La chaîne aborde sur un ton décalé dans la forme mais sérieux sur le fond les raisons qui font que notre lecture du monde est souvent bancale.

Un meurtre à Milan, un crâne percé, et une idée fixe : le crime s’inscrit dans la chair. Quand la criminologie flirte avec la phrénologie.

 

Une anatomie du mal

Dans l’Italie tourmentée de la fin du XIXe siècle, où l’unité nationale récente peine à masquer les fractures sociales, un homme, médecin, psychiatre, anthropologue, s’élève bientôt comme le chantre d’une nouvelle science du crime.

Milan, hiver 1871. Dans la salle d’autopsie de l’hôpital militaire, le docteur Cesare Lombroso observe en silence le crâne d’un bandit calabrais. L’homme, mort quelques jours plus tôt, avait été fusillé après une série de vols sanglants dans la région. Le crâne est lourd, épais, marqué par une étrange cavité à l’arrière, au niveau de l’occiput. Pour un autre, ce serait une simple anomalie anatomique. Mais pour Lombroso, c’est une révélation. Une intuition fulgurante s’impose à lui : le crime, le vice, l’instinct de destruction… tout cela pourrait bien être inscrit dans l’os. Non pas seulement causé par la misère ou la colère, mais hérité, gravé dans la chair comme une preuve oubliée de notre animalité primitive.

C’est ce jour-là, racontera-t-il plus tard, que naît en lui la conviction que certains êtres humains sont nés pour tuer.

Avant Lombroso, une autre pseudoscience avait connu un immense succès en Europe : la phrénologie. Fondée par Franz Joseph Gall au tournant du XIXe siècle, elle prétendait détecter les traits de caractère d’un individu en palpant les bosses de son crâne. Chaque faculté morale ou intellectuelle — courage, orgueil, mensonge, amour filial — était supposée localisée dans une région cérébrale bien délimitée. Peut-être vous a-t-on dit que vous aviez la « bosse des maths » ; vous savez maintenant l’origine de cette drôle d’idée.

Longtemps populaire, la phrénologie servit de caution scientifique au racisme, au sexisme et à l’exclusion sociale, avant de perdre toute crédibilité dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Lombroso, qui était familier de ces théories, n’était pas strictement phrénologue. Il récupéra cependant l’idée que le crâne pouvait révéler l’âme, en la fusionnant avec les thèses darwiniennes et dégénérationnistes de son temps. Chez lui, le déterminisme physique se voulait évolutif : le criminel n’était pas un homme immoral, mais un être dégénéré, un atavisme, un échappé de l’évolution (Gibson, 2002). Le criminel-né était à la fois régression et danger biologique.

 

Le criminel-né

L’idée du « criminel-né » est la thèse centrale de son ouvrage L’Homme criminel (1876). Les assassins, les voleurs, les violeurs porteraient des caractères physiques communs : front fuyant, mâchoire proéminente, oreilles décollées, bras trop longs… une physiognomonie démoniaque, en quelque sorte. Notons que pour Lombroso les femmes font de piètres criminelles en raison de leur moindre intelligence et de leur nature passive. À travers des milliers de mesures, de photographies, de moulages, Lombroso traque le mal dans les caractères physionomiques ; et il le trouve (Horn, 2003).

 

Le musée du soupçon

Son laboratoire devient un véritable musée anatomique du crime. Il y accumule crânes, squelettes, cerveaux, objets dérobés aux prisons et asiles, comme autant de preuves à charge contre la liberté humaine. Il mêle sans scrupules les figures du criminel, du fou, de l’anarchiste et du marginal. Tous auraient, selon lui, une base biologique commune : celle de l’anormalité (Pick, 1989).

L’Europe se divise autour de cette idée. Certains médecins applaudissent : enfin une science du crime ! D’autres s’inquiètent : la liberté, la responsabilité pénale, ne reposent-elles pas sur l’idée que le crime est un choix ?

Mais c’est surtout sur le plan scientifique que la méthode de Lombroso vacille. Ses mesures sont biaisées, ses statistiques manipulées, ses catégories floues. Il déclare sans rire que les tatouages sont un signe de criminalité innée, que les femmes criminelles sont des hommes ratés, et que les génies fous sont à mi-chemin entre le prophète et le délinquant.

 

La chute d’un paradigme

Les polémiques ne manquent pas. Le psychiatre Enrico Ferri, pourtant disciple de Lombroso, s’en éloigne pour insister sur l’influence des facteurs sociaux. En France, Gabriel Tarde s’oppose à l’hérédité du crime au nom de la sociologie et de la psychologie.

La vision de Lombroso s’oppose frontalement à celle de la sociologie où l’environnement représente une importante part explicative des comportements humains. Lors des premiers congrès d’anthropologie criminelle de 1885 à 1895, ses thèses sont battues en brèche par des chercheurs français Alexandre Lacassagne, Paul Topinard et Léonce Manouvrier, qui défendent la thèse de l’influence prépondérante du milieu.

Mais le coup de grâce viendra de la méthodologie : en 1911, Charles Goring, à l’issue d’une étude statistique rigoureuse sur plus de 3 000 détenus britanniques, ne trouve aucune caractéristique physique distincte entre criminels et non-criminels (Goring, 1913). C’est là une démolition en règle des fondements même de l’anthropologie criminelle. Lacassagne, Topinard, Manouvrier et Goring avaient raison, mais Lombroso restera plus célèbre qu’eux.

Sa pensée s’inscrit dans un contexte plus large : celui de l’essor de l’anthropologie raciale et de la peur des classes populaires (Valverde, 2006). Elle prépare sans le savoir les pires dérives eugénistes du XXe siècle. Le criminel-né devient vite le juif, l’homosexuel, l’indigène, le révolutionnaire.

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Des idées dangereuses

Le concept de criminel-né, de scélérat classifiable par la biométrie défendu par Lombroso n’est pas seulement une impasse scientifique, il alimente une vision du monde où l’homme de la haute société, distingué, élégant, arborant tous les signes d’une qualité biologique impeccable serait au-dessus de tout soupçon, une idée qui s’accroche toujours aux consciences  dans le siècle du phénomène #Metoo où il est toujours difficile d’admettre qu’un homme puisant, digne représentant de ce que l’espèce fait de mieux, puisse être l’auteur d’agressions révoltantes.

En professant la doctrine que le crime se lit sur le faciès du coupable, on absout les individus qui se conforment aux normes établies, et on dissuade les victimes de tenter d’obtenir justice ou réparation. Et s’il faut se retenir d’accuser Lombroso d’avoir eu un calcul idéologique dans l’énonciation de sa doctrine, on ne peut faire l’économie d’une analyse qui rappelle que ce genre de « vérité » arrange bien les individus qui peuvent cacher leurs crimes derrière leur position sociale. Nous savons hélas que les atrocités quotidiennes ne sont pas le fait de monstres aux marges de la société, mais bien le résultat de la capacité de certains à passer inaperçus.

 

Crépuscule spirite

Lorsque Lombroso meurt en 1909, il laisse derrière lui un champ de ruines scientifiques, mais une postérité idéologique durable. Déjà discrédité par la communauté scientifique, il passe les dernières années de sa vie à fréquenter les séances spirites d’Eusapia Palladino. Convaincu de la réalité de ses dons, il publie en 1909 Hypnotisme et spiritisme, un livre où il défend la médium au nom de la science… et signe, sans le vouloir, l’acte de décès de sa propre crédibilité.

Encore aujourd’hui, certains fantasmes de reconnaissance faciale automatisée ou de « gènes du crime » en portent l’héritage inconscient. L’idée que la science pourrait désigner les coupables avant même leur acte, en lisant les corps comme on lirait une page d’aveux, continue de hanter notre imaginaire judiciaire, au point qu’un futur Président de la République du XXie siècle a pu envisager de détecter les criminels dès la maternelle. Le spectre de Lombroso n’a pas dit son dernier mot.

Et pourtant nous ne sommes plus en 1876 !

 

Acermendax

 


Références

  • Gibson, M. (2002). Born to Crime? Cesare Lombroso and the Origins of Biological Criminology. History of the Human Sciences, 15(2), 29–50.
  • Goring, C. (1913). The English Convict: A Statistical Study. London: HMSO.
  • Horn, D. G. (2003). The Criminal Body and the Body Politic: Cesare Lombroso and the Anatomy of Deviance. Comparative Studies in Society and History, 45(2), 252–269.
  • Pick, D. (1989). Faces of Degeneration: A European Disorder, c.1848–c.1918. Journal of the History of Ideas, 50(2), 291–292.
  • Valverde, M. (2006). Making Sense of ‘Abnormality’: Cesare Lombroso and the Government of Crime. Criminology and Criminal Justice, 6(1), 5–28.

Une rumeur du XVe siècle à propos du pape et de pratiques obscures impliquant du sang d’enfant : les ingrédients d’une histoire qui n’a pas besoin d’être vraie pour circuler.

 

Prologue : un printemps sous tension

Avril 1492, Rome. Les jardins du Vatican s’emplissent d’odeurs d’orangers et de lys, mais l’air n’a rien de paisible. Dans ses appartements, le pape Innocent VIII – Giovanni Battista Cibo pour l’état civil – agonise.

Il est obèse, goutteux, affaibli par des troubles rénaux et un diabète que la médecine du temps ne sait pas nommer, encore moins soigner. Ses médecins s’acharnent à purger, saigner, appliquer des cataplasmes. Rien n’y fait. Le souffle du pontife se fait court. Et autour de lui, les factions s’agitent : l’élection qui suivra décidera de l’équilibre précaire entre puissances italiennes, familles romaines et monarchies étrangères. Les Borgia, les della Rovere, les Médicis affûtent leurs intrigues.

Dans ce climat, chaque geste autour du lit papal devient politique. Les visites sont filtrées, les rumeurs prolifèrent. Et c’est là que naît l’une des histoires les plus étranges – et les plus persistantes – de l’histoire des papes.

 

La chronique d’Infessura

Le récit le plus célèbre de ces derniers jours se trouve dans le Diarium urbis Romae, tenu par Stefano Infessura, notaire romain et chroniqueur municipal. Infessura est un pamphlétaire virulent, farouchement hostile à la cour pontificale.

Infessura relaie la rumeur selon laquelle un « médecin hébraïque » aurait fait prélever le sang de trois enfants d’une dizaine d’années, chacun payé un ducat, pour le donner au pape mourant. Les garçons seraient morts, et peu après le pontife aussi. Le chroniqueur ne dit rien de la manière dont ce sang aurait été administré. Le mot même de « transfusion » n’existait pas encore : en 1492, on ignorait la circulation sanguine, découverte seulement au XVIIᵉ siècle. C’est donc dans les reprises postérieures qu’on a projeté cette idée médicale. Le récit d’Infessura, lui, joue surtout sur l’horreur morale, pas sur la plausibilité technique.

Dès cette première version, tous les ingrédients d’un scandale sont réunis :
Un pontife mourant, symbole du pouvoir religieux.
Un médecin juif, figure d’extériorité religieuse et de savoir suspect.
Le sang d’enfants innocents, image sacrificielle ultime.

Comment voulez vous que les gens résistent au plaisir de se scandaliser ?

 

Quand la rumeur quitte Rome

Le Diarium urbis Romae d’Infessura n’est pas, à proprement parler, un succès de librairie à la fin du XVe siècle. Il circule surtout sous forme manuscrite, dans un cercle restreint. Ce n’est qu’une génération plus tard, dans les années 1520-1540, que l’histoire s’épanouit vraiment, portée par l’essor de l’imprimerie et par les polémiques de la Réforme.

Des auteurs protestants comme Johann Sleidan (Commentariorum de statu religionis et reipublicae, 1555) reprennent le récit pour en faire un tableau encore plus scandaleux. D’autres pamphlets anonymes circulent dans les milieux germanophones au début du XVIᵉ siècle, nourris de la même veine anticléricale : ils mettent en scène le pape comme monstre, buveur de sang, associé à la magie noire. Ces textes appartiennent au même univers visuel que des satires comme le Papstesel von Rom (1523), directement conçu comme une caricature de la papauté, ou que des images de prodiges monstrueux comme le Monstrum von Ravenna (1512), qui furent rapidement récupérées par les polémistes pour symboliser la décadence de Rome.

Les détails se transforment à chaque reprise. La manière dont le sang est administré varie : on parle parfois d’une boisson, parfois d’une injection « directe » – anachronique pour l’époque – ou encore d’onguents appliqués sur le corps du pape. Le motif aussi change : certains pamphlets insistent sur le désir de prolonger la vie, d’autres sur la volonté de retrouver une vigueur sexuelle, d’autres enfin sur la quête d’un contact avec les esprits. Même le décor se modifie : chez Infessura, tout se passe dans la chambre privée du pape ; chez certains polémistes du XVIᵉ siècle, la scène est déplacée dans une grande salle imaginaire, où l’on suppose des témoins terrifiés, ce qui renforce l’effet dramatique.

