La chaîne aborde sur un ton décalé dans la forme mais sérieux sur le fond les raisons qui font que notre lecture du monde est souvent bancale.

Émission enregistrée le 10 décembre 2025
Invité Alexis da Silva

 

Éditorial

En France la quasi-totalité des établissements privés sous contrat appartiennent à des réseaux religieux (catholiques en premier lieu), même si l’on voit monter en effectifs les réseaux juifs, musulmans et en langues régionales. La question des réseaux religieux mérite donc qu’on s’y intéresse, et nous allons y revenir longuement.

On défend ces établissements, on les juge même parfois indispensables en raison des meilleurs résultats qu’ils produiraient. Et de fait les chiffres bruts donnent souvent l’impression que « le privé réussit mieux » : meilleurs taux de réussite au brevet ou au bac, plus de mentions, etc. Mais les chercheurs qui suivent des cohortes d’élèves et qui contrôlent le milieu social, le niveau scolaire d’entrée, la trajectoire, arrivent à un constat beaucoup plus modeste. Quand on corrige les chiffres pour tenir compte de la clientèle plus favorisée, l’“effet école privée” sur la réussite existe à peine ; le gros de l’écart vient de la sélection des élèves plutôt que d’un miracle pédagogique.

Selon un rapport de la Cour des comptes de 2023, les écoles privées sous contrat sont financées aux alentours de 70–75% par de l’argent public. Le coût public par élève y est plus faible que dans le public. Mais —nous dit la Cour des comptes— ces moyens sont captés par un réseau qui scolarise deux fois plus d’élèves issus des milieux « très favorisés » que dans le public, et moitié moins d’élèves des milieux défavorisés ; ce faisant il contribue au recul de la mixité sociale[1]. En pratique, la liberté de choix de l’école est surtout la liberté des familles aisées. Et ce choix financé par l’argent public organise un séparatisme social de fait qui rend la mission d’égalité de l’école publique encore plus difficile.

Le Code de l’éducation et les textes de cadrage (programmes, socle commun) fixent comme mission à l’école de réduire les inégalités et d’assurer l’égalité d’accès au savoir. La référence à l’« égalité des chances » est explicite. Mais sur le plan empirique, plusieurs rapports publics — de la Cour des comptes, de la DEPP, du Cnesco, du CESE[2] — montrent que le système français reproduit fortement les hiérarchies sociales. Les mécanismes de marché scolaire (concurrence public/privé, tri social, contournement de la carte scolaire) accentuent cette reproduction.

Le projet sociétal de l’école est difficilement réductible à un simple marché du diplôme… ou l’apparente supériorité du privé, nous l’avons dit, est surtout dû a des causes externes — nous attendons de l’école qu’elle contribue au progrès de la société.

Le caractère religieux de la majorité de ces établissements ajoute à la confusion, car un « caractère propre » est reconnu à ces écoles afin qu’elles conservent une identité religieuse qui est inculquée aux élèves qui n’ont pas la possibilité d’exprimer leur consentement.

L’État finance des établissements qui assurent une mission de service public, mais qui utilisent largement ce cadre pour faire la promotion d’une religion. Et il le fait alors même que la loi lui impose de protéger la liberté de conscience de tous les élèves.

La hiérarchie des principes devrait être claire. D’abord le droit des enfants à ne pas subir de pression religieuse, ensuite la liberté des organisations religieuses de proposer un cadre éducatif conforme à leurs convictions, à condition que cette proposition reste facultative et que l’accès à un enseignement de qualité ne dépende pas de l’acceptation de ce cadre.

Permettez que soient rappelés des résultats scientifiques robustes : la religiosité forte est, en moyenne, statistiquement, associée à une moindre culture scientifique et à plus de résistance envers certains résultats de la science[3]. Quand le projet d’un établissement est d’abord religieux, il y a une tension structurelle avec l’ambition d’excellence scientifique. Certains savoirs ne sont pas en odeur de sainteté.

Quand un établissement scolaire se place explicitement sous la bannière d’une doctrine morale conservatrice (sur les rôles de genre, la sexualité, la famille), il importe de dire clairement que les risques de discriminations et de violences symboliques augmentent.

Les scandales comme Notre-Dame de Bétharram – plus de 200 victimes, des décennies de violences physiques et sexuelles, et une omerta institutionnelle – illustrent la façon dont un univers clos, sacralisé, échappant en grande partie au contrôle public, peut devenir un environnement particulièrement dangereux.

La question des contrôles, ou plus exactement de leur absence, est aussi un point majeur, car on se demande combien de scandales évitables sont encore à venir.

Vous voyez à quel point le sujet est dense — Et je n’ai même pas évoqué les écoles hors contrat. Tout cela mériterait des débats sérieux, de fond, qui remettent l’école au milieu du village. Car l’école n’est pas seulement un lieu d’apprentissage, c’est un lieu où se construit l’avenir démocratique du pays. On ne peut pas traiter cela comme un détail technique.

Mieux comprendre ces enjeux, c’est l’objectif d’un travail comme le livre de mon invité de ce soir, le journaliste Alexis da Silva auteur de « Quand des écoles privées religieuses font leur loi ».

 

 

Acermendax


[1] https://www.banquedesterritoires.fr/enseignement-prive-la-cour-des-comptes-veut-moduler-les-moyens-selon-la-composition-sociale-des

https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/04/03/mixite-sociale-l-enseignement-prive-doit-prendre-sa-part_6225762_3232.html

[2] Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance – Centre national d’étude des systèmes scolaires – Conseil économique, social et environnemental

[3] Sherkat, D. E. (2011). Religion and scientific literacy in the United States. Social Science Quarterly, 92(5), 1134–1150

Un imposteur sur mesure

Hiver 1703. Sur un quai brumeux de la Tamise, un jeune homme blond, drapé d’une robe safran, dévore un steak cru parfumé de cardamome. L’accent est gascon ; qu’importe : « Regardez, un sauvage de Formose ! » Né vers 1679 quelque part en Provence, l’inconnu cherche une identité assez dépaysante pour déjouer tout contrôle, et son choix fait mouche.

À la fin de 1702 dans la petite ville fortifiée de Sluys – « L’Écluse » – aux Provinces-Unies (aujourd’hui Sluis, Zélande néerlandaise), il rencontre William Innes, un pasteur qui sert auprès d’un régiment écossais en garnison. L’aumônier, déjà coupable de plagiat, flairant la bonne affaire, le baptise séance tenante « George Psalmanazar », clin d’œil au roi assyrien Salmanasar (Love, 2020). Le Gascon fournit l’audace, Innes le pseudonyme biblique et la caution théologique. Ensemble, ils brodent un récit édifiant — un païen de Formose, enlevé par de méchants jésuites, qui refuse Rome et embrasse l’anglicanisme — puis embarquent pour Londres, où l’anticatholicisme ambiant ouvre toutes les portes (Keevak, 2004).

Psalmanazar exhibe aussitôt des « coutumes nationales » calibrées pour fasciner : repas crus « par piété solaire », sommeil assis pour ne pas offenser la Lune, salutations à grands gestes. Interrogé sur sa langue, il trace vingt-six signes pseudo-sémitiques, récite le Notre-Père dans un idiome improvisé. Séduit, l’évêque Henry Compton l’invite à Fulham ; il range parmi ses trésors un catéchisme anglican « traduit » par l’imposteur — un manuscrit qu’il juge aussitôt plus précieux qu’un incunable. La Society for Promoting Christian Knowledge prévoit déjà de convertir toute l’île.

 

Triomphe londonien

Londres adore le spectaculaire : récits de pirates, épices exotiques et, depuis peu, voyages savants. Psalmanazar livre tout le menu.  Le clou du spectacle arrive en février 1704 avec la publication d’un livre : An Historical and Geographical Description of Formosa déborde de fantaisies — sacrifices d’enfants, castes aux coiffes colorées, anthropophagie rituelle, temples mi-solaires mi-lunaires. Deux tirages s’arrachent, les presses hollandaises et allemandes emboîtent le pas. À Oxford, on finance six mois de résidence pour élaborer une grammaire.  À la Royal Society, le public se presse pour l’entendre déclamer sa langue imaginaire. C’est là que surgit Edmond Halley. L’astronome demande pourquoi les « cheminées volcaniques » décrites par Psalmanazar n’apparaissent sur aucune carte hollandaise. Réponse de l’intéressé : elles sont faites de bois noirci, donc invisibles depuis la mer. La salle rit, le malaise est palpable. On devrait se rendre compte que ça ne tient pas debout, mais l’histoire est trop belle alors on s’y accroche. Évidemment, cela ne pourra pas durer.

 

La chute sans fracas

À l’été 1705, Henry Newman de la Société pour la promotion de la connaissance chrétienne (SPCK) met la main sur un témoin direct : le médecin du Suffolk Samuel Griffith, ancien marchand et medecin de la Compagnie anglaise des Indes orientales, qui avait séjourné à Tywan/Tayouan (le banc de sable du Fort Zeelandia, aujourd’hui Anping) à partir de 1672. Newman lui adresse une série de questions ciblant les points sensibles du livre de Psalmanazar. Griffith répond presque aussitôt par lettres, réfutant l’anthropophagie rituelle, les sacrifices d’enfants et la prétendue « vassalité japonaise » de l’île. Newman transmet la correspondance à son ami John Chamberlayne, qui la présente à la Royal Society, dont il est membre, le 20 juin 1705. La Royal Society consigne ces doutes dans un procès-verbal qu’elle évite de publier : reconnaître l’imposture serait avouer sa propre crédulité.

L’engouement s’essouffle lentement, au rythme d’un malaise grandissant dans les cercles savants. Psalmanazar conserve quelques mécènes, mais l’effervescence retombe. Dans les mois qui suivent, l’imposteur glisse hors des salons : pas de procès spectaculaire, simplement une évaporation sociale. L’Angleterre change de marotte ; lui glisse vers l’ombre, opiomane, correcteur d’épreuves, plume anonyme pour quelques encyclopédistes.

George Psalmanazar meurt pauvre et discret en 1763. L’année suivante paraissent les *Memoirs of ***, Commonly Known by the Name of George Psalmanazar, confession où il se vante d’avoir voulu « mesurer la profondeur du puits de la crédulité humaine », sans jamais révéler son patronyme véritable (Psalmanazar, 1764/1968).

 

Une leçon pour 2025

Pendant trois ans, Londres s’est laissé bercer par une illusion cousue de fil doré, refusant d’entendre les sceptiques pourtant lucides. Pourquoi ? Parce que le récit du faux Formosan flattait à merveille les passions du public : haine du papisme, goût de l’exotisme, et foi dans le témoignage incarné, l’homme qui « y était ». L’Europe du XVIIIᵉ siècle n’avait ni comité de lecture ni méthode d’authentification rigoureuse ; l’ethnologie naissante préférait la couleur locale à la critique des sources.

Trois siècles plus tard, les mécanismes sont toujours là — simplement mis à l’échelle industrielle. On n’a plus besoin de robe safran : un col roulé noir, une punchline sur la liberté ou une visite sous casque dans un data center font l’affaire. Les capitaines d’industrie se rêvent sauveurs de l’humanité tout en nous expliquant que le réchauffement climatique est une opportunité pour « réinventer la mobilité » — à condition bien sûr de ne rien remettre en cause de fondamental. Les démagogues politiques, eux, nous vendent des nations « en ruine qu’il faut restaurer » ou des sociétés « en décadence qu’il faut purifier », tout en posant avec des drapeaux et des vaches sacrées de la tradition. Et pendant ce temps, des PDG visionnaires nous promettent qu’une IA consciente apportera la paix mondiale — du moment qu’on leur laisse en privatiser le brevet.

Le costume a changé, mais le tour de passe-passe reste le même : raconter ce que nous brûlons d’entendre, et nous flatter juste assez pour que nous soyons certains de ne jamais être dupes. L’imposture flamboyante de Psalmanazar n’a duré que trois ans. C’est peu, quand on songe aux carrières interminables de certains charlatans médiatiques, de ces faux experts qui peuplent nos écrans, nos plateaux télé, et parfois nos ministères — avec la bénédiction de ceux qui préfèrent une belle fable à un doute dérangeant.

 

Tromper est plus simple que détromper

Cette affaire nous rappelle que l’esprit critique n’est pas un accessoire pour faire joli, un diplôme à accrocher au mur… Il s’exerce — et surtout là où nous pensons le moins en avoir besoin. Quand l’orateur s’avance, sûr de lui, costume soigné ou habit exotique, quand il manie une langue inventée, un jargon technique ou un tableau de chiffres trop clair pour être vrai, ce n’est pas notre bêtise qu’il vise, mais notre vanité. Car le plus grand carburant de l’imposture, ce n’est pas l’ignorance : c’est la certitude confortable d’être, soi, au-dessus de la masse des dupes. Psalmanazar n’a pas trompé un peuple inculte : il a séduit des évêques, des érudits, des fellows de la Royal Society — tous convaincus que leur rang et leur savoir les rendaient imperméables à la supercherie.

Alors la prochaine fois qu’un conférencier vous vendra une vérité introuvable sur les cartes, un système révolutionnaire pour sauver le monde ou un discours calibré pour flatter vos convictions les plus sensibles, repensez à ce Gascon exotique. Son imposture n’a pas trompé malgré l’intelligence de son public, mais grâce à ses angles morts : ses présupposés, ses certitudes, son besoin secret d’être conforté. Le canular s’est glissé dans leurs attentes comme une réponse attendue. Il avait été commandé sur mesure. Et il était made in Taiwan.

Mais rassurons-nous. Cela ne saurait nous arriver à nous, n’est-ce pas, car nous ne sommes plus en 1704 !

 

Acermendax


Références

  • Breen, B. (2013). No man is an island: Early modern globalization, knowledge networks, and George Psalmanazar’s Formosa. Journal of Early Modern History, 17(4), 391–417.
  • Chien, H.-y. (2019). The Royal Society’s First Scientific Study of Formosa/Taiwan in the Psalmanazar Affair. Paper, EATS 2019.
  • Chien, H.-y. (2021). « George Psalmanazar and the fake history of Taiwan », Taiwan Insight, 19 oct.
  • Keevak, M. (2004). The pretended Asian: George Psalmanazar’s eighteenth-century Formosan hoax. Wayne State University Press.
  • Love, H. (2020). Psalmanazar, George (1679?–1763). In Oxford Dictionary of National Biography. Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/ref:odnb/22356
  • Psalmanazar, G. (1764/1968). *Memoirs of ***, commonly known by the name of George Psalmanazar. (Repr. ed. 1968). Dawsons of Pall Mall. (Original work published 1764)
  • Royal Society. (1705). Correspondence: Henry Newman to Samuel Griffith (May–June 1705). Early Letters EL/N1/81. The Royal Society Archives, London.

