Nous vivons tous dans un monde de concepts construit par notre cerveau à partir de nos perceptions de notre environnement. Nous le faisons assez efficacement, car la sélection naturelle s’est assuré d’éliminer continuellement ceux qui n’en étaient pas capables.

De quoi Bureaucratie est-il le nom ? KRAUZE-UE-bureaucracy

 

 

 

Dans un livre de 1970, le Principe de Peter, les pédagogues Laurence Peter et Raymond Hull proposent une loi empirique de « hiérarchologie » (la science de la structuration des organisations hiérarchiques). Le principe est rédigé sur un ton satirique et parodique, mais des études universitaires ont ensuite montré qu’il était partiellement valide.

 

Les auteurs ont posé deux principes de base :

  • Un employé compétent est promu à un niveau hiérarchique supérieur.
  • Un employé incompétent donné n’est pas promu à un niveau supérieur, ni rétrogradé à son ancien poste.

(Les principes considèrent également que le niveau n+1 requière plus de compétences que le niveau n, ce qui n’est pas nécessairement vrai mais constitue une approximation suffisante)

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La conclusion est immédiate, imparable, implacable : « Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence »

 

Le principe est aussi appelé « syndrome de la promotion Focus » et il a pour corolaire que : « Avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité. » En conséquence, bien sûr, l’essentiel du travail est réalisé par des employés n’ayant pas atteint leur seuil d’incompétence.

Le principe de Dilbert va un peu plus loin en précisant que l’on promeut les employés incompétents à leur tâche pour mettre à leur place quelqu’un qui sera capable de faire le travail.

 

Bureaucracy

 

Dans une société qui a de nombreux niveaux hiérarchiques, les employés ont de fortes chances d’atteindre leur niveau de stagnation. Dès lors, et surtout si leur niveau est élevé dans la hiérarchie, les éléments pleinement incompétents vont passer leur temps en réunions, en colloques, séminaires et symposiums. Ils entrent en « lévitation » : ils sont indéboulonnables parce que seul un hiérarque plus gradé peut les renvoyer/rétrograder, et qu’il ne peut pas le faire sans avouer qu’il a fait une erreur de management.

 

 

 

Le principe de Peter est impitoyable envers les hauts gradés, car plus un poste est élevé dans la hiérarchie:

 

  • Plus il y a de chances qu’il soit occupé par quelqu’un ayant atteint son niveau d’incompétence.
  • Plus son impact est grand sur l’organisation de la société.

 

Si on osait, on en conclurait bien vite que les postes hauts gradés sont nocifs pour la société, mais quelle personne en possession d’un peu de pouvoir a envie d’entendre vanter les mérites de l’anarchie ?

 

Ce triste constat est valable dans le privé, mais il l’est surtout dans le public où l’absence de compétition soustrait l’administration aux phénomènes de sélection darwinienne, seuls capables de sanctionner une organisation vraiment désastreuse. Il va de soi que la Loi de Murphy s’arrange pour que le niveau d’incompétence des instances dirigeantes les empêche de détecter la totale incompétence des personnes promues dans les niveaux inférieurs.

 

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En 2010, Pluchino et al. reçoivent le prix Ig Nobel pour leur démonstration qu’une promotion fondée totalement sur le hasard est le meilleur moyen de déjouer le principe de Peter, (dont la validité scientifique, nous le rappelons n’est pas attestée puisqu’il s’agit d’un exemple de raisonnement quasi absurde)[1].

 

 

 —-

[1] Alessandro Pluchino; Andrea Rapisarda; Cesare Garofalo (2009). « The Peter Principle Revisited: A Computational Study ». Physica A 389 (3): 467–472. arXiv:0907.0455.

Think out of the box…

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Il y a quelques temps, un collègue m’appelait pour me demander d’arbitrer un désaccord au sujet de la note d’un étudiant. Il estimait devoir donner un zéro à la réponse de l’étudiant sur une question de physique, tandis que celui-ci prétendait qu’il devrait obtenir un 20 si le système n’était pas conçu au désavantage des candidats. Tous les deux s’étaient mis d’accord sur le choix d’un arbitre impartial. Ce fut moi.