À chaque étape, le récit se charge de symboles :

  • La corruption du clergé romain.
  • Le soupçon envers les savoirs « étrangers » ou « occultes ».
  • La transgression absolue de l’ordre moral et naturel.

Pour les historiens comme Ronnie Po-Chia Hsia, cette fusion de motifs n’a rien d’innocent. Elle s’appuie sur des tropes médiévaux bien rodés : l’empoisonneur juif, l’accusation de meurtre rituel, la soif de sang chrétien. Dans un contexte où les expulsions et pogroms se multiplient, ces images trouvent un public prêt à les accueillir.

 

La recette de la calomnie parfaite

Aucun autre témoin contemporain fiable n’atteste l’épisode, mais évidemment si l’on croit à cette historie on s’attend à ce qu’elle soit camouflée. Comment se faire un avis ?

Peut-être en s’avisant qu’aucun autre chroniqueur contemporain, qu’il soit proche ou hostile au pape, ne confirme le récit. Les détails techniques sont impossibles pour l’époque : non seulement la transfusion n’existe pas, mais même la conservation du sang est hors de portée. Andrew Wear et d’autres spécialistes de l’histoire médicale y voient un canular politique. L’histoire d’Innocent VIII fonctionne comme une légende noire : elle condense en une scène scandaleuse toutes les accusations qu’on veut faire peser sur un adversaire.

Cela rappelle la légende Noire de Frédéric 2 dont je vous parlais dans une autre vidéo.

 

Si le récit persiste au fil des siècles, c’est qu’il est adaptable ; on peut s’en saisir au service de nouvelles causes, avec de nouveaux acteurs.

Au XVIIIᵉ siècle, les pamphlets révolutionnaires visant la monarchie s’ornent de scènes macabres : aristocrates décrits comme des vampires, bains de sang attribués à des figures comme Marie-Antoinette, images de nobles buvant littéralement la vitalité du peuple. Ces récits n’ont pas de lien direct avec le pape de 1492, mais ils réemploient la même grammaire symbolique :

  1. Un puissant (roi, pape, milliardaire).
  2. Une médecine secrète ou occulte (alchimie, sorcellerie, science futuriste).
  3. Une victime innocente (enfant, paysan, peuple).

 

Des Borgia à QAnon

Au XXIᵉ siècle, cette vieille mécanique narrative retrouve une seconde jeunesse grâce à internet et aux forums complotistes. L’affaire de l’adrénochrome épouvante des communautés anti-système qui croient ou font semblant de croire à des rites satanistes meurtriers. On prétend que des élites mondiales enlèvent des enfants pour extraire, via la terreur, une molécule censée prolonger la vie : l’adrénochrome.

Cette substance existe bien : c’est un produit de l’oxydation de l’adrénaline. Molécule très banale, elle n’a aucune propriété rajeunissante, aucun lien avec le sang des enfants, et les effets psychoactifs parfois évoqués sont issus d’expérimentations non concluantes des années 1950 et restent contestés aujourd’hui. Il n’y a aucune raison pour qu’elle soit consommée par les riches et les puissants, contrairement au temps de cerveau disponible.

L’adrénochrome est popularisée dans les années 1950 et 1960. Aldous Huxley la mentionne comme psychotomimétique supposé dans The Doors of Perception, et Hunter S. Thompson en fait une substance puissamment hallucinatoire dans le roman Fear and Loathing in Las Vegas. L’histoire pouvait s’arrêter là, mais QAnon est arrivé pour réactiver les vieilles légendes en vampirisant la fiction.

 

Les vidéos virales et « témoignages » anonymes ajoute la molécule fascinante au  canevas du XVe siècle : élite corrompue + médecine monstrueuse + enfants martyrisés. La vieille recette de l’infâme scandalise toujours ; on la resservira encore.

 

Les réseaux de la croyance

L’affaire Innocent VIII ne s’est pas diffusée à travers des réseaux sociaux numériques tentaculaires, mais elle disposait de réseaux sociaux analogique déjà très efficaces

  • Les chroniques manuscrites comme celle d’Infessura.
  • Les imprimeurs et éditeurs de pamphlets à Bâle, Wittenberg, Genève.
  • Les prédicateurs qui, en chaire, adaptaient ces histoires à leur auditoire.

La mécanique est équivalente au XXIe siècle :

  • Les forums et messageries chiffrées remplacent les cercles privés.
  • Les chaînes YouTube et comptes X tiennent le rôle des imprimeurs.
  • Les influenceurs servent de prédicateurs, souvent rémunérés par l’audience.

Dans les deux cas, la vérification est faible, la charge émotionnelle forte, et la récompense pour celui qui « révèle » un scandale est immense. Quand les propos les plus outranciers permettent à leurs auteurs de conquérir une reconnaissance populaire, la course est perdue pour les orateurs raisonnables, pour les discours prudents, solides et véridiques.

Le succès de ces histoires sordides repose sur plusieurs ressorts

  • Plausibilité narrative : il est facile de croire qu’un pouvoir absolu mène à des excès monstrueux, car c’est bien ce que l’histoire nous a enseigné.
  • Méfiance envers les élites : nourrie par des scandales réels, elle ouvre la porte aux faux.
  • Répétition culturelle : chaque génération hérite de motifs narratifs et les réactive.

L’affaire du « sang des innocents » fonctionne comme une histoire-mère : elle offre une matrice pour accuser l’adversaire d’être l’incarnation d’un mal qui s’est déjà manifesté dans le passé, dont nous avons des échos qui permettent de se dire que tout cela n’est pas inventé : les anciens en parlaient déjà !

 

Épilogue : l’ombre d’Innocent

Le 25 juillet 1492, Innocent VIII meurt officiellement d’une longue maladie. Alexandre VI Borgia lui succède. Le Vatican ne publiera jamais de réfutation officielle de la rumeur — Comme par hasard. Cinq siècles plus tard, le fantôme narratif rôde encore, recyclé, car il combine les qualités qui font les bonnes rumeurs.

On voit à l’œuvre un récit viral qui, d’une part, est une baliverne — une histoire qui valorise celui qui la détient et peut la faire connaître à d’autres autour de lui… mais qui est aussi une arme politique. Le récit a une fonction dans un effort de discrédit, de souillure d’un camp par un autre, ce qui dédouble le gout de scandale puisqu’il y a un risque à s’en faire l’écho, un sentiment de transgression envers un pouvoir menaçant : on brave un interdit pour faire circuler une histoire, qui, si elle est vraie, mérite qu’on la connaissance. Parce que si c’est vrai, c’est très grave.

 

L’idée que les puissants, qui exploitent le reste de la population à travers des mécanismes socioculturels bien réels, sont en fait des vampires qui boivent littéralement le sang des innocents est une histoire bien pratique pour balayer toute critique du système. Mais personne n‘est dupe, n’est-ce pas, car nous ne sommes plus en 1492 !?

 

Acermendax


Références

  • Barkun, M. (2013). A Culture of Conspiracy: Apocalyptic Visions in Contemporary America (2nd ed.). University of California Press.
  • Gottlieb, A. M. (1991). History of the first blood transfusion but a fable agreed upon: The transfusion of blood to a pope. Transfusion Medicine Reviews, 5(3), 228–235. https://doi.org/10.1016/s0887-7963(91)70211-3
  • Hsia, R. P.-C. (1991). The Myth of Innocent VIII’s Jewish Physician. Renaissance Quarterly, 44(1), 98–102.
  • Infessura, S. (1890). Diarium urbis Romae (M. L. Muratori, Ed.). Bologna: Zanichelli.
  • Strathern, P. (2019). The Borgias: Power and Fortune. Pegasus Books.
  • Thompson, H. S. (1971). Fear and Loathing in Las Vegas. Random House.
  • Wear, A. (2000). Knowledge and Practice in English Medicine, 1550-1680. Cambridge University Press.

L’illusion cognitive dont je vais vous parler ici est l’une des plus courante. C’est une erreur que l’on retrouve tous les jours dans la vie domestique, dans les journaux, dans les messages publicitaires et dans les discours idéologiques. C’est probablement cette erreur là qui a rendu nécessaire l’édification de la méthode scientifique. Et pour la traiter, prenons l’exemple de cette idée qui circulait début 2020, pendant la première vague de la pandémie du Covid19.

 

Raoult, la nicotine et l’art de se tromper 

Août 2020  — La France sort lentement du premier confinement, et Didier Raoult, figure devenue médiatique, enchaîne les interventions filmées. Dans l’une d’elles, sur la chaîne officielle de l’IHU méditerranée il s’indigne : il y aurait eu « deux éléments de censure dans The Lancet » qui auraient montré « de manière statistique » que « le tabac protégeait » contre la Covid-19. À l’écouter, des résultats “dérangeants” auraient été bâillonnés par des revues pusillanimes, transformant la correction scientifique en acte politique.

« Récemment, je peux vous dire, il y a eu deux éléments de censure dans The Lancet qui montraient de manière statistique que, d’une certaine manière, le tabac protégeait contre le Covid… Mais censurer une donnée scientifique d’observation, ça n’est pas le rôle d’un journal scientifique. »
Didier Raoult, 18 août 2020 (vidéo)

Le ton est grave : Raoult accuse les revues médicales de supprimer des résultats “dérangeants”. Pourtant, aucun article de The Lancet n’a jamais été censuré sur ce sujet. Ce que Raoult présente comme une persécution est en réalité une correction scientifique. Et derrière cette mise en scène, on retrouve un piège bien plus ancien : la confusion entre corrélation et causalité.

Reprenons calmement.

 

I. Printemps-été 2020 : l’hypothèse “nicotinique”, l’emballement, et l’erreur logique

Au printemps 2020, Jean-Pierre Changeux, Zahir Amoura, Marianne Miyara et Felix Rey publient sur la plateforme Qeios un préprint intitulé A nicotinic hypothesis for COVID-19 with preventive and therapeutic implications (Changeux et al., 2020) (source). Ils observent que les fumeurs semblent sous-représentés parmi les patients hospitalisés pour Covid-19. Ils suggèrent une « hypothèse nicotinique » : le récepteur nicotinique de l’acétylcholine (nAChR) jouerait un rôle dans la physiopathologie de la Covid-19, et la nicotine pourrait avoir un effet protecteur.

Notons deux points essentiels : 1) C’est une hypothèse : pas d’essai clinique, pas de démonstration de causalité. 2) L’observation « moins de fumeurs à l’hôpital » est une donnée brute qui cache peut-être des phénomènes sous-jacents, des biais qu’il faudrait dénicher

Malgré cela, l’hypothèse enflamme les médias. Olivier Véran, à l’Assemblée, salue des « chercheurs de grand talent » et mentionne la piste nicotinique (voir ici). Dans certains services, des patchs de nicotine sont distribués à du personnel, sans base probante. C’est tout sauf banal, car la nicotine est une substance addictive.

Ce qui n’était qu’une observation statistique devient une relation causale : si les fumeurs sont moins nombreux à l’hôpital, c’est donc que fumer protège. Et nous voici tombé dans le piège de la corrélation trompeuse, de l’illusion causale.

 

II. L’illusion de corrélation : quand les chiffres mentent sans tricher

« Corrélation n’est pas causalité » : la formule semble éculée, jusqu’à ce qu’on voie comment elle s’applique ici.

Pourquoi observe-t-on moins de fumeurs à l’hôpital ?

  1. Effet d’âge : les fumeurs hospitalisés sont souvent plus jeunes que les non-fumeurs hospitalisés ; or C’est l’âge qui est le principal facteur de risque du Covid-19. Les personnes très âgées (70, 80 ans et plus) ont, en moyenne, des taux de tabagisme courants plus faibles. Beaucoup ont arrêté depuis longtemps, ou n’ont jamais fumé, ce qui explique d’ailleurs qu’elles aient réussi à devenir si âgées. Les fumeurs actifs sont statistiquement plus fréquents dans des classes d’âge plus jeunes. Résultat mécanique -> Les lits d’hospitalisation Covid sévère sont surtout occupés par des personnes très âgées, donc plutôt non-fumeuses déclarées. Les plus jeunes, plus souvent fumeurs, font en moyenne moins de formes graves, donc finissent moins à l’hôpital.
  2. Sous-déclaration : beaucoup de patients minimisent ou nient leur tabagisme dans les questionnaires médicaux. À l’époque la saturation des service faisait planer la menace d’un tri des malades ; les fumeurs auraient pu craindre d’être abandonnés à leur sort.
  3. Biais de survie : les grands fumeurs atteints de maladies chroniques, fragilisés, meurent avant d’être hospitalisés ou diagnostiqués. Ils ne sont pas comptabilisés comme “hospitalisés Covid fumeurs”

Et cela aboutit à une corrélation trompeuse.