 

 

Ou le ‘nouveau’ racisme scientifique

 

Le « nouveau » racisme scientifique ressemble étroitement à l’ancien : des récits qui prétendent expliquer les différences humaines par la biologie, en plaçant certains groupes au sommet d’une hiérarchie prétendument naturelle. La différence est surtout cosmétique : le vocabulaire s’habille aujourd’hui de génétique, de psychologie évolutionnaire et de neurosciences pour se donner une légitimité scientifique. C’est une trahison des disciplines qu’il invoque.

Nous allons examiner l’un de ces récits, porté par Edward Dutton dans une vidéo publiée le 6 novembre 2025, issue d’une première vidéo datant de mai 2024[1]. J’insiste sur le fait que mon intervention n’est pas partisane : il est parfaitement possible d’être conservateur, progressiste ou apolitique et de trouver ce discours problématique. La question n’est pas de savoir quelle idéologie vous préférez, mais ce que l’on peut décemment faire dire aux sciences.

Je m’attacherai donc à citer précisément les propos analysés, à en examiner les présupposés, et à montrer ce que la recherche dit réellement. Sans caricaturer Dutton, mais sans indulgence pour les détournements.

 

 

1. Les linéaments du discours de Dutton

Dès l’introduction, le ton est prophétique. Edward Dutton, présenté comme « anthropologue évolutionnaire », annonce qu’il va expliquer pourquoi les militants « woke » seraient fragiles, hypersensibles, voire génétiquement dégénérés.

L’idée centrale, répétée sous plusieurs formes, est la suivante :

  • le « wokisme » serait le produit d’une « charge mutationnelle » élevée,
  • ces « mutants » seraient instables, peu attractifs, « nés traîtres » à leur groupe,
  • leur non-reproduction les condamnerait à disparaître,
  • tandis que le conservatisme religieux représenterait le phénotype « normal », sélectionné par l’évolution.

La structure du discours est claire :

  1. Naturaliser le conservatisme comme phénotype sain et « conforme » à la sélection naturelle.
  2. Pathologiser les progressistes comme produits d’une « charge mutationnelle » déviante.
  3. Présenter le « wokisme » comme un mécanisme de purge du pool génétique.
  4. Glisser de là vers des considérations raciales et civilisationnelles.

On nous raconte que la modernité aurait stoppé la sélection naturelle, laissant proliférer des « mutants » dont la faiblesse morale et mentale expliquerait la gauche progressiste contemporaine. Sur le plan rhétorique, c’est un mythe pseudoscientifique qui affirme que la Nature elle-même serait du côté des réactionnaires religieux.

 

2. Qui nous parle ?

Savoir qui parle ne suffit pas à décider si une idée est vraie, mais cela permet d’identifier les biais possibles et le type de milieu intellectuel dont le discours provient. Dans le cas d’Edward Dutton, ces éléments sont loin d’être anecdotiques.

Edward Croft Dutton (né en 1980, Londres) est diplômé en théologie (Durham) et docteur en études religieuses (Université d’Aberdeen). Il a été docent (équivalent maître de conférences) en anthropologie de la religion à l’Université d’Oulu (Finlande). Il ne vient donc ni de la génétique, ni de la biologie évolutive, ni de la psychologie évolutionnaire, même s’il s’en réclame aujourd’hui.

Une partie notable de ses travaux vise à renverser un constat empirique assez robuste : en moyenne, la religiosité est corrélée négativement aux scores d’intelligence, même si ces corrélations sont modestes et largement médiées par des facteurs socio-culturels (Zuckerman et al., 2013). Pour contester ce résultat, Dutton propose, dans un article de 2018, une thèse spectaculaire : selon lui, l’athéisme serait l’expression d’une charge mutationnelle élevée, conséquence d’un affaiblissement de la sélection naturelle dans les sociétés modernes (Dutton, Madison, & Dunkel, 2018).

Problème : l’article, publié dans Evolutionary Psychological Science, ne comporte aucune donnée génétique. Il se fonde uniquement sur des proxys indirects (asymétries corporelles, traits médicaux, gaucherie, autisme, etc.). Adam Rutherford, généticien et vulgarisateur, a montré dans Discover qu’aucun de ces indicateurs ne permet de mesurer une « charge mutationnelle », que les corrélations sont faibles, et que le langage de la « dégénérescence » et des « mutants » relève davantage d’un imaginaire moral que d’une analyse scientifique (Rutherford, 2019).

 

Du religieux à la « science raciale »

À partir de la fin des années 2010, Dutton se rapproche d’un réseau de groupes engagés dans la réhabilitation d’une « science de la diversité humaine » aux accents eugénistes. Il rejoint le comité éditorial de Mankind Quarterly, revue abondamment documentée comme un vecteur central du racisme scientifique depuis les années 1960 (Tucker, 1994 ; Saini, 2019). Il collabore avec l’Ulster Institute for Social Research et participe aux London Conferences on Intelligence, connues pour avoir accueilli plusieurs partisans contemporains de l’eugénisme (Panofsky, 2014 ; Bird, Jackson, & Winston, 2024).

Depuis 2019, il anime la chaîne/podcast The Jolly Heretic, publiée par la Human Diversity Foundation, devenue Polygenic Scores LLC. Cette structure a été décrite par une enquête conjointe de The Guardian et de l’ONG Hope Not Hate comme un hub d’« activistes de la race science », promouvant la remigration et un projet d’ethno-État blanc, et financée par plus d’un million de dollars versés par un entrepreneur tech américain (Pegg et al., 2024 ; Human Diversity Foundation, 2025).

 

Réputation scientifique

Sur le plan académique, la réputation de Dutton s’est encore dégradée après la publication, en août 2024, d’un article coécrit avec Emil Kirkegaard dans le Scandinavian Journal of Psychology, prétendant montrer que les libéraux seraient plus instables mentalement que  les conservateurs. L’article a été rétracté en mars 2025 ; la notice de rétractation conclut à de « graves erreurs concernant la méthode, la théorie et l’usage d’un langage normativement biaisé », erreurs qui « remettent en question les conclusions tirées par les auteurs » (Scandinavian Journal of Psychology, 2025).

Autrement dit : Dutton a bien un CV universitaire, mais il travaille aujourd’hui largement en marge de la recherche mainstream, au sein d’un écosystème explicitement dédié à la « science raciale ». Cela ne réfute pas ses positions par principe, mais oblige à un examen particulièrement rigoureux de ses arguments.

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3. “Avant, on sélectionnait les gens sains”

[00:00:32] — « La société préindustrielle sélectionnait les personnes physiquement et mentalement saines, celles qui avaient des instincts religieux et conservateurs, qui obéissaient à l’autorité et se reproduisaient. La modernité a mis fin à cette sélection. »[2]

Dès les premières minutes, Dutton déroule une fable évolutionnaire : pendant des siècles, la sélection naturelle aurait favorisé les individus robustes, religieux, obéissants, avant que la modernité ne permette à des « mutants » de survivre. Une sorte de « c’était mieux avant » en version darwinisée.

Cette vision ne correspond à rien de ce que montrent l’histoire, la démographie ou l’anthropologie. Les sociétés préindustrielles ne favorisaient pas — en termes de survie ou de reproduction — la docilité, la piété ou la “santé morale” ; elles sélectionnaient surtout les plus chanceux : ceux qui naissaient dans la bonne famille, la bonne caste, le bon village, au bon moment (Scheidel, 2017).  La mortalité y était dominée par des facteurs aveugles : guerres, famines, épidémies, abus de pouvoir. Les courageux et les altruistes mouraient souvent en premier : sur les champs de bataille, dans les famines où l’on cède ses rations, dans les épidémies où les soignants sont en première ligne. La reproduction était surtout l’apanage des lignées riches et protégées.

Si l’on veut parler de « sélection », il faut donc reconnaître qu’elle a favorisé les privilèges, les alliances politiques, l’accès aux ressources — pas une hypothétique « psychologie conservatrice ». Il n’existe aucune donnée montrant que la religiosité, la docilité ou l’obéissance aient, en tant que traits psychologiques, augmenté systématiquement la réussite reproductive des individus (Henrich, 2020).

L’erreur fondamentale de Dutton est de confondre ordre social et processus évolutif. Il attribue à la sélection naturelle des phénomènes qui relèvent de l’histoire humaine :  castes, patriarcat, monarchies, domination militaire. L’évolution n’a jamais « choisi » les conservateurs ni éliminé les progressistes. Les humains ont évolué dans des environnements où l’entraide, la coopération entre non-apparentés, la négociation, l’ingéniosité et la résilience culturelle jouaient un rôle bien plus important que les instincts d’obéissance ou la fidélité aux traditions.

Dutton fantasme un âge d’or Darwinien interrompu par la modernité. La réalité est l’une des réalisations les plus extraordinaires de l’humanité : en développant l’hygiène, la médecine, l’éducation et l’État de droit, les sociétés modernes diminuent l’arbitraire de la mort. Des stratégies sociales efficaces pour la survie collective, c’est en cela que consiste la vraie spécificité de l’adaptation humaine.

 

4. Le “cercle moral” et les “traîtres nés”

[00:04:12] — « Les gens de gauche s’identifient davantage à une autre classe ou à une autre race qu’à la leur. Ce sont, en réalité, des traîtres-nés. C’est une stratégie évolutive qui leur permet de collaborer avec des étrangers afin de gagner du statut au sein de leur propre groupe. »[3]

 

Dutton présente ici ce qui constitue probablement le cœur émotionnel de son discours : Il oppose deux humanités : d’un côté, les conservateurs, supposément attachés à leurs proches dans un ordre “naturel” — famille, clan, ethnie, “race”, espèce. De l’autre, les progressistes, qui auraient tendance à s’identifier à “l’autre” plutôt qu’aux leurs : une préférence présentée comme contre-nature, voire trahison inscrite dans les gènes.

C’est complètement con.

 

Ce que dit vraiment Jonathan Haidt

Pour légitimer cette idée, Dutton invoque la psychologie morale de Jonathan Haidt. Or la Moral Foundations Theory ne décrit aucune hiérarchie biologique de l’attachement, encore moins une opposition « normal/déviant » entre gauche et droite.

Haidt et Graham (2007) identifient six fondations morales universelles — soin, équité, loyauté, autorité, pureté, liberté — présentes chez tout être humain. Les libéraux (au sens américain) pondèrent davantage soin et équité ; les conservateurs mobilisent plus fortement loyauté, autorité et pureté, en plus des deux premières (Graham, Haidt, & Nosek, 2009). Cela ne signifie pas que les uns seraient « naturellement » loyaux et les autres « naturellement » traîtres : cela décrit des sensibilités morales différentes, façonnées par la culture, l’éducation, les trajectoires de vie.

Dans The Righteous Mind, Haidt insiste au contraire sur l’idée de « yin et yang moraux » : chaque sensibilité apporte des avantages et des risques, et aucune n’est intrinsèquement supérieure (Haidt, 2012). Il met explicitement en garde contre les lectures biologisantes qui prétendraient sacraliser une orientation politique comme étant « la nature ».

Dutton fait donc dire à Haidt l’inverse de son propos. Il transforme une théorie de la diversité morale en hiérarchie pseudo-biologique entre « normaux » et « mutants »[4].

 

Ce que dit l’histoire humaine

L’extension du « cercle moral » n’a rien d’une dérive mutationnelle. Tout au long de l’histoire, les sociétés élargissent progressivement la sphère de ceux qu’elles jugent dignes de considération : des proches à la tribu, de la tribu à la cité, à la nation, puis, dans certaines traditions modernes, à l’humanité entière. Peter Singer (1981) et Frans de Waal (2016) ont largement décrit ce mouvement.

Il ne s’agit pas de préférer « l’étranger » : il s’agit de reconnaître que l’étranger est un semblable. Cet élargissement de la solidarité réduit les conflits internes et permet la coopération à grande échelle. Qualifier ce mouvement de « trahison » revient à pathologiser la compassion et à nier que les progrès dont nous bénéficions dans le monde actuel sont le résultat de cette tendance civilisationnelle

La posture progressiste, même si l’on souhaite la critiquer, ne consiste pas à placer les étrangers au-dessus des siens, mais à refuser que l’appartenance ethnique ou tribale soit le critère moral suprême. On peut contester cette norme, mais on ne peut pas honnêtement la transformer en maladie génétique.

 

5. La “mutation” comme cause du progressisme

[00:08:24] — « La charge mutationnelle est associée à une déviation par rapport à ce pour quoi nous avons été sélectionnés — ce qui inclut une déviation par rapport au conservatisme. Donc les mutations prédisent les opinions de gauche, l’athéisme et l’instabilité mentale. »[5]

 

C’est la thèse centrale de Dutton : les progressistes seraient des mutants. La modernité aurait permis la survie de gènes “délétères”, responsables d’instabilité mentale et de déviations morales : athéisme, féminisme, égalitarisme.

Il n’y a aucune théorie scientifique derrière tout cela, seulement une pétition de principe :

→ si vous êtes conservateur, vous êtes “sain” parce que c’est ce que la nature attendrait de vous.
→ si vous êtes progressiste, vous êtes une erreur de la nature.

Et si vous objectez, c’est la preuve que vous appartenez au groupe des mutants dégénérés dont la parole ne peut avoir de valeur.

 

Dans ses travaux, Dutton relie une série de traits disparates — asymétries corporelles, myopie, troubles psychologiques, gaucherie, absence d’enfants, athéisme — à la notion de « charge mutationnelle », sans jamais produire de données génétiques (Dutton et al., 2018). Comme l’a souligné Rutherford, ces proxys ne mesurent pas la charge mutationnelle, et les corrélations rapportées sont faibles et interprétées de manière extravagante (Rutherford, 2019).

La littérature en génétique du comportement montre bien que les orientations politiques ont une composante héréditaire modérée (souvent 30–50 % de variance expliquée dans les études de jumeaux), mais aucun gène, aucun locus, aucun profil SNP n’a été identifié comme « gène de gauche » ou « gène de droite » (Hatemi & McDermott, 2012 ; Polderman et al., 2015). On parle de dispositions psychologiques générales (prudence, ouverture à l’expérience, tolérance à l’incertitude), fortement modulées par l’environnement social.

Rien ne permet de diagnostiquer une « charge mutationnelle » à partir d’une orientation politique ou d’un désaccord moral. La thèse de Dutton est en contradiction directe avec ce que l’on sait des déterminants des attitudes politiques.

 

Darwin contre le darwinisme social

L’eugénisme sous-jacent est transparent : Dutton célèbre implicitement un retour de la sélection par élimination, comme si nous étions malades d’avoir protégé les faibles.

