Ce texte a été initialement publié en 2017 dans La Science à Contrepied, aux éditions Belin, livre collectif signé par une quarantaine de vulgarisateurs.
À votre insu peut-être, vous mobilisez votre cerveau à cet instant précis, en lisant ces lignes. C’est un fait connu : dans la tête de tous les humains où l’on a regardé, on a trouvé un cerveau. Et si l’on retire le cerveau de la boîte crânienne, son propriétaire meurt… Le consensus est plutôt général. Mais ce que nous savons sur le cerveau, nous ne l’avons pas toujours su.
Ce qu’on pense savoir
Le plus ancien document faisant référence au cerveau est un papyrus égyptien datant de 1600 avant notre ère[1]. Il s’agit d’un texte quasi-scientifique qui s’intéresse aux conséquences de traumatismes violents et notamment de coups reçus à la tête (l’auteur, un chirurgien, était probablement confronté à des blessures de guerre). On y trouve entre autres les plus anciennes descriptions du liquide céphalo-rachidien ou de la surface du cortex cérébral. De façon notable, il n’y a pas de précédents : la méconnaissance sur cette partie du corps et sur son rôle semble générale à l’époque.
Pour Aristote, penseur du ive siècle avant notre ère, le cerveau n’est guère qu’un radiateur : sa grande taille chez l’humain l’aiderait à garder son sang-froid, et l’assurerait donc d’être plus raisonnable que les autres bêtes. Longtemps, comme Aristote, de nombreux savants ont positionné le siège de la pensée et des émotions dans le cœur, même si Hippocrate et certains autres suspectaient déjà qu’il en allait autrement. Pendant des siècles, les dissections du corps humain étant peu pratiquées pour des raisons morales et/ou religieuses, la connaissance n’a pas beaucoup progressé… Au deuxième siècle de notre ère, Galien montre que c’est bien dans le crâne que se forment les pensées ; mais il faut attendre le xixe siècle pour connaître la nature électrique des signaux qui parcourent le cerveau, et ce n’est qu’à l’aube du xxe siècle que seront découverts les neurones.
Aujourd’hui, il nous semble évident que le cerveau est le lieu où s’élaborent nos pensées, nos émotions et notre représentation du monde et de nous-mêmes. Notre organe cérébral est extraordinairement complexe ; on le considère même comme la structure la plus complexe connue à ce jour dans l’Univers. Bien sûr nous en tirons orgueil, car il nous donne le sentiment d’occuper une place à part dans la nature. Et nous oublions allégrement nos autres qualités : il est d’usage de dire que nos sens ne sont pas particulièrement développés par rapport à ceux des autres animaux, de rappeler que nous n’avons pas de pelage, pas de griffes, et seulement des crocs piteux ; nous serions des créatures inermes et chétives. En réalité nous sommes de gros animaux, plus massifs et plus forts que la plupart de ce qui rampe, vole, nage, trottine ou reste en place. L’Homo sapiens est un redoutable coureur de fond qui sait épuiser sa proie, et notre vue n’est franchement pas mauvaise (pour les moins myopes ou astigmates d’entre nous). Mais notre « gros » cerveau reste le signe distinctif auquel nous sommes le plus attachés ; c’est un peu notre superpouvoir à nous. Notre impressionnant quotient d’encéphalisation[2] fait notre fierté. Et s’il est si facile d’en faire la marque de ce qui nous distingue de tous les autres êtres vivants, c’est que nous ignorons collectivement et individuellement beaucoup de choses sur la manière dont cet organe fonctionne, sur l’histoire de son évolution, et sur comment il produit cette chose inexplicable : la conscience.
La conscience est-elle une fin en soi ? Est-elle le produit accidentel de l’élaboration par les processus de la sélection naturelle d’un système nerveux efficace ? Est-elle un avantage sélectif ou au contraire un fardeau que notre lignée a su porter grâce à d’autres qualités ? Nul n’a de véritable réponse pour le moment, et la présence dans notre boîte crânienne de cet organe épatant suscite des croyances et des légendes qu’il vaut la peine de remettre en perspective.
Parmi les idées fausses que l’on a pu se faire, on entend encore aujourd’hui que nous n’utiliserions que 20 ou même 10 % de notre cerveau. En fait, vous l’utilisez à 100 % mais pas 100 % du temps. Les imageries cérébrales le montrent clairement, et on s’en doutait pour la simple raison qu’il eut été logique que la sélection naturelle aboutisse à la disparition des parties inutiles d’un organe qui consomme 20 % de l’énergie que nous tirons de notre alimentation, une alimentation pas toujours facile à se procurer avant l’invention de la pâte à tartiner aromatisée à la noisette.
