Nous vivons tous dans un monde de concepts construit par notre cerveau à partir de nos perceptions de notre environnement. Nous le faisons assez efficacement, car la sélection naturelle s’est assuré d’éliminer continuellement ceux qui n’en étaient pas capables.

Une chanson sur le fardeau de la preuve et l’attitude fuyante des promoteurs de bullshit et autres vérités alternatives, allergiques à la moindre méthode épistémique.

 

Paroles : Acermendax
Musique composée avec l’IA SUNO.

 

You say the sky is blue, but is it really true?
Maybe it’s a shade of violet, hidden from your view?
You claim the Earth is round, well, that’s a tricky sound,
Could it be a donut spinning, dancing all around?

 

Why should I believe what everyone’s been told?
Your evidence is crumbling, it’s just getting old!

 

Prove me wrong, if you dare!
I’m standing here with nothing but the air.
Twist the facts, bend the light,
I’ll just keep on dodging through the night.

Prove me wrong
Prove me wrong, oh, can’t you see?
The burden’s on you, it’s not on me!
Ain’t I right ?

 

You show me all your graphs, and I just have to laugh,
What if your numbers are just playing a little prank on math?
Your fossils in the ground, they never make a sound,
Maybe they were planted there to keep the truth all bound.

 

I’ll dance around your logic, spin your words in the air,
You’ll chase the proof forever, but I’ll never really care!

 

Prove me wrong, if you dare!
I’m standing here with nothing but the air.
Twist the facts, bend the light,
I’ll just keep on dodging through the night.

Prove me wrong.
Prove me wrong, oh, can’t you see?
The burden’s on you, it’s not on me!

 

So here I stand, with nothing to defend,
I’ve won the game, or so I pretend.
Prove me wrong. Well, sorry, I’m out of sight,
The wise know which battles are worth the fight!

Prove me wrong.

Monsieur Viven Soldé sur le blog CORTECS a publié un commentaire sur l’intervention de madame Szczepanska (Paris-1), Thomas Durand (ASTEC) et moi-même (ALDHHAA), sur les documenteurs.

 

La critique première de monsieur Soldé serait que nous manquons de culture du cinéma et de l’image. Elle est parfaitement gratuite et ne repose que sur cette intervention, sans qu’il ne connaisse nos formations et notre connaissance du sujet. Contrairement à ce que dit monsieur Soldé, nous nous sommes intéressés au “régime de l’image” pour considérer que les programmes récents produits et diffusés sur internet ne répondent pas aux mêmes critères que ceux produits pour les réseaux de distribution classique. Et que c’est pour cela que des définitions nouvelles sont nécessaires.

 

L’auteur nous parle de la perception des milieux zététique ou sceptique des sciences de la communication. D’abord, je ne me considère pas comme étant issu de la zététique ou des milieux sceptiques, mais comme un chercheur en histoire travaillant entre-autre sur la pseudo-histoire. C’est donc un regard d’historien que je pose sur l’usage de documentaire trompeur diffusant de la pseudo-histoire[1].

 

C’est à ce titre que j’apporte ma propre définition d’un documenteur, définition qui doit être discuté. Cette définition est issue d’un travail de recherche en cours. Elle a pour objet justement de sortir d’un débat intra-cinématographique pour se pencher d’abord sur le contenu et son effet dans un univers différent, notamment celui du régime de post-vérité[2].

Monsieur Soldé prend comme définition celle donnée par François Niney en 2009, définissant le documenteur comme une œuvre de fiction prenant le format d’un documentaire, mais volontairement trompeur, voire satirique[3]. Cette définition nous parait ancienne et ne correspond plus à la réalité d’une production destinée à révéler une “vérité” dans ce monde de post-vérité.

Justement, dans le documenteur tel que je le définis, les intentions de convaincre ne sont plus vraiment dans la forme – même si elle y contribue, mais dans le message et son articulation. Ils se rapprochent du documentaire de propagande, car, comme l’indique François Niney, position auquel nous adhérons, le documentaire de propagande s’affranchit des points de vue pour n’en montrer qu’un, et remplace la réalité par le dogme, ici le complotisme[4].

Ce qui distingue pour nous le documentaire de propagande du documenteur, ce sont plusieurs aspects : l’émetteur, le circuit, le financement. La propagande est issue, pour nous, d’un état ou d’une institution, dans le but de convaincre du bien-fondé de leur démarche, de leur politique, de leurs institutions[5]. La propagande est une démarche active pour persuader un grand nombre de personnes[6]. Nous mettons en avant que cette propagande émane d’un état ou d’une institution, comme l’église au sein de la Congrégation pour la promotion de la foi (Congregatio de Propaganda Fide), réactivé en 1817[7].

Les documenteurs s’affranchissent de ces circuits habituels de production et de distributions, et ne sont plus l’émanation d’institutions. C’est à ce titre que des exemples comme Loose Change, La Révélation des Pyramides ou Hold-Up nous semble pertinents.

Par le terme de documenteur, nous essayons d’apporter une vision plus large pour décrire un phénomène nouveau, celui de documentaires trompeurs, réalisés dans une sphère restreinte et destinés à apporter une explication radicalement différente de celle qui fait consensus. Ils ont en effet une vérité à révéler et mettent en avant un contenu complotiste, en affirmant que la “vérité” est occultée. Cette dichotomie agent étatique/agent privé demande sans doute à être précisée, mais elle indique clairement que le documenteur est une affaire de milieux complotistes.

Si la définition de François Niney correspond bien à un mockumentary, elle ne parait plus correspondre à celle d’une nouvelle classe d’objet filmé dont l’objectif n’est pas la moquerie, mais la révélation. Cette définition nous paraissant correspondre à l’objet de cette recherche, nous la maintenons pour le moment, alors que monsieur Soldé semble rester dans le milieu restreint du cinéma.

 

La question de l’adhésion du spectateur au discours du film par l’image n’est pas ici l’objet du film. Comme l’auteur de cet article entend rester dans le strict domaine du cinéma, il installe une grille de lecture limitée, pour un objet qui désormais dépasse le cinéma. Par ailleurs, tout documentaire cherche l’adhésion du spectateur à son récit, à sa vision formelle, à ses positions. Elle n’est pas l’apanage des documentaires de propagande.

 

Si Le triomphe de la volonté est considéré par Viven Soldé comme un film qui est dans le vrai, c’est que sa connaissance du contexte de production et de celle de l’Allemagne de 1935 est très lacunaire[8]. En effet, le film prétend montrer une adhésion totale de l’Allemagne au Parti nazi, et du Parti nazi à son chef, Adolf Hitler. Une lecture des travaux de Pierre Ayçobery, de Detlev Peukert ou de Ian Kershaw permet de savoir que l’image de cette union parfaite est loin d’être la réalité ; elle n’est que le point de vue du Parti et du Führer. Mais, évidemment, si on ne contextualise la réalisation d’un film, documentaire ou non, il est difficile de relativiser.

Quant à dire que les films de propagande utilisent peu de mensonges, c’est évidemment avoir une vision irénique de la propagande. Même Why we fight produit par les studios américain pour justifier l’entrée en guerre des États-Unis, comprend des biais et de mensonges, à la fois parce qu’un documentaire n’est pas la réalité, mais surtout parce que ces documentaires de propagande cherchent à montrer une seule réalité[9]. Si l’objectif est d’emporter l’adhésion, ce à quoi je souscris volontiers, on s’appuie sur une vision volontairement tronquée de la réalité. Il y a là une différence de perspective, qui marque une différence nette entre l’analyse de l’image et celle du contenu.

 

Tout une partie de l’article de monsieur Soldé est consacrée au documentaire. C’est fort intéressant, mais ce n’est pas le sujet. Le cadre que je définis n’est pas celui du documentaire, mais bien du documenteur, et l’ensemble de cette démonstration montre, me semble-t-il, qu’il convient de marquer une différence entre les deux définitions.

La critique sur la méconnaissance du médium pourrait se justifier si son économie de production était la même. Mais c’est justement sur quoi nous insistons : un documenteur, sauf exception ancienne ou commande de plateformes, suit un circuit distinct de la production documentaire. L’exemple de Loose Change a été largement mis en avant pour montrer cette différence. La conscientisation au film ou à l’image, si elle existe, n’est pour nous que secondaire, par rapport au discours et à son contenu complotiste. Mais, c’est un débat qui mériterait d’être tenu.

 

Terminons sur la question de la formation à l’image. C’est bien un sujet qui a été abordé dans ce débat, et nous avons insisté sur son importance. Mais, nous voyons que monsieur Viven Soldé insiste sur la forme et néglige le fond et la composition du discours, notamment le choix des intervenants.

 

Alexis Seydoux

NB : La réponse de Thomas Durand au même article de Vivien Soldé est disponible ici.

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[1] Ici, en tant que vice-président de l’Association de Lutte contre la Désinfomation en Histoire, Histoire de l’Art et Archéologie.

[2] Marius GUIDONIS et Benjamin JONES, “Who controls the Past ?”, in Marius GUIDONIS et Benjamin JONES (edit), History in a post-truth World. Theory and Praxis, Londres, Routledge, 2021, page 8.

[3] François NINEY, Les documentaires et ses faux semblants, Paris, Klincksieck, 2009, pages 158 à 164.

[4] François NINEY, Les documentaires et ses faux semblants, op. cité, page 128.

[5] Sinisa MALESEVIC, The Sociology of War and Violence, Cambridge, CUP, 2010, page 202.

[6] Sinisa MALESEVIC, The Sociology of War and Violence, op. cité, page 203.

[7] Mary HEIMAN, “Catholic Revival in Worship and Devotion”, in Sheridan GILEY et Brian STANLY (edit), The Cambridge History of Christianity, vol 8, World Christianities c.1815-c.1914, Cambridge, CUP, 2006, page 75.

[8] Robert KOLKER, Politics goes to the Movies, New-York et Londres, Routledge, 2018, pages 38 à 47.

[9] Voir notamment les effets de l’Office for War Information, voir notamment Carl BOGGS et Tom POLLARD, US Militarism and Popular Culture, New-York et Londres, Routledge, 2016, page 84.

 

Réaction, à un article intéressant de Vivien Soldé publié par le site du Cortecs. Vous pouvez le lire ici.

 

D’emblée, je signale à quel point je trouve triste que tout soit écrit avec l’intention visible de se payer les sceptiques (qui « envahissent un territoire déjà bien occupé avec leurs grands sabots de « zététiciens » et de la « méthode qui permet de répondre à tout » sans s’intéresser une seconde à ce qu’il se passe déjà sur place. »),  Alexis Seydoux en tête, avec des formules dépréciatives qu’on réserve en général (dans nos productions) pour les pires imposteurs.

Comme trop souvent, la bienveillance semble optionnelle quand on critique ceux qui ont une activité de critique, alors qu’on pourrait les contacter pour évoquer des sujets et éclaircir certains points de manière constructive… Sur le sujet des documenteurs par exemple, j’aurais répondu favorablement à une proposition d’échange public de M Soldé pour explorer le rapport à l’image, les travaux existant, et la manière dont on peut aider le public à s’éduquer à une réception plus critique des images, d’où qu’elles viennent. Je ne vous cache pas que cela n’est plus d’actualité en ce qui me concerne, parce qu’estimant qu’il faut que les critiques apprennent à distinguer leurs alliés et leurs ennemis, je ne les encourage pas quand ils font publiquement la confusion.

 

 

Je vous invite à garder de la distance critique avec ce billet, comme il se doit, mais à accepter les appels à la prudence et à la méthode qu’il formule… Même si je ne sais pas d’où sort l’idée que l’intentionnalité d’un film qui cherche à « détromper » ne serait pas aussi, via cet exercice, de « convaincre » de quelque chose ; raison pour laquelle mon propos est de rappeler qu’il faut se méfier des intentions que l’on prête (ou que l’on omet de prêter) à tout créateur de contenu. Je ne sais pas non plus d’où sort l’idée qu’il existerait une « distinction stricte » entre films de propagandes et films complotistes (parfois appelés — peut-être incorrectement — « documenteurs » ).

Lors de cette table ronde j’étais accompagné d’Alexis Seydoux (de l’ALDHHAA) qui est bien plus cultivé que moi en histoire (et en histoire des documentaires) et qui pourrait mieux que moi répondre à ce papier. Je rappelle que j’y étais présent en tant qu’auteur de « Les Lois de l’Attraction Mentale » qui n’est ni un documenteur ni un film sur les documenteurs, mais un film qui offre des pistes d’explication au succès populaire de certains types de récits pseudo-scientifiques en mobilisant l’expertise de chercheurs qui s’intéressent, notamment, aux croyances (et d’un auteur/scénariste). Je n’ai rien théorisé du tout, ni dans ce film, ni durant la conférence ; j’ai même rappelé le flou sémantique que j’observais depuis ma situation sur le mot « documenteur ». À l’INHA, ce jour-là,  je venais parler de mon travail de sceptique confronté aux rhétoriques déployées par les acteurs de la désinformation que j’analyse et contredis depuis 10 ans. Surtout qu’on me signale si j’ai prétendu faire plus que cela ! Et qu’on me dise comment j’aurais dû être plus humble dans mon intervention (à part en refusant l’invitation). D’avance, merci.

La table ronde est visible ici :

 

Je m’arrête sur quelques points qui me chagrinent :

« c’est ici le reproche principal que fait Ania Szczepańska à Thomas Durand sur son film. L’absence de conscientisation de l’énonciation en fait un film qui ne veut pas assumer de point de vue, ou du moins serait tenté de le justifier par la sainte objectivité. »

Ceci relève à la fois de la Lapalissade et du procès d’intention. Rendez-vous compte que je me sens mis en demeure d’écrire ici : « Je ne crois pas à la « sainte objectivité » », et de préciser qu’il est évident que nous avons fait des choix de cadrage, que j’ai fait des choix de montage et que le casting des experts interrogés est le résultat de mille choix qui ne sont pas toujours les miens. Rien de tout ça n’est « objectif » mais résulte des contingences qui entourent la démarche du créateur, conjugués à l’effet qu’il désire produire chez son audience. L’ignoriez-vous ?

En fait, tout cela est tellement entré dans le langage cinématographique que j’avais imaginé que tout le monde le savait, au moins vaguement. Grâce aux compétences de Vivien Soldé, nous découvrons qu’il faut que ce type de documentaire trouve un moyen d’interroger sa propre fabrication à l’image, d’expliciter les codes suivis ou contestés, les processus, les effets, etc.  s’il veut échapper au jugement des sachants qui savent que l’absence de cette déconstruction ostensible signe une vénération naïve à la « sainte objectivité ». Bigre ! De fait, on a quitté le terrain où j’avais quelque chose à dire sur ce qui relève du fonds des discours servis par tous ces procédés ; finalement je m’étais trompé de conférence.

 

Attention, cet extrait est magique :

« Comment quelqu’un qui ne connait rien à l’égyptologie peut faire la différence entre le documentaire de la TeB et le Hold up de Barnérias puisqu’il fonctionne sur le même régime ? »

Evidemment Pierre Barnérias, comme vous le savez, n’a jamais parlé d’égyptologie. Et évidemment la FORME du documentaire est justement tout sauf un gage de vérité. Le travail du sceptique ne consiste pas à inventer une forme de discours dont vous pourriez ne plus douter. Nous le savons. Vous le saviez aussi certainement. Vivien Soldé ne le sait pas, ou alors il en sait beaucoup, beaucoup plus, et je suis incapable de comprendre son propos à cause de  mes connaissances « proches du néant ».

 

Je vais conclure avec une évidence. Je crois qu’il est possible de mettre en avant les travaux des sciences de la communication sur les objets documentaires, de rappeler l’existence d’une littérature scientifique sur le sujet, de définitions et de théorisations sur les différents objets et leur histoire, sans nécessairement chercher à descendre ceux qui en parlent sans mobiliser les mêmes corpus de connaissances (et qui pourraient avoir tort de le faire tout en étant en mesure d’écouter les critique et de faire évoluer leur avis et discours). Depuis la sortie de notre film en 2016, personne n’a trouvé le temps de nous proposer de parler avec des scientifiques au fait de toutes les théories sur la propagande et le cinéma, de la manière dont un objet tel que celui-ci véhicule probablement, et justifierait malgré lui (?), sans les interroger, des codes que nous aurions tous intérêt à savoir désamorcer dans notre rapport quotidien à l’information. Dommage.

 

Acermendax

 

NB : La réponse d’Alexis Seydoux au même article de Vivien Soldé est disponible ici.

Les réflexes et réflexions à la con nous viennent à l’esprit plus vite que leurs ombres. Prudence.

 

La mauvaise autodéfense intellectuelle passe par des répliques qui suscitent un sentiment de chaleur confortable et la satisfaction d’avoir mis dans le mille. On est content de soi, on s’imagine avoir marqué un point, détenir le dernier mot. On peut quitter la conversation avec le sentiment du devoir accompli. Mais de l’autre côté de la conversation se passe tout à fait autre chose : on passe pour un bouffon.

 

C’est l’été, alors faisons un petit jeu :

Passons en revue des exemples de ces réflexions qui nous viennent et que la sagesse nous apprend à ne plus écrire.

 

Notez bien : beaucoup de ces exemples ressemblent à des répliques qui pourraient être pertinentes dans certaines circonstances, mais qui, généralisées, vous feront passer pour un tocard.

 

  • Tu ne peux pas critiquer Raymond, parce qu’il a un tout petit compte sur les réseaux sociaux. C’est de la brutalité !
  • Tu critiques Myriam qui a beaucoup plus d’abonnés que toi, c’est juste de la jalousie. Tu cherches la lumière.
  • Tu critiques Léon, mais tu as fait deux fautes d’orthographe et tu t’es trompé en appelant biais d’attribution ce qui est un biais de représentation, alors ça ne vaut rien.
  • Tiens, tu ne critiques jamais Michel. Ni Simone. Donc ça ne te dérange pas ce qu’ils disent. C’est bien la preuve que t’es un salaud.
  • Tu critiques l’expertise de Françoise sans t’attaquer au fond ! Ça n’a aucune valeur.
  • Tu contredis Bertrand sur le fond. Mais comment oses-tu remettre en question son expertise ?!
  • Tu dis que Valentin n’est pas un expert. Et de quel droit ? Tu es expert, toi, peut-être ?
  • Tu es chômeur, alors ton avis sur le professeur Martin, tu te le gardes.
  • Tu crois que ton doctorat et tes 26 publications te donnent forcément raison contre quelqu’un comme Gisèle qui, au moins, n’a aucun conflit d’intérêt ?! Minable classiste.
  • Tu critiques ce propos de Samantha parce qu’il est faux, mais je te signale que ça va être utilisé par tel groupe idéologique infréquentable. Tu devrais avoir honte.
  • Toutes tes critiques sur les propos discriminants et violents de Vanessa n’ont aucune valeur, car moi je sais que tu appartiens à une classe socio-économique qui veut imposer ses jugements à l’univers entier.
  • On ne te voit jamais militer politiquement quand tu défends la science, c’est parce que tu te crois neutre et apolitique, espèce d’inculte.
  • Tu ne peux pas critiquer Mireille, parce que c’est une personne qui reçoit déjà des insultes de la part de gens infects.
  • Didier a un indice H de malade, c’est le boss des boss du système. Toi t’es personne, tu ne devrais même pas oser prononcer son nom.
  • Tu critiques Christian qui est rejeté par toute la profession, moqué par tous les experts, alors que c’est la preuve de la corruption généralisée du système. Tu n’es même pas digne qu’il s’intéresse à toi.
  • Tu demandes que Nassim t’explique tel ou tel concept de sa boutique en ligne de cristaux qui rendent plus intelligent, c’est du sealioning et donc du harcèlement. Il faut que tu te taises.
  • Tu demandes à Frédéric de sourcer ses allégations alors que moi j’ai confiance en lui, il est sympa. Pourquoi tu t’en prends aux gens sympas ?
  • Tu critiques Olivier parce qu’il insulte tout le monde, mais s’il fait ça il a sûrement ses raisons et tu le saurais si tu écoutais calmement.
  • Tu remets en question la grille de lecture dont j’ai hérité au prétexte qu’elle est arbitraire et construite alors que moi j’estime qu’elle est naturelle et vraie, c’est une tentative d’influence politique, idéologique, tu es mon ennemi.
  • Tu critiques Aurélie parce que ce qu’elle dit te dérange au fond de toi, ça met en danger ton busines ou ton amour propre ou n’importe quel ressenti que je sais détecter et qui me prouve qu’il ne faut pas t’écouter.
  • Tu critiques Catherine parce qu’elle donne des conseils médicaux tout pourris, mais comme tu as partagé une information inexacte il y a trois an et demi, je crois que tu devrais la laisser tranquille.
  • Tu démontres que Marcel est un escroc mais je m’en fous parce que je t’ai vu, toi, sur une photo où tu rigoles avec Armande dont le cousin, qu’elle aimait bien en plus, a tapé sur son chien en public.

 

Ajoutons (merci aux commentateurs qui ont soufflé de bonnes idées !)

  • Tu critiques Madeleine, que j’aime bien écouter : qui te paie pour ça ?!
  • Tu critiques les allégations de Dimitri, mais c’est injuste parce que chacun a droit à sa vérité en démocratie !
  • Tu critiques Katia parce que tu ne la crois pas. C’est trop facile : fais tes propres recherches, tu finiras bien par être d’accord avec elle.
  • Si tu critiques Stéphane, c’est qu’il dérange. Et s’il dérange c’est qu’il est dans le vrai !

Il y en a forcément d’autres. Lesquelles ai-je oublié ?

NB : Vous pouvez aussi vous amuser à nommer les fallacies qui se cachent derrière ces répliques.

Acermendax

 

Le climat numérique est souvent lourd autour de la zététique. La communauté a des défauts, et elle dérange beaucoup de gens très déterminés à faire taire la critique, alors cela entraîne des problèmes. Certains nécessitent que nous fassions collectivement des efforts pour que la zététique ne soit pas confondue avec une attitude hautaine ou de défense aveugle des institutions. D’autres doivent nous amener à nous défendre contre des entreprises de destruction de notre travail de promotion de la pensée critique.

Je suis allé faire un tour sur la page Facebook de l’un des plus fervents contempteurs de la zététique, un auteur de best-sellers, spécialiste de la musculation dont le cas personnel n’est pas l’objet de mon propos, mais plutôt le moyen par lequel je peux rendre manifestes les ressorts des obsessions anti-zététique qui se rencontrent le plus souvent dans une frange très opposée à toute approche de déconstruction des concepts consubstantielle de la pratique de la pensée critique.

Pour le dire en peu de mots : la zététique est insupportable à celles et ceux qui veulent croire à la réalité de leurs représentations mentales, à une connexion entre leur univers mental et la réalité objective qui serait concrète, authentique, imperméable aux contingences de la culture. La pensée critique, la zététique, et pour tout dire la science (et singulièrement les sciences humaines) nous conduisent à beaucoup plus de prudence et à accepter l’imperfection congénitale de notre grille de lecture.

Cela ne va pas sans heurt.

Je vais lister ci-dessous les publications Facebook écrites en janvier 2023 par un seul et même individu. Nous nous dispenserons de toute analyse psychologique et de tout commentaire sur les motivations personnelles, les intentions, angoisses ou déficiences d’un individu dont nous ne connaissons en définitive que les messages qu’il émet sur Internet. Il serait souhaitable que chacun se retienne d’émettre des jugements.

 

Tout ce qui suit a été publié en janvier 2023, c’est-à-dire après l’annonce de la plainte que j’ai déposée contre lui pour faire cesser ses comportements insultants répétés, et donc alors qu’il a pleinement conscience que son attitude sur les réseaux pourra lui être reprochée et qu’il a toutes les raisons de se montrer mesuré dans son expression publique.

 

Je vais séparer ces publications en plusieurs catégories

 

1. Les messages « anti-zététicien ».

Vous voyez déjà se dessiner quelques constantes : la zététique est sectaire et elle rassemble des individus à la sexualité discutable. La fréquence des messages est quotidienne. Depuis des mois. Je pense qu’une véritable obsession est à l’œuvre.

 

2. Un sexiste et réactionnaire « prudent ».

Notre personnage prend soin d’employer l’ironie et n’est presque jamais l’auteur de phrases explicitement sexistes, mais il suffit de prendre un peu de recul pour constater la récurrence des propos, leur rôle d’appeau à commentaires désobligeants, voire franchement insultants, qui assurent un petit succès à l’auteur à chaque saillie. Naturellement, ce monsieur a le droit d’exprimer ses idées, il est important de respecter cette liberté, il n’est pas question de la lui ôter. Cela étant, on a tout à fait le droit de se pencher sur ces écrits pour dire ce que révèle leur accumulation décomplexée, parce que ce personnage se présente comme un maître à penser pour de jeunes hommes qui doivent apprendre la « loi de la calorie » : leur destin est de vaincre ou échouer dans la compétition pour les ressources qui permettent de conquérir et de conserver une femme.

Au-delà du côté papounet ronchon qui veut la paix sur Terre à ceux qui ne le contredisent pas, on est en face d’un authentique discours masculiniste. Il s’agit d’une idéologie qui pousse de jeunes hommes dans une logique destructrice d’eux-mêmes et des relations qu’ils deviennent incapables de construire, éberlués par un « ordre naturel » fictif auquel ils veulent faire allégeance.

L’homosexualité est un sujet de prédilection de ce genre de penseurs, souvent pour la présenter comme une dégénérescence. Mais chez notre personnage l’approche est plus subtile, car il est attaché à une (mauvaise) lecture darwinienne sur laquelle il est très loquace.

3. Un génial mégalo

L’homme fait des « découvertes fabuleuses » et il assure à l’envi rapporter des millions à la France, etc. Une folie des grandeurs qui l’on rencontre hélas souvent, et qui explique pourquoi un conflit d’opinion se transforme en croisade personnelle.

