On identifie sans mal certaines idéologies pour ce qu’elles sont : des combinaisons de valeurs, d’idéaux et des stratégies déployées pour les défendre.

Contre la violence des extrémismes

 

Les croyants modérés représentent la majorité des croyants vivant dans les pays dit « développés » et probablement une grande proportion des croyants en général. On les dit modérés car ils veulent vivre leur foi, transmettre leurs traditions tout en s’intégrant à la société actuelle, sans heurt.

Ils considèrent avec raison que le terrorisme ne peut pas être le mode d’expression d’une sagesse venue du ciel. Ils refusent l’oppression des plus faibles au nom d’un dogme, et en particulier la mutilation des jeunes filles, qui subissent l’infibulation afin de les priver de tout plaisir sexuel (parce que naturellement, cela ne peut que conduire ces petites perverses à une débauche abominable). Les croyants modérés et leurs représentants sont pour la liberté de conscience, aucun ne réclame plus aujourd’hui la pénalisation du blasphème, ce qui n’allait pas de soi il y a moins d’une génération.

Les régimes intégristes de part le monde, les théocraties, n’ont bien sûr pas les mêmes scrupules. On emprisonne et on torture les blogueurs qui émettent la moindre critique sur tel ou tel prophète. Et comme c’est surtout dans le monde musulman que ça se passe, l’abus va jusqu’au crime avec la décapitation des femmes insoumises ou infidèles à un mari qu’elles n’ont pas choisi, ou bien la pendaison des homosexuels. La théocratie n’est pas un régime souhaité par les croyants modérés, car ils en connaissent les dangers.

Anti concordisme

La Terre est plate d’après plusieurs autorités religieuses saoudiennes.

Dans ce que l’on appelle les « démocraties », le gouvernement se porte en général garant des libertés individuelles, mais certains groupes religieux au sein de ces pays tuent au nom de la protection de la vie : des médecins pratiquant l’interruption volontaire de grossesse ont ainsi été assassinés. L’Église de Westboro, obsédée par l’homosexualité, se réjouit bruyamment des attentats du 11 septembre ou de la mort de chaque soldat américain tué en mission, ou encore des ravages des ouragans, en affirmant que c’est la punition de Dieu pour la trop grande bienveillance du pays envers les gay. En Israël, autre démocratie, les juifs intégristes prônent l’implantation de nouvelles colonies juives dans les territoires occupés, dans le but de chasser les non-juifs de la terre promise et au mépris des efforts de paix déployés depuis plus d’un demi-siècle. Dans le camp d’en face, la violence armée fait souvent office d’argument dans le conflit religieux qui empoisonne la vie des habitants. Les autorités modérées condamnent ces pratiques qu’elles jugent contraires à leurs valeurs.

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L’église baptiste de Westoboro aime la liberté d’expression. Et la Lettre de la Bible.

Cela ne les empêche pas d’avoir tort.

Les croyants modérés considèrent que les actions citées plus haut sont indignes, injustes et répréhensibles. Précisons, à toutes fins utiles qu’on sera d’accord avec eux. Mais on les entend aussi dire que si les extrémistes ont tort, c’est parce qu’ils ne sont pas de vrais bons croyants, parce qu’ils ne respectent pas l’esprit du livre saint (Bible, Coran, Torah, etc.). Cette rhétorique est répétée en chambre d’écho dans la presse. Et on en arrive à entendre sur toutes les ondes, sur toutes les lèvres que le croyant modéré est le seul, le vrai, l’unique. Le modéré aurait la bonne lecture des textes, la lecture qui passe par le filtre de la philosophie du siècle des lumières, ce qui est quand même bien pratique. Ainsi estampillé, le « bon croyant » est l’alibi qui permet à tous les hommes politiques de répéter que l’islam, le catholicisme, le judaïsme sont des religions de paix. Au nom de l’objectif louable et ardu de pacifier les relations entre les Hommes, une idée fausse est érigée au rang de vérité indiscutable.

« No true scotsman… »[1]

C’est une idée fausse, car fondée sur ce que, dans le registre des sophismes, on appelle une définition flottante (ou ad hoc), une définition que l’on peut modifier à volonté de façon à n’avoir jamais tort. Dans de nombreuses sectes, chez les témoins de Jéhovah par exemple, celui qui quitte le groupe, dès lors qu’il est apostat, est déclaré n’avoir jamais été un vrai croyant. De la même manière, quiconque commet un crime peut aussitôt être considéré comme n’ayant jamais vraiment appartenu à la communauté. Rien n’est plus facile dès lors que d’étiqueter « bon croyant » celui qui se comporte comme un vrai croyant doit se comporter, sans plus de précision. Cet étiquetage flou est une manœuvre extraordinairement puissante qui réussit l’exploit de dissocier les religions des grands crimes qu’elles commettent ou que l’on commet en appliquant leurs textes (ce qui revient un peu à la même chose).