 

Le problème du baromètre.

Dans le bureau de mon collègue, je pris connaissance du sujet : « Montrez comment il est possible de déterminer la hauteur d’un grand immeuble en utilisant un baromètre. »

La réponse de l’étudiant était : « Emmenez le baromètre en haut de l’immeuble, attachez-le au bout d’une corde et descendez-le jusque sur le sol. Remontez ensuite la corde et mesurez sa longueur. La longueur de la corde vous donne la hauteur de l’immeuble. »

Voici qui était une réponse très intéressante, mais l’étudiant devait-il en être récompensé ? D’un côté il avait parfaitement répondu à la question qui lui était posée, mais d’un autre côté lui donner un 20 pouvait contribuer à ce qu’il obtienne un excellent score à son année de Physique. Or, un excellent score est supposé certifier que l’étudiant a de réelles connaissances de cette matière. J’ai donc proposé que l’étudiant ait droit à un nouvel essai. Sans surprise, mon collègue fut d’accord ; l’étudiant le fut tout autant, ce qui me sembla plus étonnant.

Je donnai 6 minutes à l’étudiant pour répondre à la même question en précisant bien que cette fois il devait utiliser ses connaissances en physique. Au bout de 5 minutes, il n’avait rien écrit. Je lui demandai s’il désirait abandonner, parce que j’avais d’autres choses à faire de mon temps, mais il m’assura qu’il avait de nombreuses réponses à ce problème ; il lui fallait juste choisir la meilleure. En m’excusant de l’avoir interrompu, je le laissai continuer, et dans la minute suivante il rédigea à toute vitesse la réponse que voici :

« Emmenez le baromètre en haut de l’immeuble et allongez-vous sur le bord du toit. Laissez tomber le baromètre en mesurant sa chute avec un chronomètre. La formule x=1/2 at² donne la hauteur de l’immeuble. »

Mon collègue lâcha l’affaire et je donnai une excellente note à l’étudiant. En quittant le bureau, toutefois, il me revint à l’esprit que l’étudiant prétendait avoir d’autres réponses au problème. Je lui demandai ce qu’il avait en tête.

« Oh oui, il y a beaucoup de façons de trouver la hauteur d’un immeuble en utilisant un baromètre. Par exemple, s’il fait grand soleil, vous mesurez le baromètre puis l’ombre qu’il projette. Vous mesurez ensuite l’ombre de l’immeuble, et avec un simple calcul de proportion, vous obtenez la hauteur de l’immeuble.

— Très bien, dis-je. Et les autres ?

— Il y a une méthode très simple qui va vous plaire. Dans cette méthode, vous prenez le baromètre et vous montez les escaliers. Au fur et à mesure de votre progression, vous placez le baromètre sur le mur et faites des marques qui correspondent à sa longueur. A la fin, vous comptez les marques et cela vous donne la hauteur de l’immeuble en unité barométrique. Une méthode très directe. Bien sûr, si vous préférez une méthode plus sophistiquée, vous pouvez attacher le baromètre au bout d’un fil et le faire se balancer comme un pendule. Ainsi vous déterminez la valeur de ‘g’ au niveau de la rue puis au sommet de l’immeuble. A partir de la différence de ces deux valeurs de ‘g’, vous pouvez en principe obtenir la hauteur de l’immeuble. On peut aussi se placer sur le toit et faire balancer le baromètre au bout d’un fil au raz du sol. La période des oscillations permet de calculer la longueur de la corde et donc la hauteur de l’immeuble. »

 

Enfin, il conclut : « Si vous me permettez de ne pas me limiter à la physique, il y a bien d’autres réponses possibles. Vous prenez le baromètre et vous allez au sous-sol. Vous cognez à la porte du concierge, et vous lui dites : Monsieur le concierge, j’ai ici un très beau baromètre. Si vous me donnez la hauteur de l’immeuble, il est à vous. »

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Le pendule de Foucault

 

Je finis par demander à l’étudiant s’il ignorait réellement la réponse attendue. Il admit qu’il la connaissait mais qu’il en avait assez des professeurs qui essayaient de lui inculquer comment penser plutôt que de lui enseigner la structure de la matière.