Moins de fumeurs observés ne signifie pas que le tabac protège : cela reflète simplement des biais de sélection et de déclaration. Les travaux méthodologiquement plus solides publiés ensuite convergent : le tabagisme est associé à des formes plus graves et à une surmortalité (Patanavanich & Glantz, 2020 ; 2021). Mais pour Raoult, comme pour beaucoup, le mythe de la donnée “interdite” était plus séduisant que la réalité des faits.

Dès le mois de mai l‘OMS rappelait les dangers du tabagisme et alertait

« L’OMS incite les chercheurs, les scientifiques et les médias à la prudence pour ne pas répercuter des allégations non étayées selon lesquelles le tabac ou la nicotine pourraient réduire le risque de COVID-19. » (source)

En avril, le journaliste Florian Gouthière, dans Libération, douchait les espoirs en rappelant que rien ne permettait de croire aux bénéfices du tabac (source)

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III. 2020 : “La censure” comme posture

En accusant The Lancet de “censure”, Raoult confond filtrage méthodologique et répression politique. Or la relecture par les pairs, le refus de manuscrits fragiles ou la prudence éditoriale sont le cœur même du fonctionnement scientifique. Par ailleurs, en 2020, The Lancet n’a « censuré » aucun article concluant que “le tabac protège”. Le préprint Changeux n’était pas chez The Lancet et n’a pas été “supprimé” : c’est un préprint resté, simplement parce qu’il n’a pas passé la barrière de la relecture. Si Raoult parlait d’autres travaux, il aurait dû les citer. S’ils existent.

C’est plus tard, en 2022, que paraitra dans The Lancet Respiratory Medicine un Personal View (Benowitz et al., 2022)[6] qui fait justement le point :

  • les résultats sur l’incidence d’infection selon le statut tabagique sont inconstants,
  • mais l’ensemble des données cliniques sur l’évolution de la maladie et les mécanismes plaide contre la thèse “protectrice” et contre toute recommandation pro-nicotine ; on y décourage explicitement l’idée d’un rôle prophylactique du tabac/nicotine.

Le temps permet à la science de donner une réponse claire et nette aux hypothèses un peu confuses.

Évidemment, qualifier de “censure” le refus, la révision ou la rétractation d’un manuscrit pour raisons méthodologiques revient à empoisonner le puits : on discrédite par avance tout contradicteur en lui prêtant une intention politique. La relecture par les pairs et le tri éditorial ne sont pas des bâillons, mais le dispositif normal de correction qui protège la décision publique des illusions corrélationnelles.

 

IV. 2021 : la vraie rétractation et les conflits d’intérêts

La “cerise sur le gâteau” vient après la séquence 2020. En mars 2021, le European Respiratory Journal publie une notice de rétractation :

Giannouchos, T. V., Sussman, R. A., Mier, J. M., Poulas, K., & Farsalinos, K. (2020). Characteristics and risk factors for COVID-19 diagnosis and adverse outcomes in Mexico: an analysis of 89 756 laboratory-confirmed cases. Eur Respir J. (in press). DOI : 10.1183/13993003.02144-2020

Cette étude affirmait que les fumeurs étaient moins susceptibles d’être diagnostiqués Covid-19. Le journal l’a retirée en expliquant que plusieurs auteurs avaient omis de déclarer leurs liens financiers avec l’industrie du tabac, et que la méthodologie comportait des faiblesses majeures.

Le Guardian consacre un article à cette affaire : « Scientific paper claiming smokers less likely to acquire Covid retracted over tobacco industry links.» (source). En l’espèce, on soupçonne un conflit d’intérêt comme l’industrie du tabac en a le secret : les industriels avaient intérêt à ce que des résultats redorent le blason de leurs produits. Je n’ai pas vu Didier Raoult saluer cette sanction contre un papier entaché de fraude, lui si prompt à parler de censure en défense d’une thèse désormais complètement réfutée.

 

V. Quand la posture rebelle sert le lobby

Ironie de l’histoire : la posture “antisystème” de Raoult rejoint exactement la stratégie de communication de l’industrie du tabac. Depuis un demi-siècle, les cigarettiers cultivent le soupçon scientifique et l’agnotologie (la recherche de l’ignorance) : transformer la critique méthodologique en “bâillon”, semer la suspicion sur les institutions, et amplifier les études favorables.

L’attitude revancharde qui dresse le “savant libre” contre les revues “idéologiques” sert, de fait, ceux qui avaient intérêt à faire durer l’ambiguïté. En 2020, Didier Raoult se bat contre tous ceux qui défendent une méthode scientifique propre et à même d’apporter des réponses dans les plus brefs délais. Évoquer cette thèse du tabac lui permettait de renforcer sa propre narration.

 

VI. Leçon de méthode

Souvenons-nous qu’en science, il est bon de :

  1. Ne pas confondre corrélation et causalité.
  2. Ne pas appeler censure le processus de relecture par les pairs
  3. Éviter de jouer le jeu des industriels en accusant de biais idéologique un champ disciplinaire qui a élaboré un consensus en matière de santé publique.

Vous constatez comme moi la facilité avec laquelle des gens a priori sérieux tombent dans le piège d’une erreur aussi grossière et basique que la corrélation trompeuse, qui est quasiment le niveau 1 de la compétence du penseur critique. Tout le monde peut tomber dedans, et ce n’est qu’au travers d’un travail collectif que nous pouvons surveiller nos angles morts les uns des autres. Cela nous évitera des erreurs manifestes.

 

 Acermendax


Références

  • Benowitz, N. L., Goniewicz, M. L., Halpern-Felsher, B., Krishnan-Sarin, S., Ling, P. M., O’Connor, R. J., et al. (2022). Tobacco product use and the risks of SARS-CoV-2 infection and COVID-19: Current understanding and recommendations for future research. The Lancet Respiratory Medicine, 10(7), 716-724. https://doi.org/10.1016/S2213-2600(22)00182-5
  • Changeux, J.-P., Amoura, Z., Rey, F., & Miyara, M. (2020). A nicotinic hypothesis for COVID-19 with preventive and therapeutic implications. https://doi.org/10.32388/FXGQSB
  • Changeux, J.-P., Amoura, Z., Rey, F., & Miyara, M. (2020). Une hypothèse nicotinique pour la Covid-19. Comptes Rendus Biologies, 343(1), 33-39. https://doi.org/10.5802/crbiol.8
  • Giannouchos, T. V., Sussman, R. A., Mier, J. M., Poulas, K., & Farsalinos, K. (2020). Characteristics and risk factors for COVID-19 diagnosis and adverse outcomes in Mexico: An analysis of 89 756 laboratory-confirmed COVID-19 cases. European Respiratory Journal. (in press, rétracté mars 2021). https://publications.ersnet.org/content/erj/57/3/2002144
  • Patanavanich, R., & Glantz, S. A. (2020). Smoking is associated with COVID-19 progression: A meta-analysis. Nicotine & Tobacco Research, 22(9), 1653-1656. https://doi.org/10.1093/ntr/ntaa082
  • Patanavanich, R., & Glantz, S. A. (2021). Smoking is associated with worse outcomes of COVID-19 particularly among younger adults: A systematic review and meta-analysis. BMJ Open, 11(6), e044640. https://doi.org/10.1136/bmjopen-2020-044640
  • Schneider, L. (2020, 29 avril). L’amourà pour la cigarette : Changeux, tout, COVID-19. For Better Science. https://forbetterscience.com/2020/04/29/lamoura-pour-la-cigarette-changeux-tout-covid-19/

Tronche en Live 153

Émission enregistrée le 4 novembre 2025

Invité : Thibaut Coudarchet

 

Editorial

L’intuition contre la science.

Si la pratique de la science est souvent compliquée, difficile et rébarbative pour pas mal d’entre nous, c’est parce que c’est une activité qui ne correspond pas tout à fait à la rationalité par défaut dont nous sommes équipés et qui tient compte du fait que nous avons en général intérêt à croire ce que croient nos parents, ce que croient nos compagnons, nos voisins, de sorte à partager un monde en commun à propos duquel nous pouvons communiquer et agir.

Nous sommes dotés d’une appréhension naïve du monde très efficace pour une compréhension basique : nous avons une physique naïve, une biologie naïve, une psychologie naïve, et même une sociologie naïve : et nous acquérons tout cela dès nos premières années de vie.

C’est amplement suffisant pour la plupart des tâches quotidiennes, mais pour faire de l’astronomie ou de la médecine ça devient très vite limitant ; notre espèce a produit et raffiné une manière d’interroger la nature, de poser des hypothèses, de les tester et de les remettre en question. On appelle cela la science, la recherche, et c’est compliqué parce qu’après plusieurs siècles d’effort, et de nombreuses générations de penseurs, nous avons obtenu des modèles, des théories qui sont très éloignés de nos intuitions sur le monde.

La matière est composée de vide — rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme — le vivant évolue et se transforme sur de grandes échelles de temps — la lumière a une vitesse, et c’est la vitesse maximale atteignables dans l’univers — l’univers lui-même a une histoire, avec un big bang au moment qui pourrait être un début, mais pas tout à fait — les photons ne sont pas des particules. Ni des ondes, mais un peu des deux à la fois — La gravité qui nous enfonce tous les jours un peu plus dans le canapé, c’est une déformation de l’espace-temps — Et les particules élémentaires, figurez-vous qu’elles pourraient être des petites cordes vibrantes à onze dimensions enroulées. Débrouillez-vous avec ça !

C’est compliqué, c’est quantique, et ça pousse certains d’entre nous à considérer qu’ils ont bien le droit, eux aussi, d’apporter leur vision des choses avec leurs propres concepts de rétrocausalité ou leur version à eux de la relativité, ou au contraire d’une théorie qui réfute la relativité. Parce que pourquoi pas. De toute façon personne ne comprend rien, alors on a bien le droit d’utiliser les mots vibration, énergie, quantique et causalité dans le sens qu’on veut !

Le problème qui se pose à nous est que nous avons d’excellentes raisons de penser que l’univers existe, qu’il est bien là, qu’il se manifeste à travers des phénomènes réguliers, compréhensibles, appréhendables, en un mot : explicables. Et si l’univers existe et qu’il est explicable, alors nous partageons une réalité qu’il serait idiot de décrire n’importe comment selon nos caprices et envies du moment.

On a besoin d’une description objective, vérifiable, amendable et qui fasse des prédictions ; on a besoin de modèles et de théorie. Et on a besoin de les comprendre au moins assez pour savoir qui dit des choses sensées et qui baratine du bullshit en barre.

C’est tout l’objet du livre de l’invité de ce soir « découvrir la physique fondamentale » aux Éditions Matériologiques. Un livre étonnamment accessible qui nous explique la géométrie de l’espace-temps, le principe d’incertitude, les champs quantiques et les programmes de recherche pour comprendre où se rejoignent les phénomènes quantiques et ceux de la gravitation.

Il n’y a aura pas d’équation ce soir, il n’y en a que très peu dans le livre. Mais je crois que nous ressortirons avec un peu plus de connaissance sur l’univers, et en étant moins à risque de croire n’importe quoi.

Thibaut Coudarchet est chercheur post-doctoral en physique théorique des hautes énergies, spécialisé dans la théorie des cordes.

 

Il fallut une pluie de météorites en Normandie pour vaincre les certitudes dogmatiques des savants européens qui se gaussaient des témoignages paysans sur des pierres tombées du ciel.

 

Quand les pierres venues du ciel déclenchent une révolution scientifique

Remontons au XVIIIe siècle. Imaginez l’Académie des sciences, temple du savoir rationnel, face à une rumeur aussi vieille que l’humanité : des pierres tomberaient du ciel. En province, les paysans le racontent comme un fait. Ils disent l’avoir vu, entendu, parfois même touché. Mais pour les savants éclairés, ce ne peut être qu’un ramassis de superstitions rurales. La science, c’est la raison contre les récits populaires.

Depuis Aristote, le ciel est perçu comme immuable. Les sphères célestes ne changent pas, ne s’altèrent pas. Thomas d’Aquin persiste et signe au XIIIe siècle : Dieu a créé un cosmos parfait, ordonné, et toute matière corrompue — comme une pierre noire et calcinée — ne peut en provenir. Cette conception aristotélicienne persistera jusqu’à l’ère moderne.

Or les témoignages s’accumulent.

 

✦ Des cas répertoriés et ignorés.

L’une des premières chutes de météorites documentées en Europe est celle d’Ensisheim, qui s’est produite le 16 novembre 1492 en Alsace, alors partie du Saint-Empire romain germanique. Un jeune garçon a vu une pierre tomber du ciel et atterrir dans un champ de blé. Cet événement est notable car des échantillons de la météorite ont été préservés, et il est souvent cité comme l’un des premiers cas où une météorite a été observée et enregistrée en Europe. La météorite d’Enisheim a été considérée comme un signe du ciel et a même été accrochée dans une église locale pour préserver sa mémoire.

