Le Principe du scandale
Le scandale du sang contaminé, le scandale de la maladie de la vache folle, la panique de la grippe aviaire, l’hystérie sur les lasagnes au bœuf de cheval, la polémique sur le lien entre vaccins et autisme, celle autour du réchauffement climatique, ou encore la condamnation par un tribunal de sismologues italiens reconnus coupables de n’avoir pas prévu un séisme meurtrier… Ces évènements ont en commun le problème de l’estimation du risque et des mesures à prendre pour assurer notre sécurité collective. Ils sont le contexte dans lequel on fait intervenir (à tort ou à raison) le principe de précaution qui a été ajouté à la Constitution Française en 2005, et… qui pose des problèmes de définition d’autant plus importants que le concept a envahi nos vies, et imprègne toujours un peu plus les décisions publiques et privées.
Sa première formulation date du Sommet de la Terre de Rio en 1992 :
« En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement. »
Nul doute ; la motivation est tout ce qu’il y a de positive. Sa formulation semble découler du bon sens même. Depuis que nous avons ce vocable sous la main, on se demande comment on pourrait s’en passer. Il nous semble crucial, vital, car on a vu par le passé avec quel mépris certains grands groupes motivés par la recherche du profit ont traité la vie humaine. Qu’on se souvienne du médiator ou des fabricants de cigarettes, et alors bien sûr on souscrit au principe de précaution. Mais ne le faisons-nous pas de manière un peu hâtive et irréfléchie ?
Le principe de précaution contient-il quelque chose ?
Tout l’intérêt du principe de précaution réside dans le fait qu’il est censé s’appliquer en cas d’incertitude scientifique sur l’innocuité (jamais garantie) ou sur la toxicité de telle ou telle chose. Il est l’outil ultime pour susciter le débat lorsqu’un doute sanitaire ou environnemental est soulevé. Revers de la médaille : quand vous avez un marteau, tout ressemble à un clou… et avec le principe de précaution on a tôt fait de voir des menaces partout.
On se trouve ici dans la situation bien particulière où la question n’est pas la prévention des risques, basée sur ce que l’on sait , mais dans celle de l’incertitude du risque, c’est-à-dire sur ce que l’on ignore. L’inconnue n’est pas l’occurrence du danger, mais son existence… qui demeure hypothétique. Rappelons-nous qu’il est scientifiquement impossible de prouver l’inexistence[1] de quelque chose, et nous aurons mis le doigt sur ce qui cloche : le risque hypothétique ne peut pas disparaître, et le principe de précaution peut donc se muer en commandement à l’inaction perpétuelle. Selon les contextes l’inaction peut se révéler source de risques bien plus grands.
Le Graal du risque zéro.
Politiquement, c’est un casse tête car celui qui prend la décision de ne pas se soumettre au principe encoure le risque personnel d’être tenu pour responsable d’une faute. Il devient alors tentant de toujours s’incliner devant lui, et le principe devient une menace pour tout progrès dont les conséquences à long ne peuvent, par définition, être certifiées par aucun expert, car les prédictions sont difficiles, surtout en ce qui concerne l’avenir.
En dépit de l’avancée de la technologie, les statistiques continuent de frapper à l’intérieur du périmètre de nos certitudes. Il y a peu de temps, en France, un enfant est mort au cours d’une « banale » opération de l’appendicite. Aussitôt on s’émeut, car aucun de nous ne veut vivre avec cette épée de Damoclès. Nous voulons avoir le contrôle de ce qui nous arrive, ou tout au moins une illusion de contrôle, un contrôle placebo : le principe de précaution.
« Le principe de précaution permet de garantir la confiance dans les médicaments », justifiait début juillet la ministre de la Santé Marisol Touraine.
Le principe de précaution dans toutes les bouches nous donne l’impression que les risques sont inacceptables, qu’ils appartiennent au passé. C’est surtout le symptôme que dans notre société personne ne veut assumer les risques (ce n’est pas porter un jugement que de le constater). Pourtant il n’est pas vrai qu’il vaut toujours mieux éviter un risque. Ce qui est vrai en revanche c’est que tout risque devrait être encouru en connaissance de cause : c’est la désinformation qui est le vrai scandale, dans un sens comme dans l’autre. À n’avoir pour horizon que le risque zéro, on écarte le seul objectif raisonnable qui est la recherche du plus grand rapport bénéfice/risque… et on oublie le risque que fait encourir l’inaction.
Quelle idéologie est à l’œuvre ?
Le principe est constamment invoqué par des groupes s’opposant à l’usage de technologies ou au développement de nouvelles méthodes, ou bien par des politiques qui refusent ainsi d’être mis en cause (Le Principe de Ponce Pilate ?). On le brandit dès qu’une inquiétude gagne le public, dès qu’un débat se médiatise autour d’une technologie, et il devient le leitmotiv d’une véritable rhétorique de la peur.
Une rhétorique que l’on retrouve dans les thématiques principales des médias et des grandes formations politiques avec le sentiment d’insécurité et le pessimisme. Cette idéologie anxiogène n’a pas besoin d’être nommée pour être présente et pour peser sur la population, et il est tentant de faire le lien avec les fausses impressions du public sur l’état du monde. Contrairement à ce qu’une majorité d’entre nous perçoit, notre époque est la moins violente de toute l’histoire connue, et les progrès sociaux son réels. La tolérance progresse pour de vrai, la sécurité alimentaire aussi, et de manière générale toutes les formes de sécurité : les chiffres des accidents diminuent dans tous les domaines. L’espérance de vie (en bonne santé) continue de progresser.
Le principe tel que définit dans la loi précise que : « l’expertise scientifique indépendante et pluridisciplinaire » est nécessaire pour « l’information du public et l’élaboration des décisions publiques » mais la parole des expert est négligée quand elle n’est pas tout simplement escamotée.