Darwin, lui, avait parfaitement anticipé — et rejeté — cette lecture brutale de sa théorie. Dans La Filiation de l’homme (1871), il souligne que les sociétés civilisées font tout leur possible pour empêcher l’élimination des individus vulnérables :

« Les hommes civilisés, au contraire, font tout ce qui dépend d’eux pour arrêter le processus d’élimination ; ils construisent des asiles pour les imbéciles, les estropiés et les malades… »
(Darwin, 1872, traduction française de la 2ᵉ édition, chap. V)

Il admet que cette aide affaiblit mécaniquement la sélection naturelle, mais il ajoute immédiatement que renoncer à la compassion serait moralement dégradant :

« Nous ne saurions réprimer notre sympathie, même si la raison sévère nous y exhortait, sans détériorer ce qu’il y a de plus noble dans notre nature. » (ibid.)

Autrement dit : la compassion n’est pas un affaiblissement de l’espèce humaine, mais un accomplissement de la civilisation.

Pour Darwin, la grandeur de la civilisation tient précisément dans la capacité à désamorcer la sélection naturelle, pas à la prolonger.

 

La diversité comme atout évolutionnaire

L’autre erreur majeure de Dutton consiste à voir dans la diversité un signe de déclin. Or la biologie évolutive montre que la diversité génétique d’une population est un réservoir d’adaptabilité : elle augmente la probabilité qu’au moins certains individus soient bien adaptés à des conditions changeantes (Barrett & Hoekstra, 2011 ; Simons & Sella, 2016).

Une société qui protège les vulnérables accroît la diversité phénotypique des générations suivantes. Elle ne se « dégénère » pas : elle se donne davantage d’options adaptatives pour l’avenir. Dutton n’a pas réussi ou n’a pas voulu le comprendre.

 

 

6. Le glissement vers l’injure pseudo-biologique (10:10–12:30)

[00:11:12] — « Les extrémistes de gauche, des personnes comme Andrea Dworkin, ont une charge mutationnelle très élevée — elles sont mentalement instables, peu attirantes et ne se reproduisent pas. »[6]

Andrea Dworkin, écrivaine féministe radicale, devient un exemple de “mutante”, laide, instable, vouée à disparaître faute de se reproduire. Les féministes, les militants « woke » seraient des « dégénérés ». Associer un adversaire politique à une tare biologique est un procédé bien documenté en psychologie sociale : cela participe de la déshumanisation, en présentant le groupe visé comme malade, déficient, inférieur (Haslam, 2006).

Cette biologisation de la dissidence a une histoire : elle rappelle les discours eugénistes des années 1920–1930 qui décrivaient opposants politiques, artistes ou minorités comme « dégénérés » sur la foi d’observations superficielles (Stepan, 1985). Dutton réactualise cette rhétorique sous couvert de « psycho évo ».

 

7. Le “wokisme” comme purification génétique (12:35–15:05)

[00:13:58] — « On peut voir le wokisme comme un ange de la mort. Il élimine les mutants, permettant ainsi au noyau conservateur sain de survivre à la prochaine catastrophe. »[7]

[00:14:42] — « Les Asiatiques de l’Est ne produisent pas beaucoup de génies ou de criminels par habitant ; peut-être qu’ils ne produisent pas non plus de wokisme — leur bassin génétique est trop réduit. » [8]

 

Voici le cœur idéologique du système : le « wokisme » serait un mécanisme auto-eugéniste d’élimination des « mutants », dont la disparition renforcerait le « noyau conservateur sain ».

Dutton importe dans la vie politique un critère de succès évolutif — le nombre de descendants — et en fait la raison d’être de l’humain. Et c’est fractalement débile, c’est-à-dire débile à toutes les échelles et sous tous les angles : génétique, démographique, adaptatif, logique. Débile au sens propre du terme : faible, inefficace, incapable de soutenir l’examen critique.

D’abord, cela recycle les vieilles erreurs des doctrines eugénistes : Francis Galton, Karl Pearson ou Charles Davenport affirmaient déjà que la civilisation protégeait trop de pauvres, de dissidents ou de personnes handicapées, et que la solution passait par la stérilisation ou l’exclusion. On sait où ces idées ont mené, et l’on sait aussi à quel point elles étaient scientifiquement infondées (Kevles, 1985 ; Mukherjee, 2016).

L’idée que “la Nature” éliminerait les progressistes n’est qu’une manière de dire que leur disparition serait naturelle, donc acceptable, voire souhaitable.

 

Ensuite, l’affirmation selon laquelle les Asiatiques de l’Est auraient « trop peu de diversité génétique pour produire du wokisme » est purement inventée. Il n’existe aucune donnée reliant diversité génétique populationnelle et production d’idéologies politiques particulières. La diversité génétique intra-population varie, certes, mais elle n’a jamais été reliée à l’apparition d’un mouvement social contemporain plutôt qu’un autre.

C’est exactement le type de dérive que Bird, Jackson et Winston (2024) appellent la « nouvelle science raciale » : des auteurs qui maquillent un programme politique de hiérarchie raciale sous un vernis d’évolutionnisme psychologique.

8. Ce que dit la vraie psychologie évolutionnaire

Dutton aime se présenter en « dissident » courageux, porteur d’une vérité interdite, censuré par la bien-pensance. C’est un narratif vu et revu : le gourou, l’imposteur, le charlatan ou la fausse-experte transforme son isolement académique en preuve de lucidité.

La psychologie évolutionnaire sérieuse, elle, ne s’intéresse pas à savoir « qui a raison politiquement ».

Elle suppose des fonctions aux caractéristiques psychologiques pour découvrir du design, ce qui permet de décrire et de comprendre les mécanismes de l’esprit humain : coopération, attachement, jalousie, peur, hiérarchie, empathie, compétition, réciprocité, conformisme, etc.

Elle explore comment ces mécanismes ont été façonnés dans un passé évolutif partagé, et comment ils interagissent aujourd’hui avec des environnements sociaux extrêmement différents de ceux dans lesquels ils ont émergé (Cosmides & Tooby, 2013 ; Buss, 2019). Elle montre que des profils psychologiques variés coexistent dans les sociétés humaines parce que cette pluralité contribue à la robustesse des groupes : certains individus favorisent la cohésion, d’autres l’innovation, d’autres encore la vigilance face aux menaces (Hrdy, 2009 ; Tomasello, 2019). La question n’est pas de savoir quelles opinions sont « mutantes », mais comment des stratégies différentes se combinent dans un écosystème social.

Rien dans cette approche ne laisse place à une notion de « pureté » génétique ou à une « charge mutationnelle » censée orienter les opinions politiques. La psychologie évolutionnaire, correctement comprise, fournit justement des outils pour déconstruire les prétentions eugénistes : elle rappelle que nos intuitions morales ne sont pas des oracles de la nature, mais des produits d’une histoire évolutive complexe, façonnés par des pressions sélectives anciennes et continuellement retravaillés par les environnements culturels (Bolhuis et al., 2011 ; Bird et al., 2024).

 

 

9. Pourquoi ce discours n’a rien de scientifique

Edward Dutton a parfaitement le droit d’être conservateur et de critiquer le « wokisme », à condition de le définir clairement. Le problème n’est pas l’existence d’un désaccord politique, mais qu’il a choisi de le présenter comme une conclusion scientifique, alors que les standards de la science ne sont pas respectés.

  1. Il postule un lien biologique entre orientation politique et « charge mutationnelle » sans fournir de données génétiques, ni même d’indicateurs reconnus de cette charge.
  2. Il remplace les analyses génétiques par des proxys arbitraires (gaucherie, anxiété, absence d’enfant, athéisme), dont aucun n’est admis comme mesure de mutations délétères.
  3. Il transforme des corrélations fragiles en récits moraux : les conservateurs seraient « adaptés », les progressistes « mutants » instables.
  4. Il réactive les schémas de l’eugénisme classique : l’obsession de la pureté, la glorification de l’élimination des « faibles », la naturalisation des hiérarchies raciales.

Edward Dutton est un théologien : faut-il vraiment s’étonner qu’il divague dès qu’il se pique d’expliquer l’évolution ? Ses conclusions sont posées d’avance et maladroitement rationalisées avec des rustines coloriées aux couleurs de la psycho-évo. Franchement : ai-je l’air surpris ?

Je ne suis pas surpris, mais je suis inquiet. Inquiet de voir un tel discours s’exprimer sans complexe jusque dans des journaux scientifiques, alors même qu’il décrit la disparition des “mutants” — athées, progressistes, marginaux — comme une forme de purification naturelle. Un monde rendu à ses “élus” : les religieux, les conservateurs, les conformistes, les “gens normaux”.

C’est là le cœur du problème : son système fournit un manuel prêt à l’emploi pour habiller de biologie frelatée la justification morale d’éventuelles politiques d’élimination symbolique — ou réelle — d’une partie de la population. Ai-je besoin d’expliquer à quel point c’est grave ?

 

Pour défendre la science, il ne suffit pas de dénoncer l’astrologie, le reiki ou la biodynamie. Il faut aussi se dresser contre l’exploitation idéologique de la biologie et de la psychologie, notamment lorsqu’elles sont mobilisées comme ici pour justifier l’exclusion ou la hiérarchisation des humains.

On peut tout à fait décrire le succès de notre espèce comme le résultat de sa capacité à fédérer les efforts de millions d’individus différents autour de buts communs, grâce à la complémentarité de leurs compétences et de leurs sensibilités. Ce n’est peut-être pas totalement neutre, mais c’est infiniment plus exact — plus fidèle aux données — que la petite vision raciste et rabougrie d’Edward Dutton.

La psychologie évolutionnaire, quand on la comprend, n’est pas l’alliée des nostalgiques de la sélection naturelle sociale. Elle est l’un des meilleurs antidotes à leur prétendu savoir.

 

Acermendax


Références

  • American Psychological Association. (2023). Ethical principles of psychologists and code of conduct.
  • Barrett, R. D. H., & Hoekstra, H. E. (2011). Molecular spandrels: Tests of adaptation at the genetic level. Nature Reviews Genetics, 12(11), 767–780.
  • Bird, K. A., Jackson, J. P., & Winston, A. S. (2024). Confronting scientific racism in psychology: Lessons from evolutionary biology and genetics. American Psychologist, 79(4), 497–508.
  • Bolhuis, J. J., Brown, G. R., Richardson, R. C., & Laland, K. N. (2011). Darwin in mind: New opportunities for evolutionary psychology. PLoS Biology, 9(7), e1001109.
  • Buss, D. M. (2019). Evolutionary psychology: The new science of the mind (6th ed.). Routledge.
  • Cosmides, L., & Tooby, J. (2013). Evolutionary psychology: New perspectives on cognition and motivation. Annual Review of Psychology, 64, 201–229.
  • Darwin, C. (1871). The descent of man, and selection in relation to sex. London: John Murray.
  • Dutton, E., Madison, G., & Dunkel, C. (2018). The mutant says in his heart “There is no God”: The rejection of collective religiosity centred around the worship of moral gods is associated with high mutational load. Evolutionary Psychological Science, 4(3), 233–244.
  • Graham, J., Haidt, J., & Nosek, B. A. (2009). Liberals and conservatives rely on different sets of moral foundations. Journal of Personality and Social Psychology, 96(5), 1029–1046.
  • Haidt, J. (2012). The righteous mind: Why good people are divided by politics and religion. Pantheon Books.
  • Haidt, J., & Graham, J. (2007). When morality opposes justice: Conservatives have moral intuitions that liberals may not recognize. Social Justice Research, 20(1), 98–116.
  • Haslam, N. (2006). Dehumanization: An integrative review. Personality and Social Psychology Review, 10(3), 252–264.
  • Hatemi, P. K., & McDermott, R. (2012). The genetics of politics: Discovery, challenges, and progress. Trends in Genetics, 28(10), 525–533.
  • Henrich, J. (2020). The WEIRDest people in the world: How the West became psychologically peculiar and particularly prosperous. Farrar, Straus and Giroux.
  • Hrdy, S. B. (2009). Mothers and others: The evolutionary origins of mutual understanding. Harvard University Press.
  • Human Diversity Foundation. (2025). Human Diversity Foundation [Notice encyclopédique]. Wikipédia
  • Kevles, D. J. (1985). In the name of eugenics: Genetics and the uses of human heredity. Harvard University Press.
  • Mukherjee, S. (2016). The gene: An intimate history. Scribner.
  • Panofsky, A. (2014). Misbehaving science: Controversy and the development of behavior genetics. University of Chicago Press.
  • Pegg, D., Burgis, T., Devlin, H., & Wilson, J. (2024, 16 octobre). Revealed: International “race science” network secretly funded by US tech boss. The Guardian.
  • Polderman, T. J. C., et al. (2015). Meta-analysis of the heritability of human traits based on fifty years of twin studies. Nature Genetics, 47(7), 702–709.
  • Rutherford, A. (2019). Are atheists genetically damaged? Discover Magazine.
  • Saini, A. (2019). Superior: The return of race science. Beacon Press.
  • Scheidel, W. (2017). The great leveler: Violence and the history of inequality from the Stone Age to the twenty-first century. Princeton University Press.
  • Simons, Y. B., & Sella, G. (2016). The impact of recent population growth on genetic load and the likelihood of genetic disease. Proceedings of the National Academy of Sciences, 113(29), E4434–E4441.
  • Singer, P. (1981). The expanding circle: Ethics, evolution, and moral progress. Clarendon Press.
  • Stepan, N. (1985). The idea of race in science: Great Britain 1800–1960. Macmillan.
  • Tomasello, M. (2019). Becoming human: A theory of ontogeny. Harvard University Press.
  • Tucker, W. H. (1994). The science and politics of racial research. University of Illinois Press.
  • Zuckerman, M., Silberman, J., & Hall, J. A. (2013). The relation between intelligence and religiosity: A meta-analysis. Personality and Social Psychology Review, 17(4), 325–354.

Autre ressource utile : Vidéo de Stéphane Debove sur la chaîne Evo Sapiens « La plus grosse injustice scientifique de ces 50 dernières années – psycho évo #10 (compil) »

https://www.youtube.com/watch?v=4QrzQrlzg_o

 

 

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=OxqYRNv24h4&t=12s

[2]  “Pre-industrial society was selecting for people who were physically and mentally healthy, for people who had religious conservative instincts, for those who obeyed authority and reproduced. Modernity stopped that selection.”

[3] “Left-wing people identify more with another class or another race than with their own. They are, in effect, born traitors. It’s an evolved strategy that lets them collaborate with outsiders to gain status over their in-group.”

[4] J’ai interpellé Haidt sur Twitter pour tenter de connaitre sa réaction à l’utilisation de ses travaux : https://x.com/Acermendax/status/1989839410612126161

[5] “Mutation load is associated with deviation from what we were selected for — that includes deviation from conservatism. So mutation predicts left-wing views, atheism, and mental instability.”