Le 27 novembre 1677, un bolide est observé depuis Paris, Lyon, Bologne et Vérone. Il est décrit comme une boule de feu traversant le ciel, avec un sifflement et une traînée de fumée. Mais aucune chute de pierres n’est officiellement recueillie en France. Ce sont les Italiens qui documentent un impact potentiel près de Vérone (ou selon d’autres sources, près de Padoue), mais aucun fragment n’est retrouvé de manière probante. Conséquence : en France, l’événement reste un « phénomène lumineux » (assimilé à une comète), mais pas une preuve d’un impact matériel. Il est intégré aux études météorologiques ou astrologiques, pas à une science des corps célestes[1].

En juin 1751 à Maury, près de Carpentras (Vaucluse), des témoins décrivent une détonation céleste, un sifflement perçant, la chute d’un objet noir de forme pierreuse, et un impact visible au sol. L’objet est retrouvé, pesant plusieurs kilogrammes, et transmis à l’Académie de Marseille, qui envoie un rapport à Paris. Mais l’Académie des sciences n’y accorde qu’un intérêt poli : la pierre est rangée parmi les roches fulgurées (produits de la foudre), sans autre analyse. Affaire classée.

 

✦ 1772 : enquête à Luce… et rejet des faits

En 1772, dans le petit village normand de Luce, plusieurs habitants rapportent un phénomène étrange : une violente explosion dans le ciel, accompagnée d’un panache de fumée, puis la chute de pierres sombres, chaudes au toucher. Une scène qui, à nos yeux, évoque sans hésitation la désintégration d’un corps céleste dans l’atmosphère.

Mais en 1772, la science académique n’est pas prête. L’Académie royale des sciences de Paris, alertée par des témoignages, décide d’enquêter. Elle dépêche Jean-Baptiste Le Roy, physicien, ingénieur, membre éminent de l’institution, connu pour ses travaux sur l’électricité. Le Roy enquête et rédige un rapport qui paraît dans les Mémoires de l’Académie en 1774[2]. Il y décrit avec précision les témoignages recueillis, mais les interprète à travers le prisme dominant : les pierres ne peuvent pas venir du ciel. Selon lui, la chaleur dégagée, les marques de brûlure, et la noirceur des pierres s’expliquent mieux par une explosion terrestre ou un impact de foudre.

Le Roy ne conteste pas le fait – bruit formidable, pierres sombres au sol –, mais estime qu’il ne saurait être dû à la chute d’un corps céleste, ce qui, selon lui, contredirait les lois connues de la physique dans l’état actuel du savoir. Par cette conclusion, l’affaire est classée. L’épisode, pourtant documenté, n’est pas intégré à la connaissance scientifique de l’époque. Il tombe dans l’oubli — ou plutôt, il est activement relégué hors du cadre explicatif légitime. On le voit : le témoignage oculaire ne vaut pas grand-chose sans cadrage théorique. La science a du mal à prendre au sérieux des observations pour lesquelles aucune explication n’est disponible.

 

✦ 1794 : Ernst Chladni, l’hérétique des pierres errantes

Physicien allemand surtout connu pour ses expériences d’acoustique, Ernst Chladni propose une hypothèse iconoclaste dans un livre publié en 1794[3] : « Über den Ursprung der von Pallas gefundenen und anderer ihr ähnlicher Eisenmassen, und über einige damit in Verbindung stehende Naturerscheinungen » (« Sur l’origine des masses de fer trouvées par Pallas et d’autres phénomènes naturels similaires »).

Il soutient que certaines masses de fer isolées, comme découverte en 1749 par Peter Simon Pallas en Russie, sont venues de l’espace. Selon lui, des corps errants — invisibles depuis la Terre — pénètrent parfois l’atmosphère, s’enflamment en produisant un bolide lumineux, puis tombent sous forme de fer ou de pierre.

Cette théorie est accueillie avec scepticisme et moquerie par la communauté scientifique, notamment par le chimiste français Claude-Louis Berthollet. La thèse est jugée « non démontrable » et donc non scientifique. Le paradigme dominant demeure inchangé.

 

✦ 1803 : explosion à L’Aigle — l’épreuve de vérité

Et finalement nous arrivons en 1803, le 26 avril, vers 13h. Un bruit violent fend le ciel au-dessus de L’Aigle, dans l’Orne. Les habitants entendent des détonations en série, voient une traînée lumineuse, puis une pluie de plusieurs milliers de pierres noires s’abat sur les champs alentour.

Cette fois, l’événement est trop spectaculaire pour être ignoré. Le ministre de l’Intérieur Jean-Antoine Chaptal désigne le jeune astronome Jean-Baptiste Biot pour enquêter. Il quitte Paris le 26 juin 1803. Accompagné par un guide, il enquête pendant dix jours dans la région de L’Aigle. Après un travail minutieux sur le terrain, il rapporte deux types de preuves pointant vers une origine extraterrestre des pierres : des preuves physiques (l’apparition soudaine de nombreuses pierres identiques similaires à d’autres pierres tombées du ciel en d’autres lieux) et des preuves morales (de nombreux témoins qui ont observé le phénomène).

Il rédige un rapport minutieux (première carte précise d’un champ de dispersion de météorites, analyse chimique de plusieurs échantillons de la pluie météoritique, recueil de témoignages). La composition des fragments révèle des caractéristiques distinctives : alliage de fer, présence de nickel, et minéraux silicatés dans des proportions inconnues dans les roches terrestres locales. Contrairement aux enquêtes précédentes, Biot accorde une valeur scientifique aux témoignages populaires, les croisant et les analysant avec rigueur dans un rapport qu’il livre à l’Académie des Sciences le 18 juillet [4].

Dans sa conclusion, Biot explique en détail les raisons pour lesquelles il n’a d’autre choix que de pointer une origine extraterrestres au phénomène :

« On n’a jamais vu, avant l’explosion du 6 floréal, de pierres météoritiques entre les mains des habitants du pays.
Les collections minéralogiques, faites pour recueillir les produits du département, ne renferment rien de semblable (…) Les fonderies, les usines, les mines des environs n’ont rien dans leurs produits ni dans leurs scories qui ait avec ces substances le moindre rapport. On ne voit dans le pays aucune trace de volcan.
Tout à coup, et précisément depuis l’époque du météore, on trouve ces pierres sur le sol et dans les mains des habitants du pays, qui les connaissent mieux qu’aucune autre (…) Ces pierres ne se rencontrent que dans une étendue déterminée, sur des terrains étrangers aux substances qu’elles renferment, dans des lieux où il serait impossible qu’en raison de leur volume elles aient échappé aux regards.
Les plus grosses de ces pierres, lorsqu’on les casse, exhalent encore une odeur sulfureuse très forte dans leur intérieur. »

Le rapport est sans ambiguïté : il s’agit bien d’un objet venu de l’espace, fragmenté dans l’atmosphère, dont les restes ont atteint le sol. Biot publie ses conclusions dans les Mémoires de l’Institut en 1804.

 

✦ Et soudain, la science change d’avis

Avec l’autorité académique de Biot, le sérieux de l’enquête, la convergence des données… l’Académie des sciences se rallie à la thèse météoritique. En quelques années, d’autres observations de chutes seront réévaluées, une nouvelle discipline émerge : la cosmochimie.

Chladni, longtemps tourné en dérision, est réhabilité comme le père de la science des météorites. Une injustice corrigée… mais un retard coûteux : pendant près d’un siècle un aveuglement théorique était au service d’un paradigme indiscutable.

Il fallait toute la force d’un minutieux travail de terrain ne laissant place à aucun doute pour défier sérieusement le savoir établi. Et ça n’est pas anormal, après tout la charge de la preuve incombait bel et bien à qui remettait en cause ce que les savants estimaient savoir. Mais tout cela aurait pu aller bien plus vite si nos savants européens avaient été en connexion avec les savoirs du reste du monde.

 

✦ Hors d’Europe : des pierres célestes sans scandale théorique

Contrairement à l’Occident aristotélicien, de nombreuses cultures non-européennes ont intégré de longue date les chutes de météorites à leur cosmologie ou à leur pratique scientifique — sans y voir d’aberration.

En Chine : le ciel observé n’est pas figé

Dès la dynastie Zhou (1046–256 av. E.C.), les astronomes chinois consignaient méthodiquement les phénomènes célestes, y compris les chutes de météorites, appelées tiān shí (天石, « pierres du ciel »). Les Annales des Printemps et Automnes (Chunqiu) et l’Histoire des Han postérieurs (Hou Han Shu) mentionnent de nombreux cas, parfois associés à des conséquences politiques interprétées comme des signes du Ciel[5]. Ces chutes ne contredisent pas l’ordre cosmique : elles sont l’expression d’un ciel réactif, en interaction avec le monde terrestre, selon le principe du tianming (天命, le Mandat céleste). La Chine impériale, en ce sens, a su intégrer ces anomalies sans les rejeter : les météorites sont des signes, pas des erreurs.

 

En Égypte ancienne : le fer du ciel, métal sacré

Les anciens Égyptiens utilisaient du fer d’origine météoritique bien avant la métallurgie du fer terrestre. Le poignard retrouvé dans la tombe de Toutânkhamon (vers 1323 avant notre ère) contient une teneur élevée en nickel et cobalt, caractéristiques du fer météoritique[6]

Ce métal portait le nom de biꜣ n-pt — « le fer du ciel » —, ce qui suggère une intuition correcte de son origine céleste. Dans un contexte religieux, ces objets devenaient des reliques célestes, utilisées dans des rituels ou des parures royales.

 

Aux Amériques : commerce et cosmologie

Dans l’actuel Arizona, le Meteor Crater, causé par la météorite Canyon Diablo il y a 50 000 ans, était entouré de légendes chez les peuples autochtones. Des fragments de cette météorite ont été retrouvés sur des sites archéologiques à plus de 1000 km, attestant de leur valeur dans des réseaux d’échange précolombiens[7].

Les Hopi considéraient les météorites comme des messagers ou des avertissements divins, souvent associés aux esprits célestes. Chez les Inuits du Groenland, le fer météoritique du cap York (chute il y a 10 000 ans) était utilisé pour fabriquer des outils et des armes, bien avant l’arrivée des Européens. Ce métal, collecté à la surface, a permis le développement d’une métallurgie propre à ces populations

 

Dans les Mondes islamique et mongol : science des météores

Dans le monde islamique médiéval, Al-Bīrūnī (973–1048) décrit dans ses traités des observations de shihāb (météores lumineux) et de hajr min al-samā’ (pierres du ciel). Il postule que certains de ces corps ont une origine céleste réelle, sur la base d’observations empiriques et comparées avec des sources indiennes et babyloniennes[8].

Sous l’empire mongol, des astronomes islamiques furent intégrés à la cour Yuan en Chine. Leurs traditions d’observation — parfois plus ouvertes que les conceptions scolastiques européennes — influencèrent les calendriers impériaux, la cartographie céleste et l’étude des « corps errants » dans le ciel.

 

La chute d’un préjugé

Ces exemples montrent que le refus occidental d’admettre la réalité des météorites n’était pas universel. Ce n’est pas l’humanité qui manquait d’observations — c’est une certaine forme d’académisme rigide qui bloquait l’intégration de ces faits dans les cadres de pensée savants. En somme : les pierres tombaient du ciel partout, mais il fallait une vision du monde compatible avec cette idée pour le concevoir.

 

✦ Ce que cette affaire révèle

Il serait facile de se moquer des savants d’autrefois, de leur entêtement aristotélicien, ou de leur dédain pour les témoignages de « simples paysans ». Mais ce serait commettre la même erreur : juger avec arrogance, depuis un paradigme qui nous semble aujourd’hui évident.

Les académiciens du XVIIIe siècle n’étaient pas plus idiots que nous — simplement, leur cadre théorique excluait l’hypothèse même que des pierres puissent venir du ciel. C’est ce que le philosophe des sciences Thomas Kuhn appellerait une résistance cognitive au changement de paradigme : tant qu’aucun modèle n’intègre une anomalie, celle-ci est disqualifiée, ignorée ou réinterprétée (Kuhn, 1962).

À cela s’ajoute un mépris de classe épistémique : les témoins de ces chutes étaient souvent des villageois, des bergers, des artisans. Leurs témoignages étaient cohérents, nombreux, et parfois réitérés pendant des siècles — mais ils ne comptaient pas vraiment. L’Académie se fiait à la théorie, pas au terrain. Il fallut que Jean-Baptiste Biot, formé au rationalisme cartésien, accepte de descendre dans les champs, de parler avec les paysans, de tracer les trajectoires sur des cartes, pour que ces informations deviennent crédibles et contribuent à revoir les modèles.