Sur l’homosexualité, donc, notre sujet livre une lecture adaptationniste qui a tout de la just-so-story habituelle des récits naturalisant à outrance l’ordre social et permet d’écarter le spectre de l’homophobie en perte de vitesse jusque dans ces milieux (c’est un peu la bonne nouvelle larvée au cœur de ce fatras). Ainsi on apprend que :

«l’homosexualité masculine n’est pas qu’une étrange inversion stérile  d’attirance sexuelle, mais aussi une programmation génétique efficace pour limiter les tensions entre les mâles et plus particulièrement entre frères lors des successions et héritages de biens et de territoires. »

Et cela pourrait être vrai (même si un tel impact d’un facteur social sur la biologie serait une trouvaille décoiffante) mais encore faut-il le démontrer autrement qu’en racontant une histoire crédible de loin.

 

 

Notre personnage « éveillé » partage très régulièrement des pensées qu’il veut profondes, des « découvertes » sur la nature humaine.

« Dans une relation de couple la femme qui n’a pas été fécondée et qui n’est pas devenu [sic] mère est génétiquement programmée pour n’éprouver plus aucun attachement et plus aucun amour pour celui qui n’as pas su à temps lui permettre d’accomplir sa fonction matricielle.
Magnifique programmation génétique qui pousse en réalité la femme à fuir inconsciemment l’infertilité de celui auquel elle c’était unis [sic], pour aller rechercher un autre partenaire plus dégourdi capable de l’ensemencer plus vite et de permettre ainsi à l’humanité de perdurer. » (14 février 2023 – Facebook)

Notre penseur a souvent répété qu’il n’est pas sexiste. Et il n’est pas sexiste car il se croit objectif, fort d’avoir chaussé des lunettes de contrefaçon de la marque Darwin. Bien sûr, il n’appuie jamais ses « analyses » sur autre chose que son ressenti, ses intuitions, ses évidences, l’assentiment de ses ouailles, la profondeur intrinsèque de sa pensée. Il a aussi expliqué plus d’une fois que « citer ses sources » est un truc de faibles, de gens qui doutent, pas de mâle alpha.

Il semble avoir bien saisi l’utilité de la critique pour pouvoir s’améliorer, et considère qu’on est fondé à traiter quelqu’un de con. Pour son bien :

« Le véritable guide ne se perd pas en flatteries et dit à l’idiot qu’il est bête mais que cela peut s’améliorer. Malheureusement constater qu’on est con est une chose très dur à vive [sic] et difficilement acceptable, mais c’est le passage obligé vers l’amélioration de soi pour devenir un être éveillé, intelligent, créateur et utile pour sa communauté. »

 

 

4. Un homme qui a du mal à ne pas proférer de menaces.

Publication du 3 janvier 2023 :

«Du virtuel au réel :  Si les menaces physiques sur les réseaux peuvent entraîner des menaces judiciaires à celui qui les profère, insulter et diffamer les gens sur les réseaux augmente sensiblement les risques de se faire peter [sic] la gueule dans le Monde réel. »

 

Petit bonus : quelques propos de début février

Il est important que vous compreniez que ces captures ne sont qu’un segment dans une œuvre qui s’étire sur des années et se décline également en vidéos ultra répétitives où les insultes et menaces voilées abondent. Si tout cela vous semble lunaire, déconnecté, et pour tout dire inutile, sachez que ce déferlement a pour origine une critique de ses propos sur le « dos rond » hébergée dans une émission de 2020 et associée à une critique d’un extrait de sa « philosophie ». Je me suis plusieurs fois déclaré incompétent et peu intéressé par le débat sur le « dos rond », mais bien plus enclin à accorder ma confiance à ceux qui savent étayer leur position avec des travaux scientifiques. Notre homme, au lieu de contredire ces travaux ou les invités de l’émission qui contestent son opinion, a construit un épouvantail : « Thomas Dosrond« , le zététicien qui défend le dos rond. Et depuis c’est un cyberharcèlement constant qui se répercute en centaines de commentaires sur les pages que j’administre.

Ouais, et alors ?

Une fois ce constat réalisé, il faut se rendre à l’évidence : on ne se mettra pas d’accord avec ce monsieur. S’il continue de publier des « découvertes fabuleuses » plus proches du scénario à la Ridley Scott que de l’étude scientifique sérieuse, il recevra des critiques. Certaines seront sévères, c’est désagréable mais c’est le jeu. Et il aura toute latitude pour démontrer au monde qu’il a raison, auquel cas, comme vous, j’en suis sûr, je reconnaitrai ses accomplissements indépendemment de son idéologie. Mais ce qui ne doit pas arriver, c’est que nous perdions notre énergie à répondre aux innombrables provocations, aux tentatives de surenchère et de bad buzz quasi-quotidiennes. Ce qui relève du harcèlement, de l’insulte, de la menace sera traité par les canaux qui conviennent, et pas ailleurs. Et nous allons continuer vous et moi à travailler sur le fond en ne confondant pas les idées et les individus, en refusant la violence physique comme mentale, en étant meilleurs.

C’est le bon côté des choses : nous avons parfois besoin que quelqu’un nous montre l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Alors apprenons ce qu’il y a à apprendre.

Acermendax

Aidons-nous les malades quand nous leur disons que rester positif améliore leurs chances ?

 

Les maladies graves ça n’arrive pas qu’aux autres. Ce sont des moments compliqués où l’incertitude est forte, c’est très angoissant et on aurait besoin que les gens autour de nous nous aident. Or, les gens autour des malades, ont une habitude envahissante c’est celle de répéter « Garde le moral, le moral c’est 50% de la guérison… C’est le plus important, ça de garder le moral pour s’en sortir ». etc. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais ça pause un grave problème.

Quand on est malade, ce qui aide c’est de suivre correctement son traitement (c’est l’observance), une bonne hygiène de vie, avec un peu d’exercice physique, avec une bonne alimentation, du sommeil de qualité, des relations stimulantes. C’est cela qui aide le corps à revenir vers la santé.

Avoir le moral c’est très bien. Avoir le moral c’est une fin en soi : malade ou en bonne santé, notre vie est meilleure si on a un bon moral, des pensées positives. Par définition. Mais c’est tellement basique qu’on devrait se retenir de le dire, c’est hors sujet. On trouverait ridicule de dire à un malade « Surtout pense à respirer, c’est important pour guérir de respirer. » Oui, respirer correctement est important pour aller mieux. Parce que c’est important tout court. C’est donc un conseil inutile que personne ne prendra la peine de donner.

Bien sûr le moral compte, parce cela permet de garder une bonne hygiène de vie. Il serait souhaitable de ne pas créer de la confusion et de se souvenir que c’est l’hygiène de vie qui a des bénéfices. L’avantage c’est que l’hygiène de vie est mesurable avec des critères objectifs.  Ce n’est pas le cas du moral et de la pensée positive.

 

Vous avez peut-être autour de vous des gens très malades qui font bonne figure quand vous discutez avec eux, qui vous disent « bien sur que j’ai le moral » parce qu’ils savent que c’est ce qu’on attend d’eux. Un gentil malade bien comme il faut, il se « bat » contre sa maladie, il a le moral, sinon ça embarrasse tout le monde. Mais si ça se trouve, quand vous n’êtes pas là, ce proche se sent très mal, il ou elle déprime et il se passe quelque chose d’extrêmement vicieux.

  1. Il y a une croyance selon laquelle le moral est important pour guérir.
  2. Dès qu’on est malade, on fait bonne figure, on veut avoir le moral.
  3. Nos proches nous demandent de rester positif, ils trouvent que c’est important. Ils nous parlent d’untel qui avait un truc très grave mais qui s’est « battu » et qui s’en est sorti. Ils disent ça pour notre bien.
  4. Quand on est tout seul avec son corps et sa maladie, souvent on le vit mal. On a un meilleur moral quand on est en bonne santé, quand on est malade c’est plus dur : c’est dans ce sens là que fonctionne la causalité.
  5. Si votre ami ou votre parent a beaucoup de mal à garder un bon moral pendant que vous lui dites à quel point c’est important, vous êtes en train de le torturer. Ca ne sert à rien de le lui dire, il le sait, et son moral ne s’arrange pas magiquement.

 

 

Maintenant que je vous ai donné mon point de vue, je vais vous citer la littérature scientifique sur cette question.

Cynthia N. Rittenberg, 1995. Supportive Care in Cancer

« Le soutien psychologique devrait permettre au patient de gérer sa situation d’une manière qui fonctionne pour lui dans un environnement de soin réaliste. Le soutien psychologique ne devrait jamais ajouter un fardeau supplémentaire à un patient déjà dévasté. En forçant une « attitude mentale positive », les professionnels de santé ne permettent pas au patient de faire face à la réalité. (…)
La pensée positive peut être appropriée en tant qu’une stratégie efficace face à la maladie, parmi d’autres. Lui attribuer plus de mérite, ou pire insister pour que le patient croie en son pouvoir de guérison peut entrainer un désastre émotionnel. »[Source]

 

Sue Wilkinson & Celia Kitzinger, 2000. Social Science & Medicine

« Une opulente littérature en sciences sociales et en psycho-oncologie dit que la « pensée positive » est corrélée avec (et par implication, est causalement impliquée) les taux de morbidité et de mortalité  et de manière générale à leur niveau de santé mentale. (…) [Dans ce papier] nous montrons que la littérature précédente s’est appuyée de manière très importante sur de l’autodéclaration qui offre une description plus ou moins précise de l’état psychologique des interrogés (ajustement mental et styles d’adaptation). [Note étude]montre que la pensée positive fonctionne non pas comme un compte rendu de l’état cognitif interner mais plutôt comme un idiome conversationnel caractérisé par son imprécision et sa généralité et qui résume des attentes sociales normatives. » [Source]

 

Louise de Raeve 1997 European Journal of Cancer Care

« De nombreux malades du cancer subissent des pressions morales et psychologiques à « penser positivement » à propos de leur maladie dans le but de « combattre » le cancer. Une telle pression semble provenir de l’extérieur comme de l’intérieur. Ce papier examine la littérature en psychologie qui supporte un lien entre pensée positive et rétablissement mais il s’intéresse aussi aux implications morales de ce genre d’idées, en particulier quand les patients doivent faire face à une détérioration de leur santé et à la perspective de la mort. Mettre l’emphase sur le positif peut avoir deux importantes conséquences. Premièrement les ressentis négatifs peuvent être minimisés, voire niés, un phénomène qui a ses propres implications psychologiques, et deuxièmement les patients qui ne guérissent pas peuvent interpréter cela comme une défaillance morale de leur part, autrement dit ils n’ont pas essayé assez fort. De telles idées peuvent résulter en une culpabilité, un blâme qui peu être éradiqué si les professionnels de santé prenaient davantage soin de comprendre ce qui se joue autour de l’attitude de la pensée positive. » [Source]

 

Pam Mc Grath 2004 – Supportive Care in Cancer

« Bien que les participants affirment la valeur d’une perspective positive dans l’expérience de la maladie, ils sont critiques des pressions non sollicitées qu’ils reçoivent de rester positifs. (…) Une telle pression interfère avec le processus naturel d’une continuelle renégociation d’un regard positif à travers l’exploration de leurs ressentis positifs comme négatifs. Les participants indiquent que dans les périodes de rechute ou d’aggravation de leur condition physique, ils passent par des cycles de désespoir-négativité puis de réajustement avant d’être en mesure de percevoir le positif. Ce processus ne devrait pas être hâté et demande à être libéré des pressions à rester positif.» [Source]

 

Catherine Mc Grath et al. 2006 International medicine journal.

« La pensée positive est à la fois une injoncton morale et un système de croyance. On estime souvent qu’elle peut aider les patients à gérer leurs émotions dans le cade de la maladie et qu’elle produit des effets biologiques bénéfiques. Cependant la signification, les attentes et les résultats de la pensée positive sont peu questionnés et ses risques sont rarement examinés. (…) Nous suggérons que les professionnels de santé devaient faire preuve de prudence tout à la fois dans la « prescription » de la pensée positive et dans leur réponse aux patients et à leurs aidants chez qui elle est un système de pensée qui peut induire un sentiment d’obligation.» [Source]

 

Joelle C. Ruthig, Brett Holfeld & Bridget L. Hanson (2012) Psychology & Health, 27:10, 1244-1258,

« Les résultats [de notre expérience] montrent que l’exposition [à des blogs faisant la promotion de la pensée positive] augmente l’attribution de responsabilité et d’effort assignée aux individus en regard de l’évolution de leur maladie. (…) L’exposition aux idées de la pensée positive  peu conduire les patients à être perçus comme coupable s’ils ne guérissent pas de la maladie. » [Source]

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L’effet d’un bon moral, d’une pensée positive est clair sur la qualité de vie. On vit mieux quand on a le moral : qui est surpris ? Mais vit-on mieux quand on vous dit qu’il faut avoir le moral pour guérir d’une maladie grave ? On a toutes les raisons de penser le contraire

La pensée positive, comme structure normative qui véhicule l’idée qu’on peut agir sur sa santé par la seule force de sa volonté, c’est un réflexe qui nous permet de faire reculer le spectre de nos propres problèmes de santé. C’est une illusion qui nous amène à être injustes.

 

Maintenant vous voulez un conseil ?

Si vous êtes malade, rassurez-vous, vous avez le droit d’être déprimé et ça ne réduit pas vos chances de guérir tant que vous suivrez votre traitement.

Si vous accompagnez un malade, ne lui parlez pas de son moral. Le moral n’est pas un moyen d’aller mieux c’est une fin en soi ; on veut avoir un bon moral pour profiter du temps qu’on passe en vie, que l’on soit malade ou pas. Ce dont votre proche a besoin c’est que vous soyez là et que vous participiez à sa vie. Ca va l’aider à rester actif, à interagir, à se nourrir, bref à avoir une bonne hygiène de vie, c’est-à-dire exactement ce dont il a besoin pour améliorer ses chances de guérison. Et en plus, tout ça c’est bon pour le moral. Le sien comme le votre.

 

Enfin, méfiez-vous des conseils glanés sur Internet où des tas de gens veulent vous susurrer à l’oreille des idées faciles pour vous vendre des solutions miracles. J’ai bien peur que les zététiciens ne puisse pas lutter sur ce terrain, le contenu de cette vidéo est beaucoup moins plaisant que celui des productions des gourous en tout genre.

Alors si vous pensez que quelqu’un aurait intérêt à savoir tout ce que je viens de dire, partagez la vidéo ou l’article, ou encore mieux, dites tout ça avec vos propres mots. Ou mieux encore : agissez sans donner de leçons.

Omar Ahamed m’a proposé une conversation publique, et je l’ai reçu dans un Entretien Sceptique le 30 juin intitulé « Faut-il croire en Dieu ? ». J’ai pris connaissance par la suite d’une vidéo où il entend administrer une preuve irréfutable de l’existence de Dieu, ce qui n’est pas sans rappeler la prétention de Charles-Eric de Saint Germain que j’ai également reçu dans une émission du même format.

Je vous propose ci-dessous une retranscription verbatim de son propos, qui dure 2m43 . Dans le texte, les numéros renvoient vers mes commentaire situés en dessous. Je vous laisse juge.

« Aujourd’hui nous allons vous prouver par une preuve irréfutable que Dieu existe. Si Dieu existe et qu’il a créé toutes choses, alors qui a créé Dieu d’après les athées ? [1] Ou comment Dieu a-t-il été créé ? On sait très bien comment l’homme a été créé. On sait d’où il vient. On sait qu’un spermatozoïde du père rentre à l’intérieur de l’ovule de la mère ; ils fusionnent pour devenir un œuf composé d’une seule cellule. Ca s’appelle la fécondation et le début réel de la grossesse [2]. Cet œuf prendra plusieurs mois pour se développer et devenir un bébé. On sait aussi qu’un être humain ne peut pas vivre au-delà d’une certaine limite d’âge. Dans le monde animal et végétal on retrouve également le même phénomène et on sait comme vient et finit la vie [2 idem]. Pour ce qui est de notre univers et des choses inanimées qu’il contient, tout part du Big Bang. On sait aujourd’hui que l’univers créé [3] à partir d’une singularité et qu’il n’arrête pas de s’étendre et finira un jour par ne plus exister.

Bref, Toute chose qui a été créée [3 idem] a un début et une fin. Donc rien de ce qui existe n’est éternel [4]. Si rien n’est éternel, comment cette éternité a-t-elle pu être créée ? [5] Tout ce qui existe doit commencer quelque part Donc quand il n’y avait rien : comment rien a-t-il pu créer quelque chose [6]. On ne peut donc pas se passer de l’éternité [7]. Si l’éternité existe la question qui se pose alors est : est-ce une éternité consciente ou morte [8]. Quand on contemple la nature comment elle a été créée [3 idem] on ne peut être que stupéfait par une telle précision dans l’organisation [9]. Prenons l’exemple de la couche d’ozone, ce bouclier présent entre 20 et 40 km d’altitude qui protège la Terre et ses habitants des rayons UV du Soleil. Sans elle, pas de vie possible : faune et flore brûleraient [10]. Ou bien prenons le cas de la Lune. Par son pouvoir d’attraction elle exerce un effet régulateur sur l’axe de rotation de la Terre [11], sans lui notre planète effectuerait sa rotation de manière chaotique autour du Soleil [12]. Tous ces exemples, et bien d‘autres nous démontrent que nous avons affaire à une éternité consciente et donc vivante [13]. Une éternité morte ne pourrait pas donner la vie [14]. C’est seulement la vie qui peut mener à la vie [15]. Ainsi Allah dans son saint livre se décrit comme  « Allah il n’y a de Dieu que Lui, le Vivant, l’Existant de Lui-même et de Qui dépend l’existence de chaque chose » [16]. Venez découvrir des trésor de sagesse et des réponses efficaces aux dénégateurs de l’Islam sur notre chaine YouTube »

Lien vers la vidéo d’Omar Ahamed : Ici.


[1] La question est absurde. Les athées ne prétendent pas savoir « qui a créé Dieu ». Ils ne répondront jamais à cette question chargée. Sauf à dire « mu ».

[2] Confusion entre l’origine de l’espèce et l’origine des individus. La procréation des individus existe, elle ne prouve pas la création du genre humain.

[3] Abus de langage : le raisonnement est circulaire. On ne pourra dire que l’univers est créé qu’après avoir prouvé qu’il l’a bien été. En attendant, on peut parler de son origine, de son apparition, de son début. C’est un raisonnement circulaire qui pose comme point de départ ce qu’il devrait prouver.

[4] « rien de ce qui existe n’est éternel. » signifie, par pure équivalence logique, que tout ce qui est éternel n’existe pas. Cette phrase est une négation de l’existence d’un Dieu éternel. Dont acte.

[5] La question n’a pas de sens puisque l’éternité n’existe peut-être pas (en vertu de la phrase [4]) et que le concept d’éternité implique une absence de début, donc pas d’instant de création.

[6] Qui affirme qu’à un moment donné il y ait eu « rien » ? Personne chez les scientifiques. Avant l’univers (si un « avant » a du sens) il peut y avoir eu « autre chose », d’une nature inconnue. Ceux qui prétendent savoir ce que c’est n’ont qu’à nous l’expliquer.

[7] Cela implique de refuser la question « qui a créé l’éternité ? » qui était pourtant la question [5]

[8] Tout ce qui n’est pas conscient n’est pas nécessairement mort. C’est une fausse dichotomie.

[9] Cette phrase est sans aucun lien logique avec la précédente. C’est un non sequitur. On peut en effet être stupéfait par la merveilleuse organisation de la nature sans en conclure qu’il existe une « éternité consciente », ce qui est pourtant ce qu’on voulait nous montrer (sans avoir défini ce que serait une « éternité consciente »).

[10] C’est faux puisque la vie est apparue sur Terre bien avant la couche d’ozone qui résulte de la Grande Oxydation (entre 1 et 2 Mds d’années) produite par la vie marine. Sans couche d’ozone, faune et flore seraient différentes mais « brûleraient »-t-elles ? J’en doute. C’est la magnétosphère qui nous protège des rayons les plus néfastes du Soleil.

[11] L’effet est réel, mais pas éternel ou parfait : la Lune « vole » du moment cinétique à la Terre qui ralentit sa rotation. Et elle s’éloigne, inexorablement, de notre planète. Est-ce une preuve de perfection ?

[12] Vénus n’a aucune lune, et pourtant sa rotation n’a rien de chaotique. Je ne vois pas bien ce qu’Omar Ahamed veut dire ici.

[13] Il s‘agit d’un argument de l’ignorance : on pose une succession de faits étonnants, on n’en cherche pas l’explication et l’on postule que ces phénomènes doivent avoir une origine surnaturelle. Il s’agit d’un coup archi-classique de la théologie.

[14] Il s’agit d’un jeu sémantique qui oppose vie à « éternité morte » sans qu’on ait pris la peine de définir quoi que ce soit.

[15] C’est une pétition de principe. On affirme sans preuve, avec l’aplomb du bon sens près de chez vous. Or il existe une théorie qui contredit ce principe, c’est l’abiogénèse. Il faut un peu plus de 2 min 43 pour la comprendre, en faire le tour, en saisir les tenants et aboutissants.

[16] Une prêche nous informe sur ce que le locuteur croit, pas sur ce qui est vrai.


L’argument irréfutable » se résume donc à un long appel à l’ignorance. Il est réfutable en bien des points, puisqu’il repose sur une authentique ignorance des phénomènes évoqués. C’est la posture épistémique la plus faible qui soit, la plus opposée à la démarche scientifique, à telle point qu’elle ignore qu’un argument « irréfutable » n’est jamais souhaitable en science ou la réfutabilité est la condition pour qu’un énoncé mérite d’entrer dans la conversation scientifique.

On nous annonce une PREUVE IRREFFUTABLE, et l’on obtient un propos qui flatte les croyants mais ne peut pas, à mon avis, convaincre un athée qui se renseignerait sur ce qu’on lui dit avant de le croire.

Acermendax
Article invité.

Par François Vazeille


Directeur de recherche émérite au CNRS, j’appartiens au LPC (Laboratoire de Physique de Clermont-Ferrand) qui a le label d’UMR (Unité Mixte de Recherche, UMR6533). Les deux tutelles sont l’UCA (Université Clermont Auvergne) et le CNRS-IN2P3 (Institut National de Physique Nucléaire et Physique des Particules). Mes recherches s’effectuent au CERN (Laboratoire Européen pour la Physique des Particules), au sein de la collaboration mondiale ATLAS dans l’expérience éponyme, auprès du collisionneur de particules LHC (Large Hadron Collider). Les propos que je tiens dans ce billet n’engagent que moi, et je n’ai aucun lien d’intérêt avec une quelconque entreprise privée ou organisation dont je pourrais percevoir des fonds.

Préambule

Le philosophe Florian Cova, du Département de Philosophie de l’Université de Genève, critique sévèrement la conception que Didier Raoult a de l’histoire des sciences, et évoque, à l’encontre du professeur, une « épistémologie opportuniste » [1] ayant pour but de valoriser ses recherches controversées. Je trouve cette analyse épistémologique très instructive. Par contre, scientifique, je ne partage pas complètement la conception philosophique qu’a Florian Cova de la démarche scientifique. Il n’est donc pas illégitime de réagir et d’exposer, à mon tour, ce que sont la science et sa bonne pratique.

Les écrits ou interventions de Didier Raoult dans les médias donnent, effectivement, un bon éclairage sur sa démarche scientifique et sa compréhension de l’épistémologie, en particulier dans son ouvrage « De l’ignorance et de l’aveuglement : Pour une science postmoderne »[2], et aussi dans ses chroniques dans différentes revues (Le Figaro, Le Point, Les Echos) et lors de sa conférence « Contre la Méthode » tenue dans l’Institut qu’il dirige [3].

Dans une Première partie, je complèterai l’analyse « purement » philosophique de Florian Cova par des observations révélatrices des contradictions ou affirmations erronées que professe, avec assurance,  Didier Raoult, et que le lecteur peu informé pourrait prendre pour argent comptant.  Puis, dans la Deuxième partie, je montrerai qu’il est possible d’expliquer en quoi consiste une bonne pratique de la science, quel que soit le champ scientifique, pratique usuelle qui n’est en rien un obstacle à la recherche mais qui garantit, bien au contraire, sa crédibilité.

Voir l’article de Florian Cova auquel réagit celui-ci

Première partie : contradictions et affirmations erronées de Didier Raoult.

Mettons-nous à la place d’une personne qui n’est pas très au courant de l’état actuel de la science et de son fonctionnement, mais qui ne rechigne pas à s’informer lorsque l’occasion se présente. Cette personne tombe avec bonheur, croit-elle, sur cet ouvrage de Didier Raoult [2]. Le titre est révélateur et cette personne va comprendre que la « science moderne » est bien mal en point, puisqu’elle irait de « l‘ignorance à l’aveuglement » . Fort heureusement, l’auteur, qui fait autorité – c’est ce qui est écrit sur la quatrième page de couverture du livre – a une solution : il faut aller vers une « science postmoderne » .  Cette personne ignore probablement que le postmodernisme désigne, ici, une école de pensée philosophique qui rejette, en gros, l’héritage de la philosophie des lumières, en particulier le rôle attribué à la raison, et que l’expression « science postmoderne » est un contresens puisque « science » et « postmodernisme » représentent deux concepts incompatibles. Ce lecteur curieux d’apprendre s’attend, évidemment, à découvrir, tout au long des 265 pages de ce livre, ce qu’est le postmodernisme et quels sont les avantages considérables qu’il pourrait apporter à la science pour vaincre cette ignorance et cet aveuglement des scientifiques d’aujourd’hui. Peine perdue: ce ne sera jamais le cas. Par contre, il sera régulièrement rappelé que le postmodernisme – donc jamais défini – a un impact extraordinairement positif sur la science. Comme il s’agit de la contradiction majeure présentée par Didier Raoult, cela vaut la peine d’être plus précis et d’apporter des preuves de ce que je raconte, mais d’autres exemples de contradictions seront également donnés, certaines pouvant être qualifiées de « perles ».