[6] “Extreme leftists, people like Andrea Dworkin, have very high mutational load — they’re mentally unstable, unattractive, and they don’t reproduce.”

A partie de la transcription : “the extreme leftists, >> yeah, >> people like Andrea Dworkin, >> don’t know, >> you know, ugly feminist philosopher, >> right? >> Very high mutational load. >> Yeah. >> Um not going to pass on their genes, very high mental instability. >> And if those people are quite intelligent, which can happen. Yes. um then of course they’re going to lead the society in an anti-hierarchical, anti-establishment, anti-conservative direction.”

[7] “You could see wokeness as an angel of death. It clears out the mutants so that the healthy conservative core survives the next disaster.”

[8] “East Asians don’t produce much per-capita genius or criminality, maybe they don’t produce wokeness either — their gene pool is too small.”

Que peut vraiment la raison ?

Il existe peu de questions aussi universelles que celle-ci : que reste-t-il de nous quand tout s’arrête ? Depuis la nuit des temps, les humains ont inventé des récits pour apaiser l’angoisse de la finitude. Les mondes souterrains d’Hadès, les jardins célestes des religions du Livre, les cycles de renaissance asiatiques : chaque culture a tenté d’apprivoiser la mort. Aujourd’hui, l’imaginaire de l’au-delà circule à travers les témoignages d’expériences de mort imminente (EMI), les récits de médiums et une littérature abondante, où l’on promet parfois des certitudes. Pourtant, au vu des récits foisonnants et éclectiques, il faut se demander ce que nous savons réellement.

C’est là que commence le travail zététique : examiner les affirmations extraordinaires avec méthode, confronter les hypothèses, distinguer ce que l’on ressent de ce que l’on peut établir.

Un terrain saturé de récits, rare en preuves

Les EMI occupent le cœur des discours contemporains sur la survie de la conscience. Beaucoup de personnes rapportent des expériences bouleversantes : sensation de sortir de son corps, vision globale de la scène, tunnel lumineux, rencontres d’entités bienveillantes. L’un des mérites de la recherche — et sans doute l’une de ses surprises — est de montrer que le « récit classique » popularisé par Raymond Moody (1975) est en réalité minoritaire. La plupart des expérienceurs n’en vivent que quelques fragments (Greyson, 2000 ; Martial et al., 2020) .

De plus, ces expériences varient selon les cultures. Là où les témoins occidentaux décrivent un tunnel, les Japonais rapportent une rivière lumineuse. On observe également des influences religieuses, sociales, et même médiatiques (Kellehear, 1993 ; Greyson et al., 2009) . Il serait absurde d’en déduire que les témoins sont malhonnêtes ; mais il serait naïf d’ignorer que la mémoire humaine reconstruit, complète et ajuste — comme le montrent les travaux d’Elizabeth Loftus sur la suggestibilité (2005) .

Le témoignage est précieux pour saisir les vécus subjectifs, mais ne constitue pas une preuve objective

Mourir, c’est un processus

Un point essentiel, souvent ignoré, est que la mort n’est pas un évènement ponctuel, une frontière claire et nette. On distingue l’arrêt cardio-respiratoire, la mort circulatoire irréversible, la mort cérébrale, puis la mort biologique des tissus. Les personnes que l’on « ramène » n’étaient pas mortes au sens irréversible du terme (Bernat, 2014) . Ce constat ne retire rien à la force émotionnelle de leurs témoignages ; il rappelle seulement que l’on ne peut pas s’en servir pour affirmer un aller-retour entre deux mondes.

Parallèlement, la neurophysiologie du cerveau mourant progresse. Lorsque la circulation s’effondre, une onde de dépolarisation terminale traverse le cortex : un emballement électrique massif, désormais bien documenté. C’est la grande avancée scientifique en la matière des dix dernières années. Lorsque la réanimation est rapide, une « onde de récupération » inverse le processus. Il est plausible — sans que l’on puisse encore le prouver — que ces fenêtres bioélectriques favorisent des expériences subjectives intenses, parfois interprétées comme une sortie de corps ou une rencontre mystique. Ces résultats, évoqués dans mon livre de manière plus approfondie, ouvrent une voie explicative naturaliste sérieuse, et surtout testable.

L’approche zététique : poser des hypothèses et regarder le monde

L’une des exigences idées du scepticisme scientifique consiste à confronter une hypothèse non pas à ce que l’on ressent, mais à ce que l’on devrait observer si elle était vraie. Le réel devient l’arbitre des thèses en concurrence pour expliquer un phénomène.

Sur la question de l’après-vie, nous avons essentiellement deux conjectures:

  1. L’hypothèse naturaliste : la conscience est produite par le cerveau vivant.
    ⇒ On s’attend à ce que les expériences extraordinaires surviennent dans des contextes où le cerveau est perturbé, sous stress extrême, sous hypoxie, sous anesthésie, sous intoxication, voire stimulé électriquement.
    C’est précisément ce que montrent les études sur l’autoscopie induite (Blanke et al., 2002) et, plus largement, sur les illusions perceptives en état critique.

  2. L’hypothèse survivaliste : une composante immatérielle de la personne perdure après la mort.
    ⇒ On s’attend à ce que des informations vérifiables, inconnues des témoins, puissent être rapportées. Les médiums devraient pouvoir fournir des données que seuls les défunts possédaient.
    Or, un siècle d’enquêtes rigoureuses — dont certaines sont détaillées dans le livre — montre l’absence de résultats reproductibles (Radford, 2004 ; Nickell, 2005) .

L’approche naturaliste n’est ni plus réconfortante ni plus séduisante que l’autre ; elle est simplement plus cohérente avec les observations. Et surtout, bien sûr, elle est amendable : toute nouvelle preuve solide la ferait évoluer. Ce critère de révisabilité — hérité de la logique poppérienne (Popper, 1959/2002) — est l’un des fondements de la démarche défendue en zététique.

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Pourquoi ces récits nous touchent-ils autant ?

Les sciences cognitives fournissent plusieurs indices. Nous séparons spontanément l’esprit du corps ; nous voyons des intentions partout ; nous relions des coïncidences en histoires cohérentes ; nous supposons qu’une justice immanente s’impose dans le monde (Lerner, 1980) ; nous sommes téléologiques par nature (Kelemen, 1999) ; et nous vivons sous le poids d’une angoisse existentielle que Becker (1973) a magistralement décrite. En somme, nous vivons avec un cerveau qui penche très clairement en faveur de présupposés que les concepts surnaturels sont capable de mobiliser dans des narratifs à forte teneur identitaire.

Dans ce paysage mental, La vie après la mort parle à nos intuitions, à notre besoin de sens, à notre peur de la fin. Loin d’être une anomalie ou une marque de stupidité, la croyance dans ce phénomène est tout simplement une conséquence logique des interactions entre la biologie et la culture. Le comprendre cela permet déjà de reprendre une part de liberté.

Rationnel pour quoi faire ?

La zététique n’a pas pour vocation de trancher des questions métaphysiques. Elle sert à clarifier ce que nous savons, à évaluer ce que nous pouvons légitimement croire, et à pointer ce que nous ignorons encore. Elle évite l’arrogance de ceux qui affirment savoir sur la base de leur seul ressenti, et celle  de ceux qui prétendent que la science aurait déjà tout expliqué.

Ce livre, réédité dernièrement dans seconde édition augmentée, prolonge cette exigence : prendre les témoignages au sérieux, les analyser sans les sacraliser ; examiner les études, leurs forces et leurs limites ; comparer les hypothèses de manière équitable ; et accepter de suivre les faits, où qu’ils mènent.

Sur la question de la mort comme sur tant d’autres, il faut regarder le doute en face et en faire un assistant dans notre une démarche lucide et humble face à l’inconnu.

Acermendax


Références
  • Becker, E. (1973). The Denial of Death. New York, NY: Free Press.
  • Bernat, J. L. (2013). Controversies in defining and determining death in critical care. Nature Reviews Neurology, 10(3), 164–173.
  • Blanke, O., Ortigue, S., Landis, T., & Seeck, M. (2002). Stimulating illusory own-body perceptions. Nature, 419(6904), 269–270.
  • Greyson, B. (2000). Near-death experiences. Journal of the American Medical Association, 283(23), 3185–3186.
  • Greyson, B., Kelly, E. W., & Kelly, E. F. (2009). Explanatory models for near-death experiences. In The Handbook of Near-Death Experiences.
  • Kellehear, A. (1993). Mortality and Immortality: The Anthropology and Archaeology of Death.
  • Kelemen, D. (1999). Why are rocks pointy? Children’s preference for teleological explanations of the natural world. Developmental Psychology, 35(6), 1440-1452.
  • Lerner, M. J. (1980). The Belief in a Just World. Plenum.
  • Loftus, E. F. (2005). Planting misinformation in the human mind. Learning & Memory, 12(4), 361–366.
  • Martial, C., Cassol, H., Laureys, S., & Gosseries, O. (2020). Near-Death Experience as a Probe to Explore (Disconnected) Consciousness. Trends in Cognitive Sciences, 24(3), 173-183.
  • Moody, R. (1975). Life After Life. Atlanta: Mockingbird Books.
  • Nickell, J. (2005). Psychic sleuthing: The myth-making process. Skeptical Inquirer.
  • Popper, K. (1973). La logique de la découverte scientifique. Paris : Payot.
  • Radford, B. (2004). Police psychics: Do they really solve crimes? Skeptical Inquirer.

Un meurtre à Milan, un crâne percé, et une idée fixe : le crime s’inscrit dans la chair. Quand la criminologie flirte avec la phrénologie.

 

Une anatomie du mal

Dans l’Italie tourmentée de la fin du XIXe siècle, où l’unité nationale récente peine à masquer les fractures sociales, un homme, médecin, psychiatre, anthropologue, s’élève bientôt comme le chantre d’une nouvelle science du crime.

Milan, hiver 1871. Dans la salle d’autopsie de l’hôpital militaire, le docteur Cesare Lombroso observe en silence le crâne d’un bandit calabrais. L’homme, mort quelques jours plus tôt, avait été fusillé après une série de vols sanglants dans la région. Le crâne est lourd, épais, marqué par une étrange cavité à l’arrière, au niveau de l’occiput. Pour un autre, ce serait une simple anomalie anatomique. Mais pour Lombroso, c’est une révélation. Une intuition fulgurante s’impose à lui : le crime, le vice, l’instinct de destruction… tout cela pourrait bien être inscrit dans l’os. Non pas seulement causé par la misère ou la colère, mais hérité, gravé dans la chair comme une preuve oubliée de notre animalité primitive.

C’est ce jour-là, racontera-t-il plus tard, que naît en lui la conviction que certains êtres humains sont nés pour tuer.

Avant Lombroso, une autre pseudoscience avait connu un immense succès en Europe : la phrénologie. Fondée par Franz Joseph Gall au tournant du XIXe siècle, elle prétendait détecter les traits de caractère d’un individu en palpant les bosses de son crâne. Chaque faculté morale ou intellectuelle — courage, orgueil, mensonge, amour filial — était supposée localisée dans une région cérébrale bien délimitée. Peut-être vous a-t-on dit que vous aviez la « bosse des maths » ; vous savez maintenant l’origine de cette drôle d’idée.

Longtemps populaire, la phrénologie servit de caution scientifique au racisme, au sexisme et à l’exclusion sociale, avant de perdre toute crédibilité dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Lombroso, qui était familier de ces théories, n’était pas strictement phrénologue. Il récupéra cependant l’idée que le crâne pouvait révéler l’âme, en la fusionnant avec les thèses darwiniennes et dégénérationnistes de son temps. Chez lui, le déterminisme physique se voulait évolutif : le criminel n’était pas un homme immoral, mais un être dégénéré, un atavisme, un échappé de l’évolution (Gibson, 2002). Le criminel-né était à la fois régression et danger biologique.

 

Le criminel-né

L’idée du « criminel-né » est la thèse centrale de son ouvrage L’Homme criminel (1876). Les assassins, les voleurs, les violeurs porteraient des caractères physiques communs : front fuyant, mâchoire proéminente, oreilles décollées, bras trop longs… une physiognomonie démoniaque, en quelque sorte. Notons que pour Lombroso les femmes font de piètres criminelles en raison de leur moindre intelligence et de leur nature passive. À travers des milliers de mesures, de photographies, de moulages, Lombroso traque le mal dans les caractères physionomiques ; et il le trouve (Horn, 2003).

 

Le musée du soupçon

Son laboratoire devient un véritable musée anatomique du crime. Il y accumule crânes, squelettes, cerveaux, objets dérobés aux prisons et asiles, comme autant de preuves à charge contre la liberté humaine. Il mêle sans scrupules les figures du criminel, du fou, de l’anarchiste et du marginal. Tous auraient, selon lui, une base biologique commune : celle de l’anormalité (Pick, 1989).

L’Europe se divise autour de cette idée. Certains médecins applaudissent : enfin une science du crime ! D’autres s’inquiètent : la liberté, la responsabilité pénale, ne reposent-elles pas sur l’idée que le crime est un choix ?

Mais c’est surtout sur le plan scientifique que la méthode de Lombroso vacille. Ses mesures sont biaisées, ses statistiques manipulées, ses catégories floues. Il déclare sans rire que les tatouages sont un signe de criminalité innée, que les femmes criminelles sont des hommes ratés, et que les génies fous sont à mi-chemin entre le prophète et le délinquant.

 

La chute d’un paradigme

Les polémiques ne manquent pas. Le psychiatre Enrico Ferri, pourtant disciple de Lombroso, s’en éloigne pour insister sur l’influence des facteurs sociaux. En France, Gabriel Tarde s’oppose à l’hérédité du crime au nom de la sociologie et de la psychologie.

La vision de Lombroso s’oppose frontalement à celle de la sociologie où l’environnement représente une importante part explicative des comportements humains. Lors des premiers congrès d’anthropologie criminelle de 1885 à 1895, ses thèses sont battues en brèche par des chercheurs français Alexandre Lacassagne, Paul Topinard et Léonce Manouvrier, qui défendent la thèse de l’influence prépondérante du milieu.

Mais le coup de grâce viendra de la méthodologie : en 1911, Charles Goring, à l’issue d’une étude statistique rigoureuse sur plus de 3 000 détenus britanniques, ne trouve aucune caractéristique physique distincte entre criminels et non-criminels (Goring, 1913). C’est là une démolition en règle des fondements même de l’anthropologie criminelle. Lacassagne, Topinard, Manouvrier et Goring avaient raison, mais Lombroso restera plus célèbre qu’eux.

