On identifie sans mal certaines idéologies pour ce qu’elles sont : des combinaisons de valeurs, d’idéaux et des stratégies déployées pour les défendre.

On présente généralement Eric Zemmour comme un polémiste. Cela signifie que son talent réside dans sa capacité à susciter des réactions tous azimuts. Il me sera difficile de le nier puisque le présent billet n’existe qu’en vertu de ce talent, mais surtout du pouvoir de faire réagir qu’on lui a permis d’acquérir par sa présence massive dans les médias.

Le polémiste a décidé de parler du dernier livre de Tom Wolfe pour dénoncer un problème « d’inquisition néo-darwiniste » dans un billet intitulé « Le langage trop fort pour Darwin » un titre qui laisse espérer des propos profonds sur l’origine du langage, sur les recherches actuelles en linguistique et en évolution de la culture. Rassurez-vous, rien de tout cela ne nous attend.

Je n’ai pas lu le livre de Wolfe (Cf une revue critique en anglais), je me contenterai ici de réagir à l’improbable discours anti-évolution que je m’étonne de croiser dans le Figaro en 2017, même de la part d’un personnage dont le mode d’expression habituel produit l’effet rassurant d’une boussole indiquant le sud avec une opiniâtreté remarquable. Éric Zemmour est donc un anti-darwinien, où alors je ne sais pas lire… ou alors il ne sait pas écrire… ou bien la vérité est ailleurs. Mais cherchons déjà à comprendre ce qu’il écrit.

Je ne m’attarderai pas sur les provocations habituelles, sur ce qui relève du sophisme de l’ad hominem ou de l’ad personam quand il dresse le portrait de Wolfe pour en réalité brosser le sien, ennemi des « grands prêtres du politiquement correct ». C’est là l’art du polémiste : créer de l’antagonisme, susciter des émotions à partir de la simple énonciation de son opposition à des gens qu’il gratifie d’adjectifs péjoratifs. Ces pirouettes suffisent souvent à assurer le buzz, mais ce n’est heureusement pas cela qui m’amène à réagir.

« Notre auteur facétieux et subtil retourne les armes de ses adversaires contre eux-mêmes : la science contre les scientifiques ; l’expérimentation contre les chercheurs ; la loyauté contre les donneurs de leçons de morale.»

Puisque Zemmour nous annonce que Wolfe va taper sur Darwin, on s’attend à quelques révélations édifiantes, mais nous devrons nous contenter de ça. Vous êtes priés de savoir que Wolfe a retourné la science contre les scientifiques. Il l’a fait, puisqu’on vous le dit. C’est un peu court, mais monsieur Zemmour semble penser que ça suffira.

Iconoclaste, Wolfe remet la théorie de l’évolution de Darwin dans la lignée de toutes les narrations des origines de l’homme, de tous les peuples et de toutes les civilisations, même les plus primitives. La seule différence, explique-t-il, c’est que Darwin a construit son récit dans un contexte rationaliste, « scientifique »

Le reproche est donc celui-ci. Et à la limite on l’embrasse, on l’accepte, même avec une formulation qui veut faire passer la science pour un discours alors qu’elle est une méthode. Mais si on accepte cette description donnée par Zemmour, on est quand même bien tenté de se dire : « Et alors ? ». Est-ce que, justement, cela ne change pas complètement les choses d’employer la raison pour construire une théorie des origines là où d’autres s’attachent à rationaliser ce qu’ils veulent tenir pour vrai simplement parce qu’il leur déplairait que cela fut faux ?

« Chomsky est un peu moins célèbre mais son influence n’est pas moindre : sa théorie de « la grammaire universelle » vient s’emboîter dans le darwinisme et le renforce. Il conforte aussi tous les universalistes qui considèrent que l’homme est partout le même, qu’il n’y a ni cultures, ni nations, ni civilisations, encore moins des races, bien sûr. »

Je m’étonne que Zemmour déploie tant de force pour s’adresser à des gens invisibles. Même du côté des plus féroces social justice warriors, je n’ai jamais entendu personne nier l’existence des cultures, des nations ou des civilisations, autrement que pour dire, assez raisonnablement, qu’il s’agit de constructions dues à des contingences historiques. Soit Éric Zemmour a des ennemis imaginaires, soit il imagine que les cultures, les nations et les civilisations ont une essence qui précède leur existence, une sorte de transcendance qui oblige l’univers à leur faire de la place. En somme, le monde serait là pour que la France de Zemmour puisse exister. Dans les deux cas, il sera peut-être frustré d’apprendre que la réalité ne se sent pas contractuellement obligée de s’aligner avec son imagination.