1. Le postmodernisme et ses bienfaits

Le texte de Didier Raoult n’est dédié, en principe, qu’à la Biologie, avec une alternance d’explications, souvent intéressantes sur ses travaux ou sur la Biologie en général – le rejet du Darwinisme et l’ego démesuré du professeur étant bien entendu critiquables – et de considérations plus générales sur la science.

Le mot « postmoderne » apparait pour la première fois à la page 15 du Préambule (Chapitre 1), lorsque sont cités les « philosophes postmodernes français qui ont permis d’avoir une grande lucidité dans ce domaine [le langage]. Foucault, Deleuze, Derrida et Lacan ont remis en cause la définition qui empêche de voir la réalité« . Cette appréciation est assez curieuse, car les membres de la « French theory » (C’est ainsi que fut dénommée cette école de pensée par les intellectuels américains), sont connus pour rédiger des textes difficilement compréhensibles, en particulier Derrida et Lacan. Notons, pour l’anecdote, que Derrida était précoce, en témoigne l’appréciation de son professeur de philosophie lorsque Jacques Derrida était en Khâgne au Lycée Louis-Legrand, lui attribuant la note de 10/20 [4]  : « Dans cet essai, vous semblez constamment sur le point de dire quelque chose d’intéressant, mais vous ne parvenez jamais à l’expliquer clairement. Certains paragraphes sont totalement incompréhensibles. » Quant à Lacan, il avoua lui-même que ses discours pouvaient être difficiles à comprendre.

Nous retrouvons incidemment ce mot à la page 33, Didier Raoult se félicitant « d’avoir initié son collègue biologiste Eugène Koonin à la philosophie française  postmoderne« , et citant cette fois-ci Gil Deleuze, Félix Guatari et Jean-François Lyotard. Eugène Koonin, déclare Didier Raoult, a sorti « un livre totalement dédicacé à une vision postmoderne de l’évolution où nous nous rejoignons vraiment ». Le lecteur comprend donc que c’est formidable puisque cela permettrait de progresser dans la théorie de l’évolution, mais il n’est pas plus avancé sur sa signification et sur les progrès obtenus. Enfin, pas tout à fait, puisque Didier Raoult et ses collègues sont passionnés par les « théories remettant en cause la stabilité des connaissances », ce que permettrait donc la vision postmoderne. Ironisons en considérant qu’il devait être miraculeux, auparavant, de lutter contre la stabilité des connaissances. Il en sera ainsi, comme nous l’avons dit, dans tout le contenu de l’ouvrage. Je peux, cependant, aider le lecteur du traité de Didier Raoult à comprendre un peu mieux cette vision de la philosophie en l’invitant, modestement, à regarder ma publication [5] mettant à jour l’une de mes conférences [6] au cours de laquelle j’associe le postmodernisme et les pseudosciences. De plus, une Tribune publiée sur European Scientist, reprend une grande partie de cette conférence et sera également utile [7].

Koonin et le postmodernisme réapparaissent à la page 59, dans l’analyse de Didier Raoult des « erreurs de Darwin » et de la « synthèse néo darwinienne » qui a suivi. A la lumière du postmodernisme, ce que dit Darwin serait seulement « partiellement vrai ». Peut-on reprocher à Darwin de ne pas connaître les gènes … découverts bien plus tard ? C’est le cas de tout champ scientifique, car les connaissances du moment sont forcément partielles au regard de ce qu’elles seront, très probablement, dans le futur, bel exemple de tautologie ! Mais l’injection d’un peu de postmodernisme est le remède idéal …

Il faudra attendre le chapitre 11 (« Aveuglement de l’espèce humaine ») et la page 143 pour retrouver le vocable « postmoderne », à propos de la dichotomie, sujet « relativement peu abordé, à part, peut-être, par les philosophes français postmodernes ». Didier Raoult n’en est donc pas très sûr … et il a raison, malgré lui, lorsqu’il écrit sur la page suivante : « Derrida, un philosophe français, père du « politiquement correct », est un de ceux qui dans le courant du XXe siècle a le plus attaqué la prison du langage ». Sitôt après, Lacan est cité. Evoquant Derrida, Didier Raoult écrit : « Son jeu de mot le rapproche de Lacan … » . Nous sommes vraiment servis avec ces auteurs à la prose absconde, mais ce n’est pas fini, arrivent Deleuze et Guattari qui « font le choix d’écrire d’une façon extraordinairement complexe et pas organisée de façon cartésienne« .  Cela fait penser aussitôt au « maître de toute cette école, Nietzsche« . Ainsi, dit vulgairement, la boucle est bouclée. Le pouvoir des mots est encore évoqué à propos de Derrida, page 159.

Enfin, une information « utile » arrive page 160 : « déconstruire au sens postmoderne ». Cette déconstruction appliquée « à la notion de virus est une affaire compliquée » reconnait Didier Raoult. En effet, cette déconstruction postmoderne est déjà réputée indigeste lorsque ce sont les philosophes qui l’expriment, en particulier Derrida, alors appliquée à la notion de virus, je doute que la personne curieuse découvre dans le texte du professeur la saveur postmoderne et c’est d’autant plus vrai que cette fameuse « déconstruction » n’est pas expliquée.

Résumant la première partie du titre de son ouvrage – pages 220 et 221 – en citant les souhaits de Popper (« le comblement de notre ignorance« ) et de Kuhn (« la fin de notre aveuglement« ), Didier Raoult regrette amèrement que cette ignorance et cet aveuglement « empêchent les révolutions de la connaissance postmoderne de se mettre en place« .

Arrivant à la conclusion, notre personne imaginaire curieuse d’apprendre en lisant l’ouvrage de Didier Raoult espère enfin comprendre ce qu’est le postmodernisme et les progrès qu’il peut apporter, non seulement dans le domaine de la Biologie qui a été le fil rouge de cet ouvrage, mais pour la Science en général, comme le suggère le sous-titre de l’ouvrage :« Pour une science postmoderne« . Pas de chance, Didier Raoult n’évoque plus du tout le postmodernisme et ses bienfaits, exceptée une citation en tête de chapitre empruntée à Lyotard, puis se perdant dans des analogies foireuses faisant référence à la Mécanique quantique (sujet sur lequel nous allons revenir) et énonçant un XXIe siècle de la complexité … cher à Edgar Morin, mais c’est un autre sujet.

Le postmodernisme serait donc la « potion magique » apte à combattre les errances de la science moderne et à revivifier LA SCIENCE en général. Mais Didier Raoult applique-t-il vraiment ce qu’il promeut avec insistance ? Florian Cova a exprimé quelques doutes, le recours insistant à Feyerabend n’étant peut-être qu’un alibi de circonstance qui l’arrangerait bien, splendide contradiction ! Effectivement, l’insistance de Didier Raoult sur l’observation au détriment de la théorie, dont il a une compréhension erronée, contredit la vision des postmodernes, qu’il s’agisse des précurseurs tels que Oswald Spengler et Edouard Le Roy, et de nos jours Bruno Latour par exemple, ou même d’autres intellectuels pas forcément postmodernes tels que Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut plus attachés à la rhétorique qu’à la caution du réel.

Il est assez surprenant que, dans son écriture du sous-titre « Pour une science postmoderne » de son ouvrage,  généralisant à toute la science sa conception de la Biologie, Didier Raoult omette de citer Jean-François Lyotard. En effet, celui-ci, dans son essai intitulé « La condition postmoderne » [8], imaginait une transition de la science du vingtième siècle vers une nouvelle science « postmoderne », en lui attribuant, à tort, de nombreux domaines tels que la Mécanique quantique, le théorème de Gödel, la géométrie fractale, les théories du chaos et des catastrophes, le déterminisme. 

2. La référence à Nietzche

Dès les premières lignes de l’Avant-propos de son livre, Didier Raoult déclare sa référence à Friedrich Nietzche, inspirateur de la mouvance postmoderne. La citation en titre de chapitre est en faveur de l’esprit de contradiction – pourquoi pas – que revendique Didier Raoult au plus haut point. Ce dernier précise qu’il s’agit du « penseur qui a le plus d’influence sur [sa] construction scientifique ». Mais il oublie (ou ne connait pas) la position de son penseur favori sur l’observation de la nature :« Il n’est pas vrai que l’essence des choses apparaisse dans le monde empirique² »[9], ce qui contredit évidemment son credo sur l’observation.

3. Les mathématiques

Didier Raoult avoue (page 195), dans le chapitre 15 (« La volonté de prévoir ») : « J’ai horreur des formules mathématiques complexes, que souvent je ne comprends pas ! » . Son attitude vis-à-vis des statistiques, qu’il met en cause aujourd’hui dans l’étude des traitements de la Covid-19, est très variable dans son ouvrage. Lorsqu’il écrit, par exemple (page 80), que « pour trouver un lien entre l’alimentation et le cancer … il suffit de tester suffisamment de personnes … Je voudrais m’étendre sur cette notion statistique qui échappe à la plupart des chercheurs, y compris de très haut niveau ». Un peu plus loin (page 89), retenant le doute sur le lien, invalidé par la suite, entre la vaccination contre l’Hépatite B et la sclérose en plaque, Didier Raoult précise bien que Le Directeur Général de la santé décida d’indemniser les personnes concernées « plutôt que d’attendre les données statistiques démontrant qu’il n’y en avait pas ».Et puis, page 213, le voici plus nuancé sur « l’usage des statistiques » dans l’étude de l’association possible d’un microbe et d’une maladie,  où « le Graal des statisticiens de base » consiste à se satisfaire d’une probabilité de 95%. Soit dit, en passant, Didier Raoult n’a pas tort, dans ce cas précis : il serait bien que les domaines de la Biologie et de la Médecine visent un peu plus haut, sans atteindre, certainement, la marge statistique d’erreur pour une découverte en Physique des particules qui n’est pas de 5% (correspondant à 2 écarts standards), mais doit être égale ou inférieure à 0,00006 %, correspondant à 5 écarts ! Au titre d’illustration, cette marge était de quelques milliardièmes lors de l’annonce de la découverte du boson de Higgs en 2012 et depuis, en raison de l’accumulation des données expérimentales, la certitude est devenue totale sur l’existence de cette particule. Il est peut-être utile d’ajouter que, dans tout résultat expérimental, l’incertitude statistique n’est pas suffisante pour le qualifier : il faut lui associer l’incertitude systématique qui tient compte d’autres biais possibles liés au dispositif expérimental (sa précision), à l’environnement (température, humidité, etc.), aux bruits de fond parasites et même à la méthode de mesure : passer sous silence cet aspect n’est pas rationnel.

4. La théorie, les modèles et les prévisions

L’attitude de Didier Raoult sur les théories est très curieuse, voire inexacte. Elle est bien décrite par Florian Cova … si nous mettons de côté son rejet, que je conteste, de l’objectivité en science.  Didier Raoult  préfère effectivement la conception instrumentaliste de la théorie, la théorie n’arrivant qu’après les observations et n’étant qu’un outil expliquant les résultats empiriques (page 45) :« Les théories scientifiques n’ont pas besoin d’être vraie, ni d’être durables. Elles ont besoin d’être utiles à un moment donné pour organiser la pensée face à des données nouvelles« . Il cite même le Prix Nobel Sydney Brenner en tête du Chapitre 3: « Je ne les aime pas » (page 27), ce qui est une attitude particulièrement stupide puisqu’elle rejette l’une des deux approches fondamentales de la science que sont la théorie et l’empirisme.  Didier Raoult assimile les théoriciens à, uniquement, des faiseurs d’hypothèses ; cela convient à son refus de la possibilité de prévoir. C’est évidemment contradictoire avec son attitude durant la pandémie de Covid-19 durant laquelle il a constamment répété que sa démarche en faveur de son traitement reposait sur l’intuition : l’intuition n’est-elle pas une forme d’hypothèse ?

Page 12 : « Nous avons postulé des théories avec une arrogance telle qu’elle nous empêche de regarder ce que nous avons sous les yeux  et de l’intégrer à nos connaissances, car ceci transformerait la connaissance au point que les théories antérieures en devraient être changées, ce à quoi nous sommes toujours réticents ». Bien au contraire, les théories sont le cadre conceptuel de l’interprétation des observations passées, présentes et même futures lorsque ces théories sont très avancées. En cas de difficultés et du besoin d’une évolution voire de l’avènement d’une nouvelle théorie, la majorité des scientifiques dignes de ce nom est loin d’être réticente, bien au contraire, trop heureuse de contribuer au progrès, pas à pas, des connaissances.

Il écrit page 189 :« C’est une vraie séparation des scientifiques entre les découvreurs  (les « pêcheurs » qui s’embarquent sans savoir ce qu’ils vont trouver) qui ont les yeux ouverts, et ceux qui bâtissent leur science sur des hypothèses… Je suis clairement plus du côté des découvreurs que des théoriciens ». Et page 75 : « Les gens qui pensent et qui pratiquent une recherche basée sur les hypothèses, croient qu’il est possible de découvrir quelque chose de très important en rassemblant dans son cerveau des éléments connus, disponibles pour les uns et les autres… Fort heureusement, de plus en plus, la recherche basée sur les hypothèses … est ridiculisée du fait de son inadéquation avec notre monde ».

La seconde citation montre que, dans l’esprit de Didier Raoult, la formulation d’hypothèses n’est pas, en fait, l’apanage des seuls théoriciens. Effectivement, les expérimentateurs doivent également faire des choix, à tous les niveaux, qu’il s’agisse des objectifs scientifiques projetés, des dispositifs expérimentaux censés être les plus aptes à atteindre ces buts, des méthodes d’acquisition des données et de leurs analyses représentatives des phénomènes étudiés. Ces divers choix peuvent être jugés, après coup, comme judicieux ou, au contraire, insuffisants voire malheureux, mais ce n’est en rien une démarche dépassée comme il le prétend : c’est la démarche usuelle.  Par ailleurs, formuler des hypothèses dans les théories n’est jamais gratuit et repose sur des arguments rationnels qui ne peuvent pas être rejetés a priori. Les théoriciens sont donc, également, des découvreurs lorsqu’ils mettent au point une théorie ou effectuent des calculs rendant compte de résultats expérimentaux : les grandes avancées – et révolutions – de la Physique du 20e siècle que sont la Relativité et la Mécanique quantique sont exemplaires. Et, quitte à déplaire à Didier Raoult, les hypothèses de Darwin et de ses prédécesseurs ont été, au moins dans les grandes lignes directrices, confirmées ou amendées par les connaissances de la Biologie moléculaire actuelle.

Allant plus loin encore, il rejette la capacité des théories ou des modèles théoriques à reconstruire le passé ou à faire des prévisions. Voici quelques exemples illustrant sa pensée.

Page 194, à propos de l’origine des humains, il remet en cause « l’ancêtre unique » Homo sapiens et plaide pour une « origine mosaïque des humains ». C’est curieux, car la paléontologie moderne ne dit pas le contraire ! Et il ironise en disant que « nous pouvons toujours revenir à « l’homme de Cro-Magnon » ». Plus sérieusement, il écrit : « Les tentatives de reconstitution des scénarios des origines, alors que nous sommes tellement ignorants des réalités, ressemblent toujours plus à des mythes qu’à la réalité scientifique ». Cela ne l’empêche pas, page 56, de regretter que la théorie du « gène égoïste » où « la pression de sélection ne se fait plus sur les organismes mais sur les gènes », proposée par Dawkins, n’ait pas été plus soutenue par cet auteur, car cela remettait en cause ses convictions Darwiniennes. De plus, page 207, il explique : « Michel Drancourt [membre de son laboratoire], qui travaille depuis des années sur la paléomicrobiologie, avait été sollicité par les paléontologues, pour identifier des dents d’animaux anciens en utilisant de la pulpe dentaire… Il a pu ainsi identifier les mammifères anciens ».

Page 35 : il évoque « le délire sur la capacité de  prévoir l’évolution du monde par la modélisation ». Un esprit chagrin rétorquera qu’il est trop ambitieux d’essayer de prévoir l’évolution du monde et que l’argument des « catastrophes »  brandi régulièrement par Didier Raoult peut tout perturber : acceptons cette restriction. Mais page 12, il est encore plus hostile à accepter l’idée des prévisions sur les sciences de la vie: « … cette arrogance a amené les plus délirants d’entre nous à tenter de résoudre des questions aussi complexes par des modèles mathématiques, qui, ici pas plus qu’ailleurs, n’ont jamais réussi à prédire quoi que ce soit ». Les « ailleurs » désignent différents domaines « de la démographie, de l’économie ou des épidémies avec un échec permanent répété simplement lié à l’ignorance volontaire des phénomènes liés au hasard en particulier les phénomènes catastrophiques ». Notons, au passage, la qualité douteuse de l’écriture.

Eloignons nous, en quelques lignes, sur d’autres « ailleurs » possibles puisque l’affirmation de Didier Raoult se veut très générale, en évoquant, par exemple, le domaine des sciences dures qui devrait être impacté comme les autres si nous suivons son raisonnement, et en particulier la Physique fondamentale. Les trois plus grandes découvertes de ces 10 dernières années concernent la concrétisation expérimentale de prévisions reposant sur les deux révolutions théoriques du 20e siècle que nous avons déjà rappelées. La mise en évidence du boson de Higgs en 2012 validait l’existence d’un champ – le champ de Higgs – baignant tout l’Univers et responsable de la masse des particules élémentaires dites « massives » (Car il existe des particules dépourvues de masse comme le photon, donc « non massives »), 48 ans après les prévisions des théoriciens Brout, Engler et Higgs. La mise en évidence directe des ondes gravitationnelles, puis le « cliché » (cela peut sembler être un euphémisme) d’un Trou noir, étaient prévus 1 siècle plus tôt dans les solutions de la Relativité générale. Cela démontre bien que des prévisions reposant sur des modèles physico-mathématiques extrêmement complexes peuvent se réaliser lorsque les théories sont très robustes, ce que ne devrait pas ignorer Didier Raoult. Bien entendu, un lecteur avisé et modérateur rétorquera que ce n’est pas le domaine du Professeur et qu’il est mal venu de lui adresser ce reproche, même s’il a eu tort de généraliser. Ce qui ne l’empêchera pas, cependant, de persévérer en commettant quelques imprudences concernant les sciences dures.

Mais dans son domaine, par contre, est-il vraiment immunisé conte ce « délire » de la prévision qu’il rejette avec force ? Voici une perle … qui vaut la peine d’être confrontée à l’actualité. Pages 199-200, il évoque la grippe espagnole qui fit tant de victimes en 1917, et se risque à une prévision en écrivant qu’en raison des progrès de la Médecine (antibiotiques, vaccins dans certains cas): « … on peut penser qu’à l’époque moderne, nous n’aurons plus jamais d’épidémies aussi sévères de grippe. L’histoire ne se répètera pas ». Souvenons-nous qu’il avait qualifié de « grippette »  la Covid19, au début de la pandémie !

5. Les expériences

Page 75 : « Comme Bruno Latour … je pense que nous influençons de manière pratique des conditions d’expérimentation, nous introduisons un biais et un conflit d’intérêt majeur dans la réponse« . Et page 111 : « Les modèles expérimentaux présentent toujours un biais en faveur du « oui » à la réponse que l’on se pose… »

S’il est bien entendu que l’inénarrable sociologue postmoderne Bruno Latour n’a rien compris des méthodes expérimentales, il est dommage que Didier Raoult aille dans le même sens, à moins de supposer que les expérimentateurs sont réellement faillibles, comme cela peut arriver dans toutes les activités humaines. Didier Raoult aurait-il, lui-aussi, succombé à ce qu’il prétend exister lorsqu’il donne ce diagnostic? Cette suspicion de l’influence de la théorie sur le résultat expérimental est mal venue et, fort heureusement, l’examen des résultats par les pairs ou la reproduction des expériences par d’autres chercheurs mettront à jour, tôt ou tard, les biais ou supercheries dans une étude… lorsque cela existe vraiment.

Il va plus loin, page 43, en affirmant qu’une recherche exploratoire sans aucun support théorique, et donc sans aucun risque de biais (si nous acceptons, juste pour la démonstration,  son raisonnement), est beaucoup plus productive qu’une recherche fondée sur des hypothèses lorsque l’on sait saisir le facteur chance : « La chance est un des éléments essentiels de la découverte… la recherche exploratoire… nous prépare à avoir des surprises, tandis que la recherche basée sur les hypothèses nous obscurcit un peu ». Il écrit aussi : « Bien sûr, pour pêcher comme je le fais et aller à la découverte de choses que je ne cherchais pas, il faut avoir été chanceux ». Enfin, page 188 :« Les découvertes, par définition, sont fortuites… La science a plus avancé par des découvertes inattendues que par des améliorations programmées ». Il évoque ainsi les « découvertes majeures » et les « prix Nobel associés aux maladies infectieuses ».  

Il n’est pas le seul à penser que les grandes découvertes sont dues au hasard, ce que l’on qualifie de sérendipité, un fait nouveau dans un environnement non propice a priori. Mais les contre-exemples sur, à la fois, le rôle supposé mineur des hypothèses et sur l’importance du facteur chance et de l’héritage des précurseurs, abondent. La mise au point des équations de la Relativité générale par Albert Einstein lui demanda de nombreuses années d’un travail laborieux, riche en hypothèses, avant d’aboutir, et rien ne fut dû au hasard. Il en est de même de la théorie Darwinienne de l’évolution, car puisqu’elle est fondée effectivement sur l’observation, sa mise au point ne doit rien au facteur chance, de plus elle bénéficie des travaux de précurseurs, ce que souligne par ailleurs sur ce sujet, beaucoup trop, Didier Raoult mais de façon négative cette fois et contredit donc ce qui est écrit plus haut. Notons que les grandes découvertes ne sont pas exclusivement expérimentales : nous venons de citer la Relativité générale, mais la Relativité restreinte et la Mécanique quantique sont évidemment d’autres découvertes majeures … qui ne doivent rien au hasard. Si nous faisions preuve d’un peu de mauvais esprit, nous dirions que l’insistance affirmée par Didier Raoult sur le facteur chance dans ses découvertes et sur le rôle du hasard, selon lui, dans les grandes découvertes en général traduiraient, en filigrane, qu’il a, lui aussi, fait des « découvertes majeures« .

Lors de son audition au sénat le 15 septembre 2020 [10], il a déclaré :  « Je pense que l’on ne peut découvrir que par l’observation et l’empirisme. On peut confirmer par la méthodologie mais pas découvrir ». Il faudrait en déduire que l’observation peut se passer de la méthodologie. Les découvertes des ondes gravitationnelles et du boson de Higgs se seraient-elles affranchies de toute méthodologie ? Leurs acteurs-découvreurs seraient stupéfaits d’apprendre que l’on puisse tenir de tels propos. Mais l’importance cruciale de la méthodologie n’est pas l’apanage de la Big Science : son rôle est présent dans tous les champs scientifiques où elle intervient, sous des aspects divers et propres à chaque domaine, dans les 4 étapes de la recherche : le choix et/ou la conception du dispositif expérimental ou de la démarche (Enquête, sondages, archives, etc.) les plus aptes à atteindre l’objectif scientifique visé, la collection des données, l’analyse des données et, soit leurs comparaisons éventuelles à des prévisions ou modèles théoriques, comparaisons pouvant valider ou non certains aspects théoriques, soit la justification de nouvelles hypothèses et, par conséquent, la mise au point de nouvelles théories. Cette méthodologie exercée à chaque étape n’est en rien un ennemi de la découverte, elle est, bien au contraire, l’assurance d’un meilleur contrôle des biais susceptibles de masquer la découverte ou, au contraire, de conduire à une fausse information.

6. Les critères de la science

Parmi les critères de la science [5], quelques-uns sont interprétés de façon curieuse ou carrément rejetés sans appel par Didier Raoult.

La parcimonie (Le rasoir d’Ockham) est analysée de façon erronée. Dans son acception classique, elle correspond à l’économie en hypothèses pour expliquer un phénomène. Mais Didier Raoult l’interprète de façon extrême. Pour lui, page 74, « il ne faut pas choisir la pluralité des causes ou des faits quand un seul suffit pour expliquer« . Un grand nombre de phénomènes requiert  très souvent plusieurs hypothèses qui se conjuguent, ou encore l’introduction forcée (« à la main ») de certains paramètres que la théorie ne peut pas encore déterminer. C’est d’autant plus vrai que la théorie est complexe et pas totalement aboutie.

Un exemple caractéristique est la théorie qui décrit, actuellement, la Physique des particules élémentaires et de leurs interactions fondamentales, théorie extrêmement prédictive mais incomplète, appelée trop modestement le « Modèle Standard des particules élémentaires ». Elle comporte 19 paramètres libres qui sont ajustés en tenant compte des informations expérimentales : il s’agit des masses des particules élémentaires et de leurs couplages lors de leurs interactions. Ce modèle est incomplet, car il ne tient pas compte de la gravitation et de quelques autres phénomènes, et néanmoins toutes les recherches actuelles ne montrent aucune faille dans ses prédictions, alors que les indices d’une « nouvelle Physique », c’est-à-dire hors Modèle Standard, sont activement recherchés dans le but de valider une théorie plus complète et donc plus générale, parmi plusieurs théories candidates. L’absence de ces indices conforte le Modèle Standard au-delà de ce qui était prévu et permet de repousser les limites de validité des théories candidates sans pour autant les rejeter définitivement, en attendant de mieux faire. Cette attitude est en profond désaccord avec celle de Didier Raoult qui considère qu’un résultat « négatif » est un échec.

