Vos avis sur ‘X’ est-il bien rationnel ?

Article invité.

Les aliments ultra-transformés vont-ils ruiner votre santé ? C’est bien souvent le message véhiculé sur les réseaux sociaux, y compris par des professionnel-les de la nutrition. Malheureusement, ce dernier manque cruellement de nuance et ne reflète pas l’état actuel des connaissances scientifiques à ce sujet.


 

Introduction

Il est désormais reconnu que l’alimentation est un levier incontournable dans la lutte contre les maladies chroniques. Depuis une dizaine d’années, un nouveau paradigme a fait son apparition en recherche : l’impact de l’alimentation sur les maladies chroniques, en fonction du niveau de transformation des aliments. De nombreuses études ont depuis rapporté un lien entre la consommation d’aliments ultra-transformés et la survenue de maladies chroniques. Compte tenu de ces nouvelles données, certains chercheurs et professionnel-les de la santé considèrent désormais que les recommandations nutritionnelles actuelles sont obsolètes. Ils affirment que, grâce à une nouvelle approche dite « holistico-réductionniste », il est possible de formuler des recommandations plus efficaces, afin de prévenir la survenue de maladies chroniques. Ils en font donc la promotion lors de congrès professionnels, dans des livres ou dans les médias. En parallèle, ils dénigrent ouvertement des mesures de santé publique pourtant soutenues par de nombreuses instances de santé, ainsi que par des associations de consommateurs. Tandis que de nombreux médecins et diététicien-nes ont adhéré à ces discours, il semble que peu d’entre eux aient analysé la qualité des arguments avancés ainsi que la littérature dont il est question. Et c’est précisément le but de cet article.

 

Aliments ultra-transformés et santé

Historiquement, la science de la nutrition s’intéressait à l’impact de différents nutriments isolés sur les maladies, avant de finalement considérer que le « régime alimentaire » dans son ensemble est un meilleur indicateur (1). Aujourd’hui, les recommandations alimentaires sont basées sur les groupes d’aliments et les nutriments. Il est par exemple recommandé de consommer 3 portions de légumes par jour ou encore de limiter sa consommation de sel à 5g/jour. Le degré de transformation des aliments est lui aussi considéré dans une certaine mesure. Il est notamment recommandé de limiter la viande transformée (charcuterie) ou d’augmenter ses apports en céréales complètes. Ces recommandations sont le résultat de nombreuses études épidémiologiques, d’études cliniques et finalement, d’un consensus validé par plusieurs expert·es.

 

En 2009, le professeur Carlos A. Monteiro proposa une nouvelle classification des aliments (NOVA) selon leur niveau de transformation. Elle contient 4 catégories : 1) aliments peu/pas transformés (ex : légume frais), 2) ingrédients culinaires (ex : huiles végétales), 3) aliments transformés (ex : aliments en conserve) et 4) aliments ultra-transformés (ex : barre chocolatée). Depuis, de nombreuses études ont investigué le lien entre la consommation d’aliments ultra-transformés (AUT) et la survenue de maladies chroniques. En 2019, un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) résumait l’état des connaissances à ce sujet (2). En résumé, la consommation d’AUT était associée à un risque accru de cancer, de diabète, de maladies cardiovasculaires, de dépression, de troubles digestifs, d’obésité ou de mortalité, toutes causes confondues. L’association restait significative après l’ajustement à différents facteurs confondants (ex : âge, activité physique, ainsi que l’apport en différents nutriments). D’autres études ont depuis confirmé ces associations (3).

C’est, entre autres, sur base de ces données, que certains chercheurs ont considéré que l’approche « nutri-aliment » était désormais inadaptée. Ils en ont donc proposé une nouvelle qui considère que l’indicateur prioritaire pour juger le « potentiel santé » d’un aliment est sa « matrice nutritionnelle ». De quoi s’agit-il et quelles en sont les prétentions ?

 

L’approche holistico-réductionniste de l’alimentation

Dans un article récemment publié dans la revue de l’Association Française des Diététiciens Nutritionnistes, Anthony Fardet, docteur en nutrition humaine et chargé de recherche à l’INRAE[1], y présente en détail cette théorie, dont il est le principal promoteur dans le monde francophone. D’abord, il définit la matrice nutritionnelle comme « l’architecture visible tridimensionnelle des aliments » (4). Il précise que cette matrice s’observe également au niveau moléculaire : le glucose et le fructose possèdent les mêmes atomes mais leur structure tridimensionnelle diffère. Plusieurs exemples sont ensuite utilisés pour démontrer que les matrices sont plus importantes que leurs composants (ex : l’amidon du féculent versus le sirop de glucose). Il n’y aurait donc pas de « bons » et « mauvais » nutriments mais uniquement des « bonnes » ou « mauvaises » matrices. La matrice serait donc la « cause » (holisme) et les nutriments seraient les « effets » (réductionnisme). D’où le terme « holistico-réductionniste ». Il faudrait donc prioritairement se focaliser sur les matrices nutritionnelles et donc les degrés de transformation des aliments. Une exception toutefois à cette règle, la prise en soins curative (ex : carence vitaminique).

 

Vient ensuite l’argument principal pour appuyer les implications pratiques de cette théorie. En se basant sur des études écologiques[2] menées en France, en Inde et en Chine , il constate que les maladies chroniques n’ont cessé d’augmenter « bien que la consommation calorique globale par habitant et par jour n’ait pas excédé les recommandations officielles et que la diversification alimentaire ait augmenté » (4). A cela, s’ajoute également les résultats des études menées sur le lien entre la consommation d’AUT et les maladies chroniques, comme expliqué dans le précèdent chapitre.

Il faudrait donc abandonner les recommandations actuelles au profit de nouvelles, en se basant sur un nouveau concept : la règle du manger selon les 3V : Vrai (des matrices peu transformées), Végétal et Varié. Et c’est ainsi que se termine l’article du Dr. Fardet dans lequel, si l’on exclue les études entre AUT et maladies chroniques, 28 des 31 citations renvoient à ses propres travaux, bien souvent des revues narratives.

 

Les limites de la théorie holistico-réductionniste

Végétaliser son assiette et favoriser la variété sont des conseils qui vont clairement dans le sens des recommandation actuelles. De plus, l’idée de s’intéresser aux « matrices » des aliments/nutriments n’a rien de farfelu. Il est admis que les céréales raffinées sont moins intéressantes que les complètes, qu’il est préférable de consommer un fruit entier plutôt que son jus, ou encore que l’hydrogénation des graisses[3] a eu d’importants effets délétères (5). De là à affirmer que le niveau de transformation doit prévaloir sur les aspects « nutriments » et « groupe d’aliments », c’est une autre histoire. Et justement, cette histoire présente quelques problèmes.

 

Le premier point problématique est l’affirmation que les recommandations actuelles sont inadaptées et d’en apporter pour preuve la hausse des maladies chroniques.  Bien que la nutrition joue un rôle dans leur survenue, il s’agit de maladies multifactorielles. Le tabac, la sédentarité, la génétique, l’alcool et encore d’autres facteurs en sont également responsables. Mais au-delà de ça, il est surtout bien documenté que les recommandations nutritionnelles… ne sont justement pas suivies. Pour illustrer cela, voici (ci-dessous) une comparaison entre les recommandations alimentaires suisses (à gauche) et les consommations réelles de la population (6) (à droite). L’argument est donc parfaitement invalide.

Recommandations alimentaires en Suisse versus les consommations réelles de la population.

Le deuxième point problématique concerne le lien entre AUT et la survenue de maladie chroniques. Comme expliqué précédemment, ce lien est avéré et semble persister même après ajustement de divers facteurs confondants, y compris les apports en nutriments. Or, lorsque des analyses sont réalisées par sous-groupes d’AUT, on observe des résultats plus hétérogènes. Dans une étude issue de la cohorte NutriNet-Santé, seules certaines catégories d’AUT (boissons, laitages, graisses & sauces et produits sucrés) étaient significativement associées à un plus grand risque de diabète (7) (Annexe 1). Mais ce n’était pas le cas d’autres catégories, comme les fruits & légumes ultra-transformés ou encore les produits céréaliers ultra-transformés. Une autre étude menée dans 7 pays européens, regroupant 266 666 participants, a examiné les liens entre les sous-groupes d’AUT et la survenue de cancer et de maladies cardio-métaboliques. Résultats : les AUT issus des « denrées animales » ainsi les sodas étaient bien associés à un risque accru de multimorbidité (8). En revanche, ce n’était pas le cas pour les substituts de viandes végétaux, ou encore pour les produits céréaliers ultra-transformés. En effet, ces derniers semblaient plutôt avoir un effet neutre voir même potentiellement protecteur (Annexe 2). Ces résultats sont également cohérents avec une méta-analyse réalisée sur 3 larges cohortes américaines, dans laquelle la consommation de céréales complètes ultra-transformées ou de fruit ultra-transformés semblait protectrice, par rapport à la survenue de diabète (9) (Annexe 3). Voilà donc des données observationnelles en condition réelle qui viennent contredire, ou du moins nuancer, la théorie de « la matrice avant tout ». Et c’est là que réside le cœur du problème : un nouvel outil, un nouveau modèle ou une nouvelle hypothèse doivent être fondés sur des données scientifiques, mais doivent ensuite être testés en condition réelles. Pour illustrer cela, prenons un exemple : Le Nutri-Score.

 

De la théorie à la pratique

Le Nutri-Score, c’est ce logo composé de 5 lettres, que l’on retrouve sur les emballages alimentaires (Annexe 4). Comment a-t-il été créé? En très très résumé : les liens entre la consommation de nutriments/aliments et la survenue de maladies ont été examinés. Les nutriments les plus pertinents ont été retenus et pondérés, proportionnellement à leur impact sur la santé. Ce fut la première phase, à savoir la conception de l’outil. Puis, il a été testé en condition réelles afin de mesurer son efficacité. On sait depuis qu’il est non seulement utilisé par les consommateurs, que le panier de ceux qui l’utilisent est de meilleure qualité, et que les personnes consommant des produits notés A ou B ont un moindre risque face à certaines maladies chroniques (10). Si on revient maintenant à la théorie « holistico-réductionniste », cette dernière a bien été conçue sur des bases scientifiques. Mais lorsqu’elle est testée, notamment via des analyses en sous-groupes d’AUT, les résultats ne valident pas vraiment les hypothèses.

 

Alors évidemment, on a le droit de ne pas aimer le Nutri-Score, et même de le critiquer, car c’est ainsi qu’il s’améliore. Mais lorsqu’on se dit être catégoriquement « contre le Nutri-Score (…) pour des raisons scientifiques » (11) et qu’on y préfère une théorie invalidée par les études de terrain, il faut peut-être revoir ses cours d’épistémologie.

Ce qu’a montré le rapport de la FAO, et d’autres études depuis, c’est que les AUT sont avant tout plus riches en nutriments défavorables (sucre, acides gras saturés & trans, sel, densité énergétique) et plus pauvres en nutriments favorables (protéines, fibres, vitamines et minéraux) (2). Ces données n’excluent pas la possibilité que certains des effets délétères de ces AUT puissent aussi provenir d’additifs ou du processus de fabrication. Mais ces aspects doivent venir s’ajouter aux données macro et micro-nutritionnelles, pas les remplacer.

 

Conclusion

La consommation d’aliments ultra-transformés fait désormais parti des préoccupations de santé publique de nombreux pays. Compte tenu des données actuelles, il semble pertinent de tenir compte du niveau de transformation de certains aliments, dans les recommandations nutritionnelles. Mais les preuves sont toutefois insuffisantes pour affirmer catégoriquement que l’approche « holistico-réductionniste » doit être la base de nouvelles recommandations. Elle doit d’abord prouver sa prétendue supériorité avant d’être adoptée. En attendant, il semble plus raisonnable d’intégrer la dimension de l’ultra-transformation à ce qui existe déjà. Idem pour les outils comme le Nutri-Score, qui essaie désormais d’intégrer cette dimension dans son logo (12). Pour terminer, « les AUT » semblent être une catégorie extrêmement hétérogène. Peut-être qu’une classification plus affinée, par sous-groupes, permettrait d’obtenir des résultats plus précis, et de ne pas tous les mettre…dans le même panier !

 

Nicolas Parel, Diététicien MSc

Lien vers le profil LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/nicolas-parel-7623901b7/


S’il le souhaite, le Dr. Fardet est invité à répondre à cet article sur ce blog.