 

***

 

Traduction à partir de l’article de Alexander Calandra (Current Science, Teacher’s Edition, 1964)[1]

 

Ce récit illustre certains défauts de l’enseignement à l’université, comme l’enfermement de certains enseignants dans les méthodes et les exemples qu’ils utilisent en cours à l’exclusion des autres solutions que les étudiants peuvent trouver par eux-mêmes. De manière plus générale, il est question ici d’un biais cognitif que les anglophones appellent ‘functionnal fixedness‘ : la difficulté de considérer un objet autrement que par le biais de la fonction qui lui est attribuée. Sortir de ce dilemme revient en quelque sorte à penser hors de la boite (‘think out of the box‘ car les anglophones ont décidément beaucoup réfléchi à ces questions).

 

Cet essai qui date des années 1950 et s’est retrouvé dans plusieurs écrits du Professeur Calanda s’est transformé en légende urbaine. Ainsi l’étudiant est devenu Niels Bohr (Prix Nobel Physique en 1922) et l’arbitre Ernest Rutherford (Prix Nobel Chimie en 1908), alors que le premier n’était plus étudiant quand il fit la connaissance du second.

 

 

out_of_the_box—-

[1] http://www.mrao.cam.ac.uk/~steve/astrophysics/webpages/barometer_story.htm

http://en.wikipedia.org/wiki/Barometer_question

Argument d'autorité
On appelle argument d’autorité un sophisme qui consiste à se référer à un personnage illustre, à ce qu’il a pu dire ou écrire, comme s’il s’agissait d’une preuve que cette opinion est vraie. Bien sûr l’autorité, en leur temps, de Niels Borh sur la physique quantique ou de Louis Pasteur sur les microorganismes est réelle, comme l’est l’autorité de tout spécialiste dans le cadre de sa spécialité. Nous avons de bonnes raisons de faire confiance à la parole d’un individu après qu’il a fait la preuve de sa compétence dans un domaine. Mais cette compétence ne le qualifie jamais pour faire autorité dans un autre domaine. On ne se réfère pas à l’avis de Stephen Hawking sur l’importance et l’efficacité des vaccins ni à celui d’un neurobiologiste sur la datation au carbone 14 de tel ou tel artefact ni à un cosmologiste pour juger le meilleur ouvrier charpentier de France. À chacun son domaine.
Dire qu’on pensait pouvoir faire confiance.. aux publicités.

L’argument d’autorité : la tentation rhétorique.

Pourtant la tentation est grande de convoquer les grands esprits, les grands personnages, ceux qui se sont illustrés dans divers domaines de la connaissance par le passé pour tenter d’utiliser ce prestige afin de défendre une thèse dont aucun d’eux ne pouvait ou bien prétendre être spécialiste ou encore avoir produit des preuves à l’appui de leur opinion.
À notre époque, l’exemple le plus frappant est celui d’Albert Einstein. Son nom surgit, telle une constante, dans tous les débats où sont discutées la valeur de la croyance et sa relation avec la science. Chaque fois, philosophes ou historiens croyants cherchent à enrôler Einstein dans le camp des déistes, voire parfois des théistes. Ils pensent anoblir leur pensée en l’adoubant à l’effet de halo suscité par la réputation du physicien. Examinons cela d’un peu plus près.

Reconnaissons tout de suite qu’Einstein a beaucoup utilisé les mots dieu et religion. Il se dit « profondément religieux », mais il ne faut surtout pas s’arrêter à ces mots, car Einstein a souvent expliqué qu’il s’agit pour lui d’un rapport qu’il entretient avec l’univers et les causes de son existence, une religion cosmique en quelque sorte. Le « dieu » d’Einstein, celui qui « ne joue pas aux dés » est spinozien, c’est simplement l’harmonie, la beauté et le mystère de l’univers. Car Einstein doutait que l’Univers puisse être réellement compris par l’Homme.