Sa pensée s’inscrit dans un contexte plus large : celui de l’essor de l’anthropologie raciale et de la peur des classes populaires (Valverde, 2006). Elle prépare sans le savoir les pires dérives eugénistes du XXe siècle. Le criminel-né devient vite le juif, l’homosexuel, l’indigène, le révolutionnaire.

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Des idées dangereuses

Le concept de criminel-né, de scélérat classifiable par la biométrie défendu par Lombroso n’est pas seulement une impasse scientifique, il alimente une vision du monde où l’homme de la haute société, distingué, élégant, arborant tous les signes d’une qualité biologique impeccable serait au-dessus de tout soupçon, une idée qui s’accroche toujours aux consciences  dans le siècle du phénomène #Metoo où il est toujours difficile d’admettre qu’un homme puisant, digne représentant de ce que l’espèce fait de mieux, puisse être l’auteur d’agressions révoltantes.

En professant la doctrine que le crime se lit sur le faciès du coupable, on absout les individus qui se conforment aux normes établies, et on dissuade les victimes de tenter d’obtenir justice ou réparation. Et s’il faut se retenir d’accuser Lombroso d’avoir eu un calcul idéologique dans l’énonciation de sa doctrine, on ne peut faire l’économie d’une analyse qui rappelle que ce genre de « vérité » arrange bien les individus qui peuvent cacher leurs crimes derrière leur position sociale. Nous savons hélas que les atrocités quotidiennes ne sont pas le fait de monstres aux marges de la société, mais bien le résultat de la capacité de certains à passer inaperçus.

 

Crépuscule spirite

Lorsque Lombroso meurt en 1909, il laisse derrière lui un champ de ruines scientifiques, mais une postérité idéologique durable. Déjà discrédité par la communauté scientifique, il passe les dernières années de sa vie à fréquenter les séances spirites d’Eusapia Palladino. Convaincu de la réalité de ses dons, il publie en 1909 Hypnotisme et spiritisme, un livre où il défend la médium au nom de la science… et signe, sans le vouloir, l’acte de décès de sa propre crédibilité.

Encore aujourd’hui, certains fantasmes de reconnaissance faciale automatisée ou de « gènes du crime » en portent l’héritage inconscient. L’idée que la science pourrait désigner les coupables avant même leur acte, en lisant les corps comme on lirait une page d’aveux, continue de hanter notre imaginaire judiciaire, au point qu’un futur Président de la République du XXie siècle a pu envisager de détecter les criminels dès la maternelle. Le spectre de Lombroso n’a pas dit son dernier mot.

Et pourtant nous ne sommes plus en 1876 !

 

Acermendax

 


Références

  • Gibson, M. (2002). Born to Crime? Cesare Lombroso and the Origins of Biological Criminology. History of the Human Sciences, 15(2), 29–50.
  • Goring, C. (1913). The English Convict: A Statistical Study. London: HMSO.
  • Horn, D. G. (2003). The Criminal Body and the Body Politic: Cesare Lombroso and the Anatomy of Deviance. Comparative Studies in Society and History, 45(2), 252–269.
  • Pick, D. (1989). Faces of Degeneration: A European Disorder, c.1848–c.1918. Journal of the History of Ideas, 50(2), 291–292.
  • Valverde, M. (2006). Making Sense of ‘Abnormality’: Cesare Lombroso and the Government of Crime. Criminology and Criminal Justice, 6(1), 5–28.

Une rumeur du XVe siècle à propos du pape et de pratiques obscures impliquant du sang d’enfant : les ingrédients d’une histoire qui n’a pas besoin d’être vraie pour circuler.

 

Prologue : un printemps sous tension

Avril 1492, Rome. Les jardins du Vatican s’emplissent d’odeurs d’orangers et de lys, mais l’air n’a rien de paisible. Dans ses appartements, le pape Innocent VIII – Giovanni Battista Cibo pour l’état civil – agonise.

Il est obèse, goutteux, affaibli par des troubles rénaux et un diabète que la médecine du temps ne sait pas nommer, encore moins soigner. Ses médecins s’acharnent à purger, saigner, appliquer des cataplasmes. Rien n’y fait. Le souffle du pontife se fait court. Et autour de lui, les factions s’agitent : l’élection qui suivra décidera de l’équilibre précaire entre puissances italiennes, familles romaines et monarchies étrangères. Les Borgia, les della Rovere, les Médicis affûtent leurs intrigues.

Dans ce climat, chaque geste autour du lit papal devient politique. Les visites sont filtrées, les rumeurs prolifèrent. Et c’est là que naît l’une des histoires les plus étranges – et les plus persistantes – de l’histoire des papes.

 

La chronique d’Infessura

Le récit le plus célèbre de ces derniers jours se trouve dans le Diarium urbis Romae, tenu par Stefano Infessura, notaire romain et chroniqueur municipal. Infessura est un pamphlétaire virulent, farouchement hostile à la cour pontificale.

Infessura relaie la rumeur selon laquelle un « médecin hébraïque » aurait fait prélever le sang de trois enfants d’une dizaine d’années, chacun payé un ducat, pour le donner au pape mourant. Les garçons seraient morts, et peu après le pontife aussi. Le chroniqueur ne dit rien de la manière dont ce sang aurait été administré. Le mot même de « transfusion » n’existait pas encore : en 1492, on ignorait la circulation sanguine, découverte seulement au XVIIᵉ siècle. C’est donc dans les reprises postérieures qu’on a projeté cette idée médicale. Le récit d’Infessura, lui, joue surtout sur l’horreur morale, pas sur la plausibilité technique.

Dès cette première version, tous les ingrédients d’un scandale sont réunis :
Un pontife mourant, symbole du pouvoir religieux.
Un médecin juif, figure d’extériorité religieuse et de savoir suspect.
Le sang d’enfants innocents, image sacrificielle ultime.

Comment voulez vous que les gens résistent au plaisir de se scandaliser ?

 

Quand la rumeur quitte Rome

Le Diarium urbis Romae d’Infessura n’est pas, à proprement parler, un succès de librairie à la fin du XVe siècle. Il circule surtout sous forme manuscrite, dans un cercle restreint. Ce n’est qu’une génération plus tard, dans les années 1520-1540, que l’histoire s’épanouit vraiment, portée par l’essor de l’imprimerie et par les polémiques de la Réforme.

Des auteurs protestants comme Johann Sleidan (Commentariorum de statu religionis et reipublicae, 1555) reprennent le récit pour en faire un tableau encore plus scandaleux. D’autres pamphlets anonymes circulent dans les milieux germanophones au début du XVIᵉ siècle, nourris de la même veine anticléricale : ils mettent en scène le pape comme monstre, buveur de sang, associé à la magie noire. Ces textes appartiennent au même univers visuel que des satires comme le Papstesel von Rom (1523), directement conçu comme une caricature de la papauté, ou que des images de prodiges monstrueux comme le Monstrum von Ravenna (1512), qui furent rapidement récupérées par les polémistes pour symboliser la décadence de Rome.

Les détails se transforment à chaque reprise. La manière dont le sang est administré varie : on parle parfois d’une boisson, parfois d’une injection « directe » – anachronique pour l’époque – ou encore d’onguents appliqués sur le corps du pape. Le motif aussi change : certains pamphlets insistent sur le désir de prolonger la vie, d’autres sur la volonté de retrouver une vigueur sexuelle, d’autres enfin sur la quête d’un contact avec les esprits. Même le décor se modifie : chez Infessura, tout se passe dans la chambre privée du pape ; chez certains polémistes du XVIᵉ siècle, la scène est déplacée dans une grande salle imaginaire, où l’on suppose des témoins terrifiés, ce qui renforce l’effet dramatique.

À chaque étape, le récit se charge de symboles :

  • La corruption du clergé romain.
  • Le soupçon envers les savoirs « étrangers » ou « occultes ».
  • La transgression absolue de l’ordre moral et naturel.

Pour les historiens comme Ronnie Po-Chia Hsia, cette fusion de motifs n’a rien d’innocent. Elle s’appuie sur des tropes médiévaux bien rodés : l’empoisonneur juif, l’accusation de meurtre rituel, la soif de sang chrétien. Dans un contexte où les expulsions et pogroms se multiplient, ces images trouvent un public prêt à les accueillir.

 

La recette de la calomnie parfaite

Aucun autre témoin contemporain fiable n’atteste l’épisode, mais évidemment si l’on croit à cette historie on s’attend à ce qu’elle soit camouflée. Comment se faire un avis ?

Peut-être en s’avisant qu’aucun autre chroniqueur contemporain, qu’il soit proche ou hostile au pape, ne confirme le récit. Les détails techniques sont impossibles pour l’époque : non seulement la transfusion n’existe pas, mais même la conservation du sang est hors de portée. Andrew Wear et d’autres spécialistes de l’histoire médicale y voient un canular politique. L’histoire d’Innocent VIII fonctionne comme une légende noire : elle condense en une scène scandaleuse toutes les accusations qu’on veut faire peser sur un adversaire.

Cela rappelle la légende Noire de Frédéric 2 dont je vous parlais dans une autre vidéo.

 

Si le récit persiste au fil des siècles, c’est qu’il est adaptable ; on peut s’en saisir au service de nouvelles causes, avec de nouveaux acteurs.

Au XVIIIᵉ siècle, les pamphlets révolutionnaires visant la monarchie s’ornent de scènes macabres : aristocrates décrits comme des vampires, bains de sang attribués à des figures comme Marie-Antoinette, images de nobles buvant littéralement la vitalité du peuple. Ces récits n’ont pas de lien direct avec le pape de 1492, mais ils réemploient la même grammaire symbolique :

  1. Un puissant (roi, pape, milliardaire).
  2. Une médecine secrète ou occulte (alchimie, sorcellerie, science futuriste).
  3. Une victime innocente (enfant, paysan, peuple).

 

Des Borgia à QAnon

Au XXIᵉ siècle, cette vieille mécanique narrative retrouve une seconde jeunesse grâce à internet et aux forums complotistes. L’affaire de l’adrénochrome épouvante des communautés anti-système qui croient ou font semblant de croire à des rites satanistes meurtriers. On prétend que des élites mondiales enlèvent des enfants pour extraire, via la terreur, une molécule censée prolonger la vie : l’adrénochrome.

Cette substance existe bien : c’est un produit de l’oxydation de l’adrénaline. Molécule très banale, elle n’a aucune propriété rajeunissante, aucun lien avec le sang des enfants, et les effets psychoactifs parfois évoqués sont issus d’expérimentations non concluantes des années 1950 et restent contestés aujourd’hui. Il n’y a aucune raison pour qu’elle soit consommée par les riches et les puissants, contrairement au temps de cerveau disponible.

L’adrénochrome est popularisée dans les années 1950 et 1960. Aldous Huxley la mentionne comme psychotomimétique supposé dans The Doors of Perception, et Hunter S. Thompson en fait une substance puissamment hallucinatoire dans le roman Fear and Loathing in Las Vegas. L’histoire pouvait s’arrêter là, mais QAnon est arrivé pour réactiver les vieilles légendes en vampirisant la fiction.

 

Les vidéos virales et « témoignages » anonymes ajoute la molécule fascinante au  canevas du XVe siècle : élite corrompue + médecine monstrueuse + enfants martyrisés. La vieille recette de l’infâme scandalise toujours ; on la resservira encore.

 

Les réseaux de la croyance

L’affaire Innocent VIII ne s’est pas diffusée à travers des réseaux sociaux numériques tentaculaires, mais elle disposait de réseaux sociaux analogique déjà très efficaces

  • Les chroniques manuscrites comme celle d’Infessura.
  • Les imprimeurs et éditeurs de pamphlets à Bâle, Wittenberg, Genève.
  • Les prédicateurs qui, en chaire, adaptaient ces histoires à leur auditoire.

La mécanique est équivalente au XXIe siècle :

  • Les forums et messageries chiffrées remplacent les cercles privés.
  • Les chaînes YouTube et comptes X tiennent le rôle des imprimeurs.
  • Les influenceurs servent de prédicateurs, souvent rémunérés par l’audience.

Dans les deux cas, la vérification est faible, la charge émotionnelle forte, et la récompense pour celui qui « révèle » un scandale est immense. Quand les propos les plus outranciers permettent à leurs auteurs de conquérir une reconnaissance populaire, la course est perdue pour les orateurs raisonnables, pour les discours prudents, solides et véridiques.

Le succès de ces histoires sordides repose sur plusieurs ressorts

  • Plausibilité narrative : il est facile de croire qu’un pouvoir absolu mène à des excès monstrueux, car c’est bien ce que l’histoire nous a enseigné.
  • Méfiance envers les élites : nourrie par des scandales réels, elle ouvre la porte aux faux.
  • Répétition culturelle : chaque génération hérite de motifs narratifs et les réactive.

L’affaire du « sang des innocents » fonctionne comme une histoire-mère : elle offre une matrice pour accuser l’adversaire d’être l’incarnation d’un mal qui s’est déjà manifesté dans le passé, dont nous avons des échos qui permettent de se dire que tout cela n’est pas inventé : les anciens en parlaient déjà !

 

Épilogue : l’ombre d’Innocent

Le 25 juillet 1492, Innocent VIII meurt officiellement d’une longue maladie. Alexandre VI Borgia lui succède. Le Vatican ne publiera jamais de réfutation officielle de la rumeur — Comme par hasard. Cinq siècles plus tard, le fantôme narratif rôde encore, recyclé, car il combine les qualités qui font les bonnes rumeurs.

On voit à l’œuvre un récit viral qui, d’une part, est une baliverne — une histoire qui valorise celui qui la détient et peut la faire connaître à d’autres autour de lui… mais qui est aussi une arme politique. Le récit a une fonction dans un effort de discrédit, de souillure d’un camp par un autre, ce qui dédouble le gout de scandale puisqu’il y a un risque à s’en faire l’écho, un sentiment de transgression envers un pouvoir menaçant : on brave un interdit pour faire circuler une histoire, qui, si elle est vraie, mérite qu’on la connaissance. Parce que si c’est vrai, c’est très grave.

 

L’idée que les puissants, qui exploitent le reste de la population à travers des mécanismes socioculturels bien réels, sont en fait des vampires qui boivent littéralement le sang des innocents est une histoire bien pratique pour balayer toute critique du système. Mais personne n‘est dupe, n’est-ce pas, car nous ne sommes plus en 1492 !?