Les méconnaissances passées doivent nous inciter à l’humilité. Dans mille ans, on jugera sans doute bien limitée la connaissance actuelle de cet organe, et bien téméraires certaines spéculations que nous faisons sur son fonctionnement. Une chose est sûre : le cerveau n’existe pas pour penser. « C’est absurde ! », me rétorquerez-vous. Il est évident pour tout le monde que c’est avec le cerveau que nous pensons. Alors oui, bien sûr, nous pensons avec notre cerveau, et nos facultés de raisonnement ont joué un rôle fondamental dans l’histoire de la lignée humaine. Il n’en demeure pas moins un petit problème dans la phrase « le cerveau existe pour que nous pensions » : c’est le mot pour. Ça n’a peut-être l’air de rien, mais ce petit mot qui nous vient si facilement trahit notre difficulté à tirer les bons enseignements de la théorie de l’évolution. Si le cerveau était fait pour penser, alors tout ce qui possède un cerveau penserait. Un petit survol de l’évolution de cet organe nous montrera qu’il n’en est rien…
Petit historique de l’évolution du cerveau[3]
Si le cerveau fonctionne, c’est parce que les cellules qui le composent sont capables de réagir à leur environnement de manière coordonnée en réponse à des signaux chimiques ou électriques. Une capacité qui ne date pas d’hier : on a montré que des organismes unicellulaires marins très frustes, les Choanoflagellés, communiquent entre eux grâce à des composés identiques à ceux qu’échangent nos neurones. Et ils possèdent les mêmes canaux sodiques (des structures membranaires permettant le passage d’ions sodium) que nos neurones mettent à profit pour la transmission d’un signal électrique. Ces organismes ressemblent probablement aux créatures qui, il y a 850 millions d’années, marquèrent l’émergence de tout le règne animal.
Par la suite, chez les métazoaires (c’est-à-dire les animaux constitués de plus d’une cellule), certaines cellules se sont spécialisées dans la transmission d’informations, permettant ainsi une meilleure réactivité de l’organisme à son environnement. Chez les éponges de mer, qui ne possèdent aucun système nerveux, on trouve pourtant des structures qui ressemblent aux synapses[4].
Il y a quasiment 600 millions d’années, à l’époque où nos ancêtres semblables à des vers acquéraient une symétrie bilatérale, un système nerveux central a commencé à se mettre en place avec des rassemblements de neurones : des ganglions. Le ganglion le plus sophistiqué s’est développé près de la bouche et des yeux. Parmi les vertébrés, on trouve aujourd’hui un cerveau des plus rudimentaires chez les amphioxiformes, où il se compose d’une structure dédiée au contrôle de la nage, et une autre dédiée à la vision. Cette lignée d’animaux s’en sort parfaitement bien depuis plusieurs centaines de millions d’années, sans s’encombrer de plus de matière grise. On pense même que la lignée des Enteropneusta (des vers marins) a perdu son cerveau au fil des générations, preuve que cet organe n’apporte pas que des bénéfices : les coûts (notamment énergétiques) sont susceptibles de remettre en question l’avantage de le maintenir.
Le mouvement serait la clef du mystère
Pour le neurobiologiste Daniel Wolpert, tous ces éléments indiquent que si les animaux ont acquis un cerveau, cela a tout à voir avec le mouvement. Comment se déplacer, comment agir sur l’environnement, comment contrôler ses mouvements de sorte à produire un comportement viable ? Tels étaient sans doute les défis auxquels la branche du vivant menant aux animaux a répondu en produisant, petit à petit, sous la contrainte de la sélection naturelle, le cerveau.
Ce point de vue est étayé par l’étrange particularité des ascidies, qui sont des Chordés marins à la morphologie primitive (c’est-à-dire proche des formes fossiles de nos ancêtres communs avec elles). Leur cycle de vie comporte un stade larvaire dit « libre » et un stade adulte où l’animal reste fixé sur un support. Durant le stade larvaire, l’ascidie doit être capable de nager et de trouver un support où se fixer. Elle se métamorphose ensuite pour passer au stade adulte, pendant lequel elle ne se déplacera plus jamais. N’ayant plus besoin de générer le moindre mouvement, l’ascidie digère alors son propre système nerveux !
Si l’on poursuit notre examen de l’évolution des caractères dans la partie de l’arbre du vivant où nous nous trouvons, on constate que les vertébrés ont acquis une morphologie de poisson, et que leur cerveau a vu se développer des structures toujours présentes chez nous comme le tectum optique, qui dirige notre attention vers des objets d’intérêt dans notre champ visuel, ou encore l’amygdale, un ensemble de structures, au cœur du système limbique (la zone la plus fortement impliquée dans nos émotions), qui sont impliqués dans l’évaluation de la valeur émotionnelle des stimuli. Nos réactions instinctives de plaisir mais surtout de peur viennent de cette région.