C’est la force de l’enquête empirique, combinée à la rigueur d’une méthode inductive, qui fit basculer la balance. Pas une révélation soudaine, ni une intuition géniale, mais un rapport précis, sourcé, vérifiable, dans lequel les faits devenaient trop solides pour être niés.

Enfin, cette affaire rappelle que l’Europe savante n’était pas seule. D’autres cultures avaient intégré depuis longtemps l’idée que le ciel puisse envoyer des pierres. Si l’Occident moderne a mis si longtemps à accepter cette évidence, ce n’est pas faute d’observations — mais faute d’ouverture d’esprit.

Première qualité du penseur critique, et donc du scientifique, l’ouverture d’esprit ne consiste pas à tout croire, mais à accepter des preuves qui contredisent nos évidences. Et c’est peut-être moins évident qu’il n’y parait, même si nous ne sommes plus en 1803.

 

Acermendax

Références

  • Biot, J.-B. (1804). Relation d’un voyage fait dans le département de l’Orne pour constater la réalité d’un météore observé à L’Aigle. Mémoires de la Classe des Sciences Mathématiques et Physiques de l’Institut Impérial de France.

[1] Burke, J. G. (1986). Cosmic Debris: Meteorites in History. University of California Press

[2] Le Roy, J.-B. (1774). Observations sur une prétendue pluie de pierres arrivée à Luce dans le Perche en 1772. Mémoires de l’Académie royale des sciences de Paris, année 1774, p. 491–495.

[3] Marvin, U. B. (1996). Ernst Florens Friedrich Chladni and the origins of modern meteorite research. Meteoritics & Planetary Science, 31(5), 545–588.

[4] Jean-Baptiste Biot (1774-1862). Relation d’un voyage fait dans le département de l’Orne. Imprimé par ordre de l’Institut, Baudouin, imprimeur de l’Institut national, Thermidor an XI (juillet 1803).

[5] Needham, J. (1959). Science and Civilisation in China, Vol. 3: Mathematics and the Sciences of the Heavens and the Earth. Cambridge University Press.

Pankenier, D. W. (2013). Astrology and Cosmology in Early China: Conforming Earth to Heaven. Cambridge University Press.

[6] Comelli, D., D’Orazio, M., Folco, L., El-Halwagy, M., Frizzi, T., Alberti, R., … Porcelli, F. (2016). The meteoritic origin of Tutankhamun’s iron dagger blade. Meteoritics & Planetary Science, 51(7), 1301–1309. https://doi.org/10.1111/maps.12664

[7] McCoy, Timothy J. 2015. « Meteorite misfits: Fuzzy clues to Solar System processes. » In 35 Seasons of U.S. Antarctic Meteorites: A Pictorial Guide to the Collection. Righter, K., Corrigan, Catherine M., McCoy, Timothy J., and Harvey, R. P., editors. 145–152. https://doi.org/10.1002/9781118798478.ch8.

[8] Nasr, S. H. (1968). Science and Civilisation in Islam. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Al-Bīrūnī. (11th c.). Al-Qānūn al-Masʿūdī (The Mas’udi Canon).

Un épisode du Bureau du Bizarre

 

Pour coloniser l’espace, pour que l’humain s’installe sur Mars, il lui faut avoir un écosystème avec lui, qui puisse assurer de l’air, de l’eau, de la nourriture de qualité, un environnement non seulement vivable, mais supportable, accueillant, confortable. Le projet Biosphère 2 met cette idée à l’épreuve en enfermant huit humains avec un océan miniature, des biomes tropicaux, des cultures vivrières, pendant deux ans. L’utopie de la conquête du cosmos vire cependant au cauchemar.

 

Une arche dans le désert

Dans le désert de Sonora, en Arizona, surgit au début des années 1990 une structure à peine croyable : un dôme de verre de plus d’un hectare, scellé de toute part, abritant plusieurs écosystèmes en miniature. Océan, savane, mangrove, jungle tropicale, désert aride, ferme agricole. Le tout interconnecté, sans aucun échange avec le monde extérieur.  C’est le plus grand système écologique fermé jamais construit. Un monde clos. Un monde test.

Son nom ? Biosphère 2. La biosphère 1 étant, par définition, la Terre.

L’idée était à la fois simple et vertigineuse : créer un modèle réduit, autarcique et fonctionnel de notre planète. Un lieu pour tester la viabilité de la vie humaine dans des environnements clos,

Le projet à 200 millions de dollars est soutenu par un milliardaire texan, Ed Bass. Mais l’âme de Biosphère 2 est un personnage bien plus singulier : John Allen, ex-ingénieur, poète, théoricien de « l’écologie totale », et fondateur d’un groupe d’inspiration à la fois artistique, mystique et communautaire, le Theater of All Possibilities. Sous ses allures de projet scientifique, Biosphère 2 avait dès l’origine les accents d’une épopée utopiste.

 

Vivre enfermés pour mieux comprendre le vivant

Le 26 septembre 1991, huit personnes — quatre femmes, quatre hommes — entrent solennellement dans la structure, sous les caméras du monde entier. Ils ne doivent en ressortir que deux ans plus tard. Tous sont proches du réseau d’Allen. Certains ont un passé de comédiens. Peu sont de véritables scientifiques.

L’autarcie est totale : nourriture, oxygène, eau, recyclage des déchets… Tout doit être produit, absorbé, équilibré à l’intérieur. Un système censé mimer les grands cycles terrestres. À la moindre erreur, c’est la vie qui est menacée.

Mais très vite, les ennuis surgissent :

  • Le taux d’oxygène chute brutalement. En deux mois, il passe de 21 % à moins de 14 %. Les « bionautes » suffoquent, perdent leur capacité de concentration. Il faut injecter de l’oxygène de l’extérieur — et déjà ça sent l’échec. (On comprendra plus tard que cette baisse est liée à l’activité microbienne du sol, imprévue et inconnue pendant toute la durée de l’expérience, et à une photosynthèse réduite en raison d’un temps nuageux (Severinghaus et al, 1994)[1].
  • Avec peu d’oxygène et des taux de CO2 instables, la faune introduite s’effondre. Les grenouilles, oiseaux, pollinisateurs disparaissent. Seuls prospèrent les cafards, les fourmis et les acariens qui attaquent la plupart des récoltes.
  • L’équipe souffre de malnutrition chronique. Les récoltes sont faibles, les rations minimes. Tous perdent du poids.
  • Et surtout, la tension monte. Le huis clos dégénère en conflit ouvert : deux clans se forment, avec ceux qui mangent de la nourriture fournie en secret depuis l’extérieur, et ceux qui restent fidèles au projet et aux ordres de John Allen. Les dissensions deviennent ingérables. Ce type de fragmentation sociale, documenté dans les contextes de confinement extrême, a été analysé rétrospectivement comme un facteur majeur de déstabilisation scientifique et humaine (Nelson et al, 2015)[2].
  • À l’extérieur, le site devient une attraction touristique. 450 000 visiteurs viennent observer les huit bionautes à travers le dôme, faisant de Biosphère 2 la deuxième attraction touristique de l’Arizona, juste après le Grand Canyon. Une utopie sous contrôle privé.

Ce qui devait être une expérience scientifique tourne à la dystopie écologique.

 

Science sous influence

L’échec serait moins retentissant si le projet avait été conduit avec rigueur. Mais la gouvernance de Biosphère 2 est tout sauf transparente. Le projet est contrôlé par une structure privée, Space Biospheres Ventures, sans validation par des instances scientifiques extérieures. Les données sont mal archivées. Les protocoles, opaques. La communauté scientifique reste à l’écart.

Pire : quand les critiques se font entendre, elles sont balayées comme autant d’attaques contre la vision du projet. Car Biosphère 2 n’est pas qu’un laboratoire : c’est une utopie en acte, un manifeste idéologique, presque religieux.

Le 26 septembre 1993, les « bionautes » sortent de la structure, affaiblis, divisés, mais auréolés d’une certaine gloire car ils sont allés jusqu’au bout… Même si en réalité on apprendra des livraisons clandestines de matériels et de vitamines improvisées au gré d’un projet qui n’était pas très étanche.

Malgré ces difficultés, et la démission de la plupart des membres du conseil consultatif, le projet est relancé pour une deuxième mission, et c’est là que les choses se gâtent vraiment. Les conflits internes s’enveniment. Le fondateur, John Allen, est contesté. Le financement est menacé. C’est alors qu’entre en scène un personnage aussi inattendu qu’inquiétant : Steve Bannon. Oui. Le Steve Bannon.

 

Steve Bannon prend le contrôle

Le 1er avril 1994, le milliardaire Edward Bass, désireux de reprendre le contrôle de son investissement, mandate l’ancien banquier et officier de marine Steve Bannon pour rétablir l’ordre. Le futur stratège de Donald Trump arrive sur le site avec une ordonnance judiciaire et des agents de sécurité armés. Il fait expulser manu militari les derniers membres de l’équipe historique. John Allen est viré.

Dans la nuit du 5 avril 1994, un incident spectaculaire survient : Abigail Alling et Mark Van Thillo, tous deux anciens bionautes de la première mission, forcent l’entrée de la biosphère, brisant ainsi son étanchéité. Arrêtés plus tard par la police alors qu’ils tentent de fuir dans le désert, ils expliquent leur geste par un impératif de sécurité : selon eux, la nouvelle direction met en péril l’intégrité du projet et la santé des occupants.

L’incident aggrave les tensions déjà vives. De nombreux conflits éclatent entre les nouveaux participants. Le capitaine Norberto Romo quitte la biosphère ; il est remplacé par Bernd Zabel, pressenti pour ce rôle dès la première mission mais écarté à la dernière minute. Deux mois plus tard, Matt Finn cède sa place à Matt Smith.

L’entreprise Space Biospheres Ventures, qui possède et dirige Biosphère 2, est officiellement dissoute le 1er juin 1994. La deuxième mission prend fin prématurément le 6 septembre de la même année.

Le dôme est placé sous scellés. Les activités sont gelées. Bannon qualifie publiquement l’équipe précédente de « clownesque » et met fin à l’épisode utopique. Biosphère 2 devient une coquille vide. Puis un centre de visites touristiques. Enfin, dans les années 2000, un centre de recherche repris par l’université d’Arizona, cette fois avec une vraie rigueur scientifique.

 

Conclusion

Biosphère 2 se voulait une avancée scientifique majeure. Elle fut d’abord le prolongement d’un rêve personnel, porté par un petit cercle de décideurs fascinés par une vision du monde mêlant écologie intégrale, théâtre expérimental et aspirations quasi spirituelles. Le projet fut conçu dans un langage scientifique, mais construit hors des circuits normaux de la méthode : sans validation externe, sans transparence, sans redevabilité.

Il ne s’agit pas d’un simple accident de parcours. L’échec est à la mesure du décalage initial entre l’ambition proclamée — modéliser une Terre miniature — et la réalité du dispositif : un huis clos dirigé davantage par la loyauté envers un fondateur que par le respect des procédures scientifiques.

Pour autant, tout n’est pas à jeter. Des données ont été collectées. Des enseignements ont été tirés : notamment sur la stabilité atmosphérique, les cycles du carbone, la nutrition en circuit fermé et les risques écologiques systémiques (Marino & Odum, 1999)[3]. Et des chercheurs, plus tard, ont pu valoriser une partie de ce qui avait été observé. On doit saluer l’audace de ceux qui, sincèrement, ont voulu tenter l’impossible. Car l’erreur fait aussi avancer la connaissance, à condition qu’on la reconnaisse, qu’on l’analyse, et qu’on en tire des leçons durables.

Mais cette histoire livre une mise en garde : confier une mission quasi prophétique sur l’avenir de l’humanité à un groupe d’individus que leur fortune ou leur prestige place hors d’atteinte des règles collectives, ce n’est pas fonder un laboratoire. C’est bâtir une fable. Et dans le désert, les fables tournent vite au mirage.

La science n’a pas besoin de gourous, ni de mise en scène, ni de visionnaires charismatiques. Elle a besoin de méthode, d’échange, de contradiction. Et de temps. Beaucoup plus de temps qu’on ne peut en acheter, même avec des millions de dollars.

Heureusement, nous n’avons plus rien à craindre de milliardaires mégalomanes décidés à engloutir leur fortune dans des fantasmes de science-fiction grotesques.

On n’est plus en 1994 !

 

Acermendax

Autres sources utiles

  • Cohen, J. E., & Tilman, D. (1996). Biosphere 2 and biodiversity: the lessons so far. Science, 274(5290), 373.

[1] Severinghaus, J. P., Broecker, W. S., Dempster, W. F., MacCallum, T., & Wahlen, M. (1994). Oxygen loss in Biosphere 2 caused by soil respiration and leakage. Eos, Transactions American Geophysical Union, 75(3), 33–40.