 

Références :

  1. Mozaffarian D, Rosenberg I, Uauy R. History of modern nutrition science—implications for current research, dietary guidelines, and food policy. BMJ. 2018;361:k2392.
  2. Food and Agriculture Organization. Ultra processed foods, diet quality and human health [En ligne]. 2019 [cité 20 janvier 2024]. Disponible: https://www.fao.org/documents/card/en?details=CA5644EN/
  3. Pagliai G, Dinu M, Madarena MP, Bonaccio M, Iacoviello L, Sofi F. Consumption of ultra-processed foods and health status: a systematic review and meta-analysis. Br J Nutr. 2021;125(3):308‑18.
  4. Fardet A. L’effet de la matrice des aliments pour prévenir les maladies chroniques : la qualité des calories compte plus que leur quantité. Information Diététique. 2023;3:37‑49.
  5. Islam MdA, Amin MN, Siddiqui SA, Hossain MdP, Sultana F, Kabir MdR. Trans fatty acids and lipid profile: A serious risk factor to cardiovascular disease, cancer and diabetes. Diabetes & Metabolic Syndrome: Clinical Research & Reviews. 2019;13(2):1643‑7.
  6. Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires. menuCH – la première enquête nationale sur l’alimentation [En ligne]. 2022 [cité 20 janv 2024]. Disponible: https://www.blv.admin.ch/blv/fr/home/lebensmittel-und-ernaehrung/ernaehrung/menuCH.html
  7. Srour B, Fezeu LK, Kesse-Guyot E, Allès B, Debras C, Druesne-Pecollo N, et al. Ultraprocessed Food Consumption and Risk of Type 2 Diabetes Among Participants of the NutriNet-Santé Prospective Cohort. JAMA Intern Med. 2020;180(2):283‑91.
  8. Cordova R, Viallon V, Fontvieille E, Peruchet-Noray L, Jansana A, Wagner KH, et al. Consumption of ultra-processed foods and risk of multimorbidity of cancer and cardiometabolic diseases: a multinational cohort study. Lancet Reg Health Eur. 2023;35:100771.
  9. Chen Z, Khandpur N, Desjardins C, Wang L, Monteiro CA, Rossato SL, et al. Ultra-Processed Food Consumption and Risk of Type 2 Diabetes: Three Large Prospective U.S. Cohort Studies. Diabetes Care. 28 févr 2023;46(7):1335‑44.
  10. UNESCO Chair GHE. Why the European Commission must choose the Nutri-Score nutrition label –[En ligne]. 2022 [cité 23 janvier 2024]. Disponible: https://unescochair-ghe.org/2023/05/12/report-why-the-european-commission-must-choose-the-nutri-score-nutrition-label/
  11. 20minutes.fr. Le Nutri-Score nouvelle version, amélioration ou coup d’épée dans l’eau ? [En ligne]. 2024 [cité 23 janvier 2024]. Disponible: https://www.20minutes.fr/sante/4071182-20240118-nutri-score-nouvelle-version-vraie-amelioration-coup-epee-eau
  12. Srour B, Hercberg S, Galan P, Monteiro CA, Edelenyi FS de, Bourhis L, et al. Effect of a new graphically modified Nutri-Score on the objective understanding of foods’ nutrient profile and ultraprocessing: a randomised controlled trial. BMJ Nutrition, Prevention & Health. 2023;e000599.

Annexes

Annexe 1 : Associations entre la proportion d’aliments ultra-transformés dans chaque groupe d’aliments et la survenue de diabète de type 2 (7)

Annexe 2 : Association entre les sous-groupes de consommation d’aliments ultra-transformés et le risque de multi-morbidité cancer-cardio-métabolique (8)

Annexe 3 : Associations entre les sous-groupes d’AUT et le risque de diabète de type 2 (9)

Annexe 4 : Le Nutri-Score

[1] L’institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement

[2] Une étude écologique se base sur les données d’une population globale et non des données individuelles. Elle permet par exemple de connaître la consommation de viande de bœuf en France, mais pas comment elle se répartit entre les individus. Le niveau de preuve est donc inférieur à une étude de cohorte.

[3] Procédé qui modifie la structure des acides gras, associé à un risque accru de maladies cardiovasculaires.

 

 

 

L’auteur, qui restera anonyme, souhaite apporter son point de vue pour compléter ou nuancer l’émission que nous avons réalisé avec Pétronille Lemenuel le 15 mars 2023.

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J’ai écouté attentivement ce week-end votre tronche en live sur le syndrome de privation langagière. Je vous remercie de mettre en avant ce sujet aussi passionnant qu’important qu’est la surdité.

Il s’agit d’un sujet qui me touche particulièrement en tant que chirurgien ORL en CHU spécialisé dans l’otoneurologie et l’ORL pédiatrique. C’est un vrai enjeu de santé publique qui touche 10 millions de personne en France (dont 300 000 en surdité sévère à profonde). C’est également un enjeu au niveau mondial. L’OMS a d’ailleurs édicté récemment un rapport assez édifiant sur ce problème actuel qui ne va que s’accentuer dans les années à venir:

  1. Au niveau mondial, 1,5 milliard de personnes sont atteintes d’une déficience auditive plus ou moins prononcée. Parmi elles, 430 millions ont besoin de services de réadaptation.
  2. En 2050, près de 2,5 milliards de personnes seront, d’après les projections, atteintes d’une déficience auditive plus ou moins prononcée et au moins 700 millions de personnes auront besoin de services de réadaptation.
  3. La déficience auditive peut être due à des causes génétiques, à des complications à la naissance, à certaines maladies infectieuses, à des infections chroniques de l’oreille, à l’exposition à des sons forts, aux médicaments ototoxiques ou au vieillissement.
  4. Chez l’enfant, près de 60 % des cas de déficience auditive sont dus à des causes pouvant être prévenues par des mesures de santé publique (infections de l’oreille ou complications à la naissance, par exemple). 
  5. Plus de un milliard de jeunes adultes risquent une déficience auditive permanente évitable car ils ont des pratiques d’écoute non sûres.
  6. Les déficiences auditives non traitées sont coûteuses pour les populations partout dans le monde et coûtent aux gouvernements 980 milliards USD chaque année. Les interventions de prévention, de détection et de prise en charge des déficiences auditives ont un bon rapport coût/efficacité et sont très bénéfiques au niveau individuel.

https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/deafness-and-hearing-loss

Dans ma pratique clinique, sur les près de 300 patients que je vois tous les mois en consultation, la moitié présente une surdité plus ou moins importante. Pour une bonne partie il s’agit d’une surdité post-linguale. 80% de chirurgies que j’effectue concernent une réhabilitation de l’audition (allant de la simple pose d’aérateurs transtympaniques chez l’enfant, aux tympanoplasties, ossiculoplasties, implants à conduction osseuse ou d’oreille moyenne et également implants cochléaires). Je participe également activement au dépistage néonatal de la surdité ainsi qu’au suivi et à la prise en charge de surdités pré-linguales (patients sourds signants, appareillés auditifs, implantés cochléaires).

 

 

J’ai souhaité vous écrire pour vous faire part d’un point de vue et d’une expérience différente de ceux de Mme Lemenuel (sur certains points seulement) que j’appuie sur mon expérience personnelle de professionnel de santé mais également sur la littérature scientifique :

  1. « La surdité n’est pas un Handicap »

Il est vrai que la surdité ne représente pas une déficience vitale et que l’on peut survivre en étant sourd profond. Côtoyer de nombreux enfants et adultes présentant une surdité m’a fait me rendre compte des difficultés qu’ils devaient surmonter dans la vie quotidienne.

L’audition sert bien entendu pour la communication mais également pour les signaux d’alertes. Il s’agit d’une fonction bien préservée au cours de l’évolution car elle protège les individus de nombreuses situations. Ne pas entendre le klaxon d’une voiture qui approche alors qu’on traverse ou son détecteur de monoxyde de carbone domestique peut vous exposer à quelques déconvenues… A l’instar des malvoyants ou des anosmiques, les patients malentendants sont donc clairement plus exposés aux accidents domestiques ou de la voie publique.

Et en ce qui concerne la fonction essentielle chez l’Homme de l’audition, c’est à dire la communication, je ne comprends pas comment, en étant sensibilisé au sujet, on peut dire sans sourciller que la surdité ne crée pas un handicap si important que cela voire même nier ce handicap. Je rappelle que la définition du handicap est une « limitation d’activité ou restriction de la participation à la vie en société subie par une personne en raison d’une altération d’une fonction ou d’un trouble de santé invalidant ».

De mon côté, qu’il s’agisse de patients signants ou pas, je vois quotidiennement leurs difficultés : accès à la santé, accès à l’information, démarches administratives, éducation, évolution professionnelle, santé mentale, impact sur l’espérance de vie…

Je vous renvoie à cet excellent article qui expose la vulnérabilité des patients sourds en mettant l’accent sur l’accès au système de santé : https://medicalforum.ch/fr/detail/doi/fms.2018.03361.

C’est un article facile à lire et très bien sourcé qui montre à quel points les patients présentant une surdité sont fragiles et nécessitent des efforts importants (et souvent insuffisants) pour les aider à la juste mesure de leur handicap. C’est une excellente chose d’appartenir à une communauté connaissant et pratiquant la LSF quand on souffre de surdité ne permettant pas l’oralisme. C’est à encourager car cela leur permet de se mobiliser, de faire bouger les choses dans le bon sens, de se sentir moins seul… C’est également une excellente chose, malgré son handicap, de ne pas se considérer comme incapacité et de réussir à franchir ces barrières. Il ne faut pas néanmoins que l’aspect plus négatif du communautarisme ne prenne le devant. Ne pas se considérer comme handicapé reste séduisant mais c’est aussi se voiler la face à mon avis et contre-productif (Cf l’article où vous constaterez que les patients sourds se considèrent en meilleure santé qu’ils ne le sont vraiment…).

Quelquefois à écouter la conférence, j’ai eu l’impression que c’était presque « cool » d’être sourd (café-signe, on peut discuter dans la lige 13 du métro Parisien, meilleure représentation 3D etc…) et que ce n’était pas un problème. Dans ce cas pourquoi une conférence dédiée si tout va bien?

 

  1. Pourquoi chercher à « réparer » les patients sourds ??

Il est tout à fait vrai (et je rejoins parfaitement sur ce point Mme Lemenuel) que nous, médecins et chirurgiens, manquons probablement de formation sur la prise en charge psychologique des patients.

De toute façon, vu les circonstances actuelles de la démographie des ORL en France d’une part et de la population à prendre en charge d’autre part (patients plus âgés, pathologies plus fréquentes, pathologies plus complexes, prise en charge plus technique et lourde) nous n’aurions malheureusement pas le temps de mettre en œuvre cette formation (nous former et prendre le temps nécessaire en consultation). Nous sommes actuellement 3000 ORL en France soit 1/23 000 habitants et les choses ne vont pas s’améliorer d’ici 2030 (augmenter le numerus clausus c’est bien mais il faut presque 15 ans pour former un ORL…les renforts mettront donc du temps à arriver à condition que les étudiants et jeunes médecins ne craquent pas d’ici là… mais c’est un autre débat).

Comme l’a très bien dit Mr Durand, nous avons été formés dans l’optique de « réparer » les corps. Par « réparer », entendez « apporter les diagnostics et prises en charge adaptées pour arriver ou revenir à un état de bonne santé ». J’ose espérer que je ne suis pas qu’un mécanicien corporel et que les explications et l’écoute que j’essaie d’apporter à chacun de mes patients sont aussi importantes que l’aspect technique de mon métier.

J’ai été, je vous l’avoue, un peu choqué que l’on m’accuse de « trépaner » de façon « gore » de pauvres enfants sans défense, afin de leur enfoncer un implant dans la cochlée, détruisant ainsi toute audition résiduelle pour toujours et tout cela dans le but de faire de « l’eugénisme » !

Je suis d’autant plus gêné que ces propos surviennent dans la bouche d’une soignante, comme moi, qui avoue à la fin de la conférence ne pas connaître finalement grand-chose à ce sujet… J’aurai préféré que l’on fasse appel à un spécialiste de la question qui explique la réalisation d’une mastoïdectomie (fraisage de l’os derrière l’oreille sur quelques centimères²) par une incision dissimulée dans le sillon rétro-auriculaire afin de réaliser une chirurgie mini-invasive préservant les structures endocohléaires dans la grande majorité des cas. L’implantation cochléaire reste une chirurgie certes, elle est donc impressionnante pour les non-initiés. Tapez « phakoémulsification » sur Youtube et beaucoup trouverons ces vidéos « gores » au possible… c’est pourtant juste une chirurgie de la cataracte qui est réalisées sous anesthésie locale et chez près de 600 000 personnes par an en France.

 

Pour en revenir à l’implantation cochléaire, il s’agit d’une intervention de 1h30 réalisée de plus en plus en ambulatoire (particulièrement chez l’adulte) et quelquefois même sous anesthésie locale et légère sédation pour les patients fragiles ne supportant pas l’anesthésie générale. Les complications sont bien entendu possibles (comme dans tout acte chirurgical), mais rarissimes chez les équipes entrainées. En France seuls les CHU faisant un nombre suffisant de chirurgie par an sont habilités à réaliser ces interventions. Dans notre centre une seule chirurgienne, très expérimentée, réalise les implantations cochléaires chez les enfants.