Sur l’arbre du vivant, les organismes qui prennent une forme d’amphibien continuent d’être favorisés quand ils possèdent des cerveaux plus grands et plus complexes. Quand arrive le tour des mammifères, il y a 250 millions d’années, on observe une tendance accentuée de la croissance de la taille du cerveau proportionnellement à la taille du corps. Dans les crânes fossilisés de ces mammifères anciens, on constate que les zones qui se sont développées en premier sont liées au sens de l’odorat et au toucher. Plus tard se développent les couches externes des hémisphères cérébraux chez les animaux qui nous sont apparentés. Ce néocortex se met en place en étroite relation avec le système limbique. Après la disparition des dinosaures, il y a 65 millions d’années, de nouvelles niches écologiques s’ouvrent pour les mammifères, et notamment pour les primates chez qui l’environnement sélectionne une bonne vue et une grande agilité, des caractères étroitement liées aux capacités de traitement du cerveau.
Nous examinons à présent la branche des primates, et le plus gros du voyage est déjà derrière nous. Chez ces animaux au comportement complexe, les interactions entre les individus et la vie sociale sont devenues cruciales. Parmi les différentes espèces de primates, on relève une corrélation entre le nombre de relations que les individus entretiennent entre eux et la taille du cerveau, en particulier le néocortex frontal. Déjà, le cerveau est capable d’abstraction et d’inférences à partir de la très grande quantité d’informations qu’il traite. Cependant, il doit encore se dérouler un événement important pour que la branche des hominidés (la nôtre au sein du groupe des primates) continue à se doter d’un cerveau de plus en plus volumineux, alors que les branches voisines conduisant aux autres grands singes ne présentent pas cette tendance. Les hominidés ont quitté la forêt, ont marché sur deux jambes… mais le cerveau de nos ancêtres s’est démarqué de celui de nos cousins primates il y a seulement 2,5 millions d’années, et par un mécanisme non encore élucidé. Ce n’était sans doute pas « pour » faire des maths ou se poser des questions existentielles.
Une explication possible à cette poussée de croissance du cerveau est liée aux muscles de la mastication. Le régime alimentaire de nos ancêtres s’est modifié, les besoins en mastication se sont réduits et les muscles dédiés sont devenus moins proéminents. Ce phénomène a probablement réduit une contrainte physique sur le crâne, qui a alors pu se développer et offrir plus de place au cerveau[5]. À partir de là, les choses se sont emballées grâce à des boucles de rétroaction positive : un cerveau plus gros élabore de meilleures stratégies en vue d’obtenir des ressources, et ces ressources supplémentaires sont alors capables d’alimenter… un cerveau encore plus gros. La cuisson des aliments suite à la domestication du feu a pu jouer un rôle similaire. En conséquence, la survie des individus avec les plus gros cerveaux, et celle de leur descendance, étaient favorisées.
En parallèle éclot la culture : avec le langage, les outils, l’apprentissage, etc., elle apporte de nouveaux avantages dans la lutte pour la survie. Une fois le langage acquis, on peut s’attendre à une forte pression de sélection pour la fixation des caractères biologiques qui améliorent son usage. À cela s’ajoute la sélection sexuelle, apte à produire des caractères extravagants comme la queue du paon ; elle a bien pu jouer un rôle de premier plan dans l’apparition des gros cerveaux humains (des recherches sont encore en cours pour clarifier ce rôle). Et puis enfin, il y a 200 000 ans nous voici, nous, Homo sapiens, embarqués dans ce mouvement dont nous sommes une des extrémités momentanées, comme l’ont été en leur temps toutes les générations qui nous ont précédés.
L’histoire du cerveau humain, rapidement survolée dans ces quelques lignes, ne doit surtout pas nous faire croire qu’il existerait dans la nature une force directrice vers un cerveau de plus en plus grand. Si cela semble être le cas parmi certaines familles de vertébrés, l’évolution vers un cerveau de plus en plus gros est loin d’être la règle dans le reste du vivant. Et le reste du vivant est beaucoup plus vaste que la branche des Vertébrés. D’ailleurs, on constate une légère diminution de la taille du cerveau de notre espèce depuis les débuts d’Homo sapiens. N’oublions pas non plus que les plus gros cerveaux de notre famille se nichaient dans la tête des Néandertaliens, disparus voici trente ou quarante mille ans…
Si le cerveau existe sans doute initialement pour faire bouger un corps, comment en sommes-nous arrivés là ? Qu’est-ce qui explique que les écosystèmes soient dominés par tant d’espèces possédant un cerveau développé ? Quel est le véritable rôle d’un très gros cerveau comme le nôtre ?