[2] Nelson M, Gray K, Allen JP. Group dynamics challenges: Insights from Biosphere 2 experiments. Life Sci Space Res (Amst). 2015 Jul;6:79-86. doi: 10.1016/j.lssr.2015.07.003. Epub 2015 Jul 9. PMID: 26256631.

[3] Marino, B. D. V., & Odum, H. T. (1999). Biosphere 2: Research past and present. Ecological Engineering, 13(1–4), 15–21.

Émission enregistrée le 7 octobre 2025

Invité : Wim De Neys, chercheur CNRS en psychologie du raisonnement.

 

Éditorial

Depuis un demi-siècle, les psychologues et les économistes comportementaux traquent les petites failles du raisonnement humain. Ils leur ont donné des noms à la fois précis et poétiques : biais d’ancrage, effet de cadrage, biais de confirmation, illusion de contrôle, effet Dunning-Kruger, erreur de conjonction… Une ménagerie mentale qui dessine un portrait assez peu flatteur de l’esprit humain : un animal sûr de lui, mais prompt à se tromper, même quand il croit réfléchir.

Ces découvertes ont joué un rôle majeur. Elles ont contribué à faire tomber le mythe de l’homo œconomicus,

une idée qui, en estimant que les individus agissent conformément à leurs intérêts et désirs profonds, conduit à leur prêter des intentions ou des croyances qui ne sont pas les leurs et à les traiter injustement, mais la longue liste des biais cognitifs est aussi devenue un gadget pour s’amuser des idées fausses dans la tête des autres, voire même un moyen de disqualifier la rationalité de ceux qui ne pensent pas comme nous, en établissant que c’est forcément une erreur d’attribution, un effet d’ancrage ou une erreur de conjonction qui explique leur position.

Bref : s’ils ont tort, c’est que leur cerveau est mal foutu.

Seulement voilà, les biais cognitifs ne sont pas que des erreurs. Ce sont d’abord des stratégies rapides et adaptatives, forgées par l’évolution, qui nous permettent de penser efficacement dans un monde complexe. Mais il ne faudrait pas leur mettre sur le dos toutes les divergences d’opinion et les mauvais choix des uns ou des autres. Ce serait tomber dans un biais qu’on appelle loi de l’instrument — celle qui dit que lorsque l’on ne possède qu’un marteau, tout finit par ressembler à un clou. En d’autres termes, si l’on ne connaît que les biais cognitifs, on risque de voir des biais partout. Et vous voyez : si mon argument à base de biais cognitif vous convainc, alors j’ai raison, et s’il ne vous convainc pas… alors j’ai raison aussi, et je vous en remercie.

Ce soir, nous allons revenir aux fondamentaux : qu’est-ce qu’un biais cognitif, d’où viennent-ils, à quoi servent-ils, et surtout : peut-on s’en débarrasser ? Peut-on vraiment espérer devenir plus rationnels, moins prévisibles, plus lucides ?

Pour en parler, nous avons la chance d’accueillir Wim De Neys, chercheur au CNRS, spécialiste de la psychologie du raisonnement. Ses travaux portent sur les conflits cognitifs — ces moments où notre intuition nous souffle une réponse rapide, tandis qu’une petite voix intérieure murmure qu’il y a un truc qui cloche.

Avec lui, nous explorerons ce que les sciences cognitives savent aujourd’hui du raisonnement humain, du rôle des intuitions, du fameux duo Système 1 / Système 2, de l’inhibition cognitive, mais aussi des efforts pour entraîner notre pensée critique et résister, autant que possible, à nos propres biais.

Les biais cognitifs : ça suffit ! Abonnez-vous et vous pensez mieux… Un slogan qui suscite probablement votre scepticisme.  Tant mieux. Bienvenue sur La Tronche en Biais !

 

La sindonologie est la création de croyants désireux de contrôler toute une discipline destinée à confirmer que le linge exposé à Turin a enveloppé le corps d’un dieu.

 

Une relique sous étroite surveillance

Le Suaire de Turin : un long drap de lin de 4,42 mètres sur 1,13, tissé en chevrons, jauni par le temps, et portant l’image spectrale d’un homme supplicié. Pour des millions de fidèles, c’est le linceul du Christ. Pour l’histoire, c’est un tissu dont la première apparition documentée date de 1357. Pour les chercheurs, c’est un objet historique à soumettre aux méthodes critiques — mais pour les sindonologues c’est l’objet le plus important du monde, une énigme mystique.

Le 21 avril 1988, dans une salle discrète de la cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Turin, trois petits morceaux sont découpés avec précaution sur la bordure du tissu sacré. Trois laboratoires indépendants — Oxford, Zurich, Tucson — reçoivent chacun plusieurs échantillons non identifiés : un fragment du suaire, et des fibres récoltées sur d’autres afin que l’étude soit menée en aveugle.

L’objectif : appliquer la méthode de datation la plus fiable dont dispose la science moderne, le carbone 14. Autour de la table, la tension est palpable. Le test pourrait mettre fin à une controverse séculaire… en confortant l’hypothèse d’une origine au premier siècle, ou en reléguant le fameux suaire au rang des contrefaçons.

 

Une fausse science au service de la foi

La sindonologie n’est pas une science. C’est une forteresse. Son objet d’étude est unique. Ses défenseurs sont juges et parties. Et ses conclusions, toujours connues d’avance.

Depuis le XIXe siècle, une littérature entière s’est organisée pour défendre l’authenticité du Suaire. Une véritable industrie de la vénération s’est développée, portée par des associations pieuses, des chercheurs autoproclamés, des institutions ecclésiastiques, et plus récemment des plateformes numériques. Tout un réseau se donne pour mission de réinterpréter les faits, de contester les preuves, et de marginaliser les voix critiques. Peu importe que l’histoire, la chimie, l’iconographie, la paléographie, ou les analyses textiles convergent vers une même conclusion : celle d’un artefact médiéval (Nickell, 2007) [1].

Les arguments contraires ne sont pas réfutés : ils sont niés. Les scientifiques sont soupçonnés de complot. Les datations sont déclarées corrompues. Et chaque anomalie devient une preuve du miracle. Dans ce théâtre de la croyance, l’absence d’explication devient la meilleure explication. C’est la méthode scientifique à l’envers : on ne cherche pas à comprendre, mais à confirmer ce que l’on croit déjà.

En cela, la sindonologie constitue une pseudoscience : elle emprunte le langage et les outils de la recherche, mais refuse la règle du jeu. Elle ne tolère pas la réfutation. Elle n’accepte pas le doute. Et surtout, elle n’admet qu’un seul objet : ce linge, cette image, ce corps — et rien d’autre. Une foi transformée en discipline, un culte déguisé en expertise.

 

Une apparition au XIVe siècle

Le Suaire de Turin n’apparaît dans l’histoire documentée qu’au milieu du XIVe siècle. Sa première exposition publique attestée a lieu en 1357 à Lirey, un petit village de Champagne, sous l’égide de Geoffroy de Charny, un chevalier proche du roi de France Jean le Bon. Dès 1389, l’évêque local Pierre d’Arcis adresse une lettre au pape Clément VII pour dénoncer une fraude : selon lui, un artiste aurait avoué avoir peint l’image. Le nom du faussaire, pourtant identifié, n’est pas parvenu jusqu’à nous !

Malgré tout, le Vatican autorise les expositions, à condition que l’objet ne soit pas présenté comme une relique authentique, mais comme une simple icône. Cela ne change pas grand-chose à la forte impression qu’il produit sur les croyants et aux recettes rondelettes que la dévotion rapporte à ses propriétaires.

 

La photographie qui relance le mythe

C’est en 1898 que l’histoire moderne du Suaire s’ouvre vraiment. Cette année-là, l’avocat italien Secondo Pia obtient l’autorisation exceptionnelle de photographier la relique. Dans la chambre noire, au moment de développer la plaque, il croit à une révélation : sur le négatif, le visage apparaît plus net, presque réaliste. Comme si l’image sur le linge était elle-même un négatif photographique, renversant le visible et l’invisible. La nouvelle fait grand bruit : pour beaucoup, cette inversion spectaculaire devient une preuve supplémentaire de l’authenticité de l’objet.

En réalité, l’effet n’a rien de mystérieux. Ce phénomène d’inversion du contraste est bien connu : de nombreuses images floues ou peu distinctes gagnent en lisibilité lorsqu’elles sont traitées négativement. Il faut aussi et surtout compter sur le procédé photographique lui-même — notamment au moment du développement — pour accentuer naturellement les contrastes, révélant parfois des formes ou des détails que l’œil nu perçoit à peine.

Le « miracle photographique » repose sur une illusion d’optique, non sur une propriété inexpliquée du tissu. Et il faut rappeler qu’au XIVe siècle, l’image du suaire était probablement bien plus lisible qu’aujourd’hui, avant que le temps, la fumée et les restaurations ne l’atténuent.

 

Le STURP : science ou dévotion ?

En octobre 1978, une première série d’expériences scientifiques avaient été autorisées. Le Shroud of Turin Research Project (STURP), une équipe de 31 chercheurs, pour la plupart issus d’institutions américaines, mène l’examen le plus approfondi jamais réalisé. Composée de catholiques fervents, d’ingénieurs issus du secteur militaire et de quelques scientifiques, cette équipe revendique sa neutralité mais son intention ne fait mystère pour personne : prouver l’authenticité du Suaire. L’imagerie multispectrale, la spectroscopie infrarouge et la microscopie électronique sont mobilisées.

Leur rapport final conclut qu’aucune preuve ne permet d’affirmer que l’image est peinte ou imprimée, et que les taches de sang sont « compatibles » avec un corps crucifié. Mais l’ambiguïté du vocabulaire masque l’essentiel : aucune méthode de datation n’a été appliquée, et toutes les affirmations sont fondées sur des interprétations floues. Le STURP est davantage une entreprise apologétique qu’une enquête neutre (Nickell, 2007 ; Schafersman, 1982)[2]. Naturellement, ses conclusions n’impressionnent personne.

 


Les autres épisodes du Bureau du Bizarre sont disponibles ici.


 

1988 : l’épreuve du carbone 14

En 1988, après des années de pressions, d’attentes et de négociations, l’Église catholique autorise enfin une datation scientifique du suaire. Le protocole est validé à l’international, et la procédure est rigoureuse. Comme je vous l’ai dit : trois laboratoires — Oxford, Zurich et Tucson — reçoivent chacun des échantillons codés, pour une analyse en aveugle. La méthode choisie, la datation au carbone 14, est alors la plus fiable disponible pour dater les matériaux organiques, comme le lin du tissus.

Le résultat est sans appel : le tissu date d’entre 1260 et 1390, une fourchette chronologique d’autant plus implacable qu’elle coïncide parfaitement avec la toute première apparition documentée du suaire au en 1357. L’article publié dans Nature (Damon et al., 1989)[3] officialise la conclusion : ce linceul est un objet médiéval. Le monde scientifique clôt l’affaire. Mais pour les milieux sindonologues, ce n’est que le début d’une contre-attaque qui perdure encore aujourd’hui.

L’invention d’une « science » alternative

La datation de 1988 est un traumatisme pour la sindonologie, qui n’aura de cesse de chercher à la disqualifier. Les objections se multiplient : l’échantillon serait mal choisi, trop proche d’une zone restaurée ; la méthode aurait été faussée par une contamination fongique ; les analyses auraient été biaisées. À chaque réfutation de ces critiques, une nouvelle hypothèse surgit.

La datation au carbone 14 n’est pas infaillible, mais elle est robuste, reproductible, et utilisée dans des centaines d’autres contextes. Elle a été maintes fois vérifiée, notamment par calibrations croisées avec la dendrochronologie et des objets d’époque connue (Bronk Ramsey, 2008)[4]. Or ici, ses résultats sont rejetés non pour des raisons méthodologiques solides, mais parce qu’ils dérangent. À partir de là, une pseudo-méthodologie se développe : on teste des fils prétendument anciens, on cherche des résidus improbables, on avance des scénarios invérifiables, la fuite est sans fin, et elle n’intéresse plus le monde académique sérieux depuis longtemps. Ni même la plupart des théologiens.

La sindonologie devient alors un entre-soi, une petite communauté de chercheurs, parfois dotés de titres universitaires, qui se mobilise non pour explorer les questions que le suaire pourrait poser, mais pour sauver sa sacralité. Ils sont croyants, souvent engagés dans des institutions religieuses, parfois membres du clergé. Les sindonologues publient dans leurs propres revues, organisent leurs colloques, décernent leurs prix. Ils créent un univers parallèle où la foi se déguise en expertise, un apologétisme qui se pare des atours de la rigueur ; ils y tiennent le haut du pavé et toisent depuis leurs certitudes l’ignorance ambiante de la science profane.