 

Wolfe réhabilite les grands vaincus, les immolés sur le culte des maîtres de notre époque. Max Müller, le plus grand linguiste anglais du XIXe siècle, qui entendait, contre Darwin, « tracer une ligne ferme et indiscutable entre l’humain et le bestial ». Et qui avertissait déjà : « Le langage est notre Rubicon et aucune brute n’osera le franchir.

On retrouve la vieille question du propre de l’homme, cette recherche désespérée d’une nature humaine qui le distinguerait des autres créatures. Ce n’est ni neuf ni subversif, ni très en phase avec ce que la science nous donne à connaître sur nos différences ou nos ressemblances avec le reste du monde animal, car le langage existe ailleurs que dans notre espèce. Deal with it, cher Éric.

 

 « L’évolution de la faculté de langage reste en grande partie une énigme. » dit Zemmour en citant Daniel Everett.

Et cela est exact. Enfin une phrase sensée et humble (qui n’invalide pas vraiment Chomsky et encore moins Darwin) ! Elle ne signifie qu’une seule chose : il faut continuer de chercher à comprendre l’origine de ce phénomène fascinant. Il n’est pas certain que le livre de Wolfe et la puissante analyse scientifique qu’en livre Zemmour contribuent, même de loin, à résoudre l’énigme, surtout qu’il ne peut s’empêcher de poursuivre son prêche.

 

« À la fin de son implacable démonstration, Wolfe sort la boîte à gifles : « C’est le langage qui a propulsé l’être humain au-delà des frontières étriquées de la sélection naturelle… La doctrine darwinienne de la sélection naturelle était incapable d’intégrer l’existence des outils, par définition naturels, et encore moins celle de l’Outil suprême, le Mot… Dire que les animaux ont évolué jusqu’à devenir des êtres humains revient à soutenir que le marbre de Carrare a évolué jusqu’à être le David de Michel-Ange. »

Que voulez-vous répondre à une telle profession de foi anti-évolutionniste ? Ignore-t-il que l’on trouve l’usage et même la fabrication d’outils dans la nature, chez de très nombreuses espèces (les singes, la loutre, de nombreux oiseaux, les céphalopodes, certains insectes, etc). On retrouve le « mot » chez les cétacés où l’on a été capable d’estimer que certaines vocalisations représentaient même les noms des individus au sein des groupes de dauphins. La métaphore de la statue de Michel-Ange utilisée ici est identique au vieil argument de Paley ou à celui de la décharge utilisée depuis des générations par les créationnistes.
« Croire » en l’évolution, disent les partisans de ces argumentaires, serait aussi absurde que croire qu’un ouragan passant sur une décharge puisse assembler les pièces disparates pour former un boeing 747. Cette absurdité qui veut nier la capacité de la matière à s’organiser d’elle-même en des organismes complexes, le polémiste s’en fait l’écho en niant la capacité du vivant à produire le langage. Eric Zemmour nous annonce ici qu’il est (au moins) un « créationniste mental », une catégorie intellectuelle étrangère à la démarche scientifique et à la pensée rationaliste.

Mais le polémiste n’en a cure, puisqu’il est polémiste, ce qui est bien facile. Il lui suffit encore une fois de désigner des méchants

« ces doctes universitaires gourmets qui se muent en prélats inquisiteurs, traitant de charlatans et de racistes ceux qui osent clamer que leurs rois sont nus, avant de les brûler sur le bûcher.»

En somme, monsieur Zemmour croit que le sens de la formule, l’anathème littéraire, le procès en idéologie suffirait à décréter ce qui est ou n’est pas scientifique. Il se croit autorisé à qualifier de « scientiforme » le travail de Darwin, qu’il appelle un autocrate, mais il ne prend pas le risque de nous expliquer pourquoi. Il ne s’abaisse pas à argumenter, à inviter son lecteur à réfléchir. Non, il se contente de le dire. Il le dit parce qu’il le croit, et cela devrait nous suffire à considérer que ce doit être vrai, sans doute, puisque que sinon il nous faudrait être d’accord avec des gens méchants et mal intentionnés. Quel dommage qu’un acteur omniprésent des débats publiques, si prompt à décrier le dogmatisme des autres, n’ait pas la moindre idée du fonctionnement de la science !