« Ce qu’il y a de plus incompréhensible avec l’univers, c’est qu’il soit compréhensible. »

« Savoir que ce qui nous est impénétrable existe vraiment et se manifeste comme la plus haute sagesse, la plus rayonnante beauté dont les formes les plus grossières sont les seules intelligibles à nos pauvres facultés, cette connaissance, ce sentiment, voilà ce qui est au centre du véritable sentiment religieux. En ce sens, et seulement en ce sens, je me range parmi les hommes les plus profondément religieux. »[1]

 Les écrits d’Einstein montrent clairement un homme à mille lieu d’être un « religieux » au sens le plus commun du terme, celui de dévot, et même au sens de croyant tel qu’on l’entend dans les Églises. Malgré l’usage abusif du mot religieux par Einstein, le panthéisme qu’il professe de temps à autre n’est pas une religion.
« Je crois au Dieu de Spinoza, qui se manifeste dans l’harmonie des lois de la réalité, et non en un dieu qui s’occupe du destin et des actes de l’homme. Il est certain qu’à la base de tout travail scientifique un peu délicat se trouve une conviction analogue au sentiment religieux que le monde est fondé sur la raison et peut être compris. Cette conviction, liée à un sentiment  profond d’une raison supérieure, qui se manifeste dans le monde de l’expérience, constitue pour moi l’idée de Dieu. En langage ordinaire, on peut l’appeler panthéiste. »
L’avis des grands hommes est-il intéressant sur tous les sujets ?

En dépit de son utilisation répétée du mot dieu dans le sens très particulier que nous avons présenté, Einstein n’a cessé de dire qu’il était totalement non-croyant, et sa position métaphysique n’a rien que pourrait renier un athée pourtant affiché comme Richard Dawkins.

« La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas » (lettre à Edgar Meyer, 2 janvier 1915)

« Je cessai subitement d’être religieux à l’âge de 12 ans. Par la lecture de livres pour la diffusion de la science dans le peuple, j’acquis bien vite la conviction que maintes histoires que raconte la Bible ne pouvaient pas être vraies. La conséquence fut que je devins défenseur enflammé de la libre pensée, en associant à ma foi nouvelle l’impression que les jeunes étaient consciemment trompés par l’État qui leur donnait un enseignement menteur ; et cette impression fut pour moi bouleversante.»

« À la vérité la croyance en un dieu personnel qui interfère avec les évènements naturels ne pourrait jamais être réfutée, au sens propre du terme, par la science, car une telle doctrine peut toujours se réfugier en des domaines ou la connaissance scientifique n’est pas encore parvenue à mettre le pied. Je ne doute pas toutefois qu’une telle attitude de la part des représentants de la religion serait non seulement indigne mais aussi fatale. En effet une doctrine qui parvient à survivre non pas dans la lumière mais seulement dans l’obscurité perdra forcément l’influence qu’elle avait sur l’humanité, entraînant un dommage incalculable pour le progrès humain. » 

Pour retranscrire le plus fidèlement possible la pensée d’Einstein, voici d’autres citations par ordre chronologique :

« Qu’un individu puisse survivre à sa mort physique est au-delà de ma compréhension ; … de telles idées sont pour les peurs ou l’égoïsme absurde des âmes faibles. » (Comment je vois le monde, 1934)

« Je n’ai jamais parlé de ma vie à un jésuite et je suis abasourdi de l’audace des mensonges qu’on raconte à mon sujet. Du point de vue d’un jésuite, je suis évidemment, et j’ai toujours été, un athée. » (Lettre à G. Raner, 2 juillet 1945)

« J’ai souvent répété qu’à mon avis, l’idée d’un dieu personnel est puérile. Vous pouvez me qualifier d’agnostique, mais je ne partage pas l’esprit de croisade de l’athée professionnel dont la ferveur est due principalement à un acte douloureux de libération des chaines de l’endoctrinement religieux subi dans la jeunesse.»
(Lettre à G. Raner, 28 septembre 1949)

« Ma position concernant Dieu est celle d’un agnostique. » (Lettre à M. Berkowitz, 25 octobre 1950).