Tout est histoire de balance bénéfice/risque ! C’est une décision que nous n’imposons jamais aux parents mais une option et une alternative parfois COMPLEMENTAIRE à la LSF que nous offrons lorsque cela est possible.

Je précise que les indications de la Haute Autorité de Santé concernant l’implant cochléaire n’impliquent que les enfants en pré-lingual et les adultes en post-lingual. Il n’est aucunement question de proposer la chirurgie à des patients adolescents ou adultes qui ne pratiquent que la LSF.

Quant à la polémique « faut-il imposer une chirurgie à un bébé si jeune » je répondrais « faut-il lui imposer une surdité à vie alors qu’il existe des solutions ? ». Le problème est, comme vous l’avez parfaitement souligné dans votre conférence, que plus l’implant est mis tôt (idéalement avant 1an de vie), meilleurs seront les résultats. Nous ne « trépanons » pas des bébés pour le plaisir…mais parce que le temps joue contre nous. Ne serait-ce pas une sorte « d’appel à la nature » ? « L’enfant est né sourd, laissez donc le tranquille c’est naturel ! ». Si on poussait la métaphore plus loin on croirait presque entendre les mêmes arguments évoqués chez les adeptes de la parentalité bienveillante avec les vaccins.

Un patient implanté cochléaire dans sa jeune enfance (et nous avons des centaines d’exemples avec une trentaine d’années de recul dans le service) peut espérer suivre une scolarité normale (avec quelques adaptations bien entendu notamment des séances d’orthophonie), prétendre à des études supérieures et de nombreux métiers, jouer un instrument de musique, téléphoner etc…

Parmi nos patients implantés, on retrouve notamment des ingénieurs, des médecins, des audioprothésistes, des professeurs et même un normalien…

Il me semble compliqué par contre d’imaginer un président de la République française s’exprimant par LSF alors qu’un implanté cochléaire pourrait y prétendre sans grande difficulté. Vous feriez-vous opérer par un chirurgien sourd signant ? Comment pourrait-il apprécier l’urgence de certaines situations dictées par l’alerte du scope ou les injonctions de l’anesthésiste ? Comment pourrait-il communiquer avec son équipe s’il a les mains prises à juguler une hémorragie vitale ?

L’implant cochléaire n’est pas une solution miracle, loin de là. Et ce ne sont pas les médecins mais les patients eux-mêmes qui, lorsque l’implant est pleinement fonctionnel, délaissent souvent la LSF car il faut avouer qu’il s’agit d’un mode de communication moins facile et universel que l’oralisme. C’est humain d’aller vers la solution la plus facile et qui ouvre le plus de portes.

 

Dans tous les cas, j’ai été un peu perturbé par la discussion autour de l’implant qui a été à mon avis très clairement diabolisé et était hors sujet (quel est le rapport avec la déprivation langagière ?). Les jeunes parents d’enfants sourds profonds sont souvent dévastés par ce diagnostic et un peu perdus. Le parcours de soin et lourd et compliqué. On leur demande de faire des choix et s’ils regardent cette vidéo ils seront certainement convaincus que c’est une hérésie d’implanter leur enfant et qu’il est tellement mieux de les orienter vers la LSF. Ce n’était pourtant pas l’objet il me semble de votre conférence.

Se renseigner sur le sujet et inviter des patients implantés (qui restent les principaux concernés) aurait été peut-être judicieux pour avoir un autre discours. Y en avait-il dans les spectateurs de votre conférence ?

Pour en finir avec ce point, je dirai que l’implant cochléaire du jeune enfant est une question polémique et nous n’arriverons pas, je crains, à réunir tout le monde sur un consensus. La situation est éminemment complexe, elle doit être traitée au cas par cas entre médecins, psychologues, orthophonistes, généticiens et bien sûr en impliquant les parents. Il faut, comme vous le faites si bien dans la plupart de vos vidéos et conférences, exposer tous les arguments sans être partisan. Dans la conférence il me semble que cela n’a pas été fait…

 

  1. La LSF est LA solution

Ne nous méprenons pas, la LSF reste une solution formidable pour permettre aux populations sourdes profondes qui refusent les solutions apportées ou pour celles qui n’ont pas d’autres solutions pour communiquer. Après soyons réalistes, cela concerne 100 000 personnes en France soit 0.15% de la population française, 1% de la population sourde française, et 30% de la population sourde profonde…

Apprendre la LSF est très difficile… vous l’avez-vous-même signalé. Il faut en moyenne 300 à 500 heures d’apprentissage pour espérer la parler correctement car la syntaxe et les schémas neuronaux sont très spécifiques. De la même façon qu’il est difficile à un patient sourd signant d’appréhender le français, la réciproque est également vrai. Il me paraît totalement utopique d’initier 67 600 000 français à la LSF ce qui serait la solution à une intégration parfaite…

Et d’ailleurs pourquoi ne serait-ce pas la même problématique avec la population pure anglophone, arabophone, roumanophone, ukrainophone, sinophone… qui représentent finalement des minorités bien plus représentées dans la population française et sont parfois tout aussi exclues.

On voit tout à fait cela pour en revenir aux enfants présentant une surdité profonde bilatérale congénitale. Généralement seuls les parents (voire même 1 seul parent) font l’effort d’apprendre cette nouvelle langue pour leur enfant. L’entourage proche peut faire de même mais reste souvent moins impliqué, ce qu’on ne peut vraiment pas lui reprocher. L’enfant est donc élevé en cercle extrêmement fermé au monde extérieur jusqu’à ce qu’il rejoigne la communauté sourde signante pour se sentir un peu socialement intégré.

Il est évident qu’il faut éduquer et sensibiliser la population générale à ce sujet mais ne soyons pas utopiques…la plupart des gens ne pourront pas faire l’effort d’aller vers la LSF (intérêt, coût financier, temps, difficultés…)

Les solutions sont multiples et complexes. La LSF est indéniablement une piste pour aider les patients sourds mais elle reste une solution imparfaite lorsqu’elle est promue seule (tout comme l’implant cochléaire).

 

En entendant parfois Vled et Mme Lemenuel je me suis fait la réflexion qu’ils se trouvaient un peu dans une sorte de « bulle de filtres ». Heureusement que Thomas apportait de temps en temps une approche différente pour nuancer certains de leurs propos. Cela dit je pense peut-être que de mon côté je suis également dans ma propre « bulle de filtres ». Cela m’a donc fait beaucoup de bien d’écouter votre conférence et m’a fait me remettre en question sur certains aspects de ma pratique clinique ou sur quelques idées préconçues que je tâcherai d’améliorer à l’avenir ! Il n’y a pas lieu de s’opposer, nos avis sont complémentaires et ont finalement le même but, le bien des sujets malentendants.

 

Enfin juste un mot sur le syndrome de privation langagière qui donne le nom à votre conférence. Je trouve dommage qu’il n’ait été finalement que peu développé dans la conférence et que l’accent ait été mis plutôt sur les points abordés plus haut.

Je suis resté un peu sur ma faim car il s’agit d’un axe de recherche actuel très « en vogue », encore peu documenté (voilà peut-être pourquoi il a été difficile à Mme Lemenuel de le définir précisément). Pour exemple sur Pubmed (Medline) on retrouve seulement 76 occurrences à la recherche « language deprivation syndrom ». Les publications sur le sujet sont peut-être davantage accès sur la psychologie ce qui explique la faible littérature scientifique médicale.

Il faut toujours se méfier des sujets « à la mode » tant qu’ils ne sont pas bien documentés dans la littérature scientifique et je reste donc pour l’instant très attentif à l’évolution de ce syndrome. En attendant il est certain que le phénomène décrit dans votre conférence est bien ressenti dans la pratique quotidienne.

 

Pour côtoyer des milliers de patients par an qui souffrent de surdité, je ne peux cependant qu’abonder dans le sens de nombreux aspects présentés par Mme Lemenuel et Vled dans la conférence. Je ne partage donc pas votre avis sur certains points et j’estime que mes propos (qui seraient je pense les mêmes que beaucoup de mes collègues ORL spécialisés en surdité) s’appuient sur des années d’études et d’expérience, théorique et pratique, ainsi que sur la littérature scientifique. J’ai tendance à râler un peu depuis le début de ma lettre mais ne vous méprenez pas je reste très bienveillant à votre encontre, y compris à celle de Mme Lemenuel.

Mon propos était un trop long pour être mis en commentaires sous la vidéo Youtube voilà pourquoi j’ai préféré vous le faire parvenir par mail. L’autre raison est que certaines personnes ou associations prônant comme un étendard la LSF comme meilleure et seule solution pour les patients sourds peuvent être assez virulentes (sur les réseaux et dans la vrai vie). Nous avons assez de difficultés dans notre pratique clinique professionnelle pour avoir à gérer ces problèmes en plus. La grande majorité des gens défendant la LSF le font heureusement de manière tout à fait adaptée, comme Mme Lemenuel, et il ne s’agit que d’une minorité agressive. Mais vous êtes bien placé je pense pour savoir qu´un petit groupe d’individu peut pourrir le débat et la vie…

 

Je citerais Kant (1724-1804) pour finir : « Ne pas voir sépare l’Homme des choses. Ne pas entendre sépare l’Homme des hommes ». Les patients sourds sont isolés, fragiles et il faut grouper nos forces pour les aider. Médecins, orthophonistes, psychologues, politiques, associations… Votre projet d’ouvrir la zététique à ces populations me paraît formidable ! Bravo encore à vous (et tout particulièrement à Vled) pour cette initiative.

Continuez comme vous êtes, ne changez rien et tenez bon ! On a besoin de gens comme vous c’est une certitude.

Très cordialement

Des bisous 😊

 

Témoignage reçu par email, diffusé en accord avec l’autrice.

Je vous écris suite à l’émission sur les pseudo-sciences dans le milieu professionnel.

Je suis prof des écoles et effarée de voir comme les pseudo-sciences et pseudo-médecines sont mises à l’honneur dans l’Education Nationale. C’est valable à la fois dans nos formations obligatoires, et dans les propositions d’intervention de personnes extérieures dans les classes, personnes « validées’ par des Inspecteurs localement, et qui n’ont pas pourtant pas tellement de légitimité pédagogique (massage bien-être, yoga, sophrologie, etc…).

J’ai énormément de collègues qui ne voient aucun problème à cela, pas plus que les Inspecteurs, pourtant censés être garants de la laïcité. La question de la laïcité du yoga est d’ailleurs toujours éludée : « Oh, là là mais c’est pas vraiment le yoga spirituel comme tu dis là…. Non, ce qu’on fait, c’est des étirements et de la relaxation, quoi !… » Alors eh bien appelons ça des étirements, ma parole !

 

J’étais déjà bien remontée contre toutes ces pratiques, et voilà-t-y pas que j’ai décidé de m’inscrire sur Préau, un genre de « Comité d’Entreprise » ministériel, qui donne accès à une plateforme de formation en ligne, type MOOC, la plateforme SKILLEOS. Et là, gros choc : en plus des formations attendues en bureautique/langue vivante etc., je tombe sur une offre d’une centaine de cours en bien-être : développement personnel, méditation, PNL, loi d’attraction, relaxation biodynamique et j’en passe…

   

 

J’ai contacté la plateforme Préau, qui est donc financée par l’Education Nationale, pour savoir ce qu’ils en pensaient, mais un mois plus tard je n’ai toujours pas de réponse. Je les ai relancés ce jour.

 

Je cherche comment il est possible de contacter les référents laïcité des académies. Le seul moyen que j’ai trouvé, c’est le « fait établissement », ou déclaration d’une atteinte à la laïcité type port de signe ostentatoire ou discours pro-attentat…

Je suis dans l’Académie de Rennes, et je vais prochainement subir une formation de 3h la semaine prochaine sur « le bien-être à l’école », une intervenante est prévue, seul son nom est donné, j’ai dû rechercher de qui il s’agissait. C’est donc une IA-IPR (Inspectrice dans le secondaire) en Sciences de la Vie et de la Terre… et formatrice en sophrologie, qui vient nous parler du bien-être. Je suis perplexe devant ce mélange des genres.

 

Article invité

L’auteur de ce billet m’a proposé son analyse des produits et surtout des discours derrière le laboratoire Nutergia qui vend fort cher des compléments alimentaires aux vertus probablement inexistantes à un public abusé par des promesses de bien-être. Le domaine de la santé a toujours été un terreau fertile pour les boniments. Seule notre vigilance collective peut nous prémunir contre les arnaques et surtout contre les terribles effets que les croyances anti-scientifiques ont sur les choix thérapeutiques de celles et ceux que nous aimons.