D’aucuns répondront peut-être à Eric Zemmour au sujet de la valeur du travail de linguiste de Noam Chomsky (dont les théories ne font pas consensus dans le monde de la recherche, mais qui a publié des travaux de recherche, lui). Ici je répondrai sur Darwin, homme du XIXè siècle prudent, mesuré, méthodique que Zemmour utilise comme un épouvantail pour fustiger un discours actuel, humaniste, rationaliste, héritier, notamment, de l’humilité qu’impose aux humains la compréhension des principes darwiniens. Monsieur Zemmour semble penser que pisser sur Darwin invalide le discours actuel qui le range du côté des réactionnaires, des essentialistes, des littéraires se piquant de décider ce qui est ou n’est pas scientifique, bref des inutiles.

Hélas, Eric Zemmour devrait apprendre quelques petites choses sur la récursivité et sur les prophéties auto-réalisatrices. Cela le rendrait peut-être moins inutile.

Naturellement si cet article commettait une injustice à l’endroit d’Eric Zemmour, un droit de réponse lui serait accordé afin qu’il ait toute la liberté de présenter sa position avec l’ensemble des arguments qu’il lui plaira d’employer.
Conférence – débat organisée par Play Azur Festival. Enregistrée sur le campus de l’Université de Nice Sophia Antipolis.

Editorial

 

Soyez les bienvenus à cette conférence collégiale sur le transhumanisme.

 

L’homme qui vivra mille an est-il déjà né ? Est-il une femme ? L’humain d’aujourd’hui est-il déjà augmenté ? La dépendance aux auxiliaires technologiques qui nous entourent est-elle au contraire signe de diminution ? Mesdames et messieurs, ceci est le XXI e siècle et nous sommes en plein dans ces questions. Nous sommes équipés de prothèses, réparés, rapiécés, assistés, connectés. Nous sommes en train d’oublier comment faire sans ces appuis, nous sommes en train d’oublier les numéros de téléphone de nos proches. On ne se déplace plus sans GPS. Nos voitures nous parlent, nous conseillent. Elles nous réveillent quand on s’endort au volant. Mais comment faisait-on avant ?

 

Faisons une expérience si vous le voulez bien. Que les personnes qui ont un téléphone portable lèvent la main. Veuillez garder la main levée si vous gardez ce téléphone allumé en permanence. Vous voyez, ça a déjà commencé. Nous portons des lunettes, des implants. Beaucoup d’entre nous, atteints d’affections chroniques vivent sous l’assistance chimique de médicaments.

 

Le transhumanisme, c’est l’augmentation de l‘être humain. C’est le prolongement de sa vie. C’est la démultiplication de ses capacités physiques et intellectuelle. C’est aussi une idéologie qui s’affranchit des définitions passées de ce qu’est un être humain. C’est un humanisme qui prétend voir plus loin. Et on devrait sûrement être totalement excités par toutes ces possibilités. Et on le serait facilement si l’idée de l’amélioration de l’espèce n’avait pas un arrière goût de troisième reich recuit, de régime totalitaire permettant le contrôle, voire la reprogrammation de chacun. On peut y voir la négation de notre nature, une fuite en avant vers des conséquences inconnues à des choix inédits.

 

Ce soir les membres de ce panel de qualité supérieure vont nous parler du transhumanisme, de ses origines dans l’histoire, dans la littérature, des questions brûlantes qu’il pose en termes d’éthique, de limitations techniques, de progrès inarrêtable (?), de dérives angoissantes. Et toutes ces questions vont évidemment trouver une réponse définitive ce soir, tout sera résolu. Parce que nous ne sommes pas du genre à encourager le questionnement.

 

Sommes nous transhumanistes sitôt que l’on souhaite l’amélioration des humains ? Je ne sais pas. Le transhumanisme c’est aussi la question des intelligences artificielles. Leur place dans la société, leur usage, mais aussi leur statut. Ces intelligences doivent-elles avoir des droits, puisqu’après tout le corps humain en a ?

Enfin, avant de laisser la parole à nos conférenciers, je souhaite poser la question du boss final. De la baleine sous les gravillons. Du bulot sous la mayonnaise

Nous dirigeons-nous vers la singularité technologique, vers le posthumanisme, au delà du point Skynet où l’intelligence artificielle nous supplantera dans tous les domaines et nous rendra obsolètes ? C’est possible. Les machines feront alors tout mieux que nous, y compris être humains, et les humains comme nous seront complètement inutiles. Mais, comme disait Le Cyrano de Rostand : “c’est bien plus beau lorsque c’est inutile” !.. je sais, c’est une piètre consolation, mais en ce temps là, on aura le temps de relire les grands auteurs.