Les raisons d’un tel succès ?
Les raisons sont multiples.
1- L’heuristique de disponibilité est le nom donné à un mode de raisonnement intuitif fondé sur les informations immédiatement accessibles. Ce mode fonctionne bien pour régler les petits problèmes de la vie quotidienne, mais c’est aussi un piège cognitif qui affecte notre représentation du monde, car quelles sont les informations disponibles autour de nous ? Nous voyons à la télévision et dans la presse une litanie de faits divers violents, de scandales financiers ou sanitaires, de catastrophes écologiques ou industrielles. Si ces évènements sont couverts aussi largement, c’est pour des raisons médiatiques, bien sûr, mais aussi, au départ, parce qu’ils sont plus rares que les évènements positifs quotidiens. C’est connu : les journaux ne parlent pas des trains qui arrivent à l’heure. Avec le temps, ces évènements, ces dangers ponctuels, à force d’être exposés dans les médias intègrent notre représentation du monde et nous conduisent à surestimer les risques.
2- La relation effet-dose n’est pas un concept familier à nos concitoyens. L’effet d’un facteur (un produit chimique par exemple, ou un rayonnement quelconque) dépend de la dose de ce facteur. Le principe de Paracelse ne dit pas autre chose : « Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison.»
Par conséquent lorsqu’une étude montre qu’un facteur A représente un danger significatif lorsqu’il est présent dans la proportion X, il est faux de dire simplement que A est dangereux, car cela amène à penser que la proportion X/100 ou X/1000 est dangereuse alors qu’elle ne l’est pas. cette subtilité est pourtant ignorée de manière quasi-systématique dans les médias. Pire, le concept d’hormèse nous montre qu’il arrive bien souvent qu’une toxine en très faible dose puisse avoir un effet bénéfique ; la notion de seuil est donc primordiale, mais rarement retenue.
3- Le déni de la science auquel s’attèlent toutes sortes d’écoles de pensée, depuis le New Age et les médecines alternatives jusqu’aux théories du complot est renforcé par le traitement journalistique des « controverses » scientifiques. Les journalistes ont pour habitude de présenter les deux points de vue d’un sujet (sophisme, puisqu’il peut exister une multitude de point de vue sur la plupart des sujets, mais passons), et ce faisant, ils négligent de considérer comment fonctionne la science. En présentant systématiquement « deux opinions » comme si elles méritaient l’attention publique l’une autant que l’autre, les médias rabaissent la valeur du consensus scientifique, c’est-à-dire le niveau de vérité le plus élevé auquel nous ayons accès, au niveau d’une parole parmi d’autres.
Cela érode la confiance dans la parole des experts scientifiques dans la population… et parmi les élus ! Il est par exemple grand temps de dire que les climatosceptiques ne sont pas sceptiques : ils nient les résultats des experts en climatologie de tous les laboratoires du monde.
4 – Nous avons peur de l’inconnu plus que du danger lui-même. C’est une vérité observée par les psychologues. nous sommes moins effrayés par un risque fort et avéré que par un risque faible mais mystérieux. Le besoin de contrôle joue probablement un rôle là aussi. C’est évidemment une réaction irrationnelle, nous admettrons tous que celui qui fume un paquet de cigarette par jour tout en s’inquiétant des effets néfastes des ondes Wifi ne fait pas preuve d’une grande perspicacité dans ses sujets d’inquiétude.
Que reste-t-il de ce beau principe ?
Dans notre idéologie du risque zéro, nous nous sommes pourvus d’un principe très réconfortant, mais qui n’est d’aucune aide pour décider rationnellement des mesures à prendre contre des risques par définition non identifiés… et qui n’a pas vocation à améliorer la prévention envers des risques avérés. Ainsi, il n’y a pas de principe de précaution routière, mais bien de la prévention routière. Autre exemple : l’exploitation des gaz de schistes fait courir des risques clairement identifiés, voire quantifiés, et à ce titre les pouvoirs publics disposent de toutes les informations pour prendre une décision éclairée, le principe de précaution ne devrait donc pas être invoqué (http://www.huffingtonpost.fr/olivier-godard/retour-principe-de-precaution_b_4240830.html). Mais il l’est tout de même car il fait partie de l’arsenal rhétorique, des mots clefs que les politiques se sentent forcés d’utiliser pour rassurer le bon peuple.
En revanche le principe de précaution est nécessaire pour faire condamner des opérateurs mobiles à des amendes en raison de dommages dont l’existence est scientifiquement indémontrée et pour tout dire improbable. Le principe, encore lui, plaide pour que soient démontées des antennes relai sur plainte des riverains, antennes en l’absence desquelles le signal électromagnétique des appareil téléphonique individuels doit être amplifié pour assurer la communication, ce qui accroit l’exposition des utilisateurs. Même en l’absence de danger cette décision est absurde.
L’analyse critique du contenu de ce Principe superstar des vingt dernières années nous oblige à constater qu’au nom de bonnes intentions défendues dans un climat de refus des risques et des responsabilités, notre société prend des décisions et prononce des sanctions déraisonnables et défavorables au développement des technologies et des connaissances. Or, il n’y a pas de démocratie sans la pleine prise en considération des connaissances scientifiques par ceux qui représentent le peuple, et leur utilisation dans des débats d’idée éclairés. Il se pourrait bien que le Principe de Précaution soit l’ennemi de la raison.
Références pour approfondir le sujet :
— http://lemondepolitique.free.fr/dossier/precaution/retraitindex.htm
— http://www.lopinion.fr/19-mai-2014/principe-precaution-ras-bol-chercheurs-12450
[1] http://youtu.be/-dr5It4xr98?t=6m44s
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