Qu’est-ce qu’un bon croyant ?

Parce que, quand même, est-ce qu’on ne devrait pas se demander en quoi les religieux intégristes, les fanatiques, les terroristes qui se font exploser au nom de leur dieu, ne sont pas de « bons croyants » ? Si on leur demandait leur avis, ils s’estimeraient probablement plus dignes que d’autres de ce libellé. Comment leur donner tort ? Ils sont souvent très pratiquants, respectent les interdits alimentaires, et observent les différentes obligations. Et quand bien même leur conduite de tous les jours serait discutable, ils citent volontiers les écritures à l’appui de leurs idées ou de leurs actes. En réalité, les atrocités commises au nom de la religion sont très aisément justifiables par un nombre considérable de passages des Écritures.

Les talibans qui ont presque assassiné la jeune Malala parce qu’elle désirait s’instruire, aller à l’école, n’ont pas besoin de chercher longtemps les passages qui interdisent l’instruction aux femmes et leur imposent l’obéissance aux hommes en toutes circonstances, directives divines que l’on retrouve dans le Coran, mais aussi dans l’Ancien Testament… Ce sont des hommes violents, des criminels, on peut les mépriser mais il n’y a aucune raison objective de les qualifier de « mauvais croyants ».

 L’argument du « mauvais croyant qui n’a pas compris son texte sacré » utilisé par les autorités religieuses modérées pour se désolidariser des intégristes criminels est un moyen démagogique d’acheter la paix, il est une insulte à la raison et contribue à empêcher les croyants, en particulier les plus jeunes, de questionner les fondements de la foi qui leur a été inculquée. Cette démission face à l’irrationnel était flagrante en 2006 lors de l’affaire des caricatures de Mahomet  ; le Président Chirac a certes condamné les violences (évidemment), mais a surtout insisté sur le respect que l’on devait aux croyances de chacun en dénonçant « les provocations manifestes susceptibles d’attiser dangereusement les passions»[2][4]. On flirte allègrement avec l’idée de blasphème dont on a dit tout à l’heure qu’elle était pourtant étrangère aux valeurs actuelles des croyants modérés… sauf quand les extrémistes font assez peur à tout le monde pour qu’on leur cède sur le terrain de la liberté.

free speech

La ligne de démarcation de la liberté d’expression.

 

Conclusion

Si dénoncer les fanatiques religieux et leurs crimes incessants est une bonne cause, considérer qu’ils sont de mauvais croyants qui n’ont pas compris leur religion est un mauvais moyen de le faire. Cela revient à valider la stratégie des autorités religieuses qui veulent se dédouaner de toute responsabilité vis-à-vis de leurs éléments violents.

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[1] http://en.wikipedia.org/wiki/No_true_Scotsman

[2] http://www.lefigaro.fr/international/2006/02/09/01003-20060209ARTFIG90129-caricatures_chirac_denonce_les_provocations_.php

[3] http://abcnews.go.com/US/kidnapper-ariel-castro-calm-cooperative-prison-home/story?id=19864481

Contre les réactionnaires

Les défenseurs des études sur le genre ont raison de dénoncer la posture idéologique des réactionnaires qui nient le déterminisme de l’environnement social dans les comportements « genrés ».

 Il y a deux catégories d’êtres humains : les hommes et les femmes. C’est une vérité qui semble acquise. La génétique a magistralement confirmé cette vérité en nous annonçant que les chromosomes étaient unanimes : XX pour les femmes, XY pour les hommes. La Nature (avec une majuscule) a donc parlé.

Et pourtant il existe des humains avec la paire de chromosome XY dont l’organisme ne répond pas aux hormones androgènes : leur corps se développe comme celui d’une petite fille. Comment doit-on les considérer ? Ont-ils le droit à l’autodétermination, eux qui n’entrent pas dans les catégories prévues ?

On estime que les individus « intersexués », c’est-à-dire présentant des caractères anatomiques pas tout à fait mâles ou pas tout à fait femelles, représente 0.2 à 2% des naissances. Ce n’est pas si marginal, et cela devrait être un indice que la grande vérité dont nous parlions est plus un vœu pieux qu’une réalité conforme aux faits. L’identité sexuelle, qui n’est pas seulement affaire de chromosomes, est-elle réductible aux attributs physionomiques qui nous collent à la peau ? Les transexuels nous montrent le contraire : le corps est insuffisant pour déterminer si son propriétaire s’identifie comme un homme ou comme une femme.

études de genre

Tiens, pourquoi cette image est-elle drôle ?