 

D’ici là, mesdames et messieurs, écoutons ce qu’on a dire sur le sujet, dans l’ordre alphabétique :

 

  • Ugo Bellagamba, maître de conférence en histoire du droit à l’université de Nice et auteur de science-fiction
  • Dany Caligula, vidéaste du web, vulgarisateur en philosophie et en éthique
  • Primum Non Nocere, vidéaste du web, vulgarisateur en médecine
  • Yannick Rumpala, maître de conférence en science politique à l’université de Nice

 

Abdel en vrai est un humoriste belge actif sur YouTube et traitant entre autres de l’expérience musulmane en occident. Depuis 2016, il fait partie de l’initiative Creators for Change lancée par YouTube, dont le but est de lutter contre les discours de haine, la xénophobie et l’extrémisme.

C’est dans ce cadre qu’Abdel a posté le 23 septembre une vidéo intitulée LA FEMME EN ISLAM souhaitant casser les idées reçues et présenter dans une vidéo de 6 min la « vraie » place de la femme dans l’islam. Exercice périlleux, et Abdel semble en être conscient puisqu’il commence par dire qu’il s’attend à des critiques, mais semble les réduire aux actions de trolls et à des insultes. Or, la critique rationnelle des textes religieux est une activité intellectuelle sérieuse qu’on ne doit pas prendre à la légère, y compris concernant les questions éthiques comme l’égalité homme-femme. Mais bonne nouvelle : Abdel nous dit avoir consulté plusieurs spécialistes de l’islam, sans toutefois donner de noms.

Dans l’ensemble, les raisonnements développés dans cette vidéo ne sont pas nouveaux pour qui est familier des discours apologétiques (visant à défendre les textes religieux) rencontrés dans d’autres religions comme le christianisme. Étant donné le succès de cette vidéo et sa promotion par YouTube, nous en proposons ici une analyse critique. On montrera que le discours d’Abdel échoue complètement à répondre aux critiques sur la place de la femme dans l’islam, en présentant des arguments médiocres et trompeurs. On conseillera de visionner la vidéo au préalable.

Un préambule bancal

Sans surprise, le propos démarre par l’importance de la contextualisation : il faut d’abord comprendre l’environnement dans lequel a été écrit le Coran pour bien appréhender son message.1 Ainsi on nous dit que, étant né au 7e siècle au sein d’une culture moyenâgeuse misogyne, l’islam a contribué à l’amélioration de la condition des femmes en « leur donnant un statut ». Or, ce raisonnement est absolument sans pertinence : ce n’est pas parce que la doctrine islamique a pu représenter un progrès pour les femmes il y a 1400 ans que cela est toujours le cas aujourd’hui. À titre de comparaison, il n’y a pas de quoi célébrer les lois américaines de ségrégation raciale du tournant du 20e siècle sous prétexte qu’elles aient à l’époque représenté un progrès pour les Afro-Américains par rapport à leur condition d’esclaves initiale. Ainsi, il faut voir justement quel est ce statut donné à la femme.

La vidéo consiste en un dialogue où Abdel répond à des remarques formulées grossièrement par un personnage ayant l’air peu perspicace. Ce choix est probablement fait pour des raisons humoristiques, mais on notera que cela contribue à discréditer la critique.

L’excuse de la mauvaise traduction

Il est donc question du verset 34 de la sourate 4 « Les femmes » du Coran,2 ici en version française :

Les hommes ont autorité sur les femmes, en vertu de la préférence que Dieu leur a accordé sur elles, et à cause des dépenses qu’il font pour assurer leur entretien. Les femmes vertueuses sont pieuses : elles préservent dans le secret ce que Dieu préserve. Admonestez celles dont vous craignez l’infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle, si elles vous obéissent. Dieu est élevé et grand.