« Ce que vous avez lu au sujet de mes convictions religieuses est évidemment un mensonge qu’on répète systémati­quement. Je ne crois pas en un dieu personnel, je l’ai affirmé très clairement et de j’ai jamais dit le contraire » (lettre du 24 mars 1954).

Celui qui fait appel à une autorité la cite-t-il bien ?
Albert Einstein était donc tout sauf croyant : athée ou agnostique selon les définitions que chacun donne à ces termes. Et il avait un avis très réfléchi sur les relations entre la science et la religion.

« D’après la considération historique, on est enclin à tenir la science et la religion pour des antagonistes irréconciliables et, certes, pour une raison facile à comprendre. Celui qui est pénétré de la vérité que la loi causale régit tous les événements ne peut pas du tout admettre l’idée d’un être intervenant dans la marche du processus de la causalité. La religion-crainte ne trouve pas de place chez lui, et pas davantage la religion sociale et morale. Un dieu qui récompense et qui punit est déjà pour lui inconcevable pour la raison que l’homme agit d’après les lois rigoureuses extérieures et intérieures et ne saurait, par conséquent, être responsable à l’égard de dieu, pas plus qu’un objet inanimé n’est responsable de ses mouvements. On a à cause de cela reproché à la science de saper la morale, mais certainement à tort. Le comportement moral de l’homme doit être basé efficacement sur la compassion, l’éducation et les liens sociaux, et n’a nullement besoin d’un fondement religieux. La condition des hommes serait triste s’ils devaient être retenus par la crainte du châtiment et l’espoir de la récompense après la mort. »

Un zététicien plein d’autorité.

Que peut-on tirer de l’avis d’Einstein sur la question ?

Assurément son athéisme / agnosticisme n’est pas une preuve de l’inexistence de Dieu. Il n’est pas question de commettre à notre tour le sophisme de l’argument d’autorité. En terme d’autorité intellectuelle citons Newton, sans doute l’un des hommes les plus intelligents ayant jamais vécu, et obsédé par l’alchimie à laquelle il consacra un temps considérable au détriment de ses travaux scientifiques déjà prolifiques.
Devrait-on considérer que l’exemple de Newton est un argument en faveur de la rationalité de l’alchimie ? Non.
Mais de l’exemple d’Einstein, on peut sans doute retenir la tendance d’un très grand nombre d’apologètes à abuser de l’argument d’autorité, un sophisme assez inhérent, en fait, à la pensée dogmatique qui est nécessairement la leur.
Einstein et l'argument d'autorité

 Pour aller plus loin.

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[1] La plupart des citations utilisées peuvent être trouvées dans : Dictionnaire des athées, agnostiques, sceptiques et autres mécréants,  Georges Minois.

Le phénomène de rationalisation

 

Nous passons notre temps à nous raconter des histoires à nous-mêmes, à faire le récit intérieur de ce que nous pensons, de ce que nous faisons, de ce que nous désirons. Notre nature profondément narrative est en perpétuelle recherche de sens, de continuité et de cohérence. En soi, c’est très bien, mais cela vient avec un gros défaut : en cas de pénurie de sens, de continuité, de cohérence, eh bien nous en fabriquons une sans même nous en rendre compte, nous rationalisons.

À cause de ce besoin irrépressible de rationalisation, et parce qu’au cœur de notre psyché se trouve un noyau d’estime de soi constitué de pensées positives sur nous-mêmes, nous cherchons des excuses à nos mauvais comportements. Chacun de nous tient à se regarder comme quelqu’un de cohérent et de logique, alors nous rationalisons sur tout : nos opinions politiques, notre conduite sur la route, nos retards, nos impolitesses, nos petites incivilités, nos mensonges… nos croyances. Et s’il est besoin d’un exemple pour voir à quel point la rationalisation nous affecte, songeons à ce petit problème mathématique que le lecteur aura peut-être eu à résoudre à l’école.