Acermendax

 

INTRODUCTION : Comment j’ai découvert le laboratoire NUTERGIA

J’accompagne une amie dans une grande pharmacie de centre-ville. Mon amie demande une suspension buvable à base d’alginate et de bicarbonate de sodium, produit qu’elle a l’habitude de consommer pour des problèmes digestifs. À ces mots, le visage de la pharmacienne s’illumine. Elle désigne un présentoir en carton posé sur le bord du comptoir, dans lequel sont alignées des boîtes d’un nouveau produit appelé « Ergygast » du laboratoire Nutergia. Un produit pour les problèmes digestifs justement. La pharmacienne précise qu’il est plus cher que celui que mon amie demandait mais qu’il est naturel, à base de plantes. Elle insiste lourdement sur cet aspect naturel. Mon amie hésite, dit qu’elle est habituée à son médicament à base de bicarbonate de sodium. La pharmacienne consent à lui en chercher une boîte mais revient à la charge, vantant une nouvelle fois les mérites du nouveau produit « naturel ». Elle avoue avoir suivi une formation à ce sujet. Finalement mon amie cède, accepte d’acheter une boîte de ce remède miraculeux pour le tester. Il coûte deux fois plus cher que son bon vieux bicarbonate, mais qu’importe, ce doit être le prix du « naturel »…

1. Les sources d’inspiration de Claude Lagarde, le fondateur de Nutergia

Surpris par l’insistance de la pharmacienne  qui me fait penser à de la vente forcée, je décide, de retour chez moi, de me renseigner sur le laboratoire Nutergia.

C’est un certain Claude Lagarde, pharmacien biologiste qui l’a créé en 1989. Dans une vidéo promotionnelle du site internet del’entreprise1, il évoque son parcours et ses sources d’inspiration. Le décor de l’interview n’a pas été choisi au hasard. Claude Lagarde est filmé au cœur d’une nature verdoyante, au bord d’un lac. Au cours de la vidéo, on le voit cueillir une feuille d’arbre, respirer bruyamment le bon air de la campagne. Je repense aussitôt à la dimension « naturelle» si lourdement mise en avant par la pharmacienne.

Claude Lagarde évoque les congrès qu’il a fréquentés à la fin des années 1980 où il a vu qu’il y avait un intérêt de la part des « homéopathes et des médecins nutritionnistes pour une approche nutritionnelle de la santé. ». Quand on l’interroge sur les «rencontres déterminantes» qu’il a faites, il nomme Catherine Kousmine qu’il a connue en Suisse en 1988 ainsi que Jean Seignalet. Commençons donc par regarder du côté de ses sources d’inspiration…

1.1 Catherine Kousmine et sa fondation

KOUSHMINE, CATHERINE 1989 © ERLING MANDELMANN

Catherine Kousmine (1904-1992) médecin suisse d’origine russe, est présentée par Wikipédia comme l’une des fondatrices de la « médecine orthomoléculaire » discipline prônant l’idée qu’une alimentation saine permettant de guérir le cancer ou la sclérose en plaques. L’encyclopédie en ligne précise toutefois que ses travaux n’ont pas été validés par la communauté scientifique et que ses publications, si elles ont connu un certain succès, ont été largement critiquées par les chercheurs.

Le site internet de la fondation Kousmine, en revanche, est très hagiographique sur les découvertes de celle qui est appelée la « grande dame ». On peut y commander des livres, s’inscrire pour des formations ou encore acheter de « l’huile Kousmine » et des compléments alimentaires fabriqués par le laboratoire Nutergia (capture d’écran ci-dessous).

À noter que Claude Lagarde fait partie des membres d’honneur de la fondation Kousmine International, parmi lesquels on retrouve aussi :

Françoise Wihelmi de Toledo : médecin suisse qui vante les mérites du jeûne thérapeutique à la télévision et dans la presse. Elle est directrice des cliniques Buchinger-Wilhelmi qui proposent des cures de jeûne.

Jean-Pierre Lablanchy : psychiatre, épinglé pour une affaire de plagiat d’articles scientifiques, au profit du site de l’association Chronimed, fondée par le Pr Luc Montagnier et qui prône entre autres les principes de l’homéopathie et la théorie de la mémoire de l’eau 2.

Éric Menat : médecin homéopathe, défenseur de Didier Raoult et de l’hydroxychloroquine dans le traitement de la covid-19 3.

Alain Bondil : médecin homéopathe qui promeut l’utilisation de la méthode Kousmine dans le traitement de la sclérose en plaques 4.

Luc Moudon : médecin suisse fondateur de la société Vimuneco, spécialisée comme Nutergia dans la fabrication et la vente de compléments alimentaires 5. Son CV indique qu’au « au cours de son expérience sur le continent australien, il a obtenu des certificats prestigieux en médecine traditionnelle chinoise (acupuncture) et en homéopathie».

Philippe Gaston-Besson : médecin, il est l’auteur du livre « La crème Budwig, le petit déjeuner-santé » 6. Au sujet de cette crème, on lit dans le rapport de la Miviludes daté de 2010 7 :

D’après la Miviludes, cette méthode sans fondement scientifique ni preuve d’efficacité a été liée à de nombreux cas d’abus de faiblesse envers des patients. Le site du laboratoire Nutergia en vante néanmoins les mérites et dévoile même les secrets de sa recette…

1.2 Jean Seignalet et son curieux régime

Claude Lagarde présente Jean Seignalet (1936-2003) comme un ami qu’il a connu au laboratoire d’hématologie de Montpellier dans les années 1970. Seignalet s’écarte de son domaine de recherche initial pour se consacrer à la nutrition à partir de 1985. Il défend alors le régime crudivore de Guy-Claude Burger dont il rédige la préface de l’ouvrage « Instinctothérapie, manger vrai » en 1990. Il y écrit :

« J’ai fait la connaissance de Guy-Claude Burger en 1983, à l’occasion d’une conférence qu’il donnait à Montpellier. Je fus frappé par son intelligence, sa culture, la mesure de ses propos et très intéressé par la théorie surprenante qu’il présentait. Pendant deux heures, je le mitraillai de questions concernant la biochimie, la génétique et l’immunologie, branches qui me sont familières. Il me répondit à tout de manière satisfaisante et je ne découvris aucune faute dans son exposé. Cinq ans après, malgré une étude attentive et détaillée de ses publications, je n’ai toujours pas décelé de faille. […] Si j’ai accepté de rédiger cette préface, c’est parce que j’ai la conviction que les travaux de Burger se rattachent à la médecine classique. En effet, comme celle-ci, l’instinctothérapie repose sur une démarche scientifique rigoureuse. » 8

GUY-CLAUDE BURGER 1976 © ERLING MANDELMANN

Pourtant, contrairement à ce qu’affirme Seignalet, l’instinctothérapie n’a jamais reçu la moindre validation scientifique. Cette théorie douteuse invite à revenir à un mode d’alimentation primitif, proche de celui des hommes de la Préhistoire. Elle privilégie les aliments « originels », c’est-à-dire crus, non assaisonnés ni mélangés. Guy-Claude Burger (en photo ci-dessus) a été condamné en 1987 pour exercice illégal de la médecine. En 1995, sa Fédération internationale pour le développement de l’alimentation instinctive (FIDALI), a été épinglée par la Commission d’enquête parlementaire sur les sectes 9. Sous le nom de « métapsychanalyse » Burger a étendu ses théories instinctives au domaine de la sexualité en faisant notamment l’apologie de la pédophilie qui permettrait d’accéder à des « visions extra-sensorielles ». Présenté comme un gourou par les experts psychiatres lors de son procès, il a été condamné en 2001 pour viol sur mineurs 10.

Bien sûr, les crimes de Guy-Claude Burger ne peuvent être imputés à Jean Seignalet mais le manque de discernement de ce dernier sur « l’instinctothérapie » amène toutefois à se poser quelques questions. Seignalet a repris à son compte bien des postulats de Burger pour le régime hypotoxique qui porte son nom. L’efficacité de ce régime n’a jamais fait l’objet d’aucune démonstration sérieuse et certaines de ses allégations, telles que « l’encrassage des cellules » sont scientifiquement infondées11. Dans un article de son site officiel daté de 2014, le très controversé Pr Henri Joyeux fait l’éloge de Jean Seignalet et de son régime dont il défend lui-même certains principes 12.

1.3. Claude Lagarde et la médecine non conventionnelle

Claude Lagarde apparaît comme l’une des principaux tenants des médecines dites alternatives en France. Le 1er avril 2017 (la date retenue est cocasse) il a participé à Montpellier au Congrès « Santé de demain », journée de conférences autour de la question : « La pensée de l’homme crée-t-elle ses maladies? »

Sur le site de l’Institut pour la Protection de la Santé Naturelle (IPSN) on peut retrouver le programme de cette journée de réflexion (prix d’entrée : 69 euros, 49 euros pour les sympathisants de l’IPSN) :

Parmi les intervenants, on relèvera le nom de Jean-Bernard Fourtillan, découvreur par « révélation divine » de la valentonine qu’il a expérimenté de façon illégale dans une abbaye, sur des patients atteints de la maladie d’Alzheimer, aux côtés du Pr Henri Joyeux13. Ces essais cliniques sauvages lui ont valu une mise en examen en 2020. Fourtillan est aussi l’une des figures de proue des anti-vax et intervient dans le documentaire conspirationniste « Hold-up » dans lequel il accuse l’Institut Pasteur d’avoir créé le virus de la covid-19 de toutes pièces.

On peut aussi noter les noms de Konstantin Korotkov, promoteur de la médecine quantique et inventeur d’une caméra permettant de filmer les auras 14 ou encore celui de Jacques Collin, discipline de Jacques Benveniste le théoricien de la « mémoire de l’eau » (à ce sujet, voir les deux vidéos de la Tronche en biais consacrées à l’affaire Benveniste 15).

La belle affiche de ce congrès, nous renseigne assez clairement sur les fréquentations de Claude Lagarde. Voilà pour la galaxie qui gravite autour du fondateur de Nutergia. Examinons maintenant plus précisément ses positions et les qualités supposées des produits que vend son laboratoire.

2. La nutrition cellulaire active

Voici quelques extraits tirés du site de Nutergia, qui expliquent les principes de la nutrition cellulaire active, le principe clé du laboratoire.

« Dès le début des années 1990, Claude Lagarde a créé le concept de la Nutrition Cellulaire Active® (NCA). Toute la force de la NCA est de revenir à la source du bon fonctionnement de l’organisme, la cellule. Car notre santé se cache au cœur de nos cellules… »

« La pratique de l’agriculture intensive, l’appauvrissement des sols et la cueillette de fruits et légumes avant maturation sont autant de paramètres pouvant influencer le fonctionnement de nos cellules, en favorisant des déséquilibres ou des déficits en nutriments. Certaines vitamines et oligoéléments, en effet, sont moins présents dans les végétaux.

Nos cellules sont également soumises à des excès alimentaires : la consommation accrue ces dernières décennies en sucreries, aliments acidifiants et produits laitiers peut intoxiner celles-ci.

On constate aussi des phénomènes d’intoxication liés au tabac, à la polymédication, ainsi qu’à l’exposition aux pesticides, métaux lourds et ondes électromagnétiques. »

Capture d’écran du site de Nutergia

On peut noter que Claude Lagarde reprend ici la théorie de Jean Seignalet sur « l’encrassage des cellules », qu’il s’agit de « détoxiner » avant de pouvoir « reminéraliser l’organisme ». Certains arguments avancés dans la présentation du site n’ont pas de fondement scientifique. On ne trouve par exemple aucune étude montrant un impact délétère de l’agriculture intensive ou de la cueillette des fruits pas assez murs sur le bon fonctionnement de nos cellules… De même l’« intoxination » cellulaire liée aux produits laitiers n’a jamais été scientifiquement prouvée. C’est une allégation ancienne, déjà professée par Guy-Claude Burger et Jean Seignalet. Dans la lignée de « l’instinctothérapie », Lagarde reprend enfin l’idée qu’il faut consommer des aliments crus, affirmation nous l’avons déjà dit, jamais validée par l’expérience.

Claude Lagarde s’est exprimé devant le Centre Éthique international, en 2009. Sur la vidéo de son allocution, on voit assis derrière lui le Pr Henri Joyeux qui intervenait également ce jour là. Après après avoir exposé ses théories alimentaires, Lagarde termine son discours par une belle déclaration féministe :

«Gros problème sociologique: il faudrait que les femmes retournent à leurs fourneaux. [huées dans la salle] C’est un compliment que je vous fais. Les femmes étaient porteuses de vie. Ma mère faisait des repas extraordinaires et ma sœur a voulu travailler et elle ne fait plus des repas extraordinaires et puis ma femme non plus. C’est dommage. » 16

3. Efficacité des produits commercialisés par Nutergia.

Sur le site du laboratoire, on peut lire :

« L’équipe médico-scientifique est chargée de la conception des nouveaux produits, d’optimiser les formules existantes et de participer à la sélection d’ingrédients naturels de qualité en s’assurant de leur pertinence au niveau physiologique. Elle bâtit également les socles de la communication scientifique autour des produits. »

S’il évoque la « communication scientifique », le site ne renvoie en revanche vers aucune étude publiée dans des revues à comité de lecture pour prouver l’efficacité de ses produits.