On voit qu’il est écrit que les hommes « ont autorité » sur les femmes. Abdel s’empresse de dire qu’il s’agit d’une traduction française alors que le Coran est à l’origine « descendu » en arabe.3 Il est vrai que les musulmans accordent beaucoup d’importance à la version arabe du Coran, parfois considérée comme la seule version valide.4 Ici, Abdel affirme (sans source) que l’expression en arabe originale doit être entendue comme « l’homme est responsable de sa femme », au sens où il doit s’en occuper. Il semble considérer qu’avec cet euphémisme, le contenu de ce verset deviendrait acceptable. Or, ce propos choque toujours par son caractère profondément paternaliste : les femmes ne sont pas comme des enfants dont on devrait s’occuper mais des adultes autonomes et responsables. Pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas s’occuper seules d’elles-mêmes ? Une petite recherche de traduction des mots employés évoque d’ailleurs bien la notion de tutelle, ce qui n’est pas particulièrement surprenant venant d’un texte du 7e siècle. Actuellement, dans de nombreux pays (y compris au Maghreb), une large majorité des musulmans continue de penser que les femmes doivent toujours obéir aux hommes.

On en vient à la suite du verset 34 qui indique, toujours dans la version française (mais aussi en anglaisen espagnolen italien, en russe ou encore en chinois) que les hommes peuvent « frapper » les femmes dont ils craignent la désobéissance si d’autres mesures plus douces ont échoué. Abdel précise alors que dans le Coran, le mot arabe traduit par « frapper » peut prendre plusieurs sens, et donne quelques exemples (encore une fois sans source) : marcher, voyager, tracer et séparer. À ce stade, n’importe qui d’un peu attentif aura remarqué qu’aucune de ces alternatives n’a de sens iciet donc la question reste entièrement posée : si ce n’est pas frapper, qu’est-ce donc ?5 Car si certains affirment que ceux qui battent leur femme ne sont pas musulmans,6 cela est loin de faire consensus : plusieurs théologiens musulmans influents7 ont considéré que l’homme pouvait frapper sa femme (c’est également l’opinion de la majorité des femmes algériennes), même s’il est parfois précisé qu’il faut frapper doucement et seulement en dernier recours lorsque cela est nécessaire (!). Ces opinions ont de vraies répercussions : par exemple les salafistes algériens se sont opposés aux efforts visant à protéger légalement les femmes battues, affirmant que c’était contre la doctrine islamique.

Citer les passages qui arrangent…

Après cette véritable mascarade, Abdel poursuit avec deux citations du prophète (ne faisant pas partie du Coran mais des hadîths) choisies maladroitement pour tenter de montrer que celui-ci n’encourageait pas le fait de battre les femmes.8 La première citation (« comment l’un d’entre vous peut-il frapper sa femme et après vouloir dormir avec elle ? » ) est plus choquante qu’autre chose : est-il donc acceptable de frapper sa femme si on n’exige pas de coucher avec elle ? Pourquoi le prophète n’a-t-il pas juste dit « comment l’un d’entre vous peut-il frapper sa femme… tout court » ? 9 La deuxième citation (« le meilleur d’entre vous est celui qui est le meilleur avec son épouse » 10) ne dit pas que frapper sa femme est immoral, puisque tout dépend de ce qu’on considère être bon pour sa femme. Abdel trouve que la battre n’est pas un bon comportement, mais il s’agit d’un jugement moral personnel, extérieur au Coran11 alors qu’un mari violent pourrait très bien dire que s’il frappe sa femme, c’est pour son bien. Abdel conclut en disant que tout va bien car Mahomet n’a jamais battu de femme12 (mais cela fait débat car selon un hadîth considéré authentique, il aurait « frappé » ou « poussé violemment » une de ses femmes Aïcha, lui « causant de la douleur »), et qu’il a toujours désapprouvé les hommes qui le faisaient (ce qui est faux, si on se réfère entre autres à ce passage de hadîth, considéré lui aussi authentique).

… et autres maladresses

S’ensuit la question du port du voile, qu’Abdel présente comme un choix personnel qui ne regarde qu’Allah et la femme. Il s’agit d’une question compliquée allant au-delà de la portée de cet article. On se contentera de faire remarquer qu’il est fondamentalement difficile de distinguer ce qui relève d’un choix libre ou non libre. Techniquement, à Paris les hommes13 sont libres de porter une mini-jupe ou non. En pratique, il y a de nombreux obstacles psychologiques (liés au regard des autres, notamment) à ce qu’un homme porte une mini-jupe en public. De même, les chiffres montrent que la pression sociale exercée sur les femmes dans les pays musulmans au sujet de leur tenue vestimentaire est très forte.