 

Acermendax


Références

  • Barkun, M. (2013). A Culture of Conspiracy: Apocalyptic Visions in Contemporary America (2nd ed.). University of California Press.
  • Gottlieb, A. M. (1991). History of the first blood transfusion but a fable agreed upon: The transfusion of blood to a pope. Transfusion Medicine Reviews, 5(3), 228–235. https://doi.org/10.1016/s0887-7963(91)70211-3
  • Hsia, R. P.-C. (1991). The Myth of Innocent VIII’s Jewish Physician. Renaissance Quarterly, 44(1), 98–102.
  • Infessura, S. (1890). Diarium urbis Romae (M. L. Muratori, Ed.). Bologna: Zanichelli.
  • Strathern, P. (2019). The Borgias: Power and Fortune. Pegasus Books.
  • Thompson, H. S. (1971). Fear and Loathing in Las Vegas. Random House.
  • Wear, A. (2000). Knowledge and Practice in English Medicine, 1550-1680. Cambridge University Press.

L’illusion cognitive dont je vais vous parler ici est l’une des plus courante. C’est une erreur que l’on retrouve tous les jours dans la vie domestique, dans les journaux, dans les messages publicitaires et dans les discours idéologiques. C’est probablement cette erreur là qui a rendu nécessaire l’édification de la méthode scientifique. Et pour la traiter, prenons l’exemple de cette idée qui circulait début 2020, pendant la première vague de la pandémie du Covid19.

 

Raoult, la nicotine et l’art de se tromper 

Août 2020  — La France sort lentement du premier confinement, et Didier Raoult, figure devenue médiatique, enchaîne les interventions filmées. Dans l’une d’elles, sur la chaîne officielle de l’IHU méditerranée il s’indigne : il y aurait eu « deux éléments de censure dans The Lancet » qui auraient montré « de manière statistique » que « le tabac protégeait » contre la Covid-19. À l’écouter, des résultats “dérangeants” auraient été bâillonnés par des revues pusillanimes, transformant la correction scientifique en acte politique.

« Récemment, je peux vous dire, il y a eu deux éléments de censure dans The Lancet qui montraient de manière statistique que, d’une certaine manière, le tabac protégeait contre le Covid… Mais censurer une donnée scientifique d’observation, ça n’est pas le rôle d’un journal scientifique. »
Didier Raoult, 18 août 2020 (vidéo)

Le ton est grave : Raoult accuse les revues médicales de supprimer des résultats “dérangeants”. Pourtant, aucun article de The Lancet n’a jamais été censuré sur ce sujet. Ce que Raoult présente comme une persécution est en réalité une correction scientifique. Et derrière cette mise en scène, on retrouve un piège bien plus ancien : la confusion entre corrélation et causalité.

Reprenons calmement.

 

I. Printemps-été 2020 : l’hypothèse “nicotinique”, l’emballement, et l’erreur logique

Au printemps 2020, Jean-Pierre Changeux, Zahir Amoura, Marianne Miyara et Felix Rey publient sur la plateforme Qeios un préprint intitulé A nicotinic hypothesis for COVID-19 with preventive and therapeutic implications (Changeux et al., 2020) (source). Ils observent que les fumeurs semblent sous-représentés parmi les patients hospitalisés pour Covid-19. Ils suggèrent une « hypothèse nicotinique » : le récepteur nicotinique de l’acétylcholine (nAChR) jouerait un rôle dans la physiopathologie de la Covid-19, et la nicotine pourrait avoir un effet protecteur.

Notons deux points essentiels : 1) C’est une hypothèse : pas d’essai clinique, pas de démonstration de causalité. 2) L’observation « moins de fumeurs à l’hôpital » est une donnée brute qui cache peut-être des phénomènes sous-jacents, des biais qu’il faudrait dénicher

Malgré cela, l’hypothèse enflamme les médias. Olivier Véran, à l’Assemblée, salue des « chercheurs de grand talent » et mentionne la piste nicotinique (voir ici). Dans certains services, des patchs de nicotine sont distribués à du personnel, sans base probante. C’est tout sauf banal, car la nicotine est une substance addictive.

Ce qui n’était qu’une observation statistique devient une relation causale : si les fumeurs sont moins nombreux à l’hôpital, c’est donc que fumer protège. Et nous voici tombé dans le piège de la corrélation trompeuse, de l’illusion causale.

 

II. L’illusion de corrélation : quand les chiffres mentent sans tricher

« Corrélation n’est pas causalité » : la formule semble éculée, jusqu’à ce qu’on voie comment elle s’applique ici.

Pourquoi observe-t-on moins de fumeurs à l’hôpital ?

  1. Effet d’âge : les fumeurs hospitalisés sont souvent plus jeunes que les non-fumeurs hospitalisés ; or C’est l’âge qui est le principal facteur de risque du Covid-19. Les personnes très âgées (70, 80 ans et plus) ont, en moyenne, des taux de tabagisme courants plus faibles. Beaucoup ont arrêté depuis longtemps, ou n’ont jamais fumé, ce qui explique d’ailleurs qu’elles aient réussi à devenir si âgées. Les fumeurs actifs sont statistiquement plus fréquents dans des classes d’âge plus jeunes. Résultat mécanique -> Les lits d’hospitalisation Covid sévère sont surtout occupés par des personnes très âgées, donc plutôt non-fumeuses déclarées. Les plus jeunes, plus souvent fumeurs, font en moyenne moins de formes graves, donc finissent moins à l’hôpital.
  2. Sous-déclaration : beaucoup de patients minimisent ou nient leur tabagisme dans les questionnaires médicaux. À l’époque la saturation des service faisait planer la menace d’un tri des malades ; les fumeurs auraient pu craindre d’être abandonnés à leur sort.
  3. Biais de survie : les grands fumeurs atteints de maladies chroniques, fragilisés, meurent avant d’être hospitalisés ou diagnostiqués. Ils ne sont pas comptabilisés comme “hospitalisés Covid fumeurs”

Et cela aboutit à une corrélation trompeuse.

Moins de fumeurs observés ne signifie pas que le tabac protège : cela reflète simplement des biais de sélection et de déclaration. Les travaux méthodologiquement plus solides publiés ensuite convergent : le tabagisme est associé à des formes plus graves et à une surmortalité (Patanavanich & Glantz, 2020 ; 2021). Mais pour Raoult, comme pour beaucoup, le mythe de la donnée “interdite” était plus séduisant que la réalité des faits.

Dès le mois de mai l‘OMS rappelait les dangers du tabagisme et alertait

« L’OMS incite les chercheurs, les scientifiques et les médias à la prudence pour ne pas répercuter des allégations non étayées selon lesquelles le tabac ou la nicotine pourraient réduire le risque de COVID-19. » (source)

En avril, le journaliste Florian Gouthière, dans Libération, douchait les espoirs en rappelant que rien ne permettait de croire aux bénéfices du tabac (source)

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III. 2020 : “La censure” comme posture

En accusant The Lancet de “censure”, Raoult confond filtrage méthodologique et répression politique. Or la relecture par les pairs, le refus de manuscrits fragiles ou la prudence éditoriale sont le cœur même du fonctionnement scientifique. Par ailleurs, en 2020, The Lancet n’a « censuré » aucun article concluant que “le tabac protège”. Le préprint Changeux n’était pas chez The Lancet et n’a pas été “supprimé” : c’est un préprint resté, simplement parce qu’il n’a pas passé la barrière de la relecture. Si Raoult parlait d’autres travaux, il aurait dû les citer. S’ils existent.

C’est plus tard, en 2022, que paraitra dans The Lancet Respiratory Medicine un Personal View (Benowitz et al., 2022)[6] qui fait justement le point :

  • les résultats sur l’incidence d’infection selon le statut tabagique sont inconstants,
  • mais l’ensemble des données cliniques sur l’évolution de la maladie et les mécanismes plaide contre la thèse “protectrice” et contre toute recommandation pro-nicotine ; on y décourage explicitement l’idée d’un rôle prophylactique du tabac/nicotine.

Le temps permet à la science de donner une réponse claire et nette aux hypothèses un peu confuses.

Évidemment, qualifier de “censure” le refus, la révision ou la rétractation d’un manuscrit pour raisons méthodologiques revient à empoisonner le puits : on discrédite par avance tout contradicteur en lui prêtant une intention politique. La relecture par les pairs et le tri éditorial ne sont pas des bâillons, mais le dispositif normal de correction qui protège la décision publique des illusions corrélationnelles.

 

IV. 2021 : la vraie rétractation et les conflits d’intérêts

La “cerise sur le gâteau” vient après la séquence 2020. En mars 2021, le European Respiratory Journal publie une notice de rétractation :

Giannouchos, T. V., Sussman, R. A., Mier, J. M., Poulas, K., & Farsalinos, K. (2020). Characteristics and risk factors for COVID-19 diagnosis and adverse outcomes in Mexico: an analysis of 89 756 laboratory-confirmed cases. Eur Respir J. (in press). DOI : 10.1183/13993003.02144-2020

Cette étude affirmait que les fumeurs étaient moins susceptibles d’être diagnostiqués Covid-19. Le journal l’a retirée en expliquant que plusieurs auteurs avaient omis de déclarer leurs liens financiers avec l’industrie du tabac, et que la méthodologie comportait des faiblesses majeures.

Le Guardian consacre un article à cette affaire : « Scientific paper claiming smokers less likely to acquire Covid retracted over tobacco industry links.» (source). En l’espèce, on soupçonne un conflit d’intérêt comme l’industrie du tabac en a le secret : les industriels avaient intérêt à ce que des résultats redorent le blason de leurs produits. Je n’ai pas vu Didier Raoult saluer cette sanction contre un papier entaché de fraude, lui si prompt à parler de censure en défense d’une thèse désormais complètement réfutée.

 

V. Quand la posture rebelle sert le lobby

Ironie de l’histoire : la posture “antisystème” de Raoult rejoint exactement la stratégie de communication de l’industrie du tabac. Depuis un demi-siècle, les cigarettiers cultivent le soupçon scientifique et l’agnotologie (la recherche de l’ignorance) : transformer la critique méthodologique en “bâillon”, semer la suspicion sur les institutions, et amplifier les études favorables.

L’attitude revancharde qui dresse le “savant libre” contre les revues “idéologiques” sert, de fait, ceux qui avaient intérêt à faire durer l’ambiguïté. En 2020, Didier Raoult se bat contre tous ceux qui défendent une méthode scientifique propre et à même d’apporter des réponses dans les plus brefs délais. Évoquer cette thèse du tabac lui permettait de renforcer sa propre narration.

 

VI. Leçon de méthode

Souvenons-nous qu’en science, il est bon de :

  1. Ne pas confondre corrélation et causalité.
  2. Ne pas appeler censure le processus de relecture par les pairs
  3. Éviter de jouer le jeu des industriels en accusant de biais idéologique un champ disciplinaire qui a élaboré un consensus en matière de santé publique.

Vous constatez comme moi la facilité avec laquelle des gens a priori sérieux tombent dans le piège d’une erreur aussi grossière et basique que la corrélation trompeuse, qui est quasiment le niveau 1 de la compétence du penseur critique. Tout le monde peut tomber dedans, et ce n’est qu’au travers d’un travail collectif que nous pouvons surveiller nos angles morts les uns des autres. Cela nous évitera des erreurs manifestes.

 

 Acermendax


Références

  • Benowitz, N. L., Goniewicz, M. L., Halpern-Felsher, B., Krishnan-Sarin, S., Ling, P. M., O’Connor, R. J., et al. (2022). Tobacco product use and the risks of SARS-CoV-2 infection and COVID-19: Current understanding and recommendations for future research. The Lancet Respiratory Medicine, 10(7), 716-724. https://doi.org/10.1016/S2213-2600(22)00182-5
  • Changeux, J.-P., Amoura, Z., Rey, F., & Miyara, M. (2020). A nicotinic hypothesis for COVID-19 with preventive and therapeutic implications. https://doi.org/10.32388/FXGQSB
  • Changeux, J.-P., Amoura, Z., Rey, F., & Miyara, M. (2020). Une hypothèse nicotinique pour la Covid-19. Comptes Rendus Biologies, 343(1), 33-39. https://doi.org/10.5802/crbiol.8
  • Giannouchos, T. V., Sussman, R. A., Mier, J. M., Poulas, K., & Farsalinos, K. (2020). Characteristics and risk factors for COVID-19 diagnosis and adverse outcomes in Mexico: An analysis of 89 756 laboratory-confirmed COVID-19 cases. European Respiratory Journal. (in press, rétracté mars 2021). https://publications.ersnet.org/content/erj/57/3/2002144
  • Patanavanich, R., & Glantz, S. A. (2020). Smoking is associated with COVID-19 progression: A meta-analysis. Nicotine & Tobacco Research, 22(9), 1653-1656. https://doi.org/10.1093/ntr/ntaa082
  • Patanavanich, R., & Glantz, S. A. (2021). Smoking is associated with worse outcomes of COVID-19 particularly among younger adults: A systematic review and meta-analysis. BMJ Open, 11(6), e044640. https://doi.org/10.1136/bmjopen-2020-044640
  • Schneider, L. (2020, 29 avril). L’amourà pour la cigarette : Changeux, tout, COVID-19. For Better Science. https://forbetterscience.com/2020/04/29/lamoura-pour-la-cigarette-changeux-tout-covid-19/

Tronche en Live 153

Émission enregistrée le 4 novembre 2025

Invité : Thibaut Coudarchet

 

Editorial

L’intuition contre la science.

Si la pratique de la science est souvent compliquée, difficile et rébarbative pour pas mal d’entre nous, c’est parce que c’est une activité qui ne correspond pas tout à fait à la rationalité par défaut dont nous sommes équipés et qui tient compte du fait que nous avons en général intérêt à croire ce que croient nos parents, ce que croient nos compagnons, nos voisins, de sorte à partager un monde en commun à propos duquel nous pouvons communiquer et agir.

Nous sommes dotés d’une appréhension naïve du monde très efficace pour une compréhension basique : nous avons une physique naïve, une biologie naïve, une psychologie naïve, et même une sociologie naïve : et nous acquérons tout cela dès nos premières années de vie.

C’est amplement suffisant pour la plupart des tâches quotidiennes, mais pour faire de l’astronomie ou de la médecine ça devient très vite limitant ; notre espèce a produit et raffiné une manière d’interroger la nature, de poser des hypothèses, de les tester et de les remettre en question. On appelle cela la science, la recherche, et c’est compliqué parce qu’après plusieurs siècles d’effort, et de nombreuses générations de penseurs, nous avons obtenu des modèles, des théories qui sont très éloignés de nos intuitions sur le monde.

La matière est composée de vide — rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme — le vivant évolue et se transforme sur de grandes échelles de temps — la lumière a une vitesse, et c’est la vitesse maximale atteignables dans l’univers — l’univers lui-même a une histoire, avec un big bang au moment qui pourrait être un début, mais pas tout à fait — les photons ne sont pas des particules. Ni des ondes, mais un peu des deux à la fois — La gravité qui nous enfonce tous les jours un peu plus dans le canapé, c’est une déformation de l’espace-temps — Et les particules élémentaires, figurez-vous qu’elles pourraient être des petites cordes vibrantes à onze dimensions enroulées. Débrouillez-vous avec ça !