Rejeter un résultat parce qu’il contredit une croyance relève d’un refus délibéré d’entrer dans le jeu de la vérification indépendante. Certains cherchent à se protéger du réel au lieu de travailler à le comprendre. Cette posture, évidemment, est incompatible avec l’esprit scientifique.

Des tergiversations sans fin

Face à une datation qui ruine leur thèse, les sindonologues multiplient les hypothèses ad hoc. L’image du suaire, disent-ils, serait tridimensionnelle — un résultat que nul faussaire du Moyen Âge ne pourrait obtenir. Pourtant, les analyses montrent qu’il ne s’agit pas d’une véritable image en relief, mais d’une modulation de contraste assez grossière, liée à l’intensité du dépôt pigmentaire ou à l’oxydation des fibres (Nickell, 2007, McCrone 1990). L’effet 3D n’apparaît que lorsqu’on le cherche avec des outils qui injectent une forme humaine dans le modèle. Il ne constitue en rien une anomalie inexplicable.

Autre affirmation : l’image ne serait pas peinte, mais causée par un mystérieux rayonnement qui aurait altéré uniquement la couche superficielle des fibres. Mais ce scénario repose tout entier sur une nécessité dogmatique : éviter que le tissu ait jamais été en contact direct avec un corps, car la forme de l’image ne correspond tout  simplement pas aux déformations attendues dans un cas de contact réel. Le visage est trop allongé, les proportions incorrectes, et l’ensemble ne respecte pas la géométrie d’un drap posé sur un corps. Pour expliquer cette contradiction, il faut donc supposer une émission directionnelle d’énergie, une projection orthogonale d’un rayonnement inconnu.

NB : Même en admettant cette idée, puisque l’image est nette, sans déformation lorsque le linge est déroulé, il eut fallu qu’il soit de même, étendu, au moment de ce rayonnement putatif, or ce n’est pas ainsi que se comporte un linceul. On pourra avantageusement arguer qu’un miracle n’est pas censé être explicable.

Le recours à cette hypothèse extravagante de la projection de rayonnements sert donc à contourner un indice très matériel de fabrication artificielle. Le problème n’est pas qu’on ne puisse pas expliquer le suaire, mais au contraire qu’on puisse trop bien l’expliquer. Puisque les défenseurs du suaire doivent à tout prix exclure la seule hypothèse rationnelle — celle d’un artefact peint — il leur faut bricoler un modèle physique capable de justifier les anomalies visuelles. Mais la démonstration est bancale, et les expériences destinées à reproduire l’effet sont peu concluantes (Garlaschelli, 2010)[5] tandis que les analyses microscopiques ont détecté des pigments et liants typiques d’un travail pictural (McCrone, 1990)[6].

Les historiens savent que le suaire ne correspond en rien aux pratiques funéraires du Ier siècle en Judée. La tradition juive, attestée par les sources archéologiques et textuelles, privilégiait l’usage de bandes de lin enroulées autour du corps, et non d’un grand drap unique posé à plat. Cette observation, bien documentée (Magness, 2001, Hachlili, 2005)[7], est incompatible avec la mise en scène du suaire tel qu’il est exposé aujourd’hui.

Les anatomistes savent que la morphologie du corps représenté sur le suaire est irréaliste : jambes disproportionnées, bras trop longs, anatomie fantaisiste (Nickell, 2007), et les historiens de l’art que les canons esthétiques du visage évoquent ceux du XIVe siècle.

Bref, il ne reste aucun mystère à résoudre — sinon celui de l’acharnement à maintenir une illusion. Une illusion raffinée, parfois sincère, mais fondamentalement incompatible avec les exigences de la science.

Le fardeau d’un miracle inutile

Et si nous poussions le raisonnement des sindonologues jusqu’au bout ? Imaginons que le suaire est authentique. Si l’image du suaire était inexplicable par les moyens techniques connus, s’il s’agissait d’un artefact authentique du premier siècle, portant la trace physique d’un supplicié miraculeusement revenu à la vie — alors ce tissu serait la preuve expérimentale de la résurrection. Une relique vérifiable, documentable, qui atteste l’événement fondateur du christianisme. En somme, la démonstration scientifique de l’existence de Dieu.

Ce serait la découverte la plus fracassante de toute l’histoire humaine. Pourtant, aucune université ne réclame l’examen de l’objet. Aucune équipe interdisciplinaire ne se mobilise. Aucune revue scientifique de premier plan ne publie d’article soutenant cette hypothèse. Aucun musée n’expose le suaire comme un témoignage objectif de l’au-delà. Pourquoi ? Parce que l’hypothèse contraire — celle d’un artefact médiéval — est infiniment plus simple, plus cohérente, mieux étayée, et surtout, disponible depuis le début. Dès 1389, un évêque identifie la fraude, l’attribue à un artiste, et en informe le pape. Le Vatican lui-même, bien qu’embarrassé, renonce à parler de relique et se contente d’« icône ». Depuis cette date, le dossier est bouclé.

Et c’est là que le phénomène devient fascinant : car cette croyance, même fausse, mobilise une énergie intellectuelle rare. Des décennies de travaux, de financements, de polémiques — tout cela pour défendre un objet dont aucun chrétien n’a besoin. La foi ne repose pas sur des preuves matérielles. Le message évangélique ne devient pas plus crédible parce qu’on exhibe un drap jauni.

Alors pourquoi cette obsession ? Peut-être parce que dans un monde où la science s’est imposée comme arbitre du vrai, il devient tentant de chercher dans ses outils une confirmation de la foi. Mais cette tentative est un contresens. En voulant soumettre le miracle à l’expertise scientifique, on l’enferme dans les filets d’un langage qui ne peut que le dissoudre. La foi ne devient pas plus crédible en prétendant répondre aux critères de la preuve : elle devient suspecte. Car toute preuve matérielle est falsifiable, discutable, révisable — exactement ce que la foi ne peut tolérer. Et quand l’argumentaire religieux adopte les formes du raisonnement scientifique sans en respecter les règles, ce n’est plus une quête spirituelle : c’est une entreprise de dissimulation.

La sindonologie a pour seule destinée l’échec, la dénégation stérile de cet échec, le ridicule et la relégation dans les étagères gênantes de l’histoire des erreurs humaines.


BONUS

Il ne faut pas faire dire à la science ce qu’elle ne dit pas. Rectification de propos gravement erroné à propos de l’ADN retrouvé sur l’objet

L’emplacement des traces de clou prouverait que le suaire est authentique ! Cet argumentaire, énoncé avec aplomb, est impressionnant. Il est faux.

Un travail d’anthropologie médicale de 2025 révèle à quoi devrait ressembler une authentique empreinte de corps sur le suaire.


Conclusion

La sindonologie illustre une bizarrerie extrême de l’espèce humaine : l’entêtement absolu, organisé, coûteux, de la part d’individus souvent intelligents, cultivés, sincères, à défendre une idée fausse — et parfaitement inutile. Derrière cet effort absurde, il faut reconnaître, en quelque sorte l’hommage du vice à la vertu, car cette affaire montre que la validation scientifique représente un graal, un achèvement suprême, la marque que notre société sait hiérarchiser la valeur des énoncés qu’on lui propose. Le risque, bien sûr, serait de sacraliser la parole scientifique, d’idolâtrer les savants, d’ériger la science en nouvelle religion.

La sindonologie peut nous aider, par son exemple saisissant, à éviter le piège du dogmatisme et à préférer la liberté que confère un juste recours à l’empirisme et au verdict du réel sur nos énoncés, nos spéculations, et nos croyances. La tâche est à notre portée. Car on n’est plus en 1357 !

Acermendax

 


Références

[1] Nickell, J. (2007). Relics of the Christ. University Press of Kentucky.

Nickell, Joe (2015)  Fake Turin Shroud Deceives National Geographic Author. The Skeptical Inquirer – https://skepticalinquirer.org/exclusive/fake-turin-shroud-deceives-national-geographic-author/

[2] Schafersman, S. D. (1982). Science, the public, and the Shroud of Turin. Skeptical Inquirer, 6(3), 37–56.

[3] Damon, P. E., Donahue, D. J., Gore, B. H., Hatheway, A. L., Jull, A. J. T., Linick, T. W., … & Wolfli, W. (1989). Radiocarbon dating of the Shroud of Turin. Nature, 337(6208), 611–615. https://doi.org/10.1038/337611a0

[4] Bronk Ramsey, C. (2008). Radiocarbon dating: Revolutions in understanding. Archaeometry, 50(2), 249–275.

[5] Garlaschelli, L. (2010). Life-size reproduction of the Shroud of Turin and its image. Journal of Imaging Science and Technology, 54(4), 040301–040306. https://doi.org/10.2352/J.ImagingSci.Technol.2010.54.4.040301

[6] McCrone, W. C. (1990). Judgment Day for the Shroud of Turin. Prometheus Books.

[7] Magness, J. (2001). Stone and Dung, Oil and Spit: Jewish Daily Life in the Time of Jesus. Eerdmans Publishing Co.

Hachlili, R. (2005). Jewish Funerary Customs, Practices and Rites in the Second Temple Period. Brill.

 

Sur le même sujet :

Émission Niveau Critique du  25 septembre 2025

 

Éditorial

Si les croyances surnaturelles sont si répandues à travers le monde, cela peut être pour deux raisons bien distinctes. La première est que ces phénomènes sont bien réels, même s’ils échappent à toute démonstration et que de nombreux sceptiques n’arrivent pas à y accorder crédit. L’autre est que le cerveau humain a des facilités pour traiter un certain nombre de choses inventées, de propositions, d’énoncés, d’idées, comme si elles étaient réelles.

Les biais cognitifs sont des mécanismes connus et décrits depuis plus de quarante ans. Un biais cognitif est une tendance systématique de l’esprit à déformer la perception, la mémoire ou le raisonnement, conduisant à des jugements ou décisions qui s’écartent de la rationalité ou de la réalité objective. On sait que ces biais nous amènent à des conclusions hâtives et au moins un peu fausse en de nombreuses occasions de la vie de tous les jours, sans épargner personne. On n’est pas moins biaisé quand on est intelligent ; on n’est pas plus bête quand de temps à autres on se fourvoie dans des pièges de la pensée.

La question de ce soir sera de se demander si les biais qui nous entrainent vers des raisonnements erronés ont plutôt tendance à nous inciter à adopter des croyances surnaturelles ou paranormales, ou au contraire si ces erreurs de raisonnement ont tendance à nous rendre plus matérialistes, voire scientistes.

Au-delà de la vérité métaphysique que chacun aura envie de défendre, il y a peut-être des données scientifiques solides pour nous éclairer sur le mode de pensée qui est le plus corrélé aux raisonnements tronqués, hâtifs, motivés, affectifs… autrement dit biaisés.

Je me présente pour ceux qui ne me connaissent pas sur TikTok : Acermendax, docteur en biologie et auteur de livres de vulgarisation, notamment sur l’évolution et sur l’esprit critique, où la question des biais cognitifs est importante.

 

 

 

 

Le cerveau fait exactement ce qu’on s’attend à le voir faire

 

Une grande part des croyances surnaturelles s’explique par des mécanismes cognitifs ordinaires : notre cerveau cherche spontanément des causes, des intentions et des motifs, souvent au-delà de ce que les faits permettent réellement d’affirmer. Les sciences cognitives montrent que ces mécanismes — utiles dans la vie courante — ont tendance à « déborder » et à produire des explications intentionnelles, finalistes ou causales là où il n’y en a pas, ce qui prédispose à croire aux esprits, aux dieux, au destin, aux signes et aux miracles (Barrett, 2000 ; Willard & Norenzayan, 2013).

Barrett, J. L. (2000). Exploring the natural foundations of religion. Trends in Cognitive Sciences, 4(1), 29–34.

Willard, A. K., & Norenzayan, A. (2013). Cognitive biases explain religious belief, paranormal belief, and belief in life’s purpose. Cognition, 129(2), 379–391.

 

1) La détection d’agent et le biais d’intentionnalité

Nous avons tendance à voir des agents et leurs intentions partout. C’est une adaptation utile : mieux vaut prendre un bruit de branche pour un prédateur que l’inverse. Des expériences célèbres montrent que de simples formes géométriques en mouvement sont spontanément interprétées comme « poursuivant un but » (Heider & Simmel, 1944). De nombreuses études confirment que nous jugeons par défaut les actes comme intentionnels (Rosset, 2008).

Les croyances associées.

  • Religieuses : dieux et démons qui agissent derrière les événements.
  • Ésotériques : forces invisibles qui guident les rencontres.
  • Superstitieuses : signes interprétés comme « messages du destin ».
  • Complotistes : rien n’arrive par hasard, « quelqu’un » tire toujours les ficelles.

Heider, F., & Simmel, M. (1944). An experimental study of apparent behavior. The American Journal of Psychology, 57(2), 243–259.

Rosset, E. (2008). It’s no accident: Our bias for intentional explanations. Cognition, 108(3), 771–780.