J’ai tapé sur « Google Scholar » les noms de plusieurs membres de l’équipe médico-scientifique de Nutergia chargés de l’élaboration des médicaments. La plupart n’ont jamais publié le moindre article.

J’ai ensuite cherché « Ergygast », le produit « naturel » recommandé par la pharmacienne pour savoir s’il existait une étude à son sujet mais n’ai obtenu aucun résultat. On trouve pourtant les diagrammes suivants sur le site du laboratoire :

Nutergia affirme que ce test a été réalisé sur 60 personnes sujettes aux inconforts gastriques par un laboratoire indépendant. La moindre des choses serait de renvoyer vers le compte-rendu de cette étude et à son protocole. Un groupe témoin a-t-il été utilisé ? Je n’ai pas réussi à mettre la main sur cette étude. Le libellé des diagrammes indique par ailleurs que c’est uniquement le « ressenti » des patients qui a été pris en compte. Le laboratoire ne cherche pas à savoir si le médicament produit des améliorations physiologiques réelles mais se satisfait uniquement d’une évaluation subjective de son efficacité.

À titre de comparaison, une recherche sur « oscillococcinum » dans « Google Scholar » donne près de 1340 résultats. Certaines études sont financées par Boiron, d’autres indépendantes, mais le consommateur curieux peut au moins essayer de se faire son avis. Pour Nutergia, il faut croire le laboratoire sur parole.

4. Nutergia : un laboratoire pharmaceutique comme un autre ?

Nutergia est depuis les années 2010 dirigé par Antoine Lagarde, le fils du fondateur. Ce dernier a largement contribué à l’essor de l’entreprise qui, en 2020, compte 257 employés et génère un chiffre d’affaires de plus de 54 millions d’euros 17.

Capture d’écran du site de Nutergia

Le nouveau PDG a soigné l’image du laboratoire, en insistant sur l’ancrage local de la production, en Aveyron, et le respect de l’environnement. Les locaux flambant neufs, édifiés en 2018 sur des principes d’éco-construction, ont valu à Nutergia de recevoir en 2020 le Prix « Energie durable et climat » des Trophées de l’industrie durable décernés par L’Usine Nouvelle 18.

La presse locale – et parfois nationale – consacre régulièrement des articles qui louent la belle vitalité de l’entreprise. Si le succès commercial est indéniable et le souci de l’environnement une réalité, en revanche, l’efficacité des produits et les principes pseudo-scientifiques qui régissent leur conception, ne sont jamais questionnés. Depuis qu’il a repris les rênes de Nutergia, Antoine Lagarde a veillé à ne pas s’afficher publiquement à côté de personnalités clivantes comme pouvait le faire son père. Il se montre ainsi plus aisément dans les forums consacrés aux jeunes entrepreneurs dynamiques, plutôt que dans les colloques organisés par le Pr Joyeux.

Article de « La Dépêche du midi » daté du 5 mai 2021

Cette normalisation contribue à faire passer Nutergia, aux yeux du grand public, pour un laboratoire tout ce qu’il y a de respectable, soucieux de l’écologie, qui plus est. Mais pour le malade, existe-t-il un réel intérêt à avaler une pilule conçue de manière « éco-responsable » si ce qu’elle contient ne vaut pas mieux qu’un placebo ?

CONCLUSION

Comme nous l’avons vu, l’existence de Nutergia se base sur les théories de son fondateur, Claude Lagarde, qui ne sont étayées par aucune étude scientifique sérieuse. Les produits commercialisés par la marque, s’ils ne sont pas nocifs, n’ont à ce jour pas fait preuve de leur efficacité. La recommandation appuyée de tels produits par des pharmaciens qui ont participé à des stages organisées par le laboratoire est une pratique qui doit amener les personnes tentées par ces alternatives à la plus grande vigilance. De même que l’homéopathie est très souvent banalisée dans les officines pharmaceutiques, il faut faire preuve d’esprit critique face aux nombreux compléments alimentaires qui envahissent les rayons libre-service. Derrière l’étiquette du « naturel », c’est un business très lucratif qui se joue.

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Sources et références

1 https://www.youtube.com/watch?v=FwQAznfypxM (consulté le 2/07/2022)

5 https://vimuneco.com/ (consulté le 2/07/2022)

8 Guy-Claude Burger, Instinctothérapie, manger vrai, Monaco, Éditions du Rocher, 1990, « Préface »

Il est très compliqué d’appeler à la vigilance envers les possibles effets de mode des troubles psychologiques sur les réseaux numériques sans, dans le même temps, donner l’impression de chercher à faire la chasse aux personnes qui mentiraient sur leurs troubles pour attirer l’attention ce qui en soi peut être un signe de trouble, d’ailleurs). Alice m’a proposé de relever ce défi et a patiemment construit ce billet pour appeler à plus de mesure, de prudence et de considération. Vous y trouverez beaucoup d’informations sourcées pour vous aider à vous faire un avis sur les nombreux témoignages qui, parfois, suscitent notre incrédulité. Peut-être réussirons-nous à faire preuve d’un scepticisme méthodique qui ne vire pas à la négation des vécus.

Acermendax

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Depuis quelques années, de plus en plus d’articles scientifiques se penchent sur la présentation et la prévalence des troubles mentaux sur les réseaux sociaux, notamment sur TikTok et YouTube. La surreprésentation de symptômes considérés comme atypiques pour les troubles revendiqués inquiète la communauté médicale, et le phénomène observé a été appelé une “épidémie” : en effet, les symptômes présents dans les vidéos semble se propager à une partie de ceux qui les visionnent (9)(14)(15)(18).

Un des troubles les plus revendiqués est le Syndrome de Gilles de la Tourette (SGT), que ce soit en ligne ou dans les cliniques spécialisées. Cependant, la documentation scientifique nous indique que bien souvent, il s’agit plutôt de ce qu’on appelle des “tics fonctionnels”. Ces tics peuvent s’apparenter au SGT, mais diffèrent entre autres par la population affectée et l’origine des symptômes.

On notera par exemple que les tics fonctionnels touchent principalement des jeunes filles et des jeunes femmes entre 12 et 25 ans, avec comme comorbidités les plus courantes l’anxiété et la dépression, et que les tics apparaissent soudainement et sont généralement complexes dès leur apparition. Le SGT en revanche touche les hommes et les garçons trois fois plus souvent, apparaît graduellement à partir de la petite enfance en commençant par des tics simples, et si les troubles anxieux et dépressifs sont des comorbidités relativement courantes, elles le sont beaucoup moins que le trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (18).

Dans la majorité des cas observés, les tics fonctionnels étaient précédés par une consommation de contenu en ligne présentant des symptômes similaires ou, dans de nombreux cas, exactement les mêmes symptômes (par exemple le fait de prononcer le même mot)(8)(9)(14)(15)(16)(18). Il semble donc s’agir d’un trouble contagieux qui peut être transmis via les médias sociaux, en particulier YouTube et TikTok, ce qui est inquiétant étant donné l’impact sévère sur la vie des personnes concernées. Nous reviendrons plus tard à cette idée de contagion sociale.

Obtenir le diagnostic adapté n’est pas simplement une question de vocabulaire : les deux troubles se gèrent de façons différentes. Notamment, les traitements médicamenteux, qui peuvent être utilisés pour traiter le SGT, n’ont pas d’effet primaire démontré sur les tics fonctionnels(6) et la thérapie la plus efficace pour traiter un SGT est l’Intervention Comportementale Globale pour les Tics(17).

Par contraste, une simple discussion du diagnostic peut mener à l’amélioration ou même la disparition des tics fonctionnels dans une partie des cas(15). Dans les autres cas, le traitement le plus efficace démontré à ce jour est la Thérapie Cognitivo-Comportementale (TCC)(11)(20)(14).

Il convient cependant de noter qu’il existe un chevauchement entre les symptômes des deux troubles, et qu’il est également possible de les cumuler(6)(20). Il est donc d’autant plus important de se tourner vers un spécialiste pour obtenir un diagnostic adapté.

 

Un autre trouble très représenté sur les réseaux sociaux est le Trouble Dissociatif de l’Identité (TDI). Il s’agit d’un trouble qui apparait dans la petite enfance suite à des traumas répétés et/ou prolongés. L’enfant se dissocie afin de se protéger de ces traumatismes, cependant il ou elle n’a pas encore de sens du soi. Vers l’âge de six ans, au lieu de former une identité complète, il ou elle combine ces fragments dissociés en ce qu’on appelle des parties (ou alters) : des fragments de personnalité plus ou moins développés qui ont chacun un sens du soi séparé(12). On parle d’hôte pour le fragment le plus proéminent, qui “héberge” les alters.

En plus de cette discontinuité du soi, le TDI est également caractérisé par des épisodes récurrents d’amnésie dissociative. Cette amnésie porte le plus souvent sur des moments de la vie de tous les jours où un autre alter est “aux commandes”, mais peut porter sur des événements importants comme un mariage ou la naissance d’un enfant, ou sur des épisodes traumatiques(1).

 

Les personnes souffrant de TDI éprouvent une détresse et/ou un handicap importants. On estime qu’entre 60% et 80% des personnes diagnostiquées avec un TDI on fait une ou plusieurs tentatives de suicide(3)(13) et que 78% d’entre elles ont eu des comportements autodestructeurs non-suicidaires(13).

L’origine traumatique du TDI fait désormais consensus dans la communauté scientifique, mais cela n’a pas toujours été le cas. L’hypothèse rivale était celle d’un “Fantasy Model”, modèle selon lequel le TDI se formerait suite à un désir de fuir la réalité et reproduirait les symptômes observés dans les représentations culturelles. Les études les comparant ont conclu à la validité du modèle traumatogène, cependant elles n’ont pas exclu que le modèle psychogène puisse s’appliquer à une minorité des cas(3)(10). Cela pourrait correspondre à une version fonctionnelle du TDI, que j’appellerai ici multiplicité fonctionnelle.

Nous avons vu avec les tics fonctionnels que le traitement est différent de celui du SGT. Pour ce qui est des TDIs, cette différence serait encore plus importante : en  effet, la prise en charge d’un TDI se fait principalement à travers l’intégration des traumatismes infantiles afin de réduire la souffrance du patient. Or, la multiplicité fonctionnelle diffèrerait principalement du TDI par l’absence de tels traumatismes. 

D’après Christensen(5), on peut distinguer trois groupes de personnes multiples : celles qui présentent un TDI typique, celles qui présentent un “TDI non-traumatique” qui pourrait correspondre à une multiplicité fonctionnelle, et finalement les personnes multiples sans trouble. Pour ces dernières, la multiplicité serait une identité et non pas un symptôme. Ce troisième groupe n’est pas reconnu officiellement et cette chercheuse est la seule à en parler. Je ne peux donc ni confirmer ni infirmer la valeur scientifique de la multiplicité en tant qu’identité, cet avis ne faisant pas consensus. Dans tous les cas, s’il ne s’agit pas d’un trouble, aucun diagnostic ni traitement n’est nécessaire, je ne m’étendrai donc pas davantage sur ce sujet.

 

Parenthèse sur les “faux troubles” : les personnes qui font semblant d’avoir des symptômes existent très certainement, mais il est difficile voire impossible de savoir de qui il s’agit, et quand bien même le saurions-nous, il n’y aurait aucun avantage à les pointer du doigt. Je vous demanderai donc, s’il vous plait, de ne faire aucune chasse aux “faux troubles”, quels qu’ils soient. Au mieux, ça ne servirait à rien. Au pire, vous risquez de harceler une population déjà vulnérable et victimisée. Seul un médecin peut poser un diagnostic, et cela prend souvent des années. Laissez les gens tranquilles, s’il vous plait. Fin de parenthèse.

 

Les troubles fonctionnels ne sont pas une découverte récente, mais jusqu’à il y a peu la contagion observée, s’il y en avait, était toujours locale. On note désormais une propagation internationale des symptômes, sans qu’il y ait besoin de proximité physique avec quelqu’un présentant les symptômes “attrapés”. Les termes proposés pour décrire ce phénomène incluent “mass psychogenic illness that is disseminated by social media“ (“Maladie psychogène de masse disséminée par les médias sociaux”)(14), “mass social media-induced illness” (maladie de masse induite par les médias sociaux)(15) et Social Media Associated Abnormal Illness Behavior” (Comportement maladif anormal associé aux médias sociaux”)(7).