C’est compliqué, c’est quantique, et ça pousse certains d’entre nous à considérer qu’ils ont bien le droit, eux aussi, d’apporter leur vision des choses avec leurs propres concepts de rétrocausalité ou leur version à eux de la relativité, ou au contraire d’une théorie qui réfute la relativité. Parce que pourquoi pas. De toute façon personne ne comprend rien, alors on a bien le droit d’utiliser les mots vibration, énergie, quantique et causalité dans le sens qu’on veut !

Le problème qui se pose à nous est que nous avons d’excellentes raisons de penser que l’univers existe, qu’il est bien là, qu’il se manifeste à travers des phénomènes réguliers, compréhensibles, appréhendables, en un mot : explicables. Et si l’univers existe et qu’il est explicable, alors nous partageons une réalité qu’il serait idiot de décrire n’importe comment selon nos caprices et envies du moment.

On a besoin d’une description objective, vérifiable, amendable et qui fasse des prédictions ; on a besoin de modèles et de théorie. Et on a besoin de les comprendre au moins assez pour savoir qui dit des choses sensées et qui baratine du bullshit en barre.

C’est tout l’objet du livre de l’invité de ce soir « découvrir la physique fondamentale » aux Éditions Matériologiques. Un livre étonnamment accessible qui nous explique la géométrie de l’espace-temps, le principe d’incertitude, les champs quantiques et les programmes de recherche pour comprendre où se rejoignent les phénomènes quantiques et ceux de la gravitation.

Il n’y a aura pas d’équation ce soir, il n’y en a que très peu dans le livre. Mais je crois que nous ressortirons avec un peu plus de connaissance sur l’univers, et en étant moins à risque de croire n’importe quoi.

Thibaut Coudarchet est chercheur post-doctoral en physique théorique des hautes énergies, spécialisé dans la théorie des cordes.

 

Il fallut une pluie de météorites en Normandie pour vaincre les certitudes dogmatiques des savants européens qui se gaussaient des témoignages paysans sur des pierres tombées du ciel.

 

Quand les pierres venues du ciel déclenchent une révolution scientifique

Remontons au XVIIIe siècle. Imaginez l’Académie des sciences, temple du savoir rationnel, face à une rumeur aussi vieille que l’humanité : des pierres tomberaient du ciel. En province, les paysans le racontent comme un fait. Ils disent l’avoir vu, entendu, parfois même touché. Mais pour les savants éclairés, ce ne peut être qu’un ramassis de superstitions rurales. La science, c’est la raison contre les récits populaires.

Depuis Aristote, le ciel est perçu comme immuable. Les sphères célestes ne changent pas, ne s’altèrent pas. Thomas d’Aquin persiste et signe au XIIIe siècle : Dieu a créé un cosmos parfait, ordonné, et toute matière corrompue — comme une pierre noire et calcinée — ne peut en provenir. Cette conception aristotélicienne persistera jusqu’à l’ère moderne.

Or les témoignages s’accumulent.

 

✦ Des cas répertoriés et ignorés.

L’une des premières chutes de météorites documentées en Europe est celle d’Ensisheim, qui s’est produite le 16 novembre 1492 en Alsace, alors partie du Saint-Empire romain germanique. Un jeune garçon a vu une pierre tomber du ciel et atterrir dans un champ de blé. Cet événement est notable car des échantillons de la météorite ont été préservés, et il est souvent cité comme l’un des premiers cas où une météorite a été observée et enregistrée en Europe. La météorite d’Enisheim a été considérée comme un signe du ciel et a même été accrochée dans une église locale pour préserver sa mémoire.

Le 27 novembre 1677, un bolide est observé depuis Paris, Lyon, Bologne et Vérone. Il est décrit comme une boule de feu traversant le ciel, avec un sifflement et une traînée de fumée. Mais aucune chute de pierres n’est officiellement recueillie en France. Ce sont les Italiens qui documentent un impact potentiel près de Vérone (ou selon d’autres sources, près de Padoue), mais aucun fragment n’est retrouvé de manière probante. Conséquence : en France, l’événement reste un « phénomène lumineux » (assimilé à une comète), mais pas une preuve d’un impact matériel. Il est intégré aux études météorologiques ou astrologiques, pas à une science des corps célestes[1].

En juin 1751 à Maury, près de Carpentras (Vaucluse), des témoins décrivent une détonation céleste, un sifflement perçant, la chute d’un objet noir de forme pierreuse, et un impact visible au sol. L’objet est retrouvé, pesant plusieurs kilogrammes, et transmis à l’Académie de Marseille, qui envoie un rapport à Paris. Mais l’Académie des sciences n’y accorde qu’un intérêt poli : la pierre est rangée parmi les roches fulgurées (produits de la foudre), sans autre analyse. Affaire classée.

 

✦ 1772 : enquête à Luce… et rejet des faits

En 1772, dans le petit village normand de Luce, plusieurs habitants rapportent un phénomène étrange : une violente explosion dans le ciel, accompagnée d’un panache de fumée, puis la chute de pierres sombres, chaudes au toucher. Une scène qui, à nos yeux, évoque sans hésitation la désintégration d’un corps céleste dans l’atmosphère.

Mais en 1772, la science académique n’est pas prête. L’Académie royale des sciences de Paris, alertée par des témoignages, décide d’enquêter. Elle dépêche Jean-Baptiste Le Roy, physicien, ingénieur, membre éminent de l’institution, connu pour ses travaux sur l’électricité. Le Roy enquête et rédige un rapport qui paraît dans les Mémoires de l’Académie en 1774[2]. Il y décrit avec précision les témoignages recueillis, mais les interprète à travers le prisme dominant : les pierres ne peuvent pas venir du ciel. Selon lui, la chaleur dégagée, les marques de brûlure, et la noirceur des pierres s’expliquent mieux par une explosion terrestre ou un impact de foudre.

Le Roy ne conteste pas le fait – bruit formidable, pierres sombres au sol –, mais estime qu’il ne saurait être dû à la chute d’un corps céleste, ce qui, selon lui, contredirait les lois connues de la physique dans l’état actuel du savoir. Par cette conclusion, l’affaire est classée. L’épisode, pourtant documenté, n’est pas intégré à la connaissance scientifique de l’époque. Il tombe dans l’oubli — ou plutôt, il est activement relégué hors du cadre explicatif légitime. On le voit : le témoignage oculaire ne vaut pas grand-chose sans cadrage théorique. La science a du mal à prendre au sérieux des observations pour lesquelles aucune explication n’est disponible.

 

✦ 1794 : Ernst Chladni, l’hérétique des pierres errantes

Physicien allemand surtout connu pour ses expériences d’acoustique, Ernst Chladni propose une hypothèse iconoclaste dans un livre publié en 1794[3] : « Über den Ursprung der von Pallas gefundenen und anderer ihr ähnlicher Eisenmassen, und über einige damit in Verbindung stehende Naturerscheinungen » (« Sur l’origine des masses de fer trouvées par Pallas et d’autres phénomènes naturels similaires »).

Il soutient que certaines masses de fer isolées, comme découverte en 1749 par Peter Simon Pallas en Russie, sont venues de l’espace. Selon lui, des corps errants — invisibles depuis la Terre — pénètrent parfois l’atmosphère, s’enflamment en produisant un bolide lumineux, puis tombent sous forme de fer ou de pierre.

Cette théorie est accueillie avec scepticisme et moquerie par la communauté scientifique, notamment par le chimiste français Claude-Louis Berthollet. La thèse est jugée « non démontrable » et donc non scientifique. Le paradigme dominant demeure inchangé.

 

✦ 1803 : explosion à L’Aigle — l’épreuve de vérité

Et finalement nous arrivons en 1803, le 26 avril, vers 13h. Un bruit violent fend le ciel au-dessus de L’Aigle, dans l’Orne. Les habitants entendent des détonations en série, voient une traînée lumineuse, puis une pluie de plusieurs milliers de pierres noires s’abat sur les champs alentour.

Cette fois, l’événement est trop spectaculaire pour être ignoré. Le ministre de l’Intérieur Jean-Antoine Chaptal désigne le jeune astronome Jean-Baptiste Biot pour enquêter. Il quitte Paris le 26 juin 1803. Accompagné par un guide, il enquête pendant dix jours dans la région de L’Aigle. Après un travail minutieux sur le terrain, il rapporte deux types de preuves pointant vers une origine extraterrestre des pierres : des preuves physiques (l’apparition soudaine de nombreuses pierres identiques similaires à d’autres pierres tombées du ciel en d’autres lieux) et des preuves morales (de nombreux témoins qui ont observé le phénomène).

Il rédige un rapport minutieux (première carte précise d’un champ de dispersion de météorites, analyse chimique de plusieurs échantillons de la pluie météoritique, recueil de témoignages). La composition des fragments révèle des caractéristiques distinctives : alliage de fer, présence de nickel, et minéraux silicatés dans des proportions inconnues dans les roches terrestres locales. Contrairement aux enquêtes précédentes, Biot accorde une valeur scientifique aux témoignages populaires, les croisant et les analysant avec rigueur dans un rapport qu’il livre à l’Académie des Sciences le 18 juillet [4].

Dans sa conclusion, Biot explique en détail les raisons pour lesquelles il n’a d’autre choix que de pointer une origine extraterrestres au phénomène :

« On n’a jamais vu, avant l’explosion du 6 floréal, de pierres météoritiques entre les mains des habitants du pays.
Les collections minéralogiques, faites pour recueillir les produits du département, ne renferment rien de semblable (…) Les fonderies, les usines, les mines des environs n’ont rien dans leurs produits ni dans leurs scories qui ait avec ces substances le moindre rapport. On ne voit dans le pays aucune trace de volcan.
Tout à coup, et précisément depuis l’époque du météore, on trouve ces pierres sur le sol et dans les mains des habitants du pays, qui les connaissent mieux qu’aucune autre (…) Ces pierres ne se rencontrent que dans une étendue déterminée, sur des terrains étrangers aux substances qu’elles renferment, dans des lieux où il serait impossible qu’en raison de leur volume elles aient échappé aux regards.
Les plus grosses de ces pierres, lorsqu’on les casse, exhalent encore une odeur sulfureuse très forte dans leur intérieur. »

Le rapport est sans ambiguïté : il s’agit bien d’un objet venu de l’espace, fragmenté dans l’atmosphère, dont les restes ont atteint le sol. Biot publie ses conclusions dans les Mémoires de l’Institut en 1804.

 

✦ Et soudain, la science change d’avis

Avec l’autorité académique de Biot, le sérieux de l’enquête, la convergence des données… l’Académie des sciences se rallie à la thèse météoritique. En quelques années, d’autres observations de chutes seront réévaluées, une nouvelle discipline émerge : la cosmochimie.

Chladni, longtemps tourné en dérision, est réhabilité comme le père de la science des météorites. Une injustice corrigée… mais un retard coûteux : pendant près d’un siècle un aveuglement théorique était au service d’un paradigme indiscutable.

Il fallait toute la force d’un minutieux travail de terrain ne laissant place à aucun doute pour défier sérieusement le savoir établi. Et ça n’est pas anormal, après tout la charge de la preuve incombait bel et bien à qui remettait en cause ce que les savants estimaient savoir. Mais tout cela aurait pu aller bien plus vite si nos savants européens avaient été en connexion avec les savoirs du reste du monde.

 

✦ Hors d’Europe : des pierres célestes sans scandale théorique

Contrairement à l’Occident aristotélicien, de nombreuses cultures non-européennes ont intégré de longue date les chutes de météorites à leur cosmologie ou à leur pratique scientifique — sans y voir d’aberration.

En Chine : le ciel observé n’est pas figé

Dès la dynastie Zhou (1046–256 av. E.C.), les astronomes chinois consignaient méthodiquement les phénomènes célestes, y compris les chutes de météorites, appelées tiān shí (天石, « pierres du ciel »). Les Annales des Printemps et Automnes (Chunqiu) et l’Histoire des Han postérieurs (Hou Han Shu) mentionnent de nombreux cas, parfois associés à des conséquences politiques interprétées comme des signes du Ciel[5]. Ces chutes ne contredisent pas l’ordre cosmique : elles sont l’expression d’un ciel réactif, en interaction avec le monde terrestre, selon le principe du tianming (天命, le Mandat céleste). La Chine impériale, en ce sens, a su intégrer ces anomalies sans les rejeter : les météorites sont des signes, pas des erreurs.

 

En Égypte ancienne : le fer du ciel, métal sacré

Les anciens Égyptiens utilisaient du fer d’origine météoritique bien avant la métallurgie du fer terrestre. Le poignard retrouvé dans la tombe de Toutânkhamon (vers 1323 avant notre ère) contient une teneur élevée en nickel et cobalt, caractéristiques du fer météoritique[6]

Ce métal portait le nom de biꜣ n-pt — « le fer du ciel » —, ce qui suggère une intuition correcte de son origine céleste. Dans un contexte religieux, ces objets devenaient des reliques célestes, utilisées dans des rituels ou des parures royales.

 

Aux Amériques : commerce et cosmologie

Dans l’actuel Arizona, le Meteor Crater, causé par la météorite Canyon Diablo il y a 50 000 ans, était entouré de légendes chez les peuples autochtones. Des fragments de cette météorite ont été retrouvés sur des sites archéologiques à plus de 1000 km, attestant de leur valeur dans des réseaux d’échange précolombiens[7].

Les Hopi considéraient les météorites comme des messagers ou des avertissements divins, souvent associés aux esprits célestes. Chez les Inuits du Groenland, le fer météoritique du cap York (chute il y a 10 000 ans) était utilisé pour fabriquer des outils et des armes, bien avant l’arrivée des Européens. Ce métal, collecté à la surface, a permis le développement d’une métallurgie propre à ces populations

 

Dans les Mondes islamique et mongol : science des météores

Dans le monde islamique médiéval, Al-Bīrūnī (973–1048) décrit dans ses traités des observations de shihāb (météores lumineux) et de hajr min al-samā’ (pierres du ciel). Il postule que certains de ces corps ont une origine céleste réelle, sur la base d’observations empiriques et comparées avec des sources indiennes et babyloniennes[8].

Sous l’empire mongol, des astronomes islamiques furent intégrés à la cour Yuan en Chine. Leurs traditions d’observation — parfois plus ouvertes que les conceptions scolastiques européennes — influencèrent les calendriers impériaux, la cartographie céleste et l’étude des « corps errants » dans le ciel.