 

2) La pensée finaliste (téléologique)

Les enfants expliquent spontanément le monde en termes de finalité : « les montagnes sont là pour que les animaux s’abritent » (Kelemen, 1999). Même les adultes, sous contrainte de temps ou de charge cognitive, tombent dans ce type d’explication (Kelemen & Rosset, 2009).

Les croyances associées.

  • Religieuses : le monde a été créé dans un but, par un dessein intelligent.
  • Spirituelles : « tout arrive pour une raison ».
  • Ésotériques : croyance en un « karma » qui organise la vie pour enseigner des leçons.
  • Complotistes : l’histoire suit un plan, une stratégie globale cachée.

Kelemen, D. (1999). The scope of teleological thinking in preschool children. Cognition, 70(3), 241–272.

Kelemen, D., & Rosset, E. (2009). The human function compunction: Teleological explanation in adults. Cognition, 111(1), 138–143.

 

3) Le biais de confirmation

Nous retenons plus facilement ce qui confirme nos idées, et nous écartons ou relativisons ce qui les contredit (Nickerson, 1998). Ce biais se renforce dans des environnements informationnels homogènes, où chacun s’expose uniquement aux arguments qui vont dans son sens.

Les croyances associées.

  • Religieuses : prières « exaucées » mises en avant, échecs rationalisés comme « volonté divine ».
  • Prophéties auto-confirmées : on collectionne les « coups au but », on oublie les ratés.
    • Superstitieuses : on note les coïncidences qui confirment un présage et on oublie toutes celles qui n’ont rien donné.
  • Ésotériques : thérapeutiques alternatives jugées efficaces « parce que ça a marché sur moi ».
  • Complotistes : accumulation sélective de « preuves » qui confortent la théorie choisie.
  • Renforcement de doctrines via circuits informationnels fermés (sélection de sources congruentes).

Nickerson, R. S. (1998). Confirmation bias: A ubiquitous phenomenon in many guises. Review of General Psychology, 2(2), 175–220.

 

4) Corrélations illusoires et illusions de causalité

Nous voyons des liaisons où il n’y en a pas, et nous attribuons facilement une cause à de simples coïncidences (Chapman, 1967 ; Matute et al., 2015).

Les croyances associées.

  • Religieuses : guérisons attribuées à l’intervention divine.
  • Superstitieuses : « si j’ai gagné, c’est grâce à mon rituel ».
  • Ésotériques : astrologie ou numérologie qui établissent des liens arbitraires entre cycles célestes et destins humains.
  • Complotistes : connexion artificielle entre événements éloignés (attentats, pandémies, krachs) pour nourrir une « explication globale ».

Chapman, L. J. (1967). Illusory correlation in observational report. Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior, 6(1), 151–155.

Matute, H., Blanco, F., Yarritu, I., Díaz-Lago, M., Vadillo, M. A., & Barberia, I. (2015). Illusions of causality: How they bias our everyday life and how they can be reduced. Frontiers in Psychology, 6, 888.

 

5) La perception illusoire de motifs (apophénie)

Quand nous manquons de contrôle, nous voyons plus volontiers des motifs dans le hasard. C’est une manière de réintroduire du sens (Whitson & Galinsky, 2008). Cette tendance prédit à la fois croyances surnaturelles et complotistes (van Prooijen, Douglas & De Inocencio, 2018).

Les croyances associées.

  • Religieuses : lecture de « signes » envoyés par une divinité.
  • Ésotériques : synchronicités jungiennes, tout est relié.
  • Superstitieuses : voir des formes signifiantes dans des nuages ou des taches.
  • Complotistes : relier entre eux des événements épars pour y voir une stratégie cachée.

van Prooijen, J.-W., Douglas, K. M., & De Inocencio, C. (2018). Connecting the dots: Illusory pattern perception predicts beliefs in conspiracies and the supernatural. European Journal of Social Psychology, 48(3), 320–335.

Whitson, J. A., & Galinsky, A. D. (2008). Lacking control increases illusory pattern perception. Science, 322(5898), 115–117.

 

6) Le biais d’attribution et la croyance en un monde juste

Nous avons tendance à surestimer le rôle des causes internes et à croire que chacun reçoit ce qu’il mérite (Lerner & Miller, 1978).

Les croyances associées.

  • Religieuses : le malheur est un châtiment, la prospérité une bénédiction.
  • Spirituelles : le karma redistribue les bonnes et mauvaises actions.
  • Superstitieuses : « il a attiré la malchance par son comportement ».
  • Complotistes : ceux qui souffrent sont des victimes de leur propre naïveté.

Lerner, M. J., & Miller, D. T. (1978). Just world research and the attribution process: Looking back and ahead. Psychological Bulletin, 85(5), 1030–1051.

 

7) Le biais de disponibilité et le biais du survivant

Nous jugeons la fréquence ou la vraisemblance d’un phénomène à partir des cas dont nous avons connaissance (Tversky & Kahneman, 1973). Or les exemples frappants sont plus visibles que les contre-exemples discrets.

Les croyances associées.

  • Religieuses : récits de miracles, toujours relayés, alors que les prières non exaucées passent sous silence.
  • Spirituelles : récits marquants de réincarnation « prouvée » plus mémorables que les milliers d’échecs.
  • Superstitieuses : témoignages spectaculaires de chance relayés, alors que la majorité des joueurs perdent.
  • Croyances post-NDE : survivants très vocaux vs. silence structurel des contre-exemples.
  • Complotistes : quelques cas de corruption généralisés en preuve d’un système mondial.

Tversky, A., & Kahneman, D. (1973). Availability: A heuristic for judging frequency and probability. Cognitive Psychology, 5(2), 207–232.

 

8) L’illusion de contrôle

Nous nous croyons capables d’influer sur des événements qui relèvent du hasard (Langer, 1975). Cette tendance conduit à donner du poids à des rituels sans effet réel.

Les croyances associées.

  • Superstitieuses : gestes et amulettes pour influencer le sort.
  • Religieuses : sentiment que prier ou jeûner peut modifier le cours des événements.
  • Ésotériques : impression que « l’énergie personnelle » attire des opportunités.
  • Complotistes : conviction que l’on peut « déjouer » un vaste complot par des actions individuelles simples.

Langer, E. J. (1975). The illusion of control. Journal of Personality and Social Psychology, 32(2), 311–328.

 

9) Styles cognitifs et vulnérabilité différentielle

Les biais cognitifs sont partagés par tous les humains, mais ils ne suffisent pas à expliquer pourquoi certains croient fortement aux forces invisibles alors que d’autres y résistent. Un facteur déterminant est le style cognitif privilégié :

  • Pensée intuitive : tendance à suivre ses intuitions, à aller vers les explications rapides et globales.
  • Pensée analytique : tendance à freiner l’intuition, à décomposer un problème, à vérifier la cohérence logique.

Des recherches ont montré que les personnes qui s’appuient davantage sur la pensée intuitive adhèrent plus facilement aux croyances religieuses, paranormales ou complotistes, tandis que l’activation d’un mode de pensée analytique réduit temporairement l’adhésion à ces croyances (Gervais & Norenzayan, 2012).

Les croisements.

  • Avec le biais d’intentionalité : les individus intuitifs acceptent plus vite l’idée d’agents invisibles ; les analytiques freinent et demandent des preuves.
  • Avec la pensée finaliste : les intuitifs voient un dessein partout ; les analytiques cherchent des causes matérielles.
  • Avec la perception illusoire de motifs : les intuitifs connectent spontanément les coïncidences ; les analytiques hésitent, vérifient la robustesse des données.

Les croyances associées.

  • Religieuses : foi en un Créateur bienveillant renforcée par un style intuitif.
  • Spirituelles et ésotériques : perception intuitive de synchronicités, d’énergies subtiles, d’« au-delà » du rationnel.
  • Superstitieuses : adhésion spontanée à des rituels protecteurs.
  • Complotistes : construction rapide d’un récit global à partir de signaux faibles.

Gervais, W. M., & Norenzayan, A. (2012). Analytic thinking promotes religious disbelief. Science, 336(6080), 493–496.

 

Conclusion

Dire que “les biais rendent croyants” serait excessif : ils ne forcent pas la croyance, ils tracent des chemins de moindre effort expliquant pourquoi des croyances surnaturelles sont si ‘naturelles’, attractives et résistantes à la contre-évidence. Le travail critique consiste à reconnaître ces routines, ouvrir la porte à l’alternative (analyse, méthodes, échantillons complets), et contenir l’extrapolation agentive / finaliste / corrélationnelle lorsque les données ne la justifient pas.

« 23 septembre : la fin du monde ? » — Ca sort d’où ?

 

Les prophéties d’Apocalypse reviennent très régulièrement et passionnent des tas de gens, même si beaucoup d’entre nous s’en sont lassés après avoir survécu au 21 décembre 2012. Cette année, des annonces virales prévoient l’“Enlèvement” (rapture) pour les 23–24 septembre. Ça tombe bien, c’est aujourd’hui ; n’attendons pas demain pour en dire un mot.

 

Les racines : du dispensationalisme à la culture populaire

La « rapture » (l’Enlèvement) désigne, dans certains milieux évangéliques dispensationalistes, l’idée que Jésus enlèvera soudainement les croyants pour les rencontrer « dans les airs » (1 Th 4,16-17 ; 1 Co 15,51-52), avant une période de tribulations. Doctrine récente à l’échelle de l’histoire chrétienne (XIXᵉ siècle), elle a été systématisée par John Nelson Darby, diffusée par la Scofield Reference Bible, puis popularisée par des best-sellers (Hal Lindsey) et la série Left Behind. Elle n’est pas partagée par l’Église catholique, l’orthodoxie ni une large part du protestantisme historique, qui rappellent en outre l’interdit de « dater » les événements (Mt 24,36). Même chez ses partisans, les versions divergent (pré-, mi-, post-tribulation) et les tentatives de datation reviennent périodiquement… pour être régulièrement démenties.

Mais l’image est forte, et l’idée d’avoir moyen de dater la fin du monde et le passage express au paradis, bien tentante pour certains.

 

Pourquoi le 23 septembre (et parfois le 24) revient si souvent ?

La vague 2025 vient d’un pasteur sud-africain, Joshua Mhlakela, qui affirme avoir reçu la date « 23–24 septembre » en songe ; ses vidéos ont déclenché un phénomène “RaptureTok” sur TikTok. Le jeune média social vit sa première Fin du Monde, c’est touchant. Le choix colle au calendrier de Rosh Hashanah (Nouvel an juif), souvent associé — dans ces milieux — à des lectures symboliques (fête des trompettes). En 2025, Rosh Hashanah tombe les 23–24 septembre (hors Israël).

 

Qui y croit vraiment ?

Aux États-Unis, environ 4 adultes sur 10 disent que « l’humanité vit les temps de la fin » — ce qui ne signifie pas qu’ils soutiennent la fixation d’une date précise. La croyance à un retour du Christ est majoritaire chez les évangéliques, mais la plupart des Églises rejettent le date-setting (Mt 24,36).

Source : https://www.pewresearch.org/short-reads/2022/12/08/about-four-in-ten-u-s-adults-believe-humanity-is-living-in-the-end-times

 

 

 

Et après l’échec, alors ?

Lorsqu’une prophétie assortie d’une date précise ne se réalise pas, ses promoteurs n’abandonnent pas forcément leur croyance. Ils la réinterprètent en soutenant que l’événement s’est produit de manière spirituelle et donc invisible, ou bien ils déplacent l’échéance vers un nouveau rendez-vous. Ce mécanisme de défense — étudié dès les années 1950 par Leon Festinger sous le nom de dissonance cognitive — est abondamment documenté. On en a vu des exemples récents : le télévangéliste Harold Camping, qui a reporté son « Jugement dernier » du 21 mai au 21 octobre 2011, ou l’auteur David Meade, qui annonçait une apocalypse liée à « Nibiru » pour le 23 septembre 2017 avant de reculer la date..

 

Quelle sera la prochaine date de la fin du monde ?

Sans rien prédire, on peut anticiper les fenêtres usuelles privilégiées par ces milieux : le deuxième jour de Rosh Hashanah (24 septembre 2025), ou bien Yom Kippour (1–2 octobre 2025), ou bien Souccot (6–13 octobre 2025).
Ces jalons reviennent régulièrement dans les recalages prophétiques.

 

Ce que nous apprennent les annonces répétées de fin du monde ou de grand évènement cosmique qui finissent par faire pchiit, c’est que nous avons tout intérêt à ne croire des prédictions que lorsque celui qui les fait est capable de nous expliquer comment il le sait, et que cette source de savoir est un peu plus solide qu’un t’inquiète Bro, c’est Dieu qui ‘en a parlé dans ma tête.

La vie est sans doute un peu trop courte pour perdre notre temps à croire des balivernes.