Cette contagion n’a pas seulement une portée internationale (les seules limites étant l’accès au contenu en ligne et la connaissance de la langue) elle est également extrêmement rapide : d’après Müller-Vahl et al.(15), les premiers cas de tics fonctionnels imitant un influenceur allemand se sont présentés dans leur clinique 3 mois seulement après la création de sa chaine YouTube

YouTube existe depuis 2005, TikTok depuis 2016. Pourquoi n’assistons-nous à une telle vague que maintenant ? Une hypothèse est que la pandémie de COVID-19 serait en cause(9)(15). D’une part, la pandémie en elle-même était un facteur d’anxiété et surtout de dépression, au moins durant les premiers mois(2)(19)(21). D’autre part, les confinements ont conduit à plus de solitude, ce qui a mené à davantage d’utilisation des réseaux sociaux(4). Nous nous serions donc retrouvés avec une population plus vulnérable, mais également plus exposée.

 

Il nous faut toutefois faire preuve de beaucoup de prudence : les tendances que j’ai décrites s’appliquent à des groupes et ne nous informent pas sur les cas particuliers.

Non seulement l’anxiété  et la dépression ne sont-elles pas toujours présentes chez les personnes souffrant de troubles fonctionnels, mais il s’agit de comorbidités courantes dans de nombreux autres troubles, y compris le SGT et le TDI. Pour ce dernier, il s’agit même des comorbidités les plus fréquentes, avec le syndrome de stress post-traumatique(1)De plus, la pandémie et les confinements ont pu agir comme déclencheurs pour des troubles qui ne sont pas pour autant fonctionnels, et le fait de développer des symptômes similaires à ceux d’un influenceur n’exclut pas l’hypothèse d’un trouble déjà présent et simplement aggravé par le contenu visionné.

Il est donc important de ne pas chercher à poser une étiquette sur les troubles des autres, et dans une certaine mesure sur les siens non plus. L’autodiagnostic est utile ; il peut même être essentiel pour prendre conscience que nous avons besoin d’aide et se tourner vers un professionnel. Mais un autodiagnostic n’est pas forcément correct, et il ne faudrait pas y être si attaché que l’on refuserait des soins qui pourraient nous soulager. À l’inverse, il est important pour les médecins d’écouter leurs patients avec respect et empathie, même s’ils doutent de leur diagnostic, afin d’éviter de s’acharner dans un traitement inadapté.

 

Les troubles fonctionnels ne sont pas de “faux” troubles. Il s’agit de troubles distincts mais réels, dont les symptômes ne sont pas simulés, et dont l’existence fait consensus(1). Le neurologue Victor W. Mark remarque cependant que même les médecins, qui devraient pourtant être plus avisés, font parfois cette erreur et peuvent aller jusqu’à éprouver du ressentiment envers leurs patients. Mark met ses collègues en garde contre cette attitude qui manque cruellement de compassion. Il rappelle également que les patients qui ne sont pas traités de façon adéquate risquent de rejeter la médecine et de rester sans traitement ou de se tourner vers des méthodes de soin alternatives inefficaces voire potentiellement dangereuses(14).

Les troubles mentaux restent stigmatisés, y compris dans la communauté médicale, et ne sont pas toujours pris au sérieux. Cela met à mal la confiance cruciale entre patients et médecins. Les conséquences sont pourtant très graves : errance médicale, retards de traitement, souffrance et pertes de chances. En moyenne, une personne souffrant de troubles dissociatifs ne reçoit un diagnostic correct qu’au bout de 5 à 12 ans de traitement et après avoir vu au moins 6 praticiens. Ces chiffres sont encore plus élevés pour le TDI spécifiquement. Durant ces années, les symptômes tendent à s’aggraver et d’autres troubles comme des addictions peuvent se développer. Un diagnostic rapide et adéquat permet au contraire de réduire la durée du traitement, le taux d’automutilation, et le risque d’être victime de nouveaux traumatismes(3).

 

J’encourage donc celles et ceux qui le peuvent à prendre rendez-vous avec un professionnel pour les guider et les accompagner. Je comprends la méfiance envers les médecins en général et les psychiatres en particulier : beaucoup d’entre eux ont manqué à leurs devoirs et je sais que je ne suis pas la seule à m’être sentie “punie” lorsque j’ai divulgué mes souffrances psychologiques. La communauté médicale doit continuer de s’améliorer et de se former sur ces sujets délicats, mais je ne pense pas que nous puissions nous permettre d’attendre que cela arrive avant de demander de l’aide. Il n’y a aucune honte à en avoir besoin.

Prenons soin de nous.

 

Alice (Avistew)

 

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Références :

  1. American Psychiatric Association. (2022). Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5th ed., text rev.)
  2. Barendse, M.E., Flannery, J., Cavanagh, C., Aristizabal, M., Becker, S.P., Berger, E., …, Pfeifer, J.H. (2022). Longitudinal Change in Adolescent Depression and Anxiety Symptoms from before to during the COVID-19 Pandemic. Journal of Research on Adolescence. https://doi.org/10.1111/jora.12781
  3. Boyer, S. M., Caplan, J. E., & Edwards, L. K. (2022). Trauma-Related Dissociation and the Dissociative Disorders: Neglected Symptoms with Severe Public Health Consequences. Delaware journal of public health, 8(2), 78–84. https://doi.org/10.32481/djph.2022.05.010
  4. Cauberghe, V., Van Wesenbeeck, I., De Jans, S., Hudders, L., & Ponnet, K. (2021). How Adolescents Use Social Media to Cope with Feelings of Loneliness and Anxiety During COVID-19 Lockdown. Cyberpsychology, Behavior, and Social Networking, 24(4). https://doi.org/10.1089/cyber.2020.0478
  5. Christensen, E. M. (2021) The online Community: DID and plurality. European Journal of Trauma & Dissociation, 6(2) 100257 https://doi.org/10.1016/j.ejtd.2021.100257
  6. Ganos, C., Martino, D.,  Espay, A. J., Lang, A. E., Bhatia, K. P., Edwards,, M. J. (2019) Tics and Functional tic-like movements: Can we tell them apart? Neurology, 93(17) 750-758. https://doi.org/10.1212/WNL.0000000000008372
  7. Giedinghagen, A. (2022). The tic in TikTok and (where) all systems go: Mass social media induced illness and Munchausen’s by internet as explanatory models for social media associated abnormal illness behavior. Clinical Child Psychology and Psychiatry. https://doi.org/10.1177/13591045221098522
  8. Hull, M., Parnes, M., & Jankovic, J. (2021) . Increased Incidence of Functional (Psychogenic) Movement Disorders in Children and Adults Amid the COVID-19 Pandemic : A Cross-sectional Study. Neurology Clinical Practice, 11(5) e686-e690. https://doi.org/10.1212/CPJ.0000000000001082
  9. Hull, M. & Parnes, M. (2021). Tics and TikTok: Functional Tics Spread Through Social Media. Movement Disorders Clinical Practice, 8(8), 1248-1252. https://doi.org/10.1002/mdc3.13267
  10. Kate, M.-A., Hopwood, T., & Jamieson, G. (2019). The prevalence of Dissociative Disorders and dissociative experiences in college populations: a meta-analysis of 98 studies Journal of Trauma & Dissociation, 21(1), 16-61. https://doi.org/10.1080/15299732.2019.1647915
  11. LaFaver, K., LaFrance, W. C., Price, M. E., Rosen, P. B., & Rapaport, M. (2020). Treatment of functional neurological disorder: current state, future directions, and a research agenda. CNS spectrums, 1–7. Advance online publication. https://doi.org/10.1017/S1092852920002138
  12. Loewenstein, R. J. (1994). Diagnosis, epidemiology, clinical course, treatment, and cost effectiveness of treatment for dissociative disorders and MPD: Report submitted to the Clinton Administration Task Force on Health Care Financing Reform. Dissociation: Progress in the Dissociative Disorders, 7(1), 3–11. 
  13. Loewenstein R. J. (2018). Dissociation debates: everything you know is wrong. Dialogues in clinical neuroscience, 20(3), 229–242. https://doi.org/10.31887/DCNS.2018.20.3/rloewenstein
  14.  Mark, V. W. (2021). Functional neurologic disorders and related disorders. MedLink Neurology. https://www.medlink.com/articles/functional-neurologic-disorders-and-related-disorders
  15. Müller-Vahl, K.R.,  Anna Pisarenko, A.,  Ewgeni Jakubovski, E., & Fremer, C. (2021) Stop that! It’s not Tourette’s but a new type of mass sociogenic illness, Brain, 145(2), 476–480. https://doi.org/10.1093/brain/awab316
  16. Paulus, T., Bäumer, T., Verrel, J., Weissbach, A., Roessner, V., Beste, C., & Münchau, A. (2021), Pandemic Tic-like Behaviors Following Social Media Consumption. Movement Disorders, 36(12) 2932-2935. https://doi.org/10.1002/mds.28800
  17. Pringsheim, T., Holler-Managan, Y., Okun, M. S., Jankovic, J., Piacentini, J., Cavanna, A. E., Martino, D., Müller-Vahl, K., Woods, D. W., Robinson, M., Jarvie, E., Roessner, V., & Oskoui, M. (2019). Comprehensive systematic review summary: Treatment of tics in people with Tourette syndrome and chronic tic disorders. Neurology, 92(19), 907–915. https://doi.org/10.1212/WNL.0000000000007467
  18. Pringsheim, T., Ganos, C., McGuire, J. F., Hedderly, T., Woods, D., Gilbert, D. L., Piacentini, J., Dale, R. C., & Martino, D. (2021). Rapid Onset Functional Tic-Like Behaviors in Young Females During the COVID-19 Pandemic. Movement disorders : official journal of the Movement Disorder Society, 36(12), 2707–2713. https://doi.org/10.1002/mds.28778
  19. Robinson, E., Sutin, A.R.,  Daly, M.,  Jones, A. (2022). A systematic review and meta-analysis of longitudinal cohort studies comparing mental health before versus during the COVID-19 pandemic in 2020. Journal of Affective Disorders, 296, 567-576. https://doi.org/10.1016/j.jad.2021.09.098
  20. Robinson, S., Bhatoa, R. S., Owen, T., Golding, K., Malik, O., & Hedderly, T. (2020). Functional neurological movements in children: Management with a psychological approach. European journal of paediatric neurology : EJPN : official journal of the European Paediatric Neurology Society, 28, 101–109. https://doi.org/10.1016/j.ejpn.2020.07.006 
  21. Tsamakis, K., Tsiptsios, D., Ouranidis, A., Mueller, C., Schizas, D., Terniotis, C., …, Rizos, E. (2021). COVID‑19 and its consequences on mental health (Review). Experimental and Therapeutic Medicine, 21, 244. https://doi.org/10.3892/etm.2021.9675
Nouvel exemple de l’entrisme sournois des pseudosciences dans le monde de l’entreprise. La cible : les managers.

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Le magazine Forbes fait la promotion dans cet article d’un charlatan dont le sabir vise à nous impressionner : « L’écriture permet donc de définir une formule tempéramentale au sens où Empédocle ou Hippocrate l’aurait compris. Elle définit ainsi la constitution de ses agrégats mentaux, émotionnels et instinctuels. »

Le « graphologue » passe l’interview à mélanger l’expertise d’identification d’une écriture (technique sérieuse) avec une typologie humaine comparable à l’astrologie : « [l’écriture] renseigne sur la logique, l’intuition, l’imagination, le réalisme et même sur le genre de mémoire: abstraite, concrète, sélective, objective, numérique, imaginale».

Au-delà de l’écriture, le charlatan décrypte les visages, comme le faisait autrefois la vieille phrénologie raciste, qu’il préfère aujourd’hui appeler morphopsychologie : « toute situation où le milieu ambiant est favorable va tendre à faire extravertir la personne ; tout milieu défavorable va tendre à l’introvertir. Ensuite, la personne peut introvertir ou extravertir des parties de son visage (au moins trois zones : frontale, nasale et buccale). Ce sont toutes ces différenciations qui vont montrer, en quelque sorte, si la situation de naissance, l’évolution familiale, éducative a été favorable. »

Devant des paroles énoncées avec aplomb, on commence par penser que l’expert sait de quoi il parle, on essaie de faire sens de ce qui est dit, et on est bien content d’avoir appris quelque chose. Hélas, si je me tourne vers mon ami François (de la chaine Primum Non Nocere) qui est chirurgien maxillofacial, et donc expert tout désigné, j’obtiens de sa part une immense alerte au bullshit.  Sur le prognathisme :

« Il y a une part génétique, et une part acquise en lien avec la croissance, la respiration, la croissance dentaire, la position de la langue, et, effectivement, des tractions musculaires. Les tractions musculaire ont clairement un lien avec la morphologie faciale c’est indéniable, mais la crispation musculaire aurait plutôt tendance a créer du rétrognathisme et pas du prognathisme. Mécaniquement ces affirmations sont au minimum présomptueuses et ne s’appuient sur rien de valide scientifiquement.»