 

La chute d’un préjugé

Ces exemples montrent que le refus occidental d’admettre la réalité des météorites n’était pas universel. Ce n’est pas l’humanité qui manquait d’observations — c’est une certaine forme d’académisme rigide qui bloquait l’intégration de ces faits dans les cadres de pensée savants. En somme : les pierres tombaient du ciel partout, mais il fallait une vision du monde compatible avec cette idée pour le concevoir.

 

✦ Ce que cette affaire révèle

Il serait facile de se moquer des savants d’autrefois, de leur entêtement aristotélicien, ou de leur dédain pour les témoignages de « simples paysans ». Mais ce serait commettre la même erreur : juger avec arrogance, depuis un paradigme qui nous semble aujourd’hui évident.

Les académiciens du XVIIIe siècle n’étaient pas plus idiots que nous — simplement, leur cadre théorique excluait l’hypothèse même que des pierres puissent venir du ciel. C’est ce que le philosophe des sciences Thomas Kuhn appellerait une résistance cognitive au changement de paradigme : tant qu’aucun modèle n’intègre une anomalie, celle-ci est disqualifiée, ignorée ou réinterprétée (Kuhn, 1962).

À cela s’ajoute un mépris de classe épistémique : les témoins de ces chutes étaient souvent des villageois, des bergers, des artisans. Leurs témoignages étaient cohérents, nombreux, et parfois réitérés pendant des siècles — mais ils ne comptaient pas vraiment. L’Académie se fiait à la théorie, pas au terrain. Il fallut que Jean-Baptiste Biot, formé au rationalisme cartésien, accepte de descendre dans les champs, de parler avec les paysans, de tracer les trajectoires sur des cartes, pour que ces informations deviennent crédibles et contribuent à revoir les modèles.

C’est la force de l’enquête empirique, combinée à la rigueur d’une méthode inductive, qui fit basculer la balance. Pas une révélation soudaine, ni une intuition géniale, mais un rapport précis, sourcé, vérifiable, dans lequel les faits devenaient trop solides pour être niés.

Enfin, cette affaire rappelle que l’Europe savante n’était pas seule. D’autres cultures avaient intégré depuis longtemps l’idée que le ciel puisse envoyer des pierres. Si l’Occident moderne a mis si longtemps à accepter cette évidence, ce n’est pas faute d’observations — mais faute d’ouverture d’esprit.

Première qualité du penseur critique, et donc du scientifique, l’ouverture d’esprit ne consiste pas à tout croire, mais à accepter des preuves qui contredisent nos évidences. Et c’est peut-être moins évident qu’il n’y parait, même si nous ne sommes plus en 1803.

 

Acermendax

Références

  • Biot, J.-B. (1804). Relation d’un voyage fait dans le département de l’Orne pour constater la réalité d’un météore observé à L’Aigle. Mémoires de la Classe des Sciences Mathématiques et Physiques de l’Institut Impérial de France.

[1] Burke, J. G. (1986). Cosmic Debris: Meteorites in History. University of California Press

[2] Le Roy, J.-B. (1774). Observations sur une prétendue pluie de pierres arrivée à Luce dans le Perche en 1772. Mémoires de l’Académie royale des sciences de Paris, année 1774, p. 491–495.

[3] Marvin, U. B. (1996). Ernst Florens Friedrich Chladni and the origins of modern meteorite research. Meteoritics & Planetary Science, 31(5), 545–588.

[4] Jean-Baptiste Biot (1774-1862). Relation d’un voyage fait dans le département de l’Orne. Imprimé par ordre de l’Institut, Baudouin, imprimeur de l’Institut national, Thermidor an XI (juillet 1803).

[5] Needham, J. (1959). Science and Civilisation in China, Vol. 3: Mathematics and the Sciences of the Heavens and the Earth. Cambridge University Press.

Pankenier, D. W. (2013). Astrology and Cosmology in Early China: Conforming Earth to Heaven. Cambridge University Press.

[6] Comelli, D., D’Orazio, M., Folco, L., El-Halwagy, M., Frizzi, T., Alberti, R., … Porcelli, F. (2016). The meteoritic origin of Tutankhamun’s iron dagger blade. Meteoritics & Planetary Science, 51(7), 1301–1309. https://doi.org/10.1111/maps.12664

[7] McCoy, Timothy J. 2015. « Meteorite misfits: Fuzzy clues to Solar System processes. » In 35 Seasons of U.S. Antarctic Meteorites: A Pictorial Guide to the Collection. Righter, K., Corrigan, Catherine M., McCoy, Timothy J., and Harvey, R. P., editors. 145–152. https://doi.org/10.1002/9781118798478.ch8.

[8] Nasr, S. H. (1968). Science and Civilisation in Islam. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Al-Bīrūnī. (11th c.). Al-Qānūn al-Masʿūdī (The Mas’udi Canon).

Un épisode du Bureau du Bizarre

 

Pour coloniser l’espace, pour que l’humain s’installe sur Mars, il lui faut avoir un écosystème avec lui, qui puisse assurer de l’air, de l’eau, de la nourriture de qualité, un environnement non seulement vivable, mais supportable, accueillant, confortable. Le projet Biosphère 2 met cette idée à l’épreuve en enfermant huit humains avec un océan miniature, des biomes tropicaux, des cultures vivrières, pendant deux ans. L’utopie de la conquête du cosmos vire cependant au cauchemar.

 

Une arche dans le désert

Dans le désert de Sonora, en Arizona, surgit au début des années 1990 une structure à peine croyable : un dôme de verre de plus d’un hectare, scellé de toute part, abritant plusieurs écosystèmes en miniature. Océan, savane, mangrove, jungle tropicale, désert aride, ferme agricole. Le tout interconnecté, sans aucun échange avec le monde extérieur.  C’est le plus grand système écologique fermé jamais construit. Un monde clos. Un monde test.

Son nom ? Biosphère 2. La biosphère 1 étant, par définition, la Terre.

L’idée était à la fois simple et vertigineuse : créer un modèle réduit, autarcique et fonctionnel de notre planète. Un lieu pour tester la viabilité de la vie humaine dans des environnements clos,

Le projet à 200 millions de dollars est soutenu par un milliardaire texan, Ed Bass. Mais l’âme de Biosphère 2 est un personnage bien plus singulier : John Allen, ex-ingénieur, poète, théoricien de « l’écologie totale », et fondateur d’un groupe d’inspiration à la fois artistique, mystique et communautaire, le Theater of All Possibilities. Sous ses allures de projet scientifique, Biosphère 2 avait dès l’origine les accents d’une épopée utopiste.

 

Vivre enfermés pour mieux comprendre le vivant

Le 26 septembre 1991, huit personnes — quatre femmes, quatre hommes — entrent solennellement dans la structure, sous les caméras du monde entier. Ils ne doivent en ressortir que deux ans plus tard. Tous sont proches du réseau d’Allen. Certains ont un passé de comédiens. Peu sont de véritables scientifiques.

L’autarcie est totale : nourriture, oxygène, eau, recyclage des déchets… Tout doit être produit, absorbé, équilibré à l’intérieur. Un système censé mimer les grands cycles terrestres. À la moindre erreur, c’est la vie qui est menacée.

Mais très vite, les ennuis surgissent :

  • Le taux d’oxygène chute brutalement. En deux mois, il passe de 21 % à moins de 14 %. Les « bionautes » suffoquent, perdent leur capacité de concentration. Il faut injecter de l’oxygène de l’extérieur — et déjà ça sent l’échec. (On comprendra plus tard que cette baisse est liée à l’activité microbienne du sol, imprévue et inconnue pendant toute la durée de l’expérience, et à une photosynthèse réduite en raison d’un temps nuageux (Severinghaus et al, 1994)[1].
  • Avec peu d’oxygène et des taux de CO2 instables, la faune introduite s’effondre. Les grenouilles, oiseaux, pollinisateurs disparaissent. Seuls prospèrent les cafards, les fourmis et les acariens qui attaquent la plupart des récoltes.
  • L’équipe souffre de malnutrition chronique. Les récoltes sont faibles, les rations minimes. Tous perdent du poids.
  • Et surtout, la tension monte. Le huis clos dégénère en conflit ouvert : deux clans se forment, avec ceux qui mangent de la nourriture fournie en secret depuis l’extérieur, et ceux qui restent fidèles au projet et aux ordres de John Allen. Les dissensions deviennent ingérables. Ce type de fragmentation sociale, documenté dans les contextes de confinement extrême, a été analysé rétrospectivement comme un facteur majeur de déstabilisation scientifique et humaine (Nelson et al, 2015)[2].
  • À l’extérieur, le site devient une attraction touristique. 450 000 visiteurs viennent observer les huit bionautes à travers le dôme, faisant de Biosphère 2 la deuxième attraction touristique de l’Arizona, juste après le Grand Canyon. Une utopie sous contrôle privé.

Ce qui devait être une expérience scientifique tourne à la dystopie écologique.

 

Science sous influence

L’échec serait moins retentissant si le projet avait été conduit avec rigueur. Mais la gouvernance de Biosphère 2 est tout sauf transparente. Le projet est contrôlé par une structure privée, Space Biospheres Ventures, sans validation par des instances scientifiques extérieures. Les données sont mal archivées. Les protocoles, opaques. La communauté scientifique reste à l’écart.

Pire : quand les critiques se font entendre, elles sont balayées comme autant d’attaques contre la vision du projet. Car Biosphère 2 n’est pas qu’un laboratoire : c’est une utopie en acte, un manifeste idéologique, presque religieux.

Le 26 septembre 1993, les « bionautes » sortent de la structure, affaiblis, divisés, mais auréolés d’une certaine gloire car ils sont allés jusqu’au bout… Même si en réalité on apprendra des livraisons clandestines de matériels et de vitamines improvisées au gré d’un projet qui n’était pas très étanche.

Malgré ces difficultés, et la démission de la plupart des membres du conseil consultatif, le projet est relancé pour une deuxième mission, et c’est là que les choses se gâtent vraiment. Les conflits internes s’enveniment. Le fondateur, John Allen, est contesté. Le financement est menacé. C’est alors qu’entre en scène un personnage aussi inattendu qu’inquiétant : Steve Bannon. Oui. Le Steve Bannon.

 

Steve Bannon prend le contrôle

Le 1er avril 1994, le milliardaire Edward Bass, désireux de reprendre le contrôle de son investissement, mandate l’ancien banquier et officier de marine Steve Bannon pour rétablir l’ordre. Le futur stratège de Donald Trump arrive sur le site avec une ordonnance judiciaire et des agents de sécurité armés. Il fait expulser manu militari les derniers membres de l’équipe historique. John Allen est viré.

Dans la nuit du 5 avril 1994, un incident spectaculaire survient : Abigail Alling et Mark Van Thillo, tous deux anciens bionautes de la première mission, forcent l’entrée de la biosphère, brisant ainsi son étanchéité. Arrêtés plus tard par la police alors qu’ils tentent de fuir dans le désert, ils expliquent leur geste par un impératif de sécurité : selon eux, la nouvelle direction met en péril l’intégrité du projet et la santé des occupants.

L’incident aggrave les tensions déjà vives. De nombreux conflits éclatent entre les nouveaux participants. Le capitaine Norberto Romo quitte la biosphère ; il est remplacé par Bernd Zabel, pressenti pour ce rôle dès la première mission mais écarté à la dernière minute. Deux mois plus tard, Matt Finn cède sa place à Matt Smith.

L’entreprise Space Biospheres Ventures, qui possède et dirige Biosphère 2, est officiellement dissoute le 1er juin 1994. La deuxième mission prend fin prématurément le 6 septembre de la même année.

Le dôme est placé sous scellés. Les activités sont gelées. Bannon qualifie publiquement l’équipe précédente de « clownesque » et met fin à l’épisode utopique. Biosphère 2 devient une coquille vide. Puis un centre de visites touristiques. Enfin, dans les années 2000, un centre de recherche repris par l’université d’Arizona, cette fois avec une vraie rigueur scientifique.

 

Conclusion

Biosphère 2 se voulait une avancée scientifique majeure. Elle fut d’abord le prolongement d’un rêve personnel, porté par un petit cercle de décideurs fascinés par une vision du monde mêlant écologie intégrale, théâtre expérimental et aspirations quasi spirituelles. Le projet fut conçu dans un langage scientifique, mais construit hors des circuits normaux de la méthode : sans validation externe, sans transparence, sans redevabilité.

Il ne s’agit pas d’un simple accident de parcours. L’échec est à la mesure du décalage initial entre l’ambition proclamée — modéliser une Terre miniature — et la réalité du dispositif : un huis clos dirigé davantage par la loyauté envers un fondateur que par le respect des procédures scientifiques.

Pour autant, tout n’est pas à jeter. Des données ont été collectées. Des enseignements ont été tirés : notamment sur la stabilité atmosphérique, les cycles du carbone, la nutrition en circuit fermé et les risques écologiques systémiques (Marino & Odum, 1999)[3]. Et des chercheurs, plus tard, ont pu valoriser une partie de ce qui avait été observé. On doit saluer l’audace de ceux qui, sincèrement, ont voulu tenter l’impossible. Car l’erreur fait aussi avancer la connaissance, à condition qu’on la reconnaisse, qu’on l’analyse, et qu’on en tire des leçons durables.

Mais cette histoire livre une mise en garde : confier une mission quasi prophétique sur l’avenir de l’humanité à un groupe d’individus que leur fortune ou leur prestige place hors d’atteinte des règles collectives, ce n’est pas fonder un laboratoire. C’est bâtir une fable. Et dans le désert, les fables tournent vite au mirage.

La science n’a pas besoin de gourous, ni de mise en scène, ni de visionnaires charismatiques. Elle a besoin de méthode, d’échange, de contradiction. Et de temps. Beaucoup plus de temps qu’on ne peut en acheter, même avec des millions de dollars.

Heureusement, nous n’avons plus rien à craindre de milliardaires mégalomanes décidés à engloutir leur fortune dans des fantasmes de science-fiction grotesques.

On n’est plus en 1994 !

 

Acermendax

Autres sources utiles

  • Cohen, J. E., & Tilman, D. (1996). Biosphere 2 and biodiversity: the lessons so far. Science, 274(5290), 373.

[1] Severinghaus, J. P., Broecker, W. S., Dempster, W. F., MacCallum, T., & Wahlen, M. (1994). Oxygen loss in Biosphere 2 caused by soil respiration and leakage. Eos, Transactions American Geophysical Union, 75(3), 33–40.

[2] Nelson M, Gray K, Allen JP. Group dynamics challenges: Insights from Biosphere 2 experiments. Life Sci Space Res (Amst). 2015 Jul;6:79-86. doi: 10.1016/j.lssr.2015.07.003. Epub 2015 Jul 9. PMID: 26256631.

[3] Marino, B. D. V., & Odum, H. T. (1999). Biosphere 2: Research past and present. Ecological Engineering, 13(1–4), 15–21.