Il ne craint pas d’énoncer des évidences et d’en tirer des conclusions inexactes. Un bon exemple concerne les contraintes qui s’imposent à la démarche scientifique mais qu’il détourne à sa façon.  Il écrit, page 37 : « … il existe une censure sur les idées beaucoup plus importantes dans le monde scientifique que dans le monde littéraire » ; page 260 : « … les intellectuels et les poètes ont une liberté de pensée souvent plus grande que nous, scientifiques », et sa conclusion est celle des postmodernes qu’il faut « déstructurer la pensée dominante ».  Il est bien évident que la recherche scientifique est contrainte par la nature et ses lois. Si le boson de Higgs n’existe pas, nous ne pourrons pas le trouver, quelle que soit « la pensée dominante ». Le théoricien ne peut pas dire n’importe quoi, car les connaissances contiennent des acquis, par exemple les lois de conservation en Physique. De plus, il existe d’autres contraintes liées à des difficultés techniques, financières, humaines. Le poète, le romancier, l’artiste n’ont que faire de ces exigences et leur liberté est totale. Est-il donc raisonnable de parler de censure, voire de dogmes (évoqués également par Didier Raoult), dans les domaines scientifiques ?

A diverses reprises, il s’oppose à l’idée du consensus de la communauté scientifique sur un sujet donné. Par exemple, page 184 : « Le consensus  est d’ailleurs quelque chose dont je me méfie terriblement. Je préfère être du côté du savoir … Quand il s’agit de connaissances, le consensus n’a pas de signification ». Mais qui donc va décider quel est ce « savoir » ? La réponse est donnée page 79 : « Rien n’est évident, les choses sont démontrées ou ne le sont pas ». Malheureusement, c’est déjà loin d’être le cas dans les sciences dures, alors que dire des autres a priori moins « mathématisées » ! Sauf si l’argument d’autorité brandi tout au long de cet ouvrage est l’argument suprême, argument cher à l’approche postmoderne. Et puis, en tout état de cause : « la Médecine est un art » (page 101). Lorsqu’il dit, page 209, à propos du consensus dans les pseudosciences, « c’est que l’opinion majoritaire finit par être considérée comme de la science, alors qu’elle ne représente que l’opinion majoritaire », cela traduit encore sa compréhension inexacte du consensus. La majorité n’a rien à voir dans l’agrément de la communauté scientifique sur un sujet donné, cet agrément étant implicite dans le contexte du moment.

Il met en cause l’évaluation par les pairs lorsque cela lui déplait. Page 118, il explique sa difficulté à faire publier sa découverte présentant « les rapports entre  macrophages et bacilles tuberculeux » selon les concentrations en sucre dans les cultures, beaucoup trop élevées que celles rencontrées, en réalité, par les macrophages humains. En désespoir de cause, il contacta le rédacteur en chef de la revue en lui « demandant s’il pensait vraiment qu’il était raisonnable pour quelqu’un d’aussi connu que moi d’envoyer un papier qui était faux… «   A propos, encore, de l’évaluation par les pairs, nous n’allons pas revenir sur son attitude, lors de la pandémie de la Covid-19, concernant l’annonce très médiatisée des résultats de son traitement avant la soumissions à une revue … il est vrai pas très indépendante de son laboratoire.

Il émet des réserves sur le « réductionnisme expérimental« . Page 116, par exemple : « Nous considérons, et c’est un des éléments du réductionnisme expérimental, que tous les bacilles tuberculeux sont équivalents. C’est faux ». C’est plutôt curieux, venant d’une personne qui défend à tout crin l’observation, alors qu’il convient de ne jamais faire dire plus qu’il ne convient à un résultat donné. Mais, c’est une attitude prônée par des adeptes du postmodernisme.

Restons encore sur les critères de la science et l’attitude de Didier Raoult à propos de l’objectivité en nous plongeant dans l’actualité. Etant donné que 85% des personnes infectées par la Covid19 guérissent sans traitement, il n’est pas facile de valider l’efficacité d’un remède sans être biaisé par une guérison « naturelle ». Il faut donc, à la fois, choisir un indicateur fiable de l’état de l’infection et s’affranchir des biais pouvant résulter des opinions du malade et du praticien, et ceci après avoir opéré une sélection sérieuse des malades non affectés par d’autres pathologies et en tenant compte d’autres facteurs de risque dans l’analyse des données, tels que l’âge. Compte-tenu de la forte probabilité d’une guérison sans traitement, un groupe contrôle est absolument requis. Enfin, les résultats ne peuvent être robustes que si les nombres de personnes traitées et de personnes du groupe contrôle sont statistiquement significatifs. L’aspect rationnel est présent dans la démarche complète : choix de l’indicateur et soin apporté à sa mesure, aspects statistiques et objectivité du côté des patients et du côté du praticien.  Nous venons de rappeler en quoi consiste des essais randomisés en double aveugle que Didier Raoult refusa de mener, ce qui se traduisit par cette polémique regrettable qui n’a pas grandi la confiance du grand public dans les valeurs de la science et qui a retardé la recherche du meilleur traitement.

7. La « Big Science« 

L’attitude de Didier Raoult est ambiguë. Page 76 : « … des grands outils apparaissent qui permettent de faire une recherche (la Big Science) où il n’y a plus du tout d’esprit, juste l’accumulation de données brutales … Certains centres de séquençage ne savent même plus quoi séquencer … Ceci peut donner  lieu à des papiers … dans lesquels l’on a du mal  à trouver la moindre trace d’intelligence créatrice ou même une analyse des résultats². Et page 77 :« … nous voyons beaucoup de données et pas beaucoup de pensée ». Enfin, page 208 : « La « Big Science » va souvent de pair avec beaucoup d’ignorance ». Il traite de son domaine, mais un lecteur confiant pourrait extrapoler à la Big Science extrême que constituent les recherches auprès des accélérateurs de particules ou en Astrophysique, car d’autres auteurs [11] tiennent malheureusement des propos identiques à leur encontre sans la moindre justification, ce qui relève purement et simplement de la calomnie. Mais à partir de la page 206, Didier Raoult s’extasie devant les performances d’une « grosse machine » – à l’échelle des recherches de son domaine – dénommée MALDI-TOF, instrument qu’il a acquis.  Prévue initialement pour identifier les protéines, son usage a été étendu à celui des bactéries et Didier Raoult est allé plus loin en l’utilisant pour les microbes dans un milieu hospitalier, ce qui lui a permis, dit-il, de prendre de l’avance sur les Américains. Et il précise : « Les gens dans mon laboratoire pendant deux ans ont été pris de folie pour l’utilisation de MALDI-TOF avec des résultats incroyables ». Petite remarque : TOF est l’abréviation de « Time Of Flight » (Temps de vol), une technique de mesure issue des expériences de Big Science en Physique nucléaire ou Physique des particules.

8. L’enseignement et les chercheurs

Il écrit, page 131, que « le vrai problème est celui du recrutement… Depuis longtemps, aux Etats Unis, les sujets les plus brillants ne font pas de science … il en est de même en France » : merci pour les chercheurs et enseignants-chercheurs français qui doivent apprécier, d’autant plus qu’il se battent pour défendre la recherche nationale, par exemple dans le cadre du collectif  « Sauvons la recherche » qui, même s’il n’est pas parfait, a le mérite d’associer tous les champs scientifiques, ce que ne comprend pas Didier Raoult, page 136, puisqu’il a en permanence le culte du génie : « dans le monde des chercheurs s’est développée cette spécificité … essayer de détruire tout ce qui dépasse … ceux qui n’ont pas de reconnaissance pensent que l’individu en lui-même ne compte pas, et considèrent qu’il n’y a aucune différence entre les différents chercheurs. Je reconnais que c’est comme cela que j’interprète le mouvement « sauvons la recherche » « . C’est une curieuse lecture des actions de ce collectif qui défendrait, en quelque sorte, la médiocrité.

Didier Raoult critique sévèrement les classes préparatoires dans les lycées et les grandes écoles, résumant sa pensée en évoquant, page 129,  « des études très courtes : HEC : 3 ans ; Polytechnique : 4 ans ». Pour l’Ecole Polytechnique, comme pour toutes les autres écoles d’ingénieur, la durée des études est de 3 ans, mais il y a cette année optionnelle supplémentaire dans une autre université. Il convient, cependant, d’ajouter les 2 années de classes préparatoires. Enfin, très souvent, les jeunes ingénieurs issus des différentes écoles passent une thèse, ce qui ajoute encore au moins 3 années et a l’avantage de les initier au monde de la recherche. Et puis page 131, Didier Raoult écrit que « les écoles d’ingénieurs sont passées maintenant à 5 ans », ce qui est donc inexact, et il se félicite que « la proportion d’étudiants dans ces écoles, qui commencent à faire des thèses de science, grandit régulièrement (même à Polytechnique !) », comme si c’était une nouveauté ! Mais cela ne l’empêche pas d’affirmer, page 130, « ainsi notre élite est composée largement d’ignorants, incapables d’approfondir un sujet… » Curieusement, il déclarait, modestement, dans une vidéo publiée le 2 juin 2020 sur YouTube et sur les réseaux sociaux : « C’est moi l’élite« , et il précisait : « La France, de temps en temps, a des crises dans lesquelles elle veut décapiter son élite ».  Fort heureusement, il … sauvera sa tête.

Fervent supporter de Luc Montagnier (qui lui rend la politesse à propos de la Covid-19), il écrit page 135 : « Dans un passé récent … on poussait à la retraite de l’Institut Pasteur, à 65 ans, le découvreur du virus du SIDA, futur prix Nobel (L. Montagnier) ». Avant de commenter ce court passage, cela vaut la peine de découvrir comment Luc Montagnier est présenté sur le site de l’Institut Pasteur :  « Professeur Emérite à l’Institut Pasteur … [et] directeur de recherches honoraire au CNRS ».  Le moins que l’on puisse dire est que les approximations foisonnent et donnent une image déformée de la réalité. Luc Montagnier est toujours présenté sous l’appellation de « Professeur Montagnier », mais c’est inexact. Son « employeur » était le CNRS et il avait la fonction de Directeur de recherche. Comme tout chercheur du CNRS, il avait la possibilité d’effectuer des heures d’enseignement (ici, à l’Institut Pasteur) à condition de ne pas dépasser un quota bien précis. Comme tout chercheur du CNRS, l’âge de départ à la retraite est fixé à 65 ans. Il est possible, dans certains cas, d’avoir une dérogation de deux années et demi supplémentaire. Passées ces limites, le Directeur de recherche de 1ère classe a la possibilité de demander l’obtention de l’éméritat, qui est une distinction, pour une durée de 5 ans, éventuellement renouvelable. Ce que fit Luc Montagnier (Il eut un éméritat au moins) qui devint donc, à 65 ans, Directeur de recherche émérite. Son éméritat était terminé lorsqu’il reçut le prix Nobel en 2008. Nous constatons que les intitulés donnés sur le site de l’institut Pasteur sont inexacts pour ce qui concerne le CNRS, et probablement trompeur pour ses tâches d’enseignement. Si nous revenons aux propos de Didier Raoult, nous constatons que Luc Montagnier a donc bénéficié de la possibilité de poursuivre ses travaux au titre de l’éméritat. Il y aurait beaucoup à dire sur la carrière scientifique de Luc Montagnier, qu’il s’agisse de son prix Nobel (contestable) ou de ses activités farfelues après avoir pris sa retraite (Papaye pour soigner le Pape Jean-Paul 2, homéopathie, mémoire de l’eau, téléportation de l’ADN, maladie de Lyme,  vaccins …) et jusqu’à aujourd’hui avec ses annonces à propos de la pandémie, son origine et son traitement, et Didier Raoult ne fait pas un bon calcul en insistant de la sorte et en laissant croire que « si la France ne renforce pas ses efforts … pour conserver les chercheurs les plus dynamiques et les plus glorieux, nous nous retrouverons bientôt dans la situation … où les meilleurs changeront de pays« .

9. Les contradictions lors de la crise sanitaire de la Covid-19

Elles sont très nombreuses et perdurent.  Elles portent sur la gravité minorée de la maladie, les prévisions sur son évolution à différentes époques de la pandémie et sa durée, les confinements, les aspects humains qu’il met en avant, les évolutions de son traitement [12].

10. L’érudition des scientifiques

Didier Raoult se croit obligé de préciser qu’il a d’autres intérêts que ceux de la science. Florian Cova a bien souligné l’opportunisme de ses « talents » dans l’épistémologie et la philosophie en général. Mais Didier Raoult ne dédaigne pas d’ajouter d’autres éléments montrant sa grande culture et sa curiosité. Il décrit ses gouts littéraires, son intérêt pour la poésie, sa conception de l’érudition (pages 39-42), l’importance du savoir écrire (savoir mis en doute dans le billet de Florian Cova et également constaté dans ce billet). Pourquoi pas, nous avons connu pire, car d’autres auteurs scientifiques prolifiques vont plus loin encore dans l’exposition de l’étendue de leur culture….

11. L’honnêteté intellectuelle

Il est toujours délicat d’aborder un tel sujet. Néanmoins, un passage très court pose question. Evoquant les postmodernes Deleuze et Guattari, Didier Raoult écrit page 260 : « Cette déstructuration de la remise en cause du mot a dominé d’une certaine manière un partie des sciences humaines et sociales. Elle a été remise brutalement en cause par un scientifique (Sokal) qui a fait fortune « en publiant » un article stupide qui avait été mal révisé. Cet article lui a servi à montrer que l’évaluation des articles en sciences humaines et sociales n’était pas sérieuse, et en particulier le « transfert de concept » d’un champ scientifique à un autre… « 

Si nous nous mettons, encore, à la place de la personne qui ne sait toujours pas ce qu’est le postmodernisme, nous n’allons pas comprendre que cet article du physicien américain Alan Sokal (c’est mieux que de citer son nom entre parenthèses) est un canular, un pastiche des articles rédigés par les intellectuels postmodernes, destiné à dénoncer des textes incompréhensibles, à la fois dans leurs styles et dans les recours à des analogies scientifiques n’ayant aucun sens, tout en souhaitant impressionner les lecteurs philosophes ou sociologues de ces revues des sciences humaines.  Cet article, donc volontairement stupide, a été accepté. Alan Sokal aurait-il fait fortune avec ce pastiche ? Certainement pas. Peu de temps après la parution, il dévoila la supercherie qui dénonçait le postmodernisme dans les sciences sociales, en particulier en philosophie. Avec un physicien belge, Jean Bricmont, il rédigea alors un ouvrage au titre provocateur « Impostures intellectuelles » [13] qui eut, et a encore dans une mise à jour récente, un succès mérité car il révélait ce que personne n’osait dire, en particulier dans les milieux philosophiques [5]. Cela va donc beaucoup plus loin qu’une mauvaise évaluation d’un « article stupide« , et l’allusion au profit qu’a pu en tirer Alan Sokal est vraiment déplacée.

Par contre, par un heureux concours de circonstances, les libraires ressortent le livre de Didier Raoult, paru en 2017, qui regroupe ses chroniques du Point chez Michel Lafon et intitulé « Mieux vaut guérir que prédire ». Il est bien évident que le professeur n’envisage pas, lui, de faire fortune, en tirant parti de sa haine de la prévision – même s’il succombe parfois comme nous l’avons montré – et de son amour du prochain !

12. Parler de soi

Il n’est pas interdit de parler de soi, lorsqu’en expliquant ses contributions personnelles, dans le cadre d’une équipe, d’un laboratoire, ou même d’une collaboration internationale, cela permet de présenter sa discipline d’une façon plus vivante, alors que la recherche scientifique sur un sujet donné est souvent mystérieuse voire hermétique pour le profane. Mais il appartiendra au lecteur d’apprécier si c’est de la même veine lorsque l’auteur sous-entend ou met carrément en avant l’étendue de sa culture générale et de ses qualités, avec un manque patent de modestie. Voici quelques exemples extraits de son ouvrage, sans commentaires, excepté pour le dernier, mais d’autres exemples abondent lorsque le professeur se présente aux médias, à propos de son parcours scientifique ou de ses responsabilités… et le fait, comme nous l’avons déjà signalé , qu’il s’assimile à « l’élite »…

Page 42 : « Il est considéré maintenant qu’une partie des grands travailleurs dont je suis, sont des « addicts » du travail. J’ai été qualifié plusieurs fois aux U.S .A. de « workaholic »« .

Page 66 : « … les microbes de cultures très difficiles dont j’étais déjà le spécialiste mondial »

Page 76, citant un collègue parlant de lui: « … tu sais ce que l’on dit de toi à Paris ? Avec un sabre il sait le faire, mais avec un fleuret ? » et Didier Raoult précise : « C’est un[e] des choses les plus pertinentes que j’ai entendu sur mon caractère² « [Les fautes de français sont reproduites ici !].

Page 116 : « Il n’y a pas de grand chercheur qui ne soit un lutteur ».

Page 118, comme nous l’avons déjà cité et réagissant auprès du rédacteur en chef d’une revue refusant son article : ²… lui demandant s’il pensait vraiment qu’il était raisonnable pour quelqu’un d’aussi connu que moi d’envoyer un papier qui était faux… « 

Page 154 : « J’ai écrit que j’étais le microbiologiste européen le plus cité au monde ».

Page 230 : « Dans mon expérience ce que je considère comme étant ma plus grande découverte (c’est ce que les autres considèrent comme la plus grande découverte) … « 

Page 250 : « Je suis devenu un « recordman du monde » du nombre de publications ».

Cette production extraordinaire, en effet, soulève des questions que j’analysais dans mon article sous la référence [7] et qui sont développées par ailleurs par la journaliste Mathilde Roche [14].

Page 58, il évoque Lamarck qui mériterait, d’après lui, une renommée aussi important que celle de Darwin (qu’il critique beaucoup, puisqu’il écrit page 219 : « … théorie darwinienne… entièrement dépassée, fausse. ») : « Une différence majeure entre Lamarck et Darwin est que les français, comme souvent, ont tué leur génie créatif (grâce à l’académie) tandis que les anglais, toujours fascinés par l’originalité et la différence, ont laissé Darwin vivant. C’est le sort de certains génies français qui arrivent souvent à être dépecés par le conformisme de leurs contemporains ».

Question naïve relative au « culte du génie » (également cité par Florian Cova): à partir de sa description ci-dessus, Didier Raoult ne penserait-il pas … à quelqu’un d’autre ? Voici une petite aide en transposant les propos du mathématicien Pierre Shapira [15] commentant l’éloge des mathématiques par le philosophe Alain Badiou, philosophe qui se pique d’être expert de cette science :« Il faut se méfier des hommages  qui ne sont souvent que prétexte à parler de soi ou à faire passer des idées étrangères au sujet ».

Petite incursion personnelle sur un autres précurseur – français – de Darwin : Didier Raoult aurait pu citer Maupertuis qui, bien que physicien, fut aussi un naturaliste considéré comme le précurseur du transformisme et de la génétique.

13. Les risques de dire des âneries

Le chapitre 6 a un titre explicite : « Tout ce que je sais c’est que je ne sais pas ». Didier Raoult développe l‘approche mesurée qu’il préconise également à ses étudiants, qu’il s’agisse de son champ scientifique ou de tout autre domaine et nous ne pouvons qu’approuver cette attitude.

Ainsi, il écrit page 65 : « Rien n’empêche d’ailleurs un savant (un sachant, celui qui sait) dans un certain domaine d’être totalement ignorant dans un autre… Il faut se méfier, l’homme le plus compétent dans un domaine donné peut prononcer des âneries et des faux truismes dans tous les autres domaines. L’habitude qu’ont les médias de nous interroger sur des sujets qui n’ont rien à voir avec notre connaissance est une bien mauvaise habitude… L’ignorance peut se traduire par une simplification excessive (les « brèves de comptoir ») ou une complexification pseudo-savante qu’a bien traduit le modèle du rasoir d’Ockham ». Et quelques lignes plus loin : « Dire « je ne sais pas » est une habitude à prendre… mais je vais vous dire ce que je pense ».

Se référant, semble-t-il, à ce qui précède, il avoue (page 263) qu’il connait mal la Mécanique quantique. Néanmoins, il se risque à émettre un jugement, partant de l’utilisation future très probable de cette théorie fondamentale dans l’informatique, il l’étend  au domaine de la Biologie:  « Il est clair, pour parler d’un sujet que je connais mal, que nous n’avons pas du tout intégré les découvertes de la Mécanique quantique… Le transfert des modèles quantiques dans la Biologie permettra probablement une révolution comparable à celle prédite par François Jacob, de la conjonction de l’informatique et de la Biologie ».  Cette sortie de l’approche binaire, propre à la Mécanique quantique, lui convient car elle va dans le sens de son rejet de la dichotomie (pages 143-155), illustré par les nombreux exemples qu’il donne, à tort ou à raison, dans les domaines les plus divers, une troisième voie étant, d’après lui, toujours possible. Notons qu’il est trompeur de dire que l’on n’a pas su intégrer les découvertes de la Mécanique quantique, car ses applications sont extrêmement fructueuses en Physique et en Chimie, et dans de nombreuses technologies qui accompagnent notre quotidien, de l’électronique au laser, et c’est loin d’être fini. C’est moins évident en Biologie et, jusqu’à présent, tout ce qui relève de la fameuse « Médecine quantique » n’est qu’illusion et fausse science, mais attendons de voir en Biologie.

Donc, il admet qu’il ne connait pas bien le sujet de la Mécanique quantique. Alors nous sommes en droit de nous interroger sur l’appréciation suivante, page 62,  concernant les prévisions utilisant des modèles mathématiques : « … les mathématiques actuelles, appliquées à la prévision, ont une arrogance contredite par tous les principes de la Mécanique quantique qui montrent que les phénomènes chaotiques sont imprévisibles« . Splendide phrase qui va impressionner le lecteur curieux d’apprendre… mais qui ne veut rien dire, et qui illustre parfaitement cette « complexification pseudo-savante » qu’il dénonçait ci-dessus !  Cette attitude correspond à ce que Pascal Engel, philosophe, appelle dans un ouvrage récent [16] le « sophisme du gourou » : « Le maître à penser doit être obscur et profond … personne ne suivra un penseur qui ne dit que des banalités, sauf si ces banalités sont exprimées de façon obscure et thaumaturgique [Celui qui sait et qui en met plein la vue à celui qui ne sait pas]. C’est une forme de l’argument dit d’autorité … destiné, nous dit Locke il y a fort longtemps [John Locke (1632, 1704), Philosophe], « à provoquer l’assentiment et le silence de l’auditeur qui se trouve persuadé de sa modestie ». Il n’est pas interdit de penser que l’énoncé de cette phrase incompréhensible de Didier Raoult lui ait été inspirée par les écrits déjà cités de Jean-François Lyotard dans la « Condition postmoderne« .

Mais il récidive. Pages 188 et 189, à propos de la difficulté à définir « le sens de la vie », et après avoir évoqué Héraclite puis Nietzsche, il écrit : « Il semble bien que l’ensemble des théories de la Mécanique quantique remette très profondément en cause l’idée d’un sens… Les évolutionnistes sont tentés d’intégrer les éléments chaotiques comme des éléments prévisibles mais les éléments actuels de la Mécanique quantique  contredisent toute prévisibilité des événements chaotiques… » Puis se référant à Einstein (« Dieu ne joue pas avec des dés »), Didier Raoult conclut : « Hélas, la théorie de la Mécanique quantique montre que c’est bien le hasard qui règne, et qu’il n’y a pas de déterminisme« .

Pour quelqu’un qui connait mal la Mécanique quantique, belle profusion d’affirmations péremptoires fondée sur le rôle de la Mécanique quantique ! Tout y est, ou presque : la Mécanique quantique bien sûr, le chaos, la prévisibilité honnie, la mort du déterminisme, les vilains évolutionnistes. Essayons d’y voir un peu plus clair : la théorie du chaos n’a rien à voir avec la Mécanique quantique, la Mécanique quantique n’a pas vocation à interpréter le sens de la vie, concept faisant appel à la philosophie voire à la métaphysique, les évolutionnistes (en fait, ceux qui ne pensent pas comme lui) n’ont aucune prétention à énoncer que les événements chaotiques sont prévisibles, la Mécanique quantique n’est pas un obstacle au déterminisme.

Quelques mots sur le déterminisme.  Il n’y aurait pas de déterminisme dans la théorie de l’évolution ? Pour Guillaume Lecointre (Professeur au Museum d’Histoires naturelles à Paris), le hasard ne s’oppose pas au déterminisme. Quant à la théorie quantique, effectivement révolutionnaire avec ses aspects probabilistes, celle-ci n’empêche pas d’effectuer des prévisions extrêmement précises … et donc déterministes, et le principe de causalité y demeure toujours essentiel. Par exemple, toutes les prévisions du Modèle Standard de la Physique des particules, théorie reposant intégralement sur la Mécanique quantique et sur cette autre révolution qu’est la Relativité restreinte, ont été vérifiées expérimentalement jusqu’à aujourd’hui, en particulier dans des dizaines et dizaines d’études les plus poussées, spécialement celles menées au CERN auprès du collisionneur LHC. Et pourtant, nous aimerions bien trouver des résultats s’écartant de ce Modèle, car nous avons vu qu’il est, par essence, incomplet.

Lorsque nous rappelions qu’il écrivait que « la notion statistique … échappe à la plupart des chercheurs, y compris de très haut niveau »,  ce n’est pas impossible, mais alors il est permis de s’interroger sur ses commentaires, rapportés par l’AFIS, à propos de ses analyses statistiques dans la première publication de son traitement (Voir l’encadré succédant à la bibliographie de [12]): « C’est contre-intuitif, mais plus l’échantillon d’un test clinique est faible, plus ses résultats sont significatifs ; les différences dans un échantillon de vingt personnes peuvent être plus significatives que dans un échantillon de 10 000 personnes« . Et l’AFIS complète en précisant : « Cette situation a conduit la Société internationale de chimiothérapie antimicrobienne, qui édite l’International Journal of Antimicrobial Agents où a été publiée cette première étude, à émettre une déclaration faisant part de ses « préoccupations » pour un article « qui ne répond pas aux normes attendues » ». Si nous adoptons la logique de Didier Raoult et son interprétation du concept de déduction, nous devons conclure que son interprétation très personnelle des notions statistiques démontre qu’il est effectivement … un chercheur « de très haut niveau » !