Sécréter du futur ?
Les organismes autour de nous sont le résultat d’une histoire évolutionnaire complexe. Ils ont hérité leurs caractères des générations précédentes. Parmi l’immense diversité générée par le jeu des mutations et des brassages génétiques, la compétition entre espèces et entre individus a éliminé, lentement et par itérations, toutes les variantes peu aptes à la survie et à la reproduction. Après plus de trois milliards d’années d’évolution, les organismes actuels se trouvent dotés des caractères qui assurent les meilleures chances de survie… pourvu que l’environnement continue à suivre les règles qui présidaient au cours des générations passées. À cet égard, le cerveau loge à la même enseigne que le pancréas ou le gros orteil : il existe chez nous parce qu’il a participé à la survie et/ou à la reproduction de nos ancêtres. Tous nos organes sont par définition des organes de survie. Tout ce paragraphe tient de la lapalissade ; c’est évidemment la base de ce que dit la théorie de l’évolution, mais voyons où cela nous mène.
Nous avons vu que le cerveau a vraisemblablement pour origine le besoin de contrôler les mouvements de l’organisme, puisque ce qui ne bouge pas n’a pas de cerveau. Mais pourquoi passe-t-on d’un cerveau à un très gros cerveau ? Comment le gros cerveau participe-t-il à la survie ? Il semble que la réponse à cette deuxième question soit en fait intimement liée à la première. Un gros cerveau offre une meilleure anticipation de ce qui se passe autour de l’animal. Et l’anticipation est ce qui permet d’adopter un comportement, d’engager un mouvement compatible avec la survie. On peut voir le gros cerveau comme une glande qui « sécrète » une représentation du futur, représentation à partir de laquelle l’animal adapte son comportement.
Qu’est-ce qui permet de considérer que le cerveau « sécrète du futur » ? Eh bien, regardons comment son action s’inscrit dans le temps. Le cerveau centralise les informations collectées par les organes récepteurs : ceux de la vue, de l’odorat, de l’équilibre, de la douleur, etc. Le temps que le signal soit reçu, transmis, intégré et traduit en une représentation de l’environnement, des centaines de millisecondes s’écoulent. Le cerveau conscient n’a accès qu’à une image du monde légèrement périmée. Nous percevons donc le passé ! Quand nous prenons la décision de bouger notre corps, il se produit quelque chose de similaire : la commande est produite quelque part dans le système nerveux central, elle est transmise via les fibres nerveuses jusqu’aux organes qui effectuent le mouvement, et cela prend encore des centaines et des centaines de millisecondes. L’action décidée ne se produit donc pas instantanément, mais dans un futur proche.
Comme nous l’avons dit, les animaux qui ont les meilleures chances de rester en vie et de se reproduire, et donc de transmettre leurs caractères aux générations suivantes, sont ceux qui sont capables d’agir conformément à ce que le monde autour d’eux propose de défis, d’opportunités et de dangers. Toutes choses égales par ailleurs, le cerveau qui sera capable, à partir des données périmées dont il dispose, de se doter d’une représentation fidèle de ce que sera le monde au bout du laps de temps qu’il faudra au corps pour réagir aux données recueillies… ce cerveau-là apportera au corps qui l’abrite, qui le nourrit, et aux gènes qui codent sa fabrication, de meilleures chances de survie et de reproduction. Le rôle principal du gros cerveau semble donc d’assurer une forme de contemporanéité entre le corps et son environnement, en dépit d’un décalage irréductible.