Logique et rationalisationLe problème a été rédigé pour la première fois par un certain Gustave Flaubert, en 1841 :

« Un navire est en mer, il est parti de Boston chargé de coton, il jauge 200 tonneaux. Il fait voile vers le Havre, le grand mât est cassé, il y a un mousse sur le gaillard d’avant, les passagers sont au nombre de douze, le vent souffle N.-E.-E., l’horloge marque 3 heures un quart d’après-midi, on est au mois de mai… On demande l’âge du capitaine ? »

A l’école, on le rencontre souvent sous une forme simplifiée :

« Sur un bateau, il y a 23 chèvres et 18 moutons. Quel est l’âge du capitaine ? »

Les élèves de cours élémentaire à qui cette question est posée sont plus de 75% à utiliser les chiffres fournis pour formuler une réponse. Dans ces cas là, bien sûr le capitaine a 41 ans.Chez les élèves de cours moyen, ils sont encore un tiers à trouver l’âge du capitaine

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Une image de souche… Qu’est-ce que ça a à voir avec l’âge du capitaine ?

 

Comment peut-on expliquer un tel résultat ? Ce qui pousse un si grand nombre d’enfants à obtenir une réponse absolument hors sujet et à la considérer comme juste est de la même nature que ce qui pousse nombre d’adultes à se construire ou à se référer à un récit qui soit en accord avec leur vision du monde.

C’est ainsi par exemple que la spiritualité, la proximité avec la nature, le rejet d’une science perçue comme cynique sont autant de données injectée dans l’équation qui donne non pas l’âge du capitaine, mais un sens à la vie. Peu importe que les intrants n’aient entre eux aucun lien réel du moment qu’ils permettent d’établir un récit personnel ou communautaire.

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En fonction du contexte, la question de l’âge du capitaine peut avoir du sens.

 Cela est aussi valable avec le nationalisme, avec certaines formes d’écologisme, et en définitive avec toutes les idéologies auxquelles les personnes adhèrent pour des motifs qui ne sont pas rationnels. Nous sommes tous concernés par l’âge du capitaine.

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Qu’est-ce que n’est PAS l’ignorance (et l’effet Dunning-Kruger)

La personne profondément ignorante des découvertes réalisées par les sciences, qu’il s’agisse de la physique, de la biologie, de la sociologie ou de toutes les autres disciplines interconnectées qui forment le corpus des connaissances humaines a entre autres problèmes celui d’être presque totalement incapable de se figurer à quel point elle est ignorante.

C’est ce qu’on appelle l’Effet Dunning-Kruger. Il y a quelques années, ces deux chercheurs ont montré que dans un groupe d’individus dont on mesure à la fois la compétence dans un domaine et leur propre estimation de leur compétence par rapport à la moyenne, les gens moyennement compétents sont capables d’estimer assez justement leur niveau moyen. En revanche les gens très compétents sous-estiment leur compétence par rapport à la moyenne, parce qu’ils ont une assez bonne idée de l’ignorance qu’il leur reste à combler, tandis que les moins compétents s’estiment bien plus compétents qu’ils ne le sont — Dans des cas extrêmes ils se montrent aussi confiants dans leurs connaissances (erronées) que les individus les plus compétents de l’échantillon.

L’ignorance est donc difficile à reconnaître par les personnes les plus concernées.

Et la chose était connue déjà de Charles Darwin :

 « L’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance. Ce sont les personnes qui savent peu et non celles qui savent beaucoup qui affirment de façon si tranchée que tel ou tel problème ne sera jamais résolu par la science. [1] »

  Dans cette vidéo John Cleese explique que les personnes les plus incompétentes dans un domaine ne disposent pas des connaissances nécessaires pour se rendre compte à quel point elles sont incompétentes. L’ironie de la situation est cruelle, dit-il, parce qu’elle explique ce qui se passe à Hollywood et à Fox News.

Les travaux de David Dunning vont plus loin, et ils font froid dans le dos. Ils nous montrent que l’on se fait une fausse image de ce qu’est l’ignorance. L’ignorance n’est pas un terrain vierge, c’est une forêt d’idées préconçues, de concepts mal compris, des marais de préjugés, des bosquets de certitudes erronées… Bref, c’est un cauchemar. Un peu d’éducation ne règle malheureusement pas le problème aussi facilement qu’on aurait tendance à le croire.