Concernant le droit de la femme dans le mariage, Abdel occulte complètement le fait qu’il est explicitement écrit dans le passage du Coran sus-cité que la femme est financièrement à la charge de son mari. Encore une fois, cela n’est pas surprenant puisque l’émancipation économique des femmes est loin d’être universelle dans le monde encore aujourd’hui (il a fallu attendre 1985 en France pour obtenir légalement une égalité homme-femme totale dans le mariage…) Il poursuit en disant que la femme peut divorcer sans problème, pourtant l’idée que la femme a le droit de divorcer ne fait pas du tout l’unanimité dans les pays musulmans.

Comme si ce n’était pas assez, Abdel aborde enfin l’accusation de l’islam comme religion guerrière. Il pense régler cette problématique en disant que le prophète est « mort paisiblement dans les bras de son épouse ». D’abord, il aurait été plus précis de dire qu’il est mort dans les bras… d’une d’entre elles, puisqu’il a épousé au moins 11 femmes au cours de sa vie.14 Mais on remarquera que mourir paisiblement n’empêche pas d’avoir enchaîné les conquêtes militaires durant sa vie. Concernant Mahomet, il existe un consensus historique sur le fait qu’il ait aussi été un chef militaire menant un certain nombre de conflits. Le résultat a été une expansion du territoire sous contrôle arabo-musulman, qui s’est poursuivie après la mort de Mahomet. Cela ne fait pas nécessairement de l’islam une religion intrinsèquement guerrière, mais il s’agit d’un fait historique que les musulmans comme les non-musulmans doivent accepter, tout comme on accepte le fait historique de la diffusion du christianisme en Amérique à l’occasion d’une colonisation violente.

Conclusion : une prestation désastreuse

Le message important qu’Abdel a voulu transmettre au plus grand nombre est vraiment trompeur. On notera aussi l’absence totale de sources alors qu’Abdel dit avoir consulté plusieurs spécialistes. Si cet argumentaire est sérieusement ce qu’il a trouvé de mieux pour répondre aux critiques, il y a de quoi s’inquiéter car dans ce cas cette vidéo est une véritable source d’embarras intellectuel et moral pour tous les musulmans. Il est par ailleurs déplorable que, sous couvert de lutte contre les discriminations, YouTube fasse la promotion d’un contenu aussi médiocre, empli d’une mauvaise foi dissimulant à peine un sexisme évident.

Max Bird vient de sortir une vidéo pour revenir sur les problèmes de sa vidéo sur l’homosexualité du 18 mai. En effet cette première vidéo, motivée par la louable volonté de débunker l’argumentaire homophobe du « c’est contre-nature », posait un certain nombre de problèmes.

À l’époque, j’avais écrit sur Facebook :

Pour la journée contre l’homophobie une vidéo qui part d’un bon sentiment et qui est plutôt fun… Un certain nombre de choses sont très bien expliquées, mais d’autres passent à la trappe comme les facteurs génétiques (qui existent !).

Le succès de cette vidéo est donc un peu problématique, car elle a de gros défauts. À l’argument : « l’Homosexualité est contre-nature (donc c’est mal) », il ne faut surtout pas répondre « En vrai, elle est naturelle (donc c’est bien) », car la « naturalité » d’une chose n’a rien à voir avec sa valeur pour la société ou les individus qui la composent.

Léo de Dirtybiology le souligne d’ailleurs :

« Le vrai problème c’est l’argumentation d’appel à la nature. C’est juste dangereux. Et un sophisme. Le fait que ce soit naturel ne doit pas décider la valeur de la chose.

« Si c’est naturel, c’est ok » = non. Tout un tas de trucs naturels sont pratiqués par d’autres espèces et sont moyen bof, comme la nécrophilie, l’infanticide, le cannibalisme ou le viol (ou tout en même temps because fuck you l’élégance). De la même façon, il existe des différences de capacités biologiques sur certains traits entre les populations humaines (digestion du lait, oxygénation, etc), et elles sont naturelles. On en tire des prescriptions morales du coup ? On en fait des différences de valeurs entre populations humaines ?

Et le corollaire pue autant « Si c’est pas contre-nature, c’est pas ok ». Du coup pour avoir une sexualité « valide » il faudrait qu’elle soit également pratiqué par d’autres animaux parce que sinon… c’est mal ?

( http://rationalwiki.org/wiki/Appeal_to_nature )

Fun-fact bonus : le mec dit à la fin « la nature ne fait rien au hasard. […] l’homosexualité a peut-être évolué pour réguler les populations ».