 

Les études sur le genre ne se limitent pas aux questions d’identité, mais cherchent à connaître la genèse des comportements que l’on s’accorde si aisément à trouver féminins (la danse, la vaisselle, le commérage) ou masculins (la conduite sportive, le bricolage, la vulgarité). Ces études mettent en exergue que la part de ces comportements qui est due à des facteurs innés est plus faible que ce que l’on croyait dans les siècles et décennies passées. Les chercheurs démontrent de plus en plus que les comportements « genrés » répondent à des injonctions tacites, plus ou moins subtiles, souvent inconscientes, de notre environnement. Un garçon ça ne pleure pas. Une petite fille doit être coquette. Si l’on répète tant ces choses aux enfants, n’est-ce pas parce que ces comportements ont besoin de leur être inculqués afin qu’ils leur semblent ensuite « naturels » ?

gender studies

C’est un peu plus compliqué qu’une simple question de dualisme.

Cela ne les empêche pas d’avoir tort.

Défendre les études sur le genre est une bonne chose. Pour autant, on peut lire ici et là que « le genre est un fait », que « le genre n’est pas une théorie », ce qui sous-entend qu’un fait c’est mieux qu’une théorie, qu’un fait c’est solide, c’est véridique, tandis qu’une théorie, c’est vague, c’est de l’ordre de l’hypothèse, et puis si ça se trouve c’est bidon.

L’origine de ce rejet du mot « théorie » est à chercher du côté des réactionnaires qui ont brillamment réussi à imposer leur élément de langage « théorie du genre« . Sortie de nulle part, mais pas sans raison, cette étiquette vise à distiller le doute sur la validité du concept. Après tout, chacun sait que ce qui est théorique, c’est ce qui n’est pas pratique, une théorie ce n’est pas un fait, c’est une hypothèse, parfois une pure fiction… Sauf que point du tout ! Et il faut se garder de tomber dans le panneau.

La théorie en question.

J’ai bien peur qu’il soit nécessaire de se pencher sur la définition du mot « théorie ». Allons-y franco : la gravitation n’est pas un fait, c’est une théorie… Voire plusieurs théories : on a celle de Newton et celle d’Einstein, et d’autres viendront peut-être plus tard. Les faits sont nombreux : les pommes tombent, les planètes sont rondes, les astres s’attirent, mais aucun de ces faits n’explique rien sur le fonctionnement du monde. Ca, c’est le job de la théorie qui rassemble les faits, les met en perspective, offre une interprétation logique et cohérente qui permet de prédire les résultats de futures expérimentations afin d’être validée (ou réfutée). Une théorie est le parachèvement de la démarche scientifique qui vise à l’explication du monde. Autre exemple : l’évolution des espèces n’est pas un fait, c’est une théorie qui rassemble les faits et nous fait découvrir une histoire. Ce qui la rend si passionnante, c’est l’histoire qu’elle permet de raconter, et pas la collection brute de fossiles ou de séquences génétiques qui, eux, sont les faits. Là réside le problème que soulève ce billet : confondre les concepts de faits et de théorie.

théorie du genre

« Tu utilises tout le temps ce mot. Je ne pense pas qu’il signifie ce que tu crois. »

Il existe d’innombrables faits qui nous montrent tous les jours que le genre masculin et le genre féminin sont des constructions sociales qui ne doivent pas grand-chose à la nature. La nature produit des sexes, mais pour parler de genre, la culture est quand même plutôt indispensable, parce qu’il est difficile de trouver quels attributs d’une femelle alligator la rendent plus féminine que ses congénères mâles, tandis que je peine à voir en quoi une éléphante serait moins virile qu’un éléphant. Tous ces faits convergent : ils nous montrent que le genre est le résultat de codes omniprésents dans la société. Mais le genre, lui, n’est pas un fait, il est le concept émergeant qui donne de la cohérence aux faits. Si un jour les anthropologues, les sociologues, les psychologues et les biologistes expliquent comment le comportement d’un être humain se conforme à un modèle sexué en réponse aux contraintes de son environnement, nous aurons peut-être une vraie théorie du genre. Ce sera une excellente nouvelle, car cela voudra dire qu’on a pigé quelque chose sur le fonctionnement du monde. Et le genre, qui ne sera « qu’une théorie », aura pour lui la force de la démarche scientifique, la même force qui permet aux biologistes d’être fiers que l’évolution soit, elle aussi, une théorie et rien d’autre.

 Conclusion

Si défendre les études sur le genre afin que la compréhension des mécanismes qui encodent nos comportements débouche sur une lutte plus efficace contre les discriminations et les violences fondées sur les catégories « genrées » actuellement reconnues et même défendues par la société, il serait sage de le faire sans sacrifier le sens des mots comme « théorie » ou « fait » car nous en aurons besoin pour comprendre de quoi nous parlons.

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