Enfin, un dernier point plutôt amusant. Lorsqu’il met en évidence ses goûts littéraires – et donc sa culture – et sa découverte des auteurs étrangers, après s’être « nourri des classiques français », il fait référence, page 40, à l’Université américaine de « Standford« , qui n’existe pas ! Il fallait écrire Stanford, université californienne. Petit détail ? Pas tout à fait. Le physicien Aurélien Barrau, que je cite dans un autre texte traitant du postmodernisme [17], écrivait, de son côté, Université de « Sanford », qui n’existe pas plus, Sanford étant une petite localité anglaise ! Décidément, nos admirateurs de la « French theory », soucieux de montrer leur érudition, sont fâchés avec cette belle université aux bords du Pacifique.

14. Premières conclusions

Que révèlent ces multiples contradictions ou affirmations non étayées ?

Dans son ouvrage [16], Pascal Engel précise que « l’un des premiers principes de la rationalité est de ne pas admettre les contradictions ». Avec un brin d’humour, nous pourrions dire que, finalement, Didier Raoult est très cohérent, puisque ses contradictions sont une application, à la lettre, du rejet de la raison qu’il met en exergue dans la citation d’Hölderlin en tête du chapitre 19 : « Du pur intellect rien n’est sorti d’intelligent et de la raison pure rien de raisonnable ».

Quant aux affirmations sur les critères de la science, les excès de la Big Science, l’enseignement et la recherche en France ou encore les difficultés rencontrées dans d’autres domaines que le sien, il n’est jamais fait référence à la moindre source qui permettrait de les documenter à défaut de les valider.

Il est vrai, comme le souligne sans ménagement Florian Cova, que les incursions de Didier Raoult dans l’épistémologie sont un renversement de l’attitude des postmodernes qui embellissaient leurs propos philosophiques ou sociologiques d’analogies scientifiques, souvent hors propos ou non comprises. Cette fois-ci, écrit Florian Cova, Didier Raoult « utilise la philosophie comme moyen d’intimidation intellectuelle et comme stratégie de communication ». Il écrit même : « Didier Raoult est incompétent en épistémologie ». Mais nous pouvons aller plus loin, car ces incursions, qui se veulent également brillantes dans les sciences dures, ne valent pas mieux que les analogies scientifiques des postmodernes.

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Notes

[1] Florian Cova, « L’épistémologie opportuniste de Didier Raoult », La Menace Théoriste, septembre 2020.

[2] Didier Raoult,  « De l’ignorance et de l’aveuglement. Pour une science postmoderne », CreateSpace Independent Publishing Platform, 2015.

[3] Didier Raoult, « Contre la méthode », Les jeudis de l’IHU , 13 février 2020.

[4] Appréciation du professeur de philosophie sur une copie de Jacques Derrida au Lycée Louis-Legrand (source).

[5] François Vazeille, « Sciences et pseudosciences. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ? »Bulletin Historique et Scientifique de l’Auvergne, Parution mai ou juin 2021.

Version pdf : https://cernbox.cern.ch/index.php/s/3O5uoxSt5NfzcaE

[6] François Vazeille, Conf. « Sciences et pseudosciences : comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ? », 2017-2018 (source).

[7] François Vazeille, « La querelle Raoult (Série) : pandémie et postmodernisme », European Scientist, 18 mai 2020 (source).

[8] Jean-François Lyotard, « La condition postmoderne : rapport sur le savoir », Paris, Minuit, 1979.

[9] Friedrich Nietzsche, « Introduction théorique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral« , 1873.

[10] Tristan Vey, « Didier Raoult s’emporte devant le Sénat », Le Figaro, 15 septembre 2020.

[11] Des intellectuels ayant, certains, des fonctions très officielles, sont mis en avant par certains médias alors qu’ils tiennent des propos inconvenants sur les sciences dures et malveillants sur les scientifiques de ces domaines. Il n’est pas honteux de ne pas comprendre ces champs scientifiques, mais la bonne curiosité et la modestie devraient les inciter à se documenter auprès des personnes compétentes avant de porter quelques jugements sur la qualité des recherches. Il n’en est rien : ces personnes évoquent une stagnation des connaissances et, pire encore, vont jusqu’à accuser les chercheurs d’incompétence et de falsifications de leurs résultats. De telles accusations sont gravissimes et trompent les béotiens peu informés. Personnellement, j’ai décidé de réagir et de dénoncer ces propos inacceptables et calomnieux qui ne reposent sur aucune source valide et ne grandissent pas ceux qui les profèrent. Malheureusement, les médias concernés refusent, souvent, toute intervention qui contredit ces personnes, sans d’autre justification… que la mise en cause de celle ou celui qui tente de rectifier. Il faut s’armer de patience et persévérer, au risque d’être considéré comme un pénible !

[12] AFIS, « Le protocole thérapeutique à géométrie variable du Pr Raoult », 11 octobre 2020.

[13] Alan Sokal et Jean Bricmont, « Impostures intellectuelles« , Paris, Odile Jacob, octobre 1997.

[14] Mathilde Roche, « Didier Raoult a-t-il vraiment signé «3 500 publications internationales» dans sa carrière ? », Libération checknews , 22 septembre 2020.

[15] Pierre Schapira, « L’éloge des mathématiques d’Alain Badiou ou le fantasme d’une théorie absolue« , Zilsel (N°1), page 205, janvier 2017.

[16] Pascal Engel, « Manuel rationaliste de survie », Collection « Banc d’essais », Agone, octobre 2020.

[17] François Vazeille, Note de lecture « De la vérité dans les sciences », AFIS science, 10 avril 2017.

https://www.afis.org/De-la-verite-dans-les-sciences-2816

Depuis six ans je pratique publiquement la critique des croyances d’autrui. Je pratique également la critique de mes propres croyances, mais ça se voit moins parce que c’est un travail intime qu’il est compliqué de partager.

Depuis six ans, je constate que la parole du sceptique est très mal accueillie. Et d’emblée je dois faire ce rappel lexical : le sceptique ce n’est pas celui qui rejette en bloc ce que disent ou pensent les autres. Qui professe la fausseté de ce que d’autres tiennent pour vrai. C’est celui qui veille à la qualité épistémique de ce qu’il accepte d’ingérer, celui qui a appris à supporter de ne pas savoir, de suspendre son jugement, de n’avoir parfois qu’une réponse provisoire, limitée, un peu floue. Et à cause de cela, c’est quelqu’un qui accepte de réviser son jugement à la lumière de nouvelles informations.

Le sceptique qui change d’avis sur un sujet n’a pas le sentiment de perdre quoi que ce soit, de se rabaisser. Au contraire, il s’améliore, il abandonne derrière lui le poids mort d’idées fausses.

Ceux qui rejettent l’existence de l’évolution du vivant, du réchauffement climatique, du rôle des microorganismes dans les maladies, ce ne sont pas des sceptiques, ce sont des négateurs de la science. Ce ne sont pas des sceptiques parce qu’ils ne doutent pas de leur rejet des théories qui constituent pourtant les modèles les plus fiables accessibles à l’humanité à un moment donné. Ils commettent l’imprudence de confondre la ferveur de leur conviction avec la force des preuves de ce qu’ils veulent croire.

Certains vont plus loin, ce sont les conspirationnistes. Ne nous laissons pas enfumer par les abus de ceux qui emploient ce mot pour disqualifier toute contradiction ; le conspirationnisme existe, c’est une posture qui pose pour préalable l’existence d’un complot puis fait flèche de tout bois pour prouver au monde qu’elle a raison. C’est un raisonnement circulaire qui part de ce qu’il est censé démontrer et finit, comme par hasard, par aboutir à la conclusion préétablie. On peut quitter le conspirationnisme en se posant des questions, en apprenant à utiliser le doute au lieu du soupçon. Ceux qui dénoncent des complots réels doivent le faire d’une manière rationnelle, efficace, convaincante.

Depuis six ans, je reçois, avec mes équipiers, des tombereaux d’insultes, d’accusations et de menaces lorsque je doute publiquement de théories farfelues, lorsque je réfute des hypothèses saugrenues, lorsque je conteste des raisonnements pseudo-scientifiques, lorsque je souligne les incohérences de théories du complot.

Si je me trompe dans mon travail de sceptique –et la probabilité que cela arrive augmente à chaque fois que je m’exprime, comme quand j’ai pensé pendant quelques jours pouvoir faire confiance à l’étude de Merha et al que le Lancet a depuis rétractée– si je me trompe, donc, je veux pouvoir m’en rendre compte, je veux garder l’envie de me corriger. Mais cela devient difficile quand on est la cible d’injures pouasseuses, parce qu’alors on n’a franchement pas envie de faire le plaisir à nos contradicteurs d’admettre qu’on s’était planté. Les attaques constantes, en particulier les plus venimeuses sont un obstacle de plus à la pratique du doute raisonnable.

Mais il y a plus triste encore. Les auteurs des agressions incessantes, qui nous rabaissent, qui parfois nous déshumanisent et nous promettent une punition dans ce monde ou dans le prochain se font à eux-mêmes un cadeau empoisonné. Dans la jouissance de l’injure proférée, ils se contaminent avec l’idée qu’il leur est désormais impossible d’être d’accord avec cet individu qu’ils viennent l’avilir. Ils s’emprisonnent dans le déni de toute erreur de leur part ; parce qu’il faudrait en plus accepter de s’être comporté comme un connard avec quelqu’un qui n’avait pas si tort que ça.

Les injures que vous proférez sur Internet ont bien plus d’effet sur vous que sur vos cibles. Elles vous radicalisent, elles vous rendent myope, insensible aux nuances, incapable de vouloir vous améliorer.

Bien sûr parfois on est en colère, nos paroles dépassent notre pensée. On n’est pas des machines. Mais on peut faire attention.

Ne croyez pas que cette vidéo s’adresse aux autres, c’est à vous que je parle. Et à moi.

Notre colère face à l’injustice, face aux sophismes, aux mensonges, à la manipulation, elle est nécessaire pour qu’on se bouge, qu’on agisse, mais elle ne suffit pas pour savoir si on se fâche après la bonne personne pour les bonnes raisons. Une fois qu’on a agoni d’injures ceux qu’on prend pour des méchants, il est trop tard pour amorcer un échange constructif nous permettant d’évaluer si on avait raison de les traiter comme de la merde. Parce que les gens insultés n’ont aucune raison de nous croire capables d’une conversation d’adulte.

On n’a pas toujours raison d’être en colère, les lynchages publics, les exécutions sommaires en sont la preuve.

Depuis six ans je n’ai jamais reçu d’excuses de la part des centaines de gens qui m’ont méchamment insulté. Si certains ont changé d’avis, et j’imagine que c’est arrivé une fois ou deux, quelque chose les retient, quelque chose qu’ils se sont inoculé eux-mêmes, et ils doivent commencer par se le pardonner.

Le monde serait un endroit significativement plus vivable si cet effort pouvait nous être épargné, si nous évitions de penser que nos convictions et nos ressentis nous donnent le droit d’agresser autrui.

The Extended Director’s Cut

Cet article est la « version longue » de celui publié par l’auteur sur le site medium.com (à lire ici)

Auteur. Florian Cova — Département de Philosophie, Université de Genève

Les médecins les plus dangereux sont ceux qui, comédiens nés, imitent le médecin-né avec un art consommé d’illusion.

– Nietzsche, Humain, Trop Humain

Dans l’affaire de l’hydroxychloroquine (avec azithromycine), la méthodologie médicale et les statistiques n’auront pas été les seules disciplines à subir les derniers outrages – la philosophie (et en particulier la philosophie des sciences) a elle aussi été durement touchée. En effet, elle a été instrumentalisée par Didier Raoult, “épistémologiste” auto-proclamé[1], qui s’en est servi à la fois pour se faire passer pour un grand penseur et pour justifier ses exactions contre la méthode scientifique. Mais, comme je vais le montrer ici, Didier Raoult ne se soucie pas de la philosophie – en fait, on peut même dire qu’il n’y comprend rien et qu’elle n’est pour lui qu’un simple instrument de communication. Autrement dit, son rapport à la philosophie (et à la philosophie des sciences) est purement opportuniste.

            A titre d’exemple et pour donner le ton, on peut se pencher sur le rapport de Didier Raoult à Paul Feyerabend, philosophe des sciences connu pour avoir défendu un certain anarchisme méthodologique. On a pu voir Didier Raoult et des journalistes peu critiques affirmer à plusieurs endroits que Feyerabend aurait constitué une influence majeure sur la pensée et la méthode du microbiologiste marseillais.[2] Ainsi, en février 2020, l’IHU Méditerranée Infection organisait une soirée scientifique “Contre la Méthode”, en référence à l’oeuvre du même nom de Paul Feyerabend. On pourrait y voir une trace de plus de l’influence de Feyerabend sur la pensée épistémologique de Didier Raoult – et pourtant on ne trouve aucune trace de Feyerabend dans le livre que Raoult a consacré à l’épistémologie (i.e. à la philosophie des sciences), qui date pourtant de 2015.[3] Et pour cause : dans sa conférence inaugurale à la soirée “Contre la méthode”[4], Raoult admet lui-même avoir récemment découvert Feyerabend (sur un conseil de lecture de son fils).[5] Cela montre bien que Raoult n’a rien d’un disciple de Feyerabend et que sa façon de pratiquer la science (qui n’a pas l’air d’avoir beaucoup changé au cours des cinq dernières années) ne doit rien à l’anarchisme épistémologique – même s’il a réussi à le faire croire. Mais surtout, Raoult explique les raisons personnelles qui l’ont poussé à s’intéresser à Feyerabend : il avait récemment été “embêté” par les “méthodologistes” qui ont instauré une véritable “dictature”.[6] Autrement dit, de son propre aveu, Raoult ne s’est intéressé à Feyerabend que “parce [qu’il] était en colère contre les méthodologistes”.[7] Et on verra que c’est une grille de lecture qu’il applique à tous les philosophes : il n’en retient que ce qui sert ses intérêts ou permet de se donner une bonne image de lui-même, quitte à les interpréter de travers ou même à leur prêter des propos qu’ils n’ont jamais tenu.

L’épistémologie naïve de Didier Raoult : une vision inductiviste de la science

Mais pour mieux voir comment Didier Raoult déforme les pensées des auteurs dont il se réclame, il faut d’abord comprendre sa propre vision de la méthode scientifique (son “épistémologie” personnelle). C’est pourquoi, faisant preuve en cela d’une certaine abnégation, je me suis plongé dans ses diverses conférences sur le sujet – et surtout dans son ouvrage intitulé De l’ignorance et de l’aveuglement : Pour une science postmoderne. Autant le dire tout de suite, l’épistémologie de Didier Raoult n’a rien de bien original : il s’agit en fait de cette épistémologie naïve que j’appelle dans mes cours “l’épistémologie pré-moderne” ou encore “l’épistémologie à papa” et que l’on associe généralement à Francis Bacon, un philosophe anglais des XVIe et XVIIe siècles (sans surprise, Francis Bacon est abondamment cité dans le traité “d’épistémologie” de Didier Raoult).

            Il est donc utile de commencer par rappeler les grandes lignes de cette épistémologie. Le premier principe est le suivant : l’erreur en science est une faute. Autrement dit : si un scientifique se trompe et défend une théorie fausse, c’est qu’il a mal fait son travail. Ceci implique un deuxième principe : qu’il existe une méthode quasi-infaillible pour découvrir la vérité. Mais quelle méthode ? C’est là qu’intervient un troisième principe, le plus important : la méthode scientifique est inductive. Qu’est-ce que cela signifie ? Que la recherche scientifique part de l’observation pour arriver aux théories, par généralisation de notre expérience à des cas futurs. Exemple trivial : je vois une poule pondre un oeuf, puis une autre, puis une autre… et j’en conclue que, en général, les poules pondent des oeufs. Francis Bacon préconisait ainsi de construire des listes d’observation pour ensuite en tirer, par comparaison des observations, des conclusions générales sur la nature.[8] Son oeuvre majeure, le Novum Organum, illustre ainsi la manière dont, selon lui, la nature de la chaleur devrait être étudiée – en compilant des listes d’observation sur ce qui est chaud (“les rayons du soleil, surtout à l’été et à midi”, “les bains chauds naturels”, “les étincelles qui jaillissent du silex et de l’acier”, “les aromates et les herbes chaudes, comme l’estragon”, “un vinaigre fort et tous les acides”) et sur ce qui n’est pas chaud (“l’air confiné dans les cavernes pendant l’été”).[9]

            Or, faire de la méthode scientifique une méthode inductive a une conséquence importante. En effet, dans l’induction, on va de l’observation aux théories. Ce qui signifie que les théories ne doivent pas venir avant l’observation. Il faut que le scientifique se présente nu, vierge de toute hypothèse et de toute théorie préalable devant la nature : autrement dit, il faut qu’il soit objectif. Que signifie dans ce cas objectif ? Que dans l’observation scientifique, il y a rencontre entre un sujet d’observation (le scientifique) et un objet d’observation (la nature) et que le scientifique ne doit pas perturber (ou “souiller”) les informations que lui fournit la nature en y ajoutant des suppositions ou des préjugés qui viendrait de son propre esprit. Autrement dit, le scientifique doit se “purifier” de tout élément subjectif et se présenter devant la nature comme un réceptacle vierge et neutre, prêt à recevoir les faits que lui délivre la nature.[10] Chez Bacon, cette idée se retrouve dans son opposition à l’anticipatio mentis (le fait d’aborder la nature avec des hypothèses sur ce qui va se passer), à laquelle il préfère l’interpretatio naturae (le fait de partir de l’observation pure, neutre de la nature).[11]

            Dans ce cadre épistémologique, une partie importante de la méthode scientifique consiste ainsi à se “purifier” de ses préjugés et de ses “anticipations” avant de se lancer dans l’observation de la nature.[12] C’est ainsi que Bacon propose une liste de quatre “idoles”, c’est-à-dire de quatre grands types de préjugés qui peuvent venir interférer avec l’observation neutre et conduire le scientifique à “fauter” en laissant sa subjectivité prendre le dessus : les idoles de la tribu (inhérentes à la nature humaine et son fonctionnement cognitif), les idoles de la caverne (les conceptions et les théories transmises par la société), les idoles de la place publique (les préjugés véhiculés par le langage) et les idoles du théâtre (qui viennent du respect à la tradition et l’autorité).[13] Un bon scientifique doit donc commencer par un travail sur lui-même afin de se débarrasser de ces préjugés pour ensuite se faire le miroir objectif de la nature.[14]

            Connaissant ce cadre historique, il est intéressant de constater que Didier Raoult commence précisément son ouvrage d’épistémologie par une description des quatre idoles de Francis Bacon, auxquelles il ajoute une cinquième idole (l’idole du pourquoi, le désir “scientiste” de trouver une explication à tout).[15] Pour Raoult (comme pour Bacon), la méthode scientifique se résume avant tout à l’observation objective et neutre de la nature.[16]

Figure 1. L’épistémologie inductiviste de Didier Raoult

Mais cette conception assez primaire de la méthode scientifique entraîne assez facilement un certain nombre de conséquences que l’on retrouve sans surprise dans la vision du monde de Didier Raoult :

1) La première, c’est qu’elle amène à considérer qu’un scientifique qui s’attache trop à sa théorie est forcément fautif et biaisé. Pour Raoult, le fait de croire en sa propre théorie peut même être assimilé à un conflit d’intérêt[17].

Toutefois, il est naïf de ne voir dans les conflits d’intérêts que celui du financement, il en existe bien d’autres. Un des conflits les plus importants est le conflit idéologique, certaines personnes ont une approche religieuse des théories scientifiques. Celles-ci peuvent leur avoir permis de développer leur carrière, leur pensée, la remise en cause de ces théories les met en danger de leur croyance et peut déclencher des réactions extraordinairement violentes.[18]

Didier Raoult

Contre cet attachement, Raoult préconise une attitude de détachement vis-à-vis de nos propres théories, qu’il résume très élégamment (et de façon pas du tout sexiste) de la façon suivante :

Je vois comme Sydney Brenner (prix Nobel), les théories scientifiques avec un détachement très important y compris quand c’est moi qui les ai émises. S. Brenner dit : « Je traite les théories scientifiques comme des maîtresses, je les désire mais ne les aime pas. Et je les abandonne lorsqu’elles ne me donnent plus de plaisir ». Je n’ai aucun scrupule à avoir une théorie scientifique qui me permet, à un moment, d’expliquer les données de ce que j’ai sous les yeux, et en avoir une autre quelques mois après, car les données sont différentes de ce qu’elles étaient.[19]

Didier Raoult

2) Une autre conséquence de cette conception inductiviste de la méthode scientifique, c’est l’instrumentalisme – c’est-à-dire la conception selon laquelle les théories scientifiques ne sont pas “vraies” mais de simples instruments pour prédire de nouvelles observations :

Les théories scientifiques n’ont pas besoin d’être « vraies » ni d’être durables. Elles ont besoin d’être utiles à un moment donné pour organiser la pensée face à des données nouvelles.[20]

Didier… Raoult

En effet, les théories scientifiques font appel à de nombreuses entités qui ne sont pas observables directement (ou, du moins, qui ne l’étaient pas quand ces théories ont été formulées pour la première fois) : forces, particules, macro-évolution, mécanismes psychologiques, courbure de l’espace-temps, etc. C’est embêtant pour l’inductiviste, pour qui le scientifique ne doit rien postuler qui n’ait pas d’abord été donné dans l’expérience. De plus, nombre de théories scientifiques formulent des lois universelles. Là encore, c’est embêtant pour l’inductiviste qui ne peut pas prétendre avoir fait l’expérience de tous les cas possibles (après tout, peut-être que les lois de la relativité ne fonctionnent pas partout dans l’univers). Dans ces deux cas, le scientifique ne peut pas prétendre avoir tiré l’existence de ces entités ou l’universalité de ces lois de la seule observation pure, sans aucune supposition de sa part. Une solution consiste alors pour l’inductiviste à dire qu’il n’affirme ni ne croit à la vérité des théories scientifiques, mais que celles-ci sont de simple outils pour prévoir de futures observations. La primauté de l’observation est donc sauve, au détriment de la vérité des théories scientifiques.[21]

3) Il est aussi intéressant étant donnée la situation actuelle que cette conception de la science a tendance à conduire au culte du génie.[22] En effet, nous avons vu que cette conception de la méthode scientifique met l’accent sur les dispositions des scientifiques, c’est-à-dire sur leur capacité à observer le monde objectivement, sans préjugé. Or, on peut légitimement supposer que cette capacité varie d’un individu à l’autre et donc que certains individus seront meilleurs que d’autres. À cela s’ajoute l’importance donnée à l’observation, donc à l’expérience personnelle. De là, on est naturellement conduit à penser que les personnes qui ont plus d’expérience et ont fait preuve de  leur capacité à “saisir” la vérité par le passé sont mieux à même de percevoir la vérité objective que nous présente la nature et que les grands scientifiques sont ceux qui associent capacité à percevoir le monde de façon neutre et grande expérience passée de la vérité. On en viendra donc à faire reposer la crédibilité des conclusions scientifiques sur le pedigree et les vertus de ceux qui les énoncent, et ainsi à verser dans une forme très personnalisée d’argument d’autorité (“je suis un grand scientifique”, “j’ai inventé une douzaine de traitements”).[23] C’est cette façon de penser qui conduit à citer Einstein à tout va, en supposant que même ce qu’il dit en-dehors de son champ d’expertise aura de la valeur – après tout, les succès d’Einstein en physique ne prouvent-ils pas qu’il est doté de cette capacité mystérieuse de voir le monde tel qu’il est ?[24]

4) Couplée à l’idée selon laquelle le bon scientifique est celui qui est capable de rejeter les idées reçues et tout ce qui fait autorité, ce culte du génie aboutit à une vision purement individualiste de la recherche scientifique, dans laquelle un petit nombre d’individus particulièrement doués font avancer la science en se battant contre une foule de médiocres qui ne cherchent qu’à maintenir un “consensus pétainiste”[25] qui bride toute créativité, et donc toute découverte[26] :

Le consensus est d’ailleurs quelque chose dont je me méfie terriblement. Je préfère être du côté du savoir, tout en en connaissant les limites dans le temps et dans l’espace, que du côté de l’accord qui remplace le savoir. Quand il s’agit de faire une loi, le consensus peut avoir un sens encore que savoir qu’il existe des positions minoritaires. Quand il s’agit de connaissances le consensus n’a pas de signification. C’est probablement la volonté de consensus qui est une des idoles les plus terribles de notre théâtre.[27]

Didier Raoult

5) Dernière conséquence de cette conception de la science : ce que Karl Popper appelle “la théorie conspirationniste de l’erreur” dans son introduction à Conjectures et Réfutations. En effet, comme énoncé plus haut, cette conception de la science a pour conséquence que celui qui est dans l’erreur se trompe par sa propre faute : s’il ne peut pas voir la vérité, c’est parce que son esprit est vicié et empoisonné par ses préjugés. Et s’il persiste dans son erreur, c’est alors qu’il refuse de voir la vérité pour des raisons inavouables (par exemple parce qu’il a tout intérêt à ce que cette vérité ne se sache pas). Quand l’erreur est collective, il faut donc l’expliquer par une influence néfaste qui vient volontairement obscurcir l’intelligence des gens pour les empêcher de connaître la vérité (pour Francis Bacon, c’était l’aristotélisme et les autres écoles philosophiques ; pour les Lumières, ce fut la religion ; aujourd’hui c’est Big Pharma).