Les deux phrases montrent une incompréhension bien vénère de la bio évolutive. La Nature pratique le hasard ET un trait biologique pour réguler une pop. ça s’appelle de la sélection de groupe et c’est comme les licornes, ça n’existe pas. »

Sur l’existence des facteurs génétiques, je vous renvoie vers mes propres billets sur la question.

  1.       Gènes et homosexualité
  2.       Un peu plus d’homosexualité et de génétique

Hélas, dans cette deuxième vidéo, en forme de FAQ, Max dit des choses peut-être encore plus discutables que dans la première… « C’est de la vulgarisation scientifique » dit-il lui-même ; c’est donc en tant que telle qu’elle sera critiquée ci-dessous.

Mais dans le but d’être aussi constructif que possible, cet article a été envoyé à Max afin qu’il ait l’occasion de réagir directement dans le texte. L’objectif est de tenter de nous mettre d’accord sur la manière dont ses propos peuvent être compris, et sur le décalage probable d’avec le message qu’il désirait communiquer.

Trop d’affirmations ?

D’abord il y a beaucoup d’affirmations là où le conditionnel serait de mise, les études sur les comportements et orientations sexuelles restant à l’heure actuelle fragiles. Leurs auteurs sont prudents et les vulgarisateurs devraient l’être au moins autant.

Max : «[contrairement aux hommes gay] chez les femmes on observe beaucoup plus de cas de femmes qui deviennent lesbiennes puis qui redeviennent hétéro plus tard. En les questionnant on découvre que souvent elles ont eu une mauvaise expérience avec un homme (…) qui fait qu’elles sont allées vers les femmes par répulsion. Avec le temps ça passe et elles reviennent quand même aux hommes. »

Une telle affirmation nécessite une solide documentation, parce qu’elle risque d’alimenter les clichés qui pourrissent la vie des lesbiennes lesquelles s’entendent dire « c’est parce que tu n’as pas trouvé le bon mec ». On ne s’attend pas à trouver une justification non sourcée de ce cliché dans une vidéo de mise au point sur le sujet de l’homosexualité. 

J’imagine que le but était d’illustrer un élément qui revient souvent dans la littérature scientifique, à savoir que l’orientation sexuelle des femmes semble plus « fluide » que celle des hommes, sans que l’on sache si cette fluidité est innée ou bien le produit des influences sociales. Mais si tel était le but il n’était pas impossible de le signaler en deux phrases comme je viens de le faire. Max a d’ailleurs très bien expliqué comment l’homosexualité pouvait représenter un avantage sélectif au sein d’une population, ce qui est un heureux progrès par rapport à la première vidéo où il disait : « Ce n’est pas génétique. Si c’était génétique, le gène aurait forcément disparu, les homosexuels ne procréant pas ». Il est donc capable de vulgariser des notions subtiles.

 


Droit de réponse de Max

Merci de me donner l’opportunité de répondre.

Tout d’abord sur le relais du commentaire de DirtyBiology (auquel j’ai déjà répondu) je tiens à remettre les points sur les i.

L’argumentation “dangereuse” de l’appel à la nature, je m’en suis déjà défendu dans la seconde vidéo, il s’agit d’un faux procès et, à mon avis, d’une incompréhension de l’angle de la vidéo. A aucun moment je ne prétends défendre tous les comportements naturels, je pointe juste du doigt l’argument “c’est contre-nature” matraqué par les homophobes en expliquant pourquoi il ne tient pas. Idem pour l’attaque sur le hasard, bien sûr que la nature “pratique le hasard” au niveau de l’innovation génétique, mais sur des millions d’années, le hasard n’existe quasiment plus dans la conservation ou la disparition des caractères, et la présence d’un caractère au sein d’autant d’espèces soulève vraiment la question d’un rôle de l’homosexualité. Dire qu’il s’agit-là d’une “incompréhension bien vénère de la bioévolutive” me semble gratuit et plutôt malhonnête.

Maintenant venons-en à tes remarques à toi, que je comprends mieux. En effet ces affirmations sur les comportements homosexuels de certaines femmes “à priori” hétérosexuelle sont ici très résumées et peuvent prêter à confusion.

Il ne s’agit pas ici de tenter d’expliquer la bisexualité, mais bien de souligner un indice fort que l’orientation biologique ne varie pas au cours de la vie, alors que les comportements sexuels, oui.