Dans son livre Le gène égoïste, inspiré des travaux de George C. Williams, Richard Dawkins estime que les organismes sont des « machines à survivre », produites par des gènes pour lesquels ils représentent de simples véhicules assurant leur dissémination. Le cerveau assume les fonctions qui ont gardé nos ancêtres en vie assez longtemps pour se reproduire efficacement, et il a donc des caractères compatibles avec la survie. Mais si la survie est LE critère autour duquel est centrée l’édification du cerveau, alors la conformité de nos représentations avec le monde réel n’est plus nécessaire, car d’autres facteurs peuvent avoir un rôle plus important encore pour une espèce sociale comme la nôtre. L’environnement le plus crucial pour la survie des humains, c’est son entourage formé par les autres humains, avant même la nature sauvage qui les entoure. Il faut donc que le cerveau soit adapté à cette dimension prééminente de notre environnement. Or, dans ce contexte, la rationalité (au sens d’un mode de raisonnement structuré qui élabore des pensées sur le mode hypothético-déductif) n’est pas forcément le meilleur atout ; et c’est bien pour ça que les maths, la logique et les sciences représentent des activités coûteuses et a priori peu attrayantes. Si elles sont si complexes pour nous, c’est parce que nos ancêtres n’étaient pas obligés d’y exceller. L’évolution ne les a pas prioritairement dotés de ces facultés-là. Nous appréhendons le monde avec une grande finesse ; nos mouvements, nos réactions aux trajectoires des objets impliquent une puissance de calcul importante. Mais ces calculs ont lieu dans les coulisses de notre cerveau, et nous n’avons accès qu’aux résultats de ces opérations. Par conséquent, quand ces calculs sont faux, nous ne savons pas isoler l’erreur ou l’information manquante pour rectifier le tir : c’est pourquoi nos raisonnements sont souvent biaisés.
Dans les grandes lignes, nos aptitudes cognitives et intellectuelles sont le résultat de la sélection pour des cerveaux capables de sécréter du futur — en particulier dans le cadre des interactions sociales — et le résultat des paramètres qui ont présidé au choix des partenaires sexuels de nos très nombreux ancêtres.
Mais il n’y avait pas vraiment d’obligation à ce que la capacité à élaborer une pensée rationnelle et méthodique s’impose chez l’humain. Nul doute que cette aptitude apporte de grands avantages en rendant plus efficace et plus durable l’exploitation des ressources dont dépend une lignée ; et on peut s’attendre à ce que ce caractère bien particulier, quand il apparaît, soit aussitôt favorisé sur le plan de la sélection naturelle. Mais avoir un gros cerveau, ça se paie énergétiquement. Cher. Un gros cerveau n’est pas forcément un équipement souhaitable pour un animal. La preuve en est que les gros cerveaux sont rares ; l’humain est peut-être le seul être de toute l’histoire de la vie sur Terre à en posséder un qui soit aussi complexe. Et on peut se demander pourquoi…
Faites-en bon usage malgré tout !
En conclusion, vous pensez avec un organe qui est le fruit imprévu d’une longue histoire. Au cours de celle-ci, les avantages successifs apportés par le cerveau ont fait émerger les ingrédients de la conscience, préalable à l’exercice du raisonnement et de la pensée réflexive. Que l’émergence de la conscience soit une étape logique et inévitable de la vie, ou qu’elle soit au contraire un accident statistiquement des plus improbables, l’existence même de cette matière pensante nous donnera encore longtemps matière à penser…
Parce que le cerveau n’est pas fait pour penser, penser est un exercice complexe et truffé de pièges. Et pour bien penser, nous avons besoin de pallier nos erreurs intuitives, inhérentes à un organe qui répond surtout aux besoins de la survie dans la savane. Pour contrer nos approximations, nos multiples biais de raisonnement et les raccourcis cognitifs que sont par exemple les préjugés, nous avons besoin de passer nos idées au crible de la démarche scientifique. Celle-ci est notre meilleure option pour aboutir à une pensée raffinée – et pour nous débarrasser enfin des scories d’irrationalité laissées par l’histoire mouvementée d’un organe qui est le premier à enquêter sur les raisons de sa propre existence.
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[1] Le document est connu sous le nom de Papyrus Edwin Smith. Ce n’est évidemment pas le nom de son auteur égyptien, qui est inconnu, mais celui du collectionneur qui en fit l’acquisition en 1862.
[2] Le coefficient d’encéphalisation (QE) mesure le rapport entre la taille du cerveau d’une espèce par rapport à la taille de son corps, et sa taille prédite par une loi allométrique (c’est-à-dire qui établit des relations de taille entre les parties du corps) fondée sur les mêmes mesures chez les espèces voisines (Famille, Classe, etc…). Par exemple, le QE est de 7,44 chez l’humain, de 2,80 chez le Bonobo et de 2,09 chez le Macaque Rhésus (source Wikipédia).
[3] Cette section est en partie inspirée par l’article « A brief history of the brain » de David Robson, publié dans New Scientist en 2011 : https://www.newscientist.com/article/mg21128311.800-a-brief-history-of-the-brain/.
[4] Les synapses sont les zones de contact spécialisées où deux neurones échangent des signaux chimiques.
[5] Stedman et al. 2004. “Myosin gene mutation correlates with anatomical changes in the human lineage”. Nature. 428: 415. Voir aussi : David Robson, « A brief history of the brain », New Scientist, 21/09/2011. Consultable sur : https://www.newscientist.com/article/mg21128311.800-a-brief-history-of-the-brain/