Recevoir un peu d’éducation revient à élaguer un peu toute cette ignorance pour y planter des connaissances, ce qui ne permet pas d’éliminer toutes les mauvaises herbes ; la personne un peu éduquée reste pleine d’hypothèses, de croyances, d’intuitions, de métaphores, de concepts erronés qu’elle n’a pas vérifiés, qu’elle n’a pas questionnés, et qui contribuent à sa vision du monde.  L’ignorant ou l’incompétent n’est pas une personne totalement non-informée, c’est une personne mal informée, ce qui est pire, car bien souvent elle croit qu’elle sait, ou en tout les cas elle ignore à quel point elle est ignorante.

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Ce risque a conduit le chercheur suédois Nils Petter Gregersen à recommander que les gens ne suivent surtout pas de stage de conduite en conditions extrêmes. À la place, il juge plus sage de leur exposer les dangers de ces conditions, en bref : de faire peur aux conducteurs afin de les inciter à se montrer prudents, voire à renoncer à conduire dans de telles conditions. Pourquoi ? Les conducteurs qui suivent ce genre de stage améliorent effectivement leurs compétences sur la neige et la glace, et ils intègrent cette nouvelle aptitude qu’ils tiennent pour acquise alors qu’en fait ce genre de compétence s’érode très vite si elle n’est pas mise en pratique. Conséquence : au bout de quelques années les conducteurs surestiment leur compétence et augmentent donc leurs risques d’accident.

« Je ne sais pas. »

Pour Dunning, l’abondance de ces « méconnaissances » s’explique par le fait que les gens n’aiment pas dire « Je ne sais pas. » et préfèrent se bricoler une explication faite maison dès que se pose une question nouvelle. Et le plus curieux est sans doute que ces explications personnelles s’accompagnent d’un sentiment de confiance qui égale celle des connaissances réellement établies.

dix-2Bpourcents-2BcerveauAinsi la croyance répandue que nous n’utilisons que 10% de notre cerveau est totalement démentie par la science dès qu’elle a l’occasion d’en placer une, et pourtant bien des gens s’autorisent à y croire sans prétendre avoir la moindre expertise… sauf cette petite parcelle d’expertise personnelle qui leur permet de croire ce fait spécifique avec autant d’aplomb que s’ils avaient lu la littérature sur le sujet.

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On retrouve cette confiance mal placée dans les risques que prennent les opérateurs boursiers, les traders et toutes les personnes sur lesquelles repose l’économie mondiale et dont le moins qu’on puisse dire est que leur compétence n’est pas évidente. On retrouve en partie cette confiance indue chez les joueurs invétérés, qui faute de maîtriser les statistiques, surestiment leurs chances de gagner.

Quelle solution ?

La seule solution à ce problème permanent est d’encourager l’esprit critique. Seul le questionnement, l’ouverture au débat peut corriger, bon an mal an, les mauvaises conceptions et les intuitions trompeuses. Mais pour ce faire, nous avons besoin que le débat d’idées change d’image. Trop souvent il se réduit à une foire d’empoigne, à une opposition frontale, à un concours de « virilité » (auquel les femmes prennent d’ailleurs largement part). Nous avons besoin que le débat devienne un échange d’autant plus enrichissant qu’il permet de changer nos perspectives. Le débat d’idées ne doit pas être réservé aux luttes partisanes, ce doit être le lieu ou celui qui gagne c’est celui qui s’est enrichi cognitivement : celui dont l’avis a évolué ! Nous devons encourager l’attitude qui consiste à demander à notre contradicteur de nous apporter quelque chose.

Autant dire que nous avons du chemin à faire avant d’appliquer largement ce seul et unique remède à l’ignorance.

Pour aller un peu plus loin

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Pour se familiariser avec le travail et la pensée de David Dunning, le lecteur pourra se référer à cet article (en anglais) dont le présent billet s’est inspiré.

[1] «Ignorance more frequently begets confidence than does knowledge: it is those who know little, and not those who know much, who so positively assert that this or that problem will never be solved by science.»