Les élucubrations de Maxence Brulard pourraient être plaisantes par leur côté symbolique et subjectif, ne serait la finalité de la manœuvre : prétendre savoir des choses qu’on ne sait pas ; conseiller à grand frais les dirigeants de ce monde. Notre expert, d’ailleurs, est très fier de préciser : « Nombreux sont les capitaines d’industrie à avoir réorienté leur testament après investigations graphologiques de tous les ayant-droits potentiels ». Et la journaliste en a parfaitement conscience puisqu’elle est heureuse de nous dire que son expert « lève le voile sur les nombreux ressorts derrière ces actes du quotidien qui intéressent une multitudes d’acteurs : recruteurs, institutions judiciaires ou policières, spin doctors…»

Les pseudosciences du management visent à séduire des décideurs, en particulier ceux qui manquent d’une formation scientifique, et désireux de pouvoir s’appuyer sur des indicateurs lors de leur prise de décision. La présence de ces indicateurs leur apporte un sentiment de contrôle rassurant et les aide à assumer leurs choix. Mais c’est bien le seul bénéfice à en attendre, et ce au prix des conséquences de choix mal éclairés.

La superstition ne fait jamais long ménage avec les bonnes décisions.

Mendax
Un internaute que nous appellerons Max a souhaité faire part de sa mauvaise expérience avec un « atelier » proposé au sein de son entreprise.

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Internet et les réseaux sociaux n’ont pas l’apanage du développement des pratiques douteuses et de leurs prêcheurs.

Non. Comme si cela ne suffisait pas, ces derniers s’invitent dorénavant au sein même des entreprises, conviés par les services Qualité, Sécurité, Santé et Environnement eux-mêmes.

C’est ainsi que, lors d’une semaine dédiée à la sécurité dans mon entreprise, je vois apparaître, parmi une pléthore d’autres ateliers, le mot « automassage ». Depuis que je suis les chaînes et pages de la TeB, Defakator, Fact&Furious, Hervérifie et autres Debunker des Etoiles (et tant d’autres), mon sens de la détection de bullshit s’est considérablement affiné. Et à ce moment-là, il était en mode alerte… Je décide donc de m’inscrire à cet atelier, espérant me tromper sur le contenu réel de la séance mais ne me faisant pas trop d’illusions (l’atelier « automassage » étant placé entre les ateliers « cohérence cardiaque » et « naturopathie » …).

La « séance » a duré trois quart d’heure environ, avec une demie heure de massage effectif. Mes espoirs de découvrir une pratique scrupuleuse et scientifiquement valable se sont vite évanouis, et cela dès les premiers mots de la présentation. En effet, le massothérapeute nous a indiqué d’entrée de jeu que cette pratique permettait de rééquilibrer et redistribuer les énergies du corps. Le décor était planté…

Après avoir fait une liste des risques liés au stress au travail et des bienfaits apportés par le massage do-in (car c’est bien son petit nom), il nous a sorti quelques chiffres censés prouver l’efficacité de la méthode :

  • 55% de diminution du stress au travail,
  • Entre 60% et 70% (je n’ai plus les valeurs exactes en tête) d’amélioration de la productivité et du bien-être au travail,
  • réduction des TMS (troubles musculo-squelettiques)
  • Diminution du taux d’absentéisme.

Evidemment, tout cela posé sur un slide Powerpoint sans aucune source (« je laisse les managers et les salariés se rendre compte de cela eux-mêmes »). À ce moment-là, je ne désespérais pas que l’assemblée présente pour la séance ait les mêmes doutes que moi concernant ces premières annonces fracassantes. Lueur d’espoir rapidement soufflée quand une personne a répondu à la question « Savez[1]vous comment agit le massage ? » par un magnifique « En rééquilibrant les énergies du corps ».

Nul besoin de décrire l’ensemble de la séance, qui consiste :

  • À se masser (massouiller serait plus adapté) de la tête aux pieds,
  • À se tapoter certaines parties du corps (« Tapoter sur son crâne permet de détendre le cerveau » …),
  • À faire des acupressions (« Appuyer sur ‘insérez un endroit du corps’ permet d’agir sur ‘insérez un organe’ » ou encore « Ne pas appuyer trop fort entre le pouce et l’index après le repas, ça déclenche des vomissements » [Spoiler : Non]).

[Une anecdote concernant les acupressions : vous comprendrez que je fus très étonné lorsque ce monsieur nous a demandé de faire une acupression sur le Mont de Vénus …. Mais OUF, il avait confondu avec l’éminence thénar (le coussinet à la base du pouce sur la paume de la main). Pas très sérieux pour un masseur, les deux parties n’étant pas situées exactement au même endroit du corps humain.]

Tout l’ensemble emballé d’un discours sur les énergies à réharmoniser et sur les méridiens à activer (aucune explication sur ces fameux méridiens n’a été apportée. Après vérification, il s’agit d’un concept associant les énergies du Yin et du Yang à des organes du corps, dont certains n’existent même pas …), et évidemment agrémenté des désormais fameux sophismes d’appels à la nature et à la tradition (« Cette méthode est naturelle et issue de la médecine traditionnelle chinoise » pour prouver qu’elle ne peut que faire du bien).

Entendons-nous bien : je ne remets pas en cause le fait que se masser (ou être massé) peut faire le plus grand bien (au corps et à l’esprit). Ce que j’ai du mal à admettre en revanche, c’est le besoin d’assortir cette méthode d’élucubrations concernant les énergies et les méridiens. D’autant que le massothérapeute n’avait, semble-t-il, aucune réponse sérieuse à apporter aux questionnements des personnes de l’assistance. Par exemple, lors d’une acupression au centre de la paume de la main, une collègue a demandé quelle pouvait être la signification d’une douleur à cet endroit-là (douleur chronique visiblement). Silence gêné du massothérapeute et de son assistante, suivi d’une réponse qui m’a littéralement scotché : « Vous avez sûrement un déséquilibre énergétique », avant de passer fissa à la phase suivante du massage.

Je n’ose imaginer la somme que mon entreprise a dépensé pour faire venir ce monsieur toute la journée sur le site (sachant que ses séances coûtent 1€ la minute pour le massage, 70€ l’heure pour la réflexologie plantaire et 70€ l’heure pour un soin énergétique, soit au moins autant qu’un médecin spécialiste), mais je présume que ce chiffre resterait certainement en travers de la gorge de beaucoup de salariés dans une boîte où le moindre euro d’augmentation salariale est systématiquement refusé. Il me semble qu’une entreprise, dans son devoir de respect et de garantie de la santé de ses collaborateurs, devrait faire l’effort de convier de vrais acteurs de la santé pour de tels ateliers (diététicien(ne), kinésithérapeute, …) plutôt que des bonimenteurs new age adeptes de pseudomédecine. Je me suis promis l’année prochaine de participer à nouveau à ces ateliers. Je changerai juste une chose : je demanderai des preuves !

 

Max

La pandémie de covid 19, les drames humains et l’urgence qui s’y rattachent, sont propices aux controverses scientifiques et à la montée de la défiance. Des concepts barbares faisant douter des expertises scientifiques sont apparus dans le débat, comme « l’ultracrépidarianisme », qu’illustre de manière spectaculaire la « maladie du Nobel », ou encore « l’agnotologie », que le grand public a découvert en février 2021 avec le documentaire « La fabrique de l’ignorance » sur Arte.

Le contexte médiatique privilégie également des narrations de type « seul contre tous » ou « David contre Goliath », qui constituent un ressort psychologique puissant et attractif pour capter l’attention. Tout cela permet l’émergence de voix dissonantes face à une parole, qu’elle soit politique ou scientifique, perçue comme « officielle ».  Mais si l’opinion est désormais sensibilisée, et c’est une bonne chose, à l’enjeu des « lanceurs d’alerte », elle demeure désarmée pour déterminer si ceux-ci sont réels ou autoproclamés, œuvrant pour le collectif ou leur propre intérêt.

Les documentaires, devenus une arme majeure dans la guerre de l’information, sont particulièrement représentatifs de cet affrontement à l’œuvre pour gagner ou faire perdre la confiance en matière d’expertise scientifique. En novembre 2020, « Hold-Up, retour sur un chaos » et ses intervenants prennent la posture du « seuls contre tous » pour dénoncer un complot mondial. A l’inverse, « La face cachée de Didier Raoult » sur RMC Story en avril 2021 se donne pour objectif de faire la lumière sur le célèbre virologue.

Pour remporter l’adhésion autour de leur champion, leurs partisans sombrent par ailleurs souvent dans le « syndrome de Galilée ». L’exemple de l’illustre astronome prouverait qu’il est possible en science d’avoir raison contre tous, luttant contre la censure des puissants en mode « et pourtant elle tourne ». Outre que les contextes du XXIe et du XVIe siècles sont difficilement comparables, c’est méconnaître la réalité historique : l’église catholique à l’origine se montrait plutôt encline aux compromis avec les observations scientifiques, tant que l’interprétation de celles-ci ne remettaient pas en cause la théologie. Mais davantage qu’un adversaire désigné, la science s’était surtout retrouvée l’otage des guerres d’influences de l’époque.

Politiques d’abord entre les cités italiennes, avec Rome et le Pape d’un côté et Florence et le prince de Toscane (dont Galilée était le protégé) de l’autre. Et surtout religieuses entre catholicisme et protestantisme, l’église catholique étant en plein raidissement idéologique[1], dans une période marquée par la contre-réforme et la guerre de 30 ans. Scientifiquement, Galilée n’était par ailleurs pas parvenu à prouver complètement sa théorie[2], et donc à convaincre ses pairs. Enfin, le procès révèle également un affrontement personnel entre Galilée et le pape Urbain VIII, pourtant amis à l’origine[3]. Ceux qui reprennent l’exemple de Galilée ne rappellent donc pas une réalité historique complexe, mais sont au contraire victimes du « storytelling » autour de cette affaire, ce qui est assez paradoxal quand on constate leur volonté de lutter contre la censure et les manipulations…

Est-ce que cela signifie pour autant que le « seul contre tous » est impossible en sciences ? Qu’il n’existe pas de cas avéré de scientifique découvrant une vérité d’ampleur mondiale et décidant, pour sauver des vies, de sortir de son champ de compétences, d’affronter le déni de ses pairs ainsi que la puissance des lobbys ? Cela s’est effectivement déjà produit, avec par exemple Clair Cameron Patterson, considéré par certains comme « Le scientifique le plus important dont vous n’avez jamais entendu parler »[4].

Clair C. Patterson est pourtant l’un des plus grand scientifiques du XXe siècle, à la fois pour ses découvertes, mais aussi pour le nombre de vies qu’il a contribué à sauver[5]. Né en 1922, ce géochimiste américain participe au Projet Manhattan. Puis, en 1953, grâce aux données isotopiques du plomb, il établit l’âge de la Terre : 4,55 milliards d’années. Chercheur et professeur à Caltech, il étudie par la suite la croûte terrestre et les fonds marins, ses recherches étant subventionnées par l’industrie pétrolière qui espère rentabiliser ces forages.

Patterson découvre alors des taux de contamination exceptionnels de plomb, non seulement dans ses échantillons, mais dans tout notre environnement. Le plomb est en effet à l’époque présent partout : peinture, boîtes de conserve, ampoules électriques, jouets… Il l’est également dans l’essence, qui une fois sa combustion achevée, se répand dans l’atmosphère puis retombe. Dans les usines où l’on traite le plomb, celui-ci provoque déjà hallucinations, démences et suicides. Cette fois, c’est l’ensemble de la population qui est exposée à ce neurotoxique, à des taux plusieurs centaines de fois supérieurs à la normale. Au final, l’Américain moderne contiendrait près de 600 fois plus de plomb que ses ancêtres.

En 1965, Patterson publie « Contaminated and Natural Lead Environments of Man », et essaye d’attirer l’attention du public. Il devient dès lors l’ennemi du lobby pétrolier, qui va user de tous les moyens pour le discréditer. On lui propose de travailler sur d’autre sujets, il refuse. L’industrie pétrolière arrête alors les financements de son laboratoire, tente de dissuader les autres financeurs, fait pression sur Caltech pour qu’elle le désavoue. Patterson étant plutôt du genre excentrique et adepte du franc-parler, ils essayent de le faire passer pour fou. La communauté scientifique n’est guère plus accueillante. Ses confrères refusent d’admettre une contamination généralisée des échantillons. Les toxicologues estiment que ce géochimiste n’a aucune compétence en biologie.

