assurance que lorsqu’ils interviennent sur leur domaine d’expertise. Cela nous rappelle qu’un argument d’autorité est une chose bien fragile. Oui, les experts existent, et oui, il faut les écouter, mais ce à quoi on se fie chez l’expert, ce n’est pas le tempérament, le verbe haut ou les grandes incantation, ni même la blouse blanche.

Parenthèse. Si je porte une blouse blanche, vous savez bien que c’est pour que vous preniez l’habitude de vous demander à quoi ça peut bien servir de porter une blouse blanche devant une caméra. L’uniforme de la connaissance scientifique est l’une des mille manières employées tous les jours pour obtenir que vous acceptiez des discours qui par leurs seuls mérites échoueraient à vous convaincre. Fin de la parenthèse.

Revenons à cette maladie du Nobel.

Comment expliquer que des gens très compétents, à priori très équipés pour résister au bullshit, se mettent à dérailler ? On peut se perdre en conjecture… Une malédiction ? Bof. Une forme de désinhibition ? Un Prix Nobel, ça se gagne en étant le premier à démontrer quelque chose d’important, à aller contre ce qui se faisait, ce qui se pensait. Etre récompensé pour ça, peut vous donner envie d’aller encore plus loin. C’est possible. Une forme de mégalomanie ? Être adulé pour une performance intellectuelle pourrait donner la grosse tête, encourager la personne à penser qu’elle a forcément raison, et un entourage complaisant ou subordonné pourrait bien alimenter une telle dérive.

Un effet contextuel ? Je pense qu’on a toutes les chances de sous-estimer le contexte, ici, comme ailleurs. La grande différence entre une personne lambda en fin de carrière et un Prix Nobel en fin de carrière, c’est que le prix Nobel on l’écoute. Les médias l’invitent, on veut l’entendre en conférence, on veut lire ses livres, le public veut devenir plus intelligent et érudit à son contact. Alors s’il dit une connerie, il y aura un monde fou pour trouver ça brillant, que ça a du sens, que c’est certainement vrai, pour le colporter et pour le croire.

C’est donc à nous de changer tout ça, de ne pas tendre un micro aux mêmes experts à tout bout de champ en espérant qu’ils nous illuminent de leur sagesse. À nous de ne plus partager, par exemple, de fausses citations d’Einstein au sujet des abeilles qui n’étaient pas sa spécialité. Aux médias, surtout, de faire un peu mieux leur travail. Pourquoi avoir invité Luc Montagnier pour des émissions où l’on savait très bien ce qu’il venait dire, sans s’être préparé à le contredire ? Sans faire preuve de la moindre velléité d’informer le public sur le néant qui étayait ses propos ? Pourquoi la mission des journalistes scientifiques est-elle si souvent si mal remplie dans les grands médias ?

Quand nous aurons la réponse à ces questions et le remède à ces problèmes, il y aura moins de danger à  récompenser des hommes et des femmes imparfaits de prix, car on saura prendre la distance qu’il faut pour éviter l’idolâtrie qui met hélas en relief les aspects les moins dignes d’éloges de certains grands savants.

La pandémie de covid19 touche peut-être à sa fin, le confinement aura peut-être sauvé d’innombrables vies et, avec de la chance, nous éviterons un rebond, mais une chose est sûre : le niveau de bullshit, de balivernes, de baratin ambiant dépasse actuellement en intensité tout ce qu’on a pu voir ces dernières années. La crise, l’angoisse, l’incertitude boostent notre système conspirationniste et il faut s’attendre à ce que cela persiste encore un peu, au moins.

Acermendax