Comment Didier Raoult ne retient de la philosophie des sciences que ce qui l’arrange

Nous venons donc de voir que “l’épistémologie” personnelle de Didier Raoult n’a rien de très originale et qu’elle peut être identifiée à une forme assez naïve d’empirisme inductiviste. Faut-il voir seulement un manque de sophistication épistémologique de la part de Didier Raoult ? Pas seulement ! L’épistémologie inductiviste est aussi l’épistémologie parfaite si l’on cherche à valoriser les travaux passés de Didier Raoult contre les critiques qui en ont été faites. En effet, si – comme on va le voir sous peu – l’épistémologie inductiviste échoue à décrire correctement la façon dont avance la plupart de la recherche scientifique, il n’empêche que certains domaines ont nécessairement recours à une méthode qui y correspond. C’est particulièrement le cas des domaines où l’activité consiste non à développer des théories explicatives mais à collecter des observations, par exemple sur l’existence de tel ou tel organisme, pour en faire diverses listes ou catalogues (on peut prendre comme exemple l’activité d’un naturaliste répertoriant de nouvelles espèces de plantes).

Or, ce qui a été reproché aux travaux de Didier Raoult, c’est de se contenter à faire du simple catalogage de bactéries et autre micro-organismes, sans aucune théorie intéressante derrière. C’est là que son épistémologie inductiviste lui permet de retourner cette critique pour faire de ce que ses détracteurs considèrent comme un défaut une preuve de plus de son génie scientifique. En effet, si – comme le soutient son épistémologie inductiviste – les observations constituent le seul point d’ancrage solide de la science alors que les théories ne sont que des divagations qui peuvent éventuellement se révéler utiles comme instruments de prédiction, alors il est tout à fait normal et même plus scientifiquement rigoureux de se contenter d’observer les bactéries sans chercher à développer des théories. C’est d’ailleurs une attitude que Raoult revendique explicitement :

Une forme particulière de l’idola species [sic] en est un dérivé: l’idole du pourquoi. Certains individus du fait à la fois probablement de leurs interrogations internes et de leur culture amène à ne pouvoir voir qu’à la condition de trouver une explication. C’est « l’idole du pourquoi ». C’est probablement celle qui a joué un rôle tellement important dans les tentatives d’explication du monde par des créateurs qui tentent d’expliquer les malheurs ou les bonheurs par des interventions extérieures. Certains juifs ultra religieux considèrent que la Shoah est la punition de Dieu comparable à celle de l’exil afin de punir le peuple juif de ne pas avoir suffisamment aimé son Dieu. Cette « idole du pourquoi » joue aussi un rôle important dans la science. Chaque fois que je fais une présentation il y a toujours un étudiant qui me demande pourquoi et je réponds généralement en anglais c’est dans cette langue que je fais le plus souvent mes conférences « I’m not a why man, I’m a what man », c’est-à-dire je ne suis pas un homme du pourquoi, je suis un homme du quoi. C’est ma propre personnalité qui m’a amené à ne pas me poser la question de savoir pourquoi mais à développer le goût de l’observation.[28]

Didier Raoult

C’est une vraie séparation des scientifiques entre les découvreurs (les « pêcheurs» qui s’embarquent sans savoir ce qu’ils vont trouver) qui ont les yeux ouverts, et ceux qui bâtissent leur science sur des hypothèses. Ils pensent que les observations sont susceptibles d’avoir une explication commune et unique et bâtissent leurs travaux sur cette hypothèse. Les deux ont fait progresser la science, je suis clairement plus du côté des découvreurs que des théoriciens.[29]

Lui-même

Autrement dit, la conception inductiviste de la méthode scientifique “arrange bien” Raoult : elle lui permet à la fois d’expliquer pourquoi il est meilleur que la plupart des autres scientifiques (aveuglés par l’idole du “pourquoi”) tout en répondant aux critiques qui lui sont faites.

Problème : si on met de côté Francis Bacon, la plupart des philosophes des sciences sur lesquels Didier Raoult s’appuie dans ses conférences et dans ses cours (Popper, Kuhn, Feyerabend) sont précisément connus pour avoir rejeté cet inductivisme naïf et montré pourquoi il était intenable et ne correspondait pas à la façon dont la science progresse (si on se penche un tant soit peu sur l’histoire des sciences). Comment Didier Raoult se sort-il de cette contradiction ? Simplement en travestissant et en déformant complètement les pensées de ces philosophes, en les tordant de façon à ce qu’elles contribuent à glorifier l’auguste de Didier Raoult et à justifier son rapport très “libéral” à la méthode scientifique. Comme on le verra, il y a aussi de fortes chances pour que processus soit dû en partie au fait que Didier Raoult ne comprend pas ce qu’il prétend avoir lu. Mais, dans tous les cas, il est frappant que l’interprétation qu’il en fait est systématiquement celle qui lui permet de se peindre dans une lumière favorable.

1) Karl Popper et la falsifiabilité des théories scientifiques

Commençons par Karl Popper. Didier Raoult en retient deux choses.[30] La première est que, selon Popper, “de nouveaux instruments [d’observation] donnent naissance à de nouvelles théories” (new tools create new theories)[31] et qu’il faut donc “changer d’instrument” (change the tool) pour faire progresser la science par de nouvelles découvertes.[32] Autrement dit, selon Popper “chaque outil nouveau change la perception du monde”[33] et la science progresserait avant tout par la mise au point de nouveaux instruments d’observation :

Ainsi, pour Popper les outils changent plus les théories que les hypothèses. L’évolution de la science (même si les scientifiques doivent avoir un motif pour regarder, une induction) est due aux scientifiques qui participent aux nouvelles découvertes permises par ces outils.[34]

D. Raoult

Cela va clairement dans le sens d’une approche inductiviste de la méthode scientifique : on ne progresse pas en spéculant mais en améliorant notre capacité à observer le monde de manière neutre et impartiale. Et, surtout, cela arrange bien Raoult, qui peut vanter les nombreux nouveaux instruments dont dispose son IHU et ainsi expliquer qu’il fait avancer la science :

Dans la recherche de la découverte, nous, on a fait beaucoup de travaux utilisant des outils nouveaux et ça a été… Notre course, nous, à la découverte, a été basée sur des outils nouveaux.[35]

Didier R.

Problème : Popper ne dit pas ça – en tout cas pas dans l’ouvrage que Didier Raoult cite dans chacune de ses conférences (The Logic of Scientific Discovery).[36] D’ailleurs il n’est même pas connu pour avoir dire ça : autrement dit, même en admettant que Popper ait écrit cela quelque part, ce que fait Raoult revient à citer Platon pour dire que la neige est froide[37] – c’est-à-dire réduire la pensée d’un auteur à une partie complètement anecdotique de celle-ci. Mais surtout, Popper a en fait affirmé l’inverse de ce qui lui fait dire Raoult :

It is often claimed that the history of scientific discoveries depends only (or mainly) upon the purely technical inventions of new instruments. By contrast, I believe that the history of science is essentially a history of ideas. Magnifying lenses had been around for a long time before Galileo had the idea of using them in an astronomical telescope. (Traduction : “On entend souvent dire que l’histoire des découvertes scientifiques dépend seulement (ou principalement) de l’invention purement technique de nouveaux instruments. En contradiction avec cette idée, je pense que l’histoire des sciences est essentiellement une histoire des idées. Les lunettes grossissantes existaient depuis longtemps quand Galilée a eu l’idée de les utiliser pour faire un télescope astronomique.”)[38]

Karl Popper

Mais Raoult retient une deuxième chose, bien plus connue de Karl Popper[39] : la réfutabilité (falsifiabilité dans le jargon philosophique) des théories, selon laquelle une théorie ne peut être dite scientifique que si l’on peut imaginer une expérience qui pourrait éventuellement la contredire (par exemple, la théorie de Newton est réfutable parce qu’elle serait reconnue comme incorrecte si on observait un objet matériel qui ne subit pas d’attraction gravitationnelle de la part des autres objets matériels). Tout ce qui ne satisfait pas ce critère – et est donc compatible avec n’importe quelle expérience possible – tombe hors du domaine de la science (pour atterrir dans un autre domaine que Raoult réduit à la religion, alors que Popper accepte l’idée qu’il existe des discours rationnels qui échappent au critère de falsifiabilité, comme la philosophie par exemple). Raoult trouve l’idée intéressante parce qu’elle lui permet de tacler la théorie de l’évolution de Darwin au passage (Popper a en effet soutenu un moment que la théorie de l’évolution était irréfutable, avant de changer d’avis) et qu’il a écrit un livre contre l’évolution darwinienne (Dépasser Darwin, publié chez Plon). Mais Raoult échoue à saisir le caractère radical de la proposition de Popper et la dilue dans son cadre instrumentaliste et inductiviste en interprétant cela comme signifiant que “si vous présentez votre théorie comme une vérité absolue, ça a cessé d’être de la science”.[40]

            Ce que ne comprend pas Raoult (alors même qu’il s’agit de quelque chose de basique en philosophie des sciences, et quelque chose d’explicitement indiqué par Popper dans The Logic of Scientific Discovery), c’est que le principe de réfutation ne sert pas juste à Popper de critère de démarcation entre les théories scientifiques et celles qui ne le sont pas – c’est aussi une attaque directe et dévastatrice contre l’inductivisme qui sous-tend l’épistémologie de Raoult. On a vu plus haut que l’inductivisme souffrait de plusieurs difficultés insurmontables : en faisant de la science une activité qui procède de l’expérience vers la théorie et en donnant un poids considérable à l’expérience “neutre”, l’inductivisme ne pouvait expliquer ce qui autorisait les scientifiques à accepter l’existence d’entités non-observables (l’existence des atomes a fait consensus chez les physiciens longtemps avant qu’il soit possible de les observer) ou à poser l’existence de lois universelles.[41] Contre l’inductivisme, Popper propose une autre vision de la méthode scientifique : une méthode dite “falsificationniste” dans laquelle les scientifiques abordent la nature avec une théorie et des hypothèses précises en tête et confrontent ces théories et hypothèses aux données de l’observation. Pour le dire plus simplement, on pourrait décrire la méthode scientifique selon Popper de la façon suivante : (1) les scientifiques sont confrontés à certaines observations pour lesquelles ils cherchent une explication, (2) ils imaginent une théorie qui permettrait d’expliquer ces observations (et dans laquelle ils peuvent postuler l’existence de lois et d’entités qui n’apparaissent pas directement dans l’observation), (3) ils tirent certaines prédictions spécifiques de cette nouvelle théorie, (4) ils mettent à l’épreuve la théorie en testant ces prédictions. Si les observations contredisent ces prédictions, alors la théorie est réfutée et doit être abandonnée.[42] Si elles confirment ces prédictions, alors la théorie est corroborée, ce qui signifie qu’elle peut être conservée jusqu’au prochain test.

Figure 2. La conception “falsificationniste” de la science. Le raisonnement (abduction) par lequel le scientifique imagine et construit une théorie permettant potentiellement d’expliquer les observations passées laisse une grande part à la créativité, à la subjectivité et donc aux attentes et biais personnels du scientifique, ce qui rend Raoult (en haut à gauche) très mécontent.

On peut voir qu’il y a de grandes différences entre cette conception falsificationniste de la science et la conception inductiviste de Bacon et de Raoult. La première est que, dans la conception falsificationniste, la science ne va pas juste de l’observation à la théorie : elle va de l’observation à la théorie (recherche d’explication et construction de théorie) puis de la théorie à l’observation (test d’hypothèse), puis de l’observation à la théorie (révision ou non de la théorie en fonction des tests), et ainsi de suite dans un aller-retour incessant. La deuxième, c’est qu’elle ne réclame pas du scientifique qu’il soit un être neutre et dépourvu de toute attente : bien au contraire, la recherche scientifique progresse parce que les scientifiques, au lieu d’écouter passivement la nature, vont interroger activement celles-ci pour tester leurs théories qui guident leurs observations et leurs recherches.

L’un des avantages de cette conception, c’est qu’elle permet d’expliquer la révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles (époque à laquelle on voit naître la physique moderne). Dans le cadre inductiviste, il est difficile de comprendre pourquoi la science moderne a mis autant de temps à émerger : il faudrait en conclure que les hommes n’ont jamais observé le monde de façon “objective” avant cette époque.[43] A l’inverse, l’épistémologie falsificationniste a une réponse plus plausible : elle dira que la science moderne naît justement quand les scientifiques arrêtent de se contenter d’observer le monde de façon neutre et passive pour aller activement l’interroger et tester leurs théories – en bref, le simple passage de l’observation à la science expérimentale. La science moderne naît ainsi quand Galilée ne se contente pas de contempler la chute des corps dans la nature mais construit un dispositif ingénieux de plans inclinés pour l’observer “en laboratoire” et quand Harvey conclut que le sang circule dans le corps non en se contentant d’observer mais en calculant à l’avance la quantité de sang que devrait contenir le corps pour que les théories concurrentes soient vraies et en comparant celles-ci à la quantité de sang véritablement présente dans le corps.[44] Elle requiert en outre d’aller au-delà de l’expérience quotidienne, par exemple en supposant qu’un corps en mouvement continue sans jamais s’arrêter sur sa lancée si rien ne l’en empêche, alors même que nous n’observons jamais de nos propres yeux de tels cas.

La conception “falsificationniste” de la science entraîne un certain nombre de conséquences qui sont diamétralement opposées à celles que l’on pouvait tirer de la conception inductiviste :

1) La première, c’est que l’erreur n’est pas une faute : cela fait partie de la démarche normale de la science de se tromper et c’est même comme ça que la science avance. En effet, pour chaque ensemble d’observations que les scientifiques cherchent à expliquer, un grand nombre d’explications et de théories pourront être imaginées. Il faudra ensuite les tester pour voir lesquelles sont réfutées par l’expérience et lesquelles valent le coup d’être maintenues. Autrement dit : on teste plein de trucs, et on voit ce qui marche. Mais comme il n’y a pas de moyen de savoir avant de tester quelles théories passeront le test, le fait de défendre une théorie fausse ne reflète pas une erreur de jugement ou un problème de la part de ceux qui la soutenaient. C’est juste qu’ils n’ont pas eu de chance.[45]

2) La seconde, c’est la fin du culte de l’objectivité, au sens où cette notion n’a plus vraiment de sens dans le cadre falsificationniste. Il ne faut pas voir là un quelconque slogan relativiste qui nierait l’existence d’une vérité indépendante de nous, mais juste l’affirmation selon laquelle cela n’a pas de sens de demander aux scientifiques d’être objectifs. Cette injonction avait un sens dans le cadre inductiviste dans lequel on demandait au sujet de s’effacer et de rester passif devant l’objet (la nature) qui devait être source de toute hypothèse. Dans le cadre falsificationniste, au contraire, on demande au sujet d’être actif et inventif, d’inventer des hypothèses et de postuler l’existence de lois et d’entités, avant de confronter ces hypothèses à la nature. Et la subjectivité du scientifique peut jouer un rôle important dans la création desdites hypothèses. Certains exemples célèbres incluent Kepler, qui postula que l’orbite des planètes autour du Soleil était elliptique sur la base d’une vision du monde très… “personnelle” (qui l’amenait à considérer que l’Univers était soumis à des lois d’harmonie qui permettaient une correspondance entre astronomie et musique) ou Pasteur, dont l’hostilité envers l’idée de génération spontanée était en partie guidée par ses conceptions religieuses (l’idée d’une génération spontanée était populaire chez les athées, parce qu’elle permettait d’expliquer l’apparition de la vie sans Dieu).

Mais si les préjugés et les orientations personnelles des scientifiques influencent leurs hypothèses, comment la science peut-elle fonctionner ? C’est là que la conception falsificationniste permet l’introduction d’une distinction qui n’existait pas dans la conception inductiviste : la distinction entre contexte de découverte (le contexte dans lequel on en vient à construire une théorie ou à formuler une hypothèse) et le contexte de justification (l’ensemble des éléments qui conduisent à accepter ou rejeter une théorie). Dans la conception inductiviste, ces deux contextes étaient confondus : l’observation “pure” et neutre de la nature constituait à la fois le processus par lequel le scientifique venait à formuler une hypothèse (= contexte de découverte) et les données soutenant cette hypothèse (= contexte de justification). Mais dans la conception falsificationniste, ces deux contextes sont séparés : d’abord les scientifiques conçoivent une hypothèse et ensuite ils la testent (en mettant à l’épreuve ses prédictions). On peut donc accepter que le contexte de découverte (la création des hypothèses) dépende en grande partie de la subjectivité et des particularités individuelles des scientifiques, tout en maintenant que les procédures utilisées dans le contexte de justification (pour tester les théories) doivent être assez robustes pour résister aux biais et aux préférences personnelles des scientifiques. Bien entendu, cela a pour conséquence que la validité de la science dépend en grande partie de la rigueur des méthodes utilisées dans le contexte de justification et de leur capacité à prévenir un certain nombre de biais. C’est pourquoi les questions méthodologiques sont d’une importance extrême et pas un carcan inutile et encombrant.

A ce propos, la distinction entre contexte de découverte et contexte de justification permet de répondre à une critique formulée à maintes reprises par Didier Raoult “contre la méthode” (et les “méthodologistes”) et selon laquelle l’insistance sur la méthode en sciences irait à l’encontre de la créativité, en enfermant le scientifique dans le “carcan” de règles immuables. On voit qu’il n’en est rien : l’existence de règles strictes et sévères dans le contexte de justification (et dans les procédures qui permettent de tester les théories) cohabite parfaitement avec une totale liberté et une absence de règles dans le contexte de découverte (et donc dans la construction des hypothèses et l’imagination de nouvelles théories). Dans la conception falsificationniste, qu’importe d’où vient votre hypothèse (si vous l’avez eu en contemplant la nature, sur le coup d’une intuition géniale, en lisant Nietzsche ou en vous bourrant de LSD), dès lors que celle-ci passe ensuite le test de l’expérience.

3) Une dernière conséquence de cette conception, c’est qu’elle met l’accent sur le fonctionnement nécessairement collectif de la science. En effet, l’intuition géniale d’un scientifique ne vaut rien tant qu’elle n’a pas été mise à l’épreuve de façon répétée (Einstein a eu plusieurs intuitions géniales, mais toutes ne se sont pas révélées bonnes). Sa validation requiert donc l’existence d’une communauté scientifique prête à l’examiner sous toutes les coutures. De plus, comme les observations que l’on cherche à expliquer sont souvent compatibles avec plusieurs hypothèses, la science ne peut progresser qu’en opposant ces différentes hypothèses les unes aux autres et en les comparant, ce qui implique l’existence de plusieurs camps scientifiques prêts à s’affronter, donnant ainsi naissance à un processus “darwinien” dans lequel les théories les plus faibles sont éliminées les unes après les autres.

Ainsi, la science ne requiert pas du scientifique qu’il soit objectif, mais qu’il soit honnête et qu’il accepte de jouer les règles du jeu scientifique, c’est-à-dire (i) ne pas crier victoire et aller clamer dans les médias qu’il a découvert la vérité en l’absence de consensus scientifique clair sur la question, (ii) ne pas voir dans la critique de ses collègues scientifiques une forme d’agression mais un processus nécessaire pour faire surgir la vérité et (iii) tout faire pour que son hypothèse soit testée de la façon la plus sévère et la plus rigoureuse possible. On est donc loin de l’image du génie solitaire qui nage à contre-courant de la médiocrité et du dogmatisme de la plupart de ses collègues (ce qui devrait en inciter certains à la modestie).

Comme on le voit, donc, les concepts fondamentaux de la philosophie de Popper vont directement à l’encontre de la conception que Didier Raoult se fait de l’activité scientifique. Qu’il ne semble même pas le réaliser nous fournit un premier indice de son incapacité à lire les philosophes des sciences et à les relire à sa sauce.

2) Thomas S. Kuhn et les révolutions scientifiques

Passons maintenant au deuxième auteur que massacre Didier Raoult – il s’agit de Thomas Kuhn, historien et sociologue des sciences célèbre pour son ouvrage sur La Structure des Révolutions Scientifiques. Comment Didier Raoult l’interprète-t-il ? Il y a un point sur lequel Didier Raoult ne se trompe pas : il comprend bien que Kuhn pointe certaines limites du falsificationnisme de Popper en faisant remarquer que les théories scientifiques peuvent continuer à vivre et à être utilisées par les scientifiques longtemps après qu’on ait trouvé des phénomènes qui semblent les contredire. (En fait, Kuhn va encore plus loin en disant que certains paradigmes scientifiques sont adoptés alors même qu’ils sont incapables d’expliquer toute une gamme de phénomènes.) Et, effectivement, l’histoire des sciences semble confirmer que tel est le cas : par exemple, nombre d’astronomes ont adopté le système de Copernic (selon lequel la terre tourne autour du soleil et sur elle-même) alors que les prédictions qu’il faisait au sujet de la trajectoire des planètes étaient loin d’être parfaites et qu’il devait faire face à des objections pour lesquelles il n’avait pas de réponse convaincante. (Par exemple : si la terre tourne sur elle-même, pourquoi une pierre lâchée du haut d’une tour tombe-t-elle au pied de cette tour et pas des kilomètres plus loin ?) Comme l’explique Kuhn, cette stratégie peut se révéler parfois payante, car une théorie peut, en se développant, finir par résoudre ces problèmes. (Par exemple, la découverte des principes d’inertie et de relativité du mouvement ont permis de rendre la théorie de Copernic compatible avec le fait que nous retombons au même endroit après avoir sauté. Et la queue du paon, qui semblait constituer une objection fatale à la théorie de la sélection naturelle, a finalement été expliquée par l’introduction du concept de sélection sexuelle.)

Mais qu’en déduit Didier Raoult ? Que cela montre la tendance de l’establishment scientifique à s’accrocher irrationnellement à ses théories favorites, quitte à rejeter dogmatiquement les observations qui vont à leur encontre :

L’autre grand épistémologiste du siècle, Kuhn est celui qui explique l’aveuglement et particulièrement illustre le principe de l’idole du théâtre. Il exprime que les théories scientifiques sont prisonnières d’un modèle dominant et qu’il faut un changement de paradigme, de modèle, brutal, pour pouvoir réanalyser les choses dans leur nouvelle réalité. Bien entendu le changement de paradigme est rendu souvent nécessaire par le fait que les théories scientifiques deviennent instables du fait de l’accumulation d’éléments nouveaux et d’exceptions à la règle.[46]

Le Didier Raoult

Ainsi, pour Raoult, la tendance des scientifiques à ne pas réviser leur théorie à la moindre observation contraire relève de “l’idole du théâtre” – de la soumission à l’autorité et à la tradition scientifique. Du coup, ce qu’en retire Raoult, c’est que la découverte et le progrès en science ne peut venir que des “renégats” qui rejettent la théorie dominante :

Au début d’une nouvelle phase de recherche, les chercheurs sont des révolutionnaires. C’est la période de la révolution scientifique. Il s’agit là de pionniers, de découvreurs (souvent un peu caractériels !). La proportion de ce qui est à découvrir avec le nouvel outil et dans le nouveau paradigme diminue au fur et à mesure. Les chercheurs, comme la recherche elle-même dans ce domaine, deviennent plus « normaux » avec des personnalités plus soucieuses d’améliorer progressivement plutôt que de remettre brutalement en cause les choses. Personnellement j’ajouterai volontiers une dernière phase académique où les chercheurs deviennent les gardiens du temple de l’ancienne théorie jusqu’à ce qu’elle soit bouleversée par un nouveau paradigme.[47]

Toujours lui.

On voit donc qu’on revient à l’idée du génie solitaire (et forcément un peu caractériel) qui fait progresser la science en rejetant le consensus aveugle de ses collègues plus “normaux” (et forcément plus médiocres). Dans sa conférence inaugurale à la soirée Contre la Méthode, il en déduit donc la chose suivante : que cela doit devenir une “stratégie” pour le “bon” scientifique de dire “puisque tout le monde pense ça, je vais dire que c’est pas vrai” (08:53).

Mais est-ce vraiment ce que dit Kuhn ? Pas vraiment. Pour comprendre la pensée de Kuhn, il faut faire deux distinctions, une que Raoult élude, et une autre qu’il déforme. La première, c’est la distinction entre les simples théories et les paradigmes scientifiques. L’un des concepts clés de l’oeuvre de Kuhn est la notion de paradigme : un ensemble de croyances métaphysiques, de concepts, de principes de base et d’exemples à suivre qui sont communs à une communauté scientifique et constituent la base à partir de laquelle les scientifiques d’un domaine vont pouvoir débattre et résoudre différents problèmes. Par exemple, deux scientifiques qui sont en désaccord sur la fonction d’un gène vont avoir des théories différentes (sur la fonction de ce gène), mais ils partageront un arrière-plan commun (sur ce qu’est l’ADN, sa fonction, sur les méthodes à suivre pour départager leurs théories respectives, sur la forme que doit prendre la présentation de résultats scientifiques, etc.). Leur désaccord diffère en cela de celui qui opposerait un véritable scientifique à un anthroposophe, dont l’arrière-plan commun se réduit à peau de chagrin et ne permet pas une confrontation féconde de leurs différents points de vue.

Cela nous amène à la seconde distinction : celle entre les révolutions scientifiques et la science normale. La “science normale”, selon Kuhn, caractérise l’activité des scientifiques à l’intérieur d’un paradigme stable qu’ils partagent en commun : c’est ce que font la plupart des scientifiques la plupart du temps. Les “révolutions scientifiques”, contrairement à ce que dit Raoult, ne sont pas de simples changements de théories, mais des situations dans lesquelles les concepts et les méthodes de base qu’utilisent les scientifiques d’une communauté se révèlent insuffisants et doivent être changés de fond en comble parce qu’il devient impossible, malgré des tentatives répétées, de résoudre certains problèmes avec les instruments existants (deux exemples célèbres utilisés par Kuhn sont la révolution copernicienne et les difficultés qui ont conduit à l’invention de la relativité par Einstein).