Patterson s’obstine, poursuit ses travaux, mais demeure controversé. L’industrie pétrolière, et notamment l’Ethyl Corporation, crie à la chasse aux sorcières, noie la littérature d’études rassurantes. Usant de l’argument d’autorité, elle met sur le devant de la scène le toxicologue Robert A. Kehoe, qui portera systématiquement la contradiction à Patterson[6], déclarant lors de ses auditions au Sénat américain « il se trouve que j’ai plus d’expérience dans ce domaine que quiconque vivant. »

Patterson a heureusement des alliés, dont le sénateur Edmund Muskie, pionnier des premières lois fédérales de protection de l’environnement, notamment les Clean Air Act et Clean Water Act en 1970 et 1972. Le corps politique et scientifique est peu à peu sensibilisé. Les études médicales se multiplient. Les premières lois amenant à une baisse de l’utilisation du plomb au début des années 70 ont pour conséquence une chute des contaminations. Ses travaux sont reconnus en 1978 et Patterson reçoit en 1980 le Tyler Prize for Environmental Achievement. L’Environmental Protection Agency recommande l’élimination du plomb dans tous les produits industriels, de consommation et d’essence pour la fin 1986. Quelques jours après le décès de Patterson, l’essence contenant du plomb disparaît des réservoirs, le 31 décembre 1995. Il faudra attendre 2010 pour que l’ensemble de ses recommandations soient appliquées. 

Clair Patterson restera dans l’ombre, alors qu’à chaque fois que nous faisons le plein, ce « SP » à la station-service nous rappelle son action. Ses travaux auront par la suite un regain d’intérêt quand le sociologue Colum Gilfillan médiatisera sa thèse du plomb comme principale cause du déclin de l’Empire romain. National Geographic consacrera aussi l’épisode 7 de la saison 1 de sa série « Cosmos : Une odyssée à travers l’univers » à Patterson et son combat[7] .

Seul contre tous ?

Quelles leçons retenir au final de l’histoire de Clair Patterson ? Bien sûr, d’abord que le « seul contre tous » est bel et bien possible en sciences, et que le consensus scientifique, malgré les tentatives pour le ralentir ou le détourner, finit par s’établir. Ensuite que les plus grands scientifiques ne sont pas forcément les plus médiatiques, et qu’il vaut mieux poursuivre inlassablement dans l’ombre un travail de conviction de ses pairs, que de s’enfermer dans ses certitudes et d’attendre que l’avenir vous donne raison. Enfin et ce n’est pas la moindre : le politique ne saurait être qu’un simple destinataire d’expertises éclairant sa prise de décision. Il demeure un allié indispensable à l’émergence de la vérité scientifique.      

Thibault Renard



[1] Le procès de Galilée et ses enjeux idéologiques https://philosciences.com/philosophie-et-societe/ideologie-croyance-societe/145-galilee-proces

[2] L’affaire Galilée, ou l’hypothèse sans preuve https://www.canalacademie.com/ida2614-L-affaire-Galilee-ou-l-hypothese-sans-preuve.html

[3] Les enjeux d’un procès https://www.lhistoire.fr/les-enjeux-dun-proc%C3%A8s

[4] The Most Important Scientist You’ve Never Heard Of https://www.mentalfloss.com/article/94569/clair-patterson-scientist-who-determined-age-earth-and-then-saved-it

[5] Biographie https://fr.u-paris.fr/actualites/clair-cameron-patterson

[6] Clair Patterson and Robert Kehoe’s Paradigm of « Show Me the Data » on Environmental Lead Poisoninghttps://www.academia.edu/20928082/Clair_Patterson_and_Robert_Kehoes_Paradigm_of_Show_Me_the_Data_on_Environmental_Lead_Poisoning

[7] Cosmos, saison 1, épisode 7 https://www.dailymotion.com/video/x50nl2t


Dans un précédent article, nous avions présenté le livre « Psychologie des croyances aux théories du complot » écrit par Pascal Wagner-Egger et publié aux Presses Universitaires de Grenoble. A présent, le chercheur en psychologie sociale à l’Université de Fribourg répond à nos questions sur le complotisme.

Lire l’article sur son ouvrage qui vient de paraître.
  • Maintenant que vous avez fait une revue complète de la littérature sur les théories du complot, quels sont vos projets de recherche pour la suite ? Que restent-ils à savoir sur les théories du complot (TC) ?

J’ai toujours plusieurs projets en cours, l’un sur la part relative de certains biais cognitifs par rapport à d’autres. Les premières études ont montré l’effet de certains biais de façon isolée, nous testons actuellement la force de ces biais. Il apparaît par exemple que le biais de détection serait davantage lié aux croyances paranormales, et le biais de conjonction aux croyances conspirationnistes (même si tous les deux sont impliqués dans les deux formes de croyances). Un autre projet qui me tient à cœur parce qu’il prouve que nous n’avons aucune idéologie a priori, mais que notre démarche est scientifique, et que tout doit être testé, nous explorons l’hypothèse de certains collègues qu’il existerait pour les croyances à certaines TC (JFK, Big Pharma) un « scepticisme sain », qui ne serait pas aussi irrationnel comme les autres théories du complot. Néanmoins, nous avons pour l’instant trouvé qu’il s’agit d’une forme de pensée moins irrationnelle, mais irrationnelle tout de même.

  • La théorie de la dissonance cognitive[i] (état de tension dans lequel se trouve une personne lorsque plusieurs de ses cognitions entre en contradiction) et la théorie de l’engagement (selon laquelle plus une personne s’investit dans une tâche, plus il est difficile pour elle d’arrêter alors même qu’elle a conscience qu’elle n’est pas sur la bonne voie ou adhère à des théories fausses) peuvent-elles expliquer la difficulté à abandonner ses croyances complotistes ?

En effet, c’est plutôt la théorie de l’engagement qui explique (en partie) toute forme de radicalisation : plus on fait d’actes publics et engageants, et plus on se radicalise (escalade d’engagement), et la dissonance intervient également dans ce processus pour faire diminuer toute pensée contraire, doute, etc. J’ai retrouvé aussi la dissonance dans les annonces ratées de QAnon, c’était passionnant ces derniers mois. Le principal moyen pour les complotistes ou adeptes de sectes pour réduire leur dissonance cognitive est la preuve sociale : ils considèrent que plus il y a de gens qui y croient, plus leur théorie leur paraît vraie.

Pascal Wagner-Egger
  • Quelle part représente selon vous les TC fomentées par des États (Russie, Chine…) pour perturber la vie sociale dans les pays cibles ? Et les TC lancées dans des buts mercantiles pour faire du clic sur son site ?

Aucune idée, mais il y a actuellement un business des sites complotistes comme Égalité et Réconciliation (le site d’Alain Soral), qui repostent toutes sortes de théories du complot.

  • Vous êtes suisse romand et vous vous intéressez particulièrement aux TC dans l’espace francophone, mais le complotisme est-il aussi très présent en Allemagne ou dans la Suisse alémanique ?

Oui, il n’y a pas de différences culturelles nettes entre les pays (parfois une histoire de l’extrême droite différente). Dans nos premières études en Suisse, nous étions d’ailleurs étonnés de retrouver des taux d’adhésion assez comparables à ceux des États-Unis !

  • Pensez-vous qu’il soit possible que des complotistes radicalisés réalisent des actions violentes de nature terroriste ?

Oui, comme toute forme de radicalisation, c’est possible, même si la grande majorité des gens que l’on catégorise comme complotistes ne sont heureusement pas violents. Mais le ras-le-bol de la pandémie et des mesures, celui des Gilets Jaunes, ou la désinformation comme celle menée par Donald Trump aux États-Unis peuvent mener à la violence.

  • Êtes-vous favorable à l’instauration de l’éducation à l’esprit critique dans le cadre des activités scolaires ? Pensez-vous que cela puissance réduire la crédulité des jeunes populations et leur donner les armes pour être des citoyens éclairés ?

Oui. Comme il y a trois catégories de causes au complotisme, il y a donc trois catégories de mesures qu’on peut prendre. Au niveau social, il faudrait à mon avis réduire les inégalités sociales et instaurer un principe de précaution bien défini et limité dans le temps. Au niveau d’internet, il est juste à mon avis de bannir certains propos des grands réseaux sociaux (même si ce n’est pas une solution idéale, ce n’est pas de la véritable censure puisque ces contenus peuvent migrer sur d’autres sites, ils sont simplement moins visibles), ou de poser des questions simples sur le fond d’un article pour les gens qui veulent le reposter sur les réseaux sociaux. Finalement, au niveau psychologique, l’éducation à l’esprit critique, scientifique, aux médias sera très utile pour les adultes du monde de demain.

Entretien réalisé par Mathieu Repiquet

Pascal Wagner-Egger était l’invité de la Tronche en Live 96

Voici notre présentation et résumé du livre : https://menace-theoriste.fr/la-science-du-complotisme-eclairage-de-pascal-wagner-egger/

Le livre de Pascal Wagner-Egger « Psychologie des croyances aux théories du complot », paru en mai 2021 aux Presses Universitaires de Grenoble et préfacé par Gérald Bronner, est disponible en libraire, sur les sites de vente de livres habituels ou sur le site de l’éditeur que voici : https://www.pug.fr/produit/1917/9782706149825/psychologie-des-croyances-aux-theories-du-complot

[i]https://fr.wikipedia.org/wiki/Dissonance_cognitive#:~:text=En%20psychologie%20sociale%2C%20la%20dissonance,’une%20avec%20l’autre.

Je vous recommande le visionnage de la série OVNI (Canal+) qui prend pour cadre de sa fiction les débuts du GEPAN (Groupe d’Etude des Phénomènes Aérospatiaux Non identifiés) à la fin des année 1970.

Outre la reconstitution savoureuse de l’époque, malgré les libertés que s’accordent toujours un projet artistique pour rassembler dans une trame narrative des éléments glanés ici et là, et en dépit du poids du mystère nécessaire pour créer une histoire captivante, cette série intelligente met à l’honneur les principes de la pensée critique, de l’enquête, de l’ouverture d’esprit. Un très bon programme !

La série s’ouvre sur une scène forte (spoiler) un homme en voiture dans la campagne voit tomber tout autour de lui des nuées de flamants roses. Comprendre ce mystère sera l’une des motivations des protagonistes.

Cette scène est fascinante, car elle est le résultat de l’histoire d’authentiques cas ufologiques.

Des témoins signalent avoir vu des taches lumineuses dans le ciel, se déplaçant en forme de gigantesque V. Ce signalement d’ovni, provenant de plusieurs sources (silencieux ou accompagné d’un bruit de mouvement d’air), est d’abord inexpliqué. Il fait l’objet d’une enquête au début des années 1980. Les informations recueillies sur le timing du phénomène, l’orientation du vol des lumières, la saison à laquelle on les observe, tout cela permet à l’enquêteur de proposer une hypothèse qui explique l’ensemble des données.

L’explication, fruit de réflexions examinant chaque aspect des choses, digne d’un Sherlock Holmes qui s’arrête sur des détails apparemment insignifiants pour orienter son questionnement, la voici : un vol d’oiseaux migrateurs (se déplaçant en V) au dessus d’une ville dont les lumières inondent un peu trop le ciel, peut donner l’impression de taches lumineuses en mouvement coordonné. Les flamants roses Phoenicopterus sp qui traversent justement le ciel des témoins à cette période de l’année sont les meilleurs candidats pour rendre compte des observations. Le même type de témoignage est rapporté au GEPAN bien des années plus tard, et la même explication pourra être donnée en vertu des données disponibles, ce qui renforce le diagnostic.

L’enquête est rapportée page 61 de ce livre « Les OVNIs font leur show (les dossiers de S.O n°1)» par l’enquêteur qui exige de ne pas être cité car, pour lui, l’important ce sont les faits, pas l’identité de celui qui les explique. J’ai trop de respect pour lui désobéir, mais je ne peux pas vous empêcher de rechercher en quelques clics l’identité de ce Sherlock moderne.

J’en reviens à la série de Canal+, et je suis fasciné que ces cas d’ovnis, provenant de témoins qui n’avaient pas imaginé une seconde qu’ils avaient des oiseaux sous les yeux, se soient transformés par la magie de la fiction en une saisissante pluie de flamants roses. La scène est mémorable et ne contient en définitive aucun élément proprement exotique, ce qui la rend aussi croyable qu’étrange, fertile en questions. Je me demande si cette scène, à son tour, ne va pas exercer une influence sur les futurs témoignages que recevra le GEPAN. On sait combien la fiction doit beaucoup aux témoignages d’ovnis, et combien, en retour, ces témoignages ont suivi les modes en vigueur dans la fiction (Cf le modèle sociopsychologique). Soyons attentifs aux futures interprétations des phénomène aériens énigmatiques, elles pourraient emprunter à la fiction des détails auxquels nous ne pensons pas a priori.