Dans l’esprit de Raoult, la science normale est inféconde, dogmatique, sclérosée, tandis que les révolutions scientifiques sont des périodes fécondes et créatives. Il faudrait donc en permanence chercher à rejeter le paradigme dominant pour faire progresser la science. Mais ce n’est pas du tout ce que pense Kuhn. En effet, pour Kuhn, les périodes de sciences normales sont des périodes qui non seulement se révèlent très fécondes, mais sont indispensables à la bonne marche de la science. Pour Kuhn, l’existence de périodes de science normale, pendant lesquelles les scientifiques s’accordent sur un paradigme qui leur permet de travailler en commun, est précisément ce qui distingue la science d’autres domaines qui se révèlent incapables de progresser, faute d’un paradigme commun (comme, par exemple, la philosophie).[48] Chercher la révolution permanente reviendrait ainsi à rendre tout progrès scientifique impossible. Comme l’écrit Kuhn :[49]

L’acquisition d’un paradigme et des types plus ésotériques de recherche qu’il permet est un signe de maturité dans le développement de n’importe quel domaine scientifique donné.

Thomas Kuhn

Ainsi, Kuhn ne recommande absolument pas au scientifique de chercher à tout prix à provoquer une révolution scientifique, ou de rejeter le paradigme à la moindre observation incompatible. En effet, pour qu’une observation incompatible ou inexpliquée puisse vraiment fournir la base d’une révolution, il faut d’abord que les scientifiques aient poussé le paradigme dans ses derniers retranchements pour voir ce qu’il était capable d’expliquer une fois développé à son maximum (parfois, certaines anomalies inexplicables dans un premier temps parviennent à être expliquées). Contrairement à ce qu’affirme Raoult, Kuhn accorde donc au consensus (sur les paradigmes) une véritable vertu, et en fait même un moteur indispensable de la marche de la science (même si les révolutions qui entraînent des changements de paradigme sont également tout aussi indispensables). A tel point que les individus qui refusent de se rallier à ce consensus finissent selon lui par cesser d’être des scientifiques à proprement parler :

l’homme qui continue à résister après la conversion de son groupe tout entier a cessé ipso facto d’être un homme de science.[50]

Thomas Kuhn

Mais bien entendu, Raoult n’est pas en mesure d’entendre ça. Déjà parce que, comme nous l’avons vu, sa conception de la science fait de tout consensus une “idole”, un argument d’autorité dont doit se défaire le vrai scientifique pour contempler les faits tels qu’ils sont. Mais surtout parce qu’il a construit son image autour du fait d’être un renégat, un rebelle toujours en opposition avec l’establishment. Il lui faut donc valoriser le désaccord et l’exception au détriment du consensus et de la recherche commune (ou “en meute”, pour reprendre ses termes). Enfin, l’effacement de la distinction entre théorie et paradigme (qui conduit à faire de chaque changement de théorie une révolution) lui permet de présenter les quelques découvertes qu’il a faites (comme celle des “virus géants”) comme des “révolutions scientifiques”[51]. Cependant, comme l’explique Kuhn, toute découverte ne constitue pas immédiatement un changement de paradigme (un des exemples qu’il prend est le tableau périodique : une fois la théorie atomiste mise en place par une révolution, chaque nouvelle découverte d’élément ne constituait pas une révolution supplémentaire, mais une simple contribution de la science normale).

3) L’anarchisme méthodologique de Feyerabend

Enfin, nous passons à Feyerabend. Feyerabend est bien connu pour son ouvrage Contre la Méthode, dans lequel il défend ce qu’il appelle un anarchisme épistémologique. Bien entendu, Raoult, qui est en guerre contre les “méthodologistes”, y voit un allié de choix. Il interprète donc Feyerabend comme invitant les scientifiques à remettre en cause la “méthode” et comme critiquant les scientifiques qui, médiocres et aveugles, sont incapables de remettre en cause leur façon de procéder.

 Le problème, c’est qu’il y a une ambiguïté dans le terme “méthode”. Il y a d’un côté les méthodes (au pluriel) : c’est-à-dire la diversité des techniques utilisées par les scientifiques dans la construction de leurs études (les diverses méthodes expérimentales) et dans l’analyse de leurs résultats (les diverses méthodes statistiques). C’est clairement, dans ce sens de méthode que Raoult choisit d’interpréter Feyerabend, vu qu’il est en lutte contre les statisticiens et les défenseurs des essais en double aveugle (il suffit pour s’en rendre compte de voir le sommaire des conférences de la soirée Contre la Méthode de l’IHU Méditerranée). Cependant, l’ouvrage de Feyerabend ne porte jamais sur “les” méthodes prises en ce sens – il porte sur la méthode, c’est-à-dire la méthode scientifique en général, telle que conçue par Popper et son successeur, Imre Lakatos (le falsificationnisme). Sans rentrer dans les détails, Feyerabend  rejette l’idée selon laquelle il existerait une méthode scientifique générale qui permettrait au scientifique de savoir quand rejeter ou conserver une théorie ou à quel paradigme s’affilier. On l’a déjà vu avec Kuhn : il peut être parfois avantageux pour la science que certains scientifiques cherchent à conserver et améliorer une théorie alors qu’elle semble faire face à des objections insurmontables. On ne peut donc pas dire au scientifique que sa tâche consiste à abandonner une théorie dès lors qu’une autre théorie semble être moins en difficulté : au contraire, le fonctionnement de la science se nourrit d’un certain pluralisme qui permet la confrontation constante de différentes théories. Ainsi, pour le scientifique, le fait de continuer à défendre une certaine théorie ou, au contraire, de la rejeter est un choix arbitraire pour lequel la philosophie des sciences ne peut lui fournir de réponse. La philosophie des sciences ne fournit donc pas de méthode scientifique générale au scientifique.

Feyerabend critique aussi le “falsificationnisme” (encore une fois : Popper et Lakatos) sur la base de l’histoire des sciences. Sur la base d’une étude historique approfondie des stratégies utilisées par Galilée pour convaincre ses contemporains du bien-fondé de ses positions, Feyerabend en conclut que l’histoire des sciences n’avance pas comme le prédiraient les “falsificationnistes”. Les scientifiques ne révisent pas leurs théories quand surgissent des observations contraires et ne défendent pas leurs théories sur la seule base de tests expérimentaux : ils font aussi usage de rhétorique, de tricheries, d’arguments philosophiques – bref, tous les coups sont permis et il est impossible de dire au scientifique ce qu’il doit faire. C’est pourquoi, brandissant haut et fort son slogan “tout se vaut”, Feyerabend encourage un pluralisme radical en sciences – ce qui le conduit à considérer la mythologie grecque ou le vaudou comme des candidats aussi sérieux que la relativité générale ou le darwinisme. Notons toutefois que Feyerabend admet lui-même que son pluralisme n’est pas tant motivé par la vérité que par un désir de défendre une certaine forme d’humanisme libertaire contre l’autorité (selon lui excessive) que nos sociétés accordent à la science (il trouve ainsi aberrant que l’école puisse décider quelles théories scientifiques doivent être enseignées).

Comme on le voit, on est très loin de ce dont parle Raoult : à aucun moment Feyerabend ne critique l’adhésion à des méthodes scientifiques spécifiques, qu’elles soient expérimentales ou statistiques. Le propos de Feyerabend n’est pas de critiquer la méthodologie, les modèles statistiques ou les exigences d’essais en double-aveugle pour réhabiliter l’intuition et l’observation directe, ni de défendre “la vraie vie” contre les “Big Data”. Au contraire, Feyerabend met toutes ces choses sur un pied d’égalité – il n’y a plus de méthode générale, chacun choisit la sienne : c’est l’anarchisme épistémologique. Difficile donc de croire que Didier Raoult, qui croit tellement aux vertus de “l’observation directe” et prend tant de plaisirs à décerner des points “pieds nickelés” ou “Marx brothers” aux scientifiques soit un anarchiste au sens de Feyerabend, surtout quand on sait que Feyerabend passe une bonne partie de Contre la Méthode à défendre l’impossibilité de toute observation qui ne soit pas déjà influencée par des considérations théoriques.[52]

De l’ignorance de Didier Raoult concernant les concepts de base de l’épistémologie (le cas de l’abduction)

Ce petit panorama de l’histoire de la philosophie des sciences par Didier Raoult (qui semble considérer que l’épistémologie se réduit à trois auteurs) semble justifier la conclusion suivante : Didier Raoult est incompétent en épistémologie. Pour le lecteur qui n’est pas initié, ce jugement peut sembler un peu sévère et refléter un manque de charité de la part d’un spécialiste intransigeant qui ne supporterait pas la moindre erreur sur tout ce qui touche son domaine, mais ce n’est pas le cas : déjà parce que je ne suis pas “épistémologiste”, et surtout parce que Didier Raoult n’a pas le niveau que l’on serait en droit d’attendre d’un étudiant de première année qui validerait un cours d’introduction à l’histoire des sciences. C’est à ce point.

N’importe quelle personne un tant soit peu de bonne foi qui ouvrirait les ouvrages que Didier Raoult cite à longueur de conférence se rendrait vite compte de l’écart qui existe entre leur contenu et “l’interprétation” (très libre) qu’il en fait. Mais comment expliquer cette ignorance et cet aveuglement ? Comme nous l’avons vu jusqu’ici, c’est avant tout parce qu’il choisit d’y lire ce qui l’arrange et ce qui le sert.

À l’appui de cette dernière hypothèse (selon laquelle Raoult lit les auteurs afin d’y trouver une validation de sa pratique et une raison de plus pour aimer ce qu’il voit dans son miroir tous les matins), on peut se pencher sur la façon dont Raoult réinterprète trois concepts de base de la philosophie des sciences : la déduction, l’induction et l’abduction, qui constituent trois catégories différentes de raisonnement. On ne perdra pas de temps ici à discuter les définitions hautement fantaisistes que donne Raoult de la déduction et de l’induction –  et qui vaudraient à tout étudiant en philosophie un zéro pointé.[53] Mais penchons-nous sur ce qu’il dit de l’abduction qui constitue selon lui la démarche scientifique par excellence. En philosophie des sciences, l’abduction constitue en général le raisonnement par lequel on part d’une observation pour ensuite en chercher une explication. Par exemple, si je vois de la lumière en rentrant chez moi (= observation), j’en conclus que ma femme est déjà rentrée (= conclusion par abduction). L’abduction se distingue de l’induction par le fait que l’induction est limitée aux entités et aux propriétés qui sont données dans l’expérience (si je vois dix cygnes blancs, les prédictions que l’induction me permettra de faire se limiteront aux prochains cygnes que je verrai et à leur couleur, sans me permettre d’introduire de nouvelles entités). Si vous avez bien suivi, vous aurez vite compris que l’abduction est le type de raisonnement que met en avant et valorise la conception falsificationniste de la science (au détriment de l’induction). C’est pourquoi l’abduction jouit d’une bien meilleure réputation que l’induction dans la philosophie des sciences contemporaine. On comprend donc pourquoi Didier Raoult donne le beau rôle à l’abduction (cela est cohérent avec le discours de l’épistémologie contemporaine), mais on peut aussi s’étonner : en effet, cela semble aller directement à l’encontre de sa vision inductiviste naïve de la science. Comment se sort-il de cette contradiction ?

            Tout simplement en redéfinissant complètement l’abduction de manière à la faire rentrer dans sa théorie préalable. Dans son pseudo-cours d’épistémologie, Raoult définit l’abduction de la façon suivante : “la découverte par hasard” – et dans sa conférence inaugurale à la soirée Contre la Méthode, il rajoute : “y a pas de raisonnement derrière” (11:56). C’est bien évidemment absurde, parce que l’abduction est précisément une forme de raisonnement, mais cette vision déformée lui permet de coller parfaitement à sa vision du monde : l’abduction c’est bien (il a entendu les philosophes le dire), ce qui est bien, c’est d’approcher le monde sans théorie préalable (c’est ce qui découle de son épistémologie naïve), et donc l’abduction, c’est le fait de découvrir les choses par hasard, autrement dit d’aborder la nature sans théorie ou raisonnement préalable qui viendrait parasiter la pure passivité du scientifique réceptacle de la sagesse de la nature.[54]

Une épistémologie pré-moderne plus que post-moderne

On a donc vu (1) que Raoult était incapable de lire les philosophes des sciences et (2) qu’il ne maîtrisait pas les concepts de base de l’épistémologie – ceux dont on est droit d’attendre d’un étudiant en philosophie qu’il les comprenne. Et j’ai montré en long, en large et en travers que cette incompréhension n’était pas seulement due à de potentielles limitations cognitives de la part de Didier Raoult, mais en grande partie à une forme de raisonnement motivé : il défend l’épistémologie qui l’arrange le plus, celle qui lui permet de se faire valoir.

Mais c’est là que certaines voix charitables pourraient s’élever pour défendre Didier Raoult : plutôt que d’interpréter toute cette débâcle épistémologique comme une incapacité (motivée) à comprendre ce qui ne l’arrange pas, ne faudrait-il pas plutôt y voir un projet révolutionnaire de remettre au goût du jour, envers et contre tout, une forme d’épistémologie qu’on aurait trop tôt enterrée ? Et plutôt que de fustiger sa méconnaissance des concepts de base de l’épistémologie, ne faudrait-il pas voir, dans la réinterprétation qu’il fait de ces notions, une conséquence de cette approche décidément iconoclaste?

La réponse est tout simplement : non ! Pourquoi ? Parce que Didier Raoult n’a pas conscience de véhiculer une épistémologie datant des XVIe et XVIIe siècles. Bien au contraire, en bon renégat et révolutionnaire autoproclamé, il est persuadé de faire de l’épistémologie “post-moderne”. Il suffit pour le constater de regarder le titre de son ouvrage sur le sujet : De l’ignorance et de l’aveuglement : Pour une science post-moderne. Ou le nom de la rubrique dans laquelle il a rédigé des chroniques pour Le Point pendant plusieurs années : La médecine post-moderne. Problème : sa conception de la science est aux antipodes mêmes de ce que serait une épistémologie (ou une science) post-moderne. On a vu que l’un des principes de base de l’épistémologie de Didier Raoult, c’est le culte de l’observation pure, neutre et dépourvue de théorie de la nature. Or, l’un des principes de base de l’épistémologie post-moderne (qu’on y adhère ou non), c’est qu’une telle observation pure et a-théorique est impossible : toute observation scientifique suppose déjà un cadre conceptuel théorique dont il est impossible de se défaire pour revenir à un mythologique “donné” pur et dépourvu de tout engagement théorique (cette idée était déjà présente chez Kuhn et Feyerabend, mais Raoult ne semble pas y avoir prêté attention).[55] En fait, si on veut voir dans Popper le représentant d’une épistémologie “moderne” qui serait ensuite dépassé par un Feyerabend “post-moderne”, il faut en conclure que l’épistémologie de Didier Raoult, parce qu’elle est “pré-Popperienne” et ignore nombre de leçons cruciales de l’épistémologie moderne, est une épistémologie qui est surtout “pré-moderne”.[56]

Le livre où Didier Raoult étale son embarrassante ignorance de la philosophie des sciences est en rupture de stock chez Amazon (NDLR)

Mais alors, pourquoi Raoult s’identifie-t-il comme un penseur “post-moderne” ? Là encore, on peut y voir le désir de vouloir passer pour un penseur en marge, toujours en rupture avec le consensus (représenté, on ne sait pourquoi, par l’épistémologie “moderne”). On peut aussi y voir le désir de trouver une justification pour son laxisme en matière de méthodologie : le post-modernisme est souvent présenté (à tort ou à raison, là n’est pas le sujet) comme un rejet du primat de la raison. Or, la méthode n’a-t-elle pas vocation à rendre plus rationnelle la pratique scientifique, à la soumettre aux principes de la raison ? Si le post-modernisme rejette la raison, c’est donc qu’il doit aussi rejeter la méthode.[57] Donc se proclamer post-moderne pourrait éventuellement donner un vernis “philosophique” et “intellectuel” à ce qui n’était jusque-là que de la mauvaise science (les post-modernes apprécieront).

Mais il existe aussi des raisons philosophiques – ou plutôt des malentendus philosophiques – qui conduisent Didier Raoult à rapprocher sa “pensée” de thèmes fréquemment trouvés dans le post-modernisme :

1) Le premier, c’est le constructivisme de Raoult, dont nous avons parlé plus haut. En effet, l’épistémologie post-moderne va souvent nier aux théories scientifiques la capacité de décrire le monde tel qu’il est, soit parce qu’elle juge qu’une telle objectivité est impossible, soit parce qu’il n’existe tout simplement pas de réalité objective auxquelles ces théories pourraient correspondre (selon les versions). Pour Raoult, ces affirmations peuvent être ramenées à l’idée instrumentaliste selon laquelle les théories ne sont que des instruments qui permettent de faire des prédictions et dont il faut se débarrasser une fois leurs limites atteintes. Cependant, cette dernière idée n’a rien de spécifiquement post-moderne. On la retrouve chez des auteurs plus classiques, comme Berkeley.

2) Deuxième thème : la généalogie et la déconstruction. Il est indéniable que nombre de philosophes post-modernes ont cherché à déconstruire les grands systèmes de pensée de leur époque en cherchant les présupposés parfois cachés qui pouvaient les structurer. La déconstruction constitue d’ailleurs pour Raoult l’essence même de la “French Theory”, comme il l’explique lui-même dans sa conférence inaugurale à la soirée Contre la Méthode (10:57). Et il est tout aussi indéniable que, dans cette recherche de déconstruction, certains des philosophes représentatifs de ce mouvement (par exemple Foucault) ont utilisé une méthode généalogique qui consiste à revenir à la genèse desdits systèmes de pensée. C’est pourquoi Raoult est persuadé qu’il fait de l’épistémologie post-moderne quand il explique comment, selon lui, la théorie darwinienne de l’évolution porte en elle certaines croyances d’origine biblique :

Chez Darwin, il ne faut pas sous-estimer l’importance de la vision biblique et de la Genèse dans sa théorie. La théorie du dernier ancêtre commun est une théorie qui est proche de celle d’Adam et Eve. C’est une théorie qui n’est pas soutenable scientifiquement, les espèces ne se créent pas instantanément avec un couple qui apparaîtrait ex-nihilo […] la théorie Darwinienne est toute empreinte de sa formation religieuse.[58]

Le célèbre Didier Raoult

De même quand il fait une genèse de notre amour pour les dichotomies et pour le système décimal :

Diviser le monde en deux est quelque chose qui est naturel chez un être symétrique comme nous et ceci ne correspond pas la plupart du temps à la réalité. A côté de cette dichotomie les autres modes de classification sont aussi dépendants de notre être profond.

Ainsi, le système décimal est lié au fait que les humains ont dix doigts qui les ont amenés à compter sur leurs doigts et à transformer le monde environnant en le segmentant en dix parties. Cette manière de compter, séparer, quantifier nous a aussi amené à la notion de seuil.[59]

Dans ces deux cas, Raoult fait une “généalogie” (historique et/ou psychologique) de certaines croyances et – ce faisant – attire notre attention sur certains préjugés qui pourraient “biaiser” notre réflexion. Cependant, il n’y a là rien de spécifiquement post-moderne et c’est une stratégie argumentative que l’on retrouve chez nombre de philosophes clairement “modernes”. Ainsi Pascal explique que l’homme qui refuse d’accepter que l’espace est divisible à l’infini le fait par orgueil et Hume propose une genèse psychologique de notre croyance en Dieu et en la causalité. De même, Malebranche (un auteur moderne que l’on pourrait difficilement qualifier de “post-moderne”) consacre une bonne partie de son ouvrage La Recherche de la Vérité à décrire les sources psychologiques des erreurs de jugement (il y fait entre autres une généalogie psychologique de l’idée selon laquelle les hommes ne sauraient connaître la vérité et de la croyance aux loups-garous). Autrement dit, il n’y a rien de particulièrement “post-moderne” à reconnaître que nos croyances peuvent être influencées par un certain nombre de facteurs et à faire une généalogie psychologique ou historique de ces facteurs.

Ce qui caractérise l’approche post-moderne, c’est l’idée que notre compréhension du monde est forcément “située” : nous aurons beau déconstruire les systèmes de pensée, il n’en restera pas moins que nous sommes forcés de penser à partir d’un tel système et de ses préjugés, et qu’il n’existe rien comme un point de vue objectif et neutre.[60] Et c’est là que Raoult échoue à comprendre le post-modernisme : pour lui, les “déconstructions” proposées par les post-modernes ne sont que des exercices préalables permettant au scientifique de se dépouiller de ses erreurs et de ses préjugés pour mieux atteindre un tel point de vue neutre et objectif. Autrement dit, il interprète la philosophie post-moderne à la lumière de Francis Bacon (qui n’est clairement pas un philosophe post-moderne) et la réduit à des thèmes et une méthode somme toute très classique :

Notre vision n’est pas neutre, photographique. Tout ce que nous voyons est intégré, transformé et comparé par analogie avec le contenu de nos visions intérieures. Cette reconstruction est un des éléments les plus importants dans l’aveuglement. Il explique pourquoi nous pouvons être en face d’événements extrêmement clairs graphiquement et ne pas les voir […] Derrida, un philosophe français, père du politiquement correct, est un de ceux qui dans le courant du XXème siècle a le plus attaqué la prison du langage. Il a bien entendu analysé la structure binaire des qualifications (réalité/apparence ; présence/absence ; nature/culture, inné/acquis) et il a complexifié profondément l’expression de la parole. Afin d’échapper à la prison des mots et en particulier en distinguant la parole écrite de l’oralité en particulier du fait de, dans son oeuvre majeure, ‘La différance’ avec un a.[61]

L’Elite

Autrement dit, là où un philosophe post-moderne dirait simplement qu’il contribue à créer un cadre de pensée différent en déconstruisant le cadre de pensée dominant, Raoult interprète l’effort des post-modernistes d’un point de vue classique en y voyant un effort pour débarrasser la pensée des erreurs dont elle est prisonnière et atteindre un point de vue plus neutre et plus objectif. Encore une fois, tout est réinterprété à l’aune de la purification inductiviste telle qu’on la retrouvait chez Francis Bacon (notez l’usage de l’expression “prison du langage” qui renvoie aux idoles de la place publique de Bacon). Ainsi, si Raoult prise le post-modernisme, c’est parce qu’il y voit un énième avatar de la recherche de la pureté scientifique, de la recherche de l’objectivité par élimination des biais – ce qui est un total contresens sur ce qu’est le postmodernisme. En atteste sa description de l’idole de la place publique de Bacon :

Enfin la dernière idole est l’idola fori, l’idole de la place du marché qui est l’idole du langage (du forum, de la place du marché). Si la langue, le mot, ce que nous voyons n’existe pas ou pire encore si les mots existants empêchent l’émergence d’un fait nouveau nous sommes face à un obstacle considérable, en particulier parce que ces mauvaises définitions empêchent la réanalyse, empêchent de voir les choses. A mon avis, ce sont les philosophes postmodernes français qui ont permis d’avoir une grande lucidité sur ce domaine. Foucault, Deleuze, Derrida et Lacan ont remis en cause la définition qui empêche de voir la réalité.[62]

3) Le troisième et dernier point de contact entre Raoult et le postmodernisme, c’est Nietzsche. En effet, même si on peut discuter sur le fait de savoir si Nietzsche lui-même doit être considéré comme un philosophe post-moderne[63], il ne fait aucun doute  qu’il  constitue une source d’inspiration majeure (et une référence importante) pour le post-modernisme. Cela dit, se réclamer de Nietzsche ne fait pas automatiquement de vous un post-moderniste (il existe de très nombreux philosophes qui se disent nietzschéens ou inspirés par Nietzsche qui n’accepteraient pas pour autant cette étiquette) – surtout quand on n’a pas bien lu Nietzsche, ce qui est apparemment le cas de Raoult.

En effet, sans rentrer dans les détails (car j’y reviendrai dans un prochain article), le Nietzsche de Raoult est un Nietzsche fantasmé : une sorte de personnage un peu illuminé qui rejetterait toute logique et toute cohérence et donnerait la part belle à l’intuition dans le développement de la connaissance, quitte à prêter aux artistes une capacité quasi-magique à percevoir des vérités dont le scientifique prisonnier de la méthode ne dispose pas. Ce Nietzsche imaginaire est bien utile à Raoult : il lui permet de faire l’éloge de l’intuition géniale contre la raison et donc contre la méthode, mais il suffit de connaître un peu Nietzsche pour voir que ce personnage n’a pas grand-chose à voir avec le Nietzsche réel et son oeuvre, qui mettent régulièrement l’accent sur la méthode (Nietzsche était philologue à la base et compare souvent le bon scientifique au bon philologue, qui procède rigoureusement au lieu de se laisser aller à l’inspiration).

On voit donc que, même si Raoult est persuadé de défendre une épistémologie et une science “post-moderne”, il n’en est rien : il rate complètement les thèmes principaux de la philosophie post-moderne pour en faire une relecture qui la réduit à l’effort de se débarrasser de ses biais et de ses préjugés (ce qu’est la philosophie depuis Socrate).[64] Cette incompréhension s’étend même à l’auteur dont il se réclame le plus (Nietzsche), dont on peut légitimement se demander s’il l’a réellement lu. Autrement dit, impossible de voir dans Raoult le chantre révolutionnaire du retour à une épistémologie “à l’ancienne” : il n’a pas conscience du côté dramatiquement suranné de sa vision de la science.

Conclusion : l’opportunisme épistémologique de Didier Raoult

En 1996, le physicien Alan Sokal publiait dans la revue d’études culturelles Social Text un article complètement fantaisiste accumulant les erreurs en mathématique et en physique.[65] Dans un ouvrage publié avec le physicien Jean Bricmont, il explique qu’une des motivations derrière le canular était de dénoncer la façon dont les concepts mathématiques et physiques pouvaient être utilisés dans le cadre des sciences humaines de façon à “intimider” intellectuellement des interlocuteurs incapables d’évaluer leur pertinence. Les deux auteurs en profitaient au passage pour signaler que ces notions étaient d’ailleurs souvent maltraitées et mal comprises par les “intellectuels” qui les brandissaient.

Raoult n’est peut-être pas un canular (et tout cas pas volontaire), mais on trouve dans sa rhétorique une inversion de ce schéma : un chercheur en sciences de la nature qui brandit des noms, des citations et des concepts venus des sciences humaines et sociales pour intimider et réduire au silence les autres scientifiques qui viendraient remettre en cause ses travaux et ses conclusions. Et, comme dans le canular susmentionné, aucun de ces concepts n’est utilisé correctement. Il ne s’agit là que de poudre aux yeux. Il suffit de connaître un tant soit peu le domaine pour réaliser que non seulement ses références sont loin d’être originales (au contraire, elles sont éculées, vues et revues), mais qu’il ne les maîtrise pas du tout. Un peu comme un bachelier qui se serait contenté de lire de travers une fiche de quatre-cinq citations à replacer pendant son oral de rattrapage.

Mais dans le cas de Didier Raoult, l’utilisation qu’il fait de l’épistémologie ne s’arrête pas au name-dropping et à l’intimidation intellectuelle.[66] Elle fait aussi partie d’une vaste opération de storytelling consacrée à faire passer pour un génie incompris. Et pour bien saisir la nature de cette opération, il faut bien comprendre la situation d’où il part : il a beau être un scientifique bien établi et avoir accumulé de nombreuses publications, il n’est pas réputé pour la rigueur de ses méthodes. De plus, ses théories (sur l’évolution des espèces ou sur l’existence d’un quatrième domaine du vivant) ne sont pas particulièrement prises au sérieux par les autres spécialistes de ces domaines. Enfin, il est connu pour son caractère peu agréable et même parfois vindicatif (comme le montre son portrait dans Science). Rien de bien glorieux, d’autant plus que son manque de rigueur méthodologique a été de nombreuses fois pointé du doigt depuis ses premières annonces sur le COVID-19.

Pour se faire passer pour un génie, il fallait donc que Raoult procède à une “inversion de toutes les valeurs”[67] : qu’il fasse passer son manque de méthode, son isolement dans la communauté scientifique et sa personnalité problématique pour des indices positifs et donc pour des marques de génie. C’est ce que lui permet son utilisation de l’épistémologie : le manque de méthode devient signe de créativité, son isolement devient un refus de se soumettre au consensus et ses sautes d’humeur sont simplement des manifestations de son génie.

De plus, ce renversement s’appuie sur une matrice rhétorique assez simpliste : ce que j’approche “l’effet Reine des Neiges”. Dans le conte d’Andersen du même nom, un miroir maléfique est brisé et ses fragments viennent se loger dans le cœur de différents individus, les conduisant à devenir “froids” et “insensibles”. Or, que font ces gens “froids” et “insensibles” ? Des mathématiques et de la science ! Voici ce qui arrive à un petit garçon (Kay) dont le coeur est “corrompu” par un morceau de miroir :

Dès lors, il ne joua plus aux mêmes jeux qu’auparavant : il joua à des jeux raisonnables, à des jeux de calcul. Un jour qu’il neigeait (l’hiver était revenu), il prit une loupe qu’on lui avait donnée, et, tendant le bout de sa jaquette bleue au dehors, il y laissa tomber des flocons. « Viens voir à travers le verre, Gerda, » dit Kay. Les flocons à travers la loupe paraissaient beaucoup plus gros ; ils formaient des hexagones, des octogones et autres figures géométriques. « Regarde ! reprit Kay, comme c’est arrangée avec art et régularité ; n’est-ce pas bien plus intéressant que des fleurs ? Ici, pas un côté de l’étoile qui dépasse l’autre, tout est symétrique ; il est fâcheux que cela fonde si vite. S’il en était autrement, il n’y aurait rien de plus beau qu’un flocon de neige. ».

Hans Christian Andersen

L’horreur absolue, donc ! Ce que reflète ce passage, c’est un stéréotype bien connu (et bien étudié) qui est toujours prégnant : la science va de pair avec un manque de sensibilité, de “chaleur”. A l’inverse, une sensibilité aux arts, aux lettres et à la philosophie sont souvent perçues comme indices de “chaleur” et “d’humanisme”. Or, comme il est courant de reprocher aux médecins leur manque de chaleur, Raoult va jouer sur cette carte et essayer de paraître “meilleur” et “plus chaleureux” que ses collègues en faisant croire qu’il possède une véritable culture humaniste. Une stratégie qui semble avoir fonctionné, étant donné qu’une partie de ses adorateurs semblent persuadés que, contrairement aux autres médecins, il se soucie vraiment de ses patients et se rend personnellement à leur chevet.

Cependant, cet humanisme n’est que de façade. Comme nous l’avons vu, Raoult ne comprend rien aux philosophes qu’il lit – probablement parce qu’il ne s’en soucie guère. Si l’on considère en outre que, de livre en livre, de conférence en conférence et d’interview en interview, Raoult parle toujours de la même poignée d’auteurs et tourne sur la même demi-dizaine de citations, on est forcé de constater que la philosophie n’est pour lui qu’une stratégie de communication, une discipline pour laquelle il n’a aucune affinité particulière mais dans laquelle il a vu un moyen de plus de se faire valoir. Ne vous laissez donc pas piéger : Raoult n’est pas un humaniste, pas plus qu’il n’est philosophe. Tout au contraire, il fait partie de ces gens qui ne prennent pas les humanités au sérieux et n’y voient qu’un vague “supplément d’âme” qui leur servent surtout à paraître intelligent dans les cocktails mondains ou à impressionner un public pas assez informé pour détecter la supercherie. Son attitude contribue en fait à dévaluer la philosophie en la réduisant à un vague réservoir d’idées où l’on irait piocher ce qui nous arrange, là où elle a pour vocation d’être avant tout un apprentissage de la pensée critique et rigoureuse.

En résumé : (1) Raoult utilise la philosophie comme moyen d’intimidation intellectuelle et comme stratégie de communication, alors que (2) il ne s’intéresse pas à la philosophie en tant que telle et ne cherche pas à en apprendre quoique ce soit. Ces deux éléments réunis définissent donc un rapport instrumental et cynique à la philosophie. Loin d’être l’anarchiste épistémologique qu’il prétend être en se référant à Feyerabend, Raoult est en fait un opportuniste épistémologique, qui n’utilise l’épistémologie que pour justifier ses méfaits après coup.

Remerciements

Pour leurs commentaires sur une version précédente de cet article, je remercie 264335, bugin, Wassel Bousmaha, Nick Brown, Sebastian Dieguez, Thomas Durand, Juliette Ferry-Danini, Yann Guillet, Grey Knight, Jean-Loïc Le Quellec, Romain Ligneul, Ladislas Nalborczyk, Valentin Ruggeri, Raphaël Taillandier.


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NOTES

[1] Pour l’utilisation du terme “épistémologiste” par Didier Raoult, voir son interview avec Apolline de Malherbe, mais aussi le Chapitre 17 de son ouvrage De l’Ignorance et de l’Aveuglement. Bien entendu, la blague, c’est que le terme n’existe pas en français – on parle généralement “d’épistémologues”.

[2] Voir par exemple ici, ici, ici et ici.

[3] Intitulé De l’ignorance et de l’aveuglement : Pour une science postmoderne, publié en 2015 en version électronique uniquement sur CreateSpace Independent Publishing Platform.

[4] Conférence “Contre la Méthode”, disponible ici.

[5] “Contre la Méthode” (10:17).

[6] “Contre la Méthode” (10:17).

[7] “Contre la Méthode” (00:45).

[8] Comme me l’a fait remarquer Romain Ligneul, on pourrait penser que cette conception de la science devrait conduire Didier Raoult à voir les “Big Data” d’un bon oeil. Cependant, comme nous allons le voir, la conception de l’observation de Didier Raoult en fait une connexion directe, d’essence quasi-mystique, entre le scientifique et la nature. Il suffit d’ailleurs de voir comment il distingue les “Big Data” du “real world” dans sa méta-analyse : “Studies were classified as “big data” studies when conducted on electronic medical records extracted by public health specialists and epidemiologists who did not care COVID 19 patients themselves. Conversely, studies were classified as “clinical studies” when mentioning details of treatments (dosages, duration, contraindications, monitoring…) and conducted by authors physicians (infectious diseases and internal medicine specialists, and pulmonologists) who cared COVID-19 patients themselves.” (Million, M., Gautret, P., Colson, P., Roussel, Y., Dubourg, G., Chabriere, E., … & Lagier, J. C. (2020). Clinical Efficacy of Chloroquine derivatives in COVID-19 Infection: Comparative meta-analysis between the Big data and the real world. New Microbes and New Infections, 100709)

[9] Francis Bacon, Novum Organum (traduction par Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, PUF, 1986), Livre II, Aphorismes 11 et 12.

[10] Dans l’introduction de son ouvrage Conjectures et Réfutations, Popper tacle cette conception de la science en la décrivant comme “religieuse”, étant donné qu’elle donne un rôle central à des “rites de purification”.

[11] Dans Conjecture et Réfutations, Karl Popper explique que, pour garder le sens qu’avait l’expression dans le contexte de l’époque, interpretatio naturae ne devrait pas être traduit “interprétation de la nature” (qui donne une impression de subjectivité) – des traductions plus appropriés serait “lecture de la nature” ou “déchiffrement de la nature”.

[12] Dans sa “Leçon de Science”, Raoult dit quelque chose d’assez similaire en citant Pasteur pour dire que le “bon” chercheur doit préparer son intellect pour se mettre en situation de trouver quelque chose “par hasard” (17:00).

[13] Dans son livre De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Raoult attribue aussi à Bacon une sixième idole : “l’idole de l’espèce” (idola species), qui n’apparaît pourtant pas dans les texte de Bacon. Après enquête, je suis parvenu à la conclusion que Raoult avait dû finir par confondre le latin specus (caverne) avec species et qu’il avait ensuite cru que le latin species signifiait “espèce” (comme l’anglais species). Bref, une double confusion rendue d’autant plus grave pour le latiniste que, de toute façon, il aurait fallu écrire idola speciei (pour le génitif).

[14] Le culte de la “neutralité” et de “l’objectivité” comme fondements de la méthode scientifique ne se limite pas à Didier Raoult et son fandom – il est aussi très prégnant au sein de certaines communautés sceptiques. Il conduit généralement à conclure que les sciences humaines et sociales (qui portent sur des questions sur lesquelles il est difficile d’être “neutre” et “impartial”) ne peuvent pas être véritablement des sciences.

[15] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 1.

[16] Il est intéressant de noter que Nietzsche (une des références constantes de Raoult) partageait cette vision de la science. Mais il en tirait la conclusion logique que le bon scientifique devait par nature être une personne incroyablement ennuyeuse et sans véritable personnalité (à force de se couper de ses passions et de ses désirs personnels). Comme on le verra, Raoult ne souscrit pas à cette image du “bon scientifique”, qui ne lui permettrait pas de faire passer son caractère exécrable pour des manifestations nécessaires de son génie scientifique.

[17] Cette conclusion est bien évidemment ridicule. Aucun scientifique n’a jamais rempli la section “conflit d’intérêt” d’un article en écrivant des choses comme : “J’avais la certitude que mon hypothèse était la bonne” ou “j’avais le sentiment que ça marcherait”.

[18] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 1. Toutes les erreurs d’orthographe et de syntaxe dans les citations de Didier Raoult sont présentes dans le texte d’origine (du moins dans la version que j’en ai).. Comme me l’a fait remarquer Sebastian Dieguez : “un truc qui n’a pas été assez souligné”, c’est que “Raoult écrit vraiment comme un pied”.

[19] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 4.

[20] De l’ignorance et de l’aveuglement, Chapitre 4. Dans sa conférence d’ouverture à la soirée Contre la Méthode, Raoult répète bien que “il ne faut pas croire aux théories” (13:03).

[21] Cette méfiance à l’égard des théories est l’un des deux facteurs qui explique la méfiance de Raoult à l’égard des modèles, surtout quand ceux-ci prétendent prédire des phénomènes qui n’ont jamais été observé (d’où son insistance sur le fait que le scientifique ne saurait être un prophète). Après tout, les modèles ne sont rien d’autres que des prédictions basées sur une théorie. Quand Raoult se lance tout de même dans des prédictions, il préfère se référer à son expérience passée, et supposer que les choses se dérouleront comme elles se sont déjà déroulées. (Le second facteur est sa difficulté à comprendre les mathématiques : “C’est une des raisons pour lesquelles je n’aime pas la modélisation, j’ai horreur des formules mathématiques complexes que souvent je ne comprends pas !”, De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 15).

[22] Génie qui sera selon toute probabilité un homme, à en croire Raoult. En effet, au Chapitre 19 de son livre De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Raoult développe sa théorie selon laquelle le fait d’avoir un chromosome Y et un chromosome X (au lieu de deux chromosomes X) rend les hommes plus sensibles aux mutations génétiques, ce qui aurait pour conséquence qu’il y a plus de variabilité dans les compétence des hommes (plus de “ratés”, mais aussi plus de “génies”) : “Il existe plus d’hommes aux deux extrêmes, aux extrêmes de la réussite et aux extrêmes de l’échec absolu. Je ne sais pas jusqu’à quel point la modification des conditions environnementales arrivera à entraîner une répartition de cette courbe qui est probablement aussi ancienne que l’humanité. Je pense qu’elle ne changera pas beaucoup à l’avenir.”

[23] C’est en vertu de cette conception du “bon scientifique” que Raoult se sent obligé dans une interview à Paris Match de préciser “j’ai une mémoire hors du commun dans mon domaine de recherche”, alors que cela ne semble à première vue avoir aucune pertinence pour évaluer ses travaux.

[24] Dans l’oeuvre de Didier Raoult, ce thème se traduit par l’idée selon laquelle il est absurde de considérer que toutes les scientifiques sont égaux et que toutes les paroles scientifiques se valent.

[25] Didier Raoult est bien connu pour avoir affirmé que “le consensus, c’est Pétain” dans la même interview à Paris Match.

[26] Dans “Contre la Méthode” (02:54), Didier Raoult esquisse une différence entre “recherche” et “découverte” (avant d’affirmer que ce qui l’intéresse, c’est la découverte et pas la recherche) et dans laquelle il rejette la recherche “en meute”.

[27] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 13. Là encore, le texte est fidèle à l’original.

[28] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 14. Cela explique peut-être pourquoi Raoult reste flou et change souvent d’avis sur le stade auquel doit fonctionner son traitement. Après tout, l’explication lui importe peu dès lors qu’on peut observer que le traitement fonctionne.

[29] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 14.

[30] Raoult “présente” la philosophie de Popper dans son ouvrage De l’Ignorance et de l’Aveuglement (Chapitre 17), mais aussi dans sa conférence “Contre la Méthode” et dans sa “Leçon de science”.

[31] “Contre la Méthode” (03:15).

[32] “Leçon de Science” (01:40).

[33] “Contre la Méthode” (05:18).

[34] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 17.

[35] “Contre la Méthode” (05:30).

[36] Dans son ouvrage De l’ignorance et de l’aveuglement, Raoult défend la même interprétation de Popper (Chapitre 17), mais ne fournit absolument aucune référence.

[37] Authentique : allez lire le Phédon.

[38] Karl Popper, In Search of a Better World (Routledge, 1994), p. 59.

[39] Dans sa conférence inaugurale à la soirée Contre la Méthode, Raoult retient une troisième chose de Karl Popper : l’idée selon laquelle les querelles sémantiques n’auraient aucun intérêt. Là encore, je ne vois pas bien à quoi il fait référence, ni l’intérêt de citer Popper pour une idée aussi répandue dans l’histoire de la philosophie (voir par exemple Le Pragmatisme de William James).

[40] “Leçon de Science”, (02:45).

[41] L’inductivisme doit aussi faire face à d’autres problèmes plus complexes. Parmi ceux-ci, on trouve le fait que la généralisation par induction ne peut pas être vierge de toute théorie ou hypothèse préalable comme le voudrait Raoult. En effet, toute généralisation est guidée par des présupposés sous-jacent sur ce qui est généralisable ou non. Imaginez par exemple qu’un explorateur découvre une nouvelle espèce d’oiseau et qu’il en a observé jusqu’ici 10 spécimens : les 10 étaient capables de voler, avaient une tache rouge sur l’aile droite et étaient des mâles. Allez-vous en conclure que tout individu normalement constitué appartenant à cette espèce sait voler ? Sûrement. Allez-vous en conclure que tout individu normalement constitué appartenant à cette espèce a une tache rouge sur l’aile droite ? Peut-être pas. Allez-vous en conclure que tout individu normalement constitué appartenant à cette espèce est un mâle ? Sûrement pas. Comme on le voit, la généralisation inductive est guidée par des hypothèses tacites.

[42] La réfutation de la théorie par l’expérience ne se fait pas induction mais sur le modèle d’un raisonnement déductif appelé Modus Tollens : (1) Si la théorie était vraie, on devrait observer T, (2) On n’observe pas T, (3) Donc la théorie n’est pas vraie.

[43] Mais c’est effectivement ce que concluent certaines personnes qui acceptent parfois sans le savoir cette épistémologie inductiviste. Comme il paraît absurde de supposer qu’aucun scientifique n’avait jamais pensé à observer le monde avant Galilée, il faudra alors rajouter qu’ils en étaient empêchés par diverses autorités philosophiques, théologiques ou religieuse qui luttaient contre la vérité (on blâmera en général Aristote). C’est ce genre de conception naïve de la méthode scientifique qui sous-tend une certaine réception méprisante d’Aristote dans le grand public. A ce sujet, on pourra regarder la vidéo de Mr Phi sur Aristote.

[44] Ce caractère “expérimental” de la science moderne avait déjà été reconnu par Kant dans la seconde préface de la Critique de la Raison Pure : “Quand GALILÉE fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté […] ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, selon des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginé d’après ces principes, qui ne laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose” (traduction Mireille Thisse-André).

[45] Et, à l’inverse, un scientifique peut avoir raison mais sur un simple “coup de chance” (s’il n’avait pas de bonnes raisons à l’appui de son hypothèse quand il l’a formulée). Ainsi, contre l’argument “vous verrez qu’il avait raison”, le fait que l’histoire valide l’hypothèse d’un scientifique ne signifie pas nécessairement qu’il était meilleur que les autres.

[46]De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 17.

[47]De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 17.

[48] Yanis Roussel, un doctorant de Didier Raoult, fait un contresens similaire quand il affirme : “la science n’est pas fait de consensus. La science est faite de bataille”… juste avant de citer Kuhn. On espère juste que sa thèse ne portera pas sur la philosophie ou l’histoire des sciences.

[49] Thomas S. Kuhn, La Structure des Révolution Scientifiques (traduction par Laure Meyer, 1983, Flammarion), p.31.

[50] La Structure des Révolutions Scientifiques, p. 218.

[51] Mais Didier Raoult est incapable de se contenter d’être un bon scientifique “normal” (c’est-à-dire de faire de nouvelles découvertes au sein d’un paradigme commun). Il lui faut absolument être un génie dont les découvertes bouleversent notre paradigme et entraînent une révolution scientifique. On peut voir dans ce besoin la source de son obsession contre Darwin (qui représente le paradigme dominant en biologie) et son insistance à vouloir faire croire que certaines de ses découvertes vont à l’encontre du darwinisme.

[52] Comme me l’a fait remarquer un collègue, Raoult semble parfois tenter par une sorte du pluralisme, dans la mesure où il semble très ouvert (1) à des visions religieuses (par exemple dans le cas de l’évolution des espèces) et (2) à des approches pseudo-scientifiques (comme la biodynamie). Dans le cas (1), son pluralisme s’explique par sa conviction que la question de l’évolution appartient au domaine des croyances religieuses et pas à celui de la science : “Je suis aussi irrité par les Darwinistes forcenés qui sont sûrs qu’ils peuvent combler les trous de connaissance, que par les créationnistes que je renvoie dos à dos. En revanche ceux qui se posent la question de la manière dont on peut remplir notre ignorance pour donner un sens à tout ça, l’impulsion qui génère la mobilité des gènes ? Le sens de la diversité des êtres ? Peu importe leurs choix, ceci ne me choque pas à condition que ça ne devienne pas une règle imposable à tous, et que plus personne n’ait le droit de contester, compte tenu du fait que ce n’est jamais qu’une théorie, qu’une opinion ou qu’une religion qui déduit une hypothèse de connaissances incomplètes.” (De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 4). Dans le deuxième cas (2), son éloge de certaines pratiques s’explique encore une fois par sa valorisation de l’expérience. Il décrit ainsi la biodynamie comme une “pratique empirique” (c’est-à-dire basée sur l’expérience). On pourrait dire que Raoult est pluraliste en termes de “croyances”, mais qu’il ne l’est pas en termes de méthode scientifique.

[53] Pour une présentation claire et détaillée des différences entre déduction, induction et abduction, on pourra se rapporter au billet de blog rédigé par Quentin Ruyant sur le sujet. Pour une synthèse très brève des réactions des philosophes au pseudo-cours de philosophie des sciences de Raoult, on peut consulter cette vidéo.

[54] A l’inverse, il redéfinit l’induction (dont il a probablement entendu que c’était “mal”) pour en faire l’inverse de ce qu’il préconise (ce qui est ironique, vu que sa vision de la science est clairement inductiviste). Dans sa conférence inaugurale à la soirée Contre la Méthode, il définit l’induction de la façon suivante : “l’induction, c’est je pense que pour expliquer ça, il pourrait y avoir ça et je me donne les conditions pour démontrer que l’idée que j’ai des choses est exacte” (11:40). Mais ce que décrit grossièrement ici Raoult c’est la combinaison d’abduction (passage de l’observation à une explication hypothétique) et de déduction (déduction des prédictions que l’on peut tirer de mon explication hypothétique afin de les tester) qui est caractéristique de la conception falsificationniste de la science. Cela n’a donc rien à voir avec l’induction (on peut même dire que c’est tout sauf de l’induction). Mais comme pour Raoult (1) induction = mal, (2) aborder le réel avec des théories = mal, il en déduit que l’induction doit consister à chercher des explications et à les tester. Encore une fois, tout (y compris les concepts les plus basiques) est révisé et traduit en fonction de sa vision du monde personnelle.

[55] C’est ce que les philosophes appellent parfois la “charge théorique de l’observation”. A ce sujet, on pourra consulter ce billet de blog suivant de Quentin Ruyant et cette vidéo de Raphaël Taillandier qui explore la question dans le contexte de la philosophie de Kuhn.

[56] Et on pourrait enchaîner en concluant que Raoult ne propose pas une vision révolutionnaire, mais réactionnaire de la méthode scientifique.

[57] On peut voir que Didier Raoult souscrit à cette vision du post-modernisme dans le passage suivant : “Derrida, comme ensuite Deleuze et Guattari font le choix d’écrire d’une manière extraordinairement complexe et pas du tout organisée d’une façon cartésienne. C’est un véritable choix, cette complexité qui rend l’oeuvre difficile est pour moi à mettre en parallèle avec le maître de toute cette école, Nietzsche, celui-ci en s’exprimant par aphorismes, parfois contradictoires, déstructurait aussi la pensée pseudo-logique.” (De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 11).

[58] De l’ignorance et de l’aveuglement, Chapitre 5.

[59] De l’ignorance et de l’aveuglement, Chapitre 11.

[60] Cela ne conduit pas nécessairement à un relativisme : on peut accepter qu’un objet (par exemple un bâtiment) est toujours nécessairement vu d’un certain point de vue sans pour autant nier l’existence de propriétés objectives et absolues de ce bâtiment (sa forme, sa taille, etc.). Cependant, il est difficile de nier que certains mouvements post-modernes se réclament du relativisme.

[61] De l’ignorance et de l’aveuglement, Chapitre 11.

[62] De l’ignorance et de l’aveuglement, Chapitre 1. La mise en gras du mot “réalité” est de mon propre fait, car il indique clairement que Raoult n’a rien compris à la radicalité du postmodernisme.

[63] J’ai personnellement argumenté contre cette idée dans un ancien article.

[64] Un thème post-moderne que Raoult se garde bien d’aborder, c’est l’idée (défendue par Latour et Rorty) selon laquelle les “faits scientifiques” n’existent justement que parce qu’il y a consensus de la communauté scientifique à leur sujet (pour le dire autrement : c’est le consensus qui crée les faits). Bien entendu, ce thème n’arrange pas les affaires de Raoult, car il rend impossible le mythe du chercheur solitaire qui irait découvrir les faits en nageant à contre-courant du consensus des médiocres.

[65] Sokal, A. D. (1996). Transgressing the boundaries: Toward a transformative hermeneutics of quantum gravity. Social Text, 46/47, 217-252

[66] Puisque l’on parle de name-dropping, faisons juste remarquer que tous les titres de chapitres de l’ouvrage De l’ignorance et de l’aveuglement sont en fait… des citations. Il y a même un chapitre dont le titre est une succession de deux citations.

[67] Dans une optique nietzschéenne, on peut comparer cela au soulèvement des “faibles” qui, par ressentiment, vont ériger leurs faiblesses en vertu et les qualités des forts en vice.