En effet, appuyer cela des nombreuses références scientifiques montrant que le comportement sexuel est plus variable chez les femmes que chez les hommes, aurait été judicieux.

Voici une source complète abordant ces aspects : http://pdf.lu/62gr


 

Explication monocausale ?

L’un des aspects les plus ennuyeux de l’approche de Max est l’omniprésence de la référence aux travaux de Jacques Balthazart comme s’ils expliquaient tout. Il néglige totalement les travaux qui ont montré l’existence de facteurs génétiques à l’orientation sexuelle (au moins chez les hommes). Alors, bien sûr, dans cette vidéo de réaction aux critiques, Max fait référence aux facteurs génétiques en expliquant qu’ils sont trop compliqués à décrire pour s’y attarder, ce qui semble contradictoire avec la démarche de vulgarisation scientifique qui ne consiste pas à se contenter d’expliquer ce qui est simple. Mais surtout, il commet une erreur qui me semble importante : un excès de spéculation.

Il est vrai qu’on trouve peu de littérature sur les déterminants de la bisexualité. Et c’est bien à cause de cela qu’il semble audacieux d’évoquer comment la théorie du noyau cérébral de l’air préoptique de Balthazart pourrait en rendre compte malgré tout, puisque c’est derechef faire l’impasse sur les autres facteurs biologiques qu’il reste potentiellement à identifier, décrire et explorer.

On peut être plus sévère encore en questionnant la pertinence même des travaux de Jacques Balthazart puisqu’ils sont loin de faire consensus. Sur ce sujet, voir l’article d’Alloxodia, (bémol : blog hostile aux explications biologiques des comportements genrés et adoptant parfois une posture idéologique).

 


Droit de réponse de Max

C’est en effet purement spéculatif, et je ne m’en cache pas, je dis bien “c’est de la supposition totale, on n’a vraiment aucune donnée là-dessus” puis “pourquoi pas ?” juste après.

Les raisonnements scientifiques partent souvent de l’imagination avant d’être vérifiés ou non, je ne prétends ici que lancer des hypothèses, pour répondre à une question à laquelle mes abonnés m’ont très souvent demandé de répondre, car c’est avant tout le but de la vidéo, briser des tabous en tenter de donner des clés aux jeunes pour comprendre et accepter leur orientation.

C’est un rôle important (car ni les parents ni l’école ne le tiennent aujourd’hui) et qui me semble souvent perdu de vue dans les débats autour de la vidéo.


Un problème avec la bisexualité ?

Par ailleurs la vidéo n’évoque jamais la possibilité que la bisexualité puisse être liée à des déterminants différents de ceux qui distinguent androsexualité (attirance pour les hommes) et gynosexualité (attirance pour les femmes) per se. En définitive les propos de Max au sujet de la bisexualité sont assez désobligeants, ou en tout cas peuvent être reçus comme une forme de négation de l’existence de la bisexualité en tant qu’orientation.

« si ça se trouve il n’existe pas d’orientation bisexuelle. Il n’y a que des comportements bisexuels »

 

Dans l’absolu, cette phrase peut être vraie. Admettons… Dans la mesure où à ce jour nous n’avons pas connaissance de facteurs génétiques hormonaux ou anatomiques liées à la bisexualité et qui pourraient démontrer qu’il s’agit d’une orientation biologique. Mais quel est le but de cette déclaration dans une FAQ servant à répondre à des insatisfactions ou à des incompréhensions du public sur la vidéo précédente ? Surtout, sur quels indices se fonde-t-elle ? D’où le vulgarisateur sort-il cette idée ? Ces questions ne sont pas du pinaillage car le problème que pose cette déclaration devient patent avec ce qui suit :

 

« Un homo aimerait bien être attiré par les femmes »

Il est bien possible qu’un certain nombre d’hommes gay eussent préférés être hétéros. Dans l’absolu, c’est sans doute vrai. Mais est-ce une bonne idée d’en faire une généralité ? Car comment ne pas y voir un jugement qui exprime l’idée que l’homosexualité est toujours combattue par celle ou celui qui la vit, et que le désir universel des humains est l’hétérosexualité ? Si l’on ajoute cela aux remarques précédentes sur le lesbianisme, et le doute exprimé sur l’existence même de la bisexualité, force est d’admettre qu’on ne s’attendait pas un tel hétérocentrisme dans cette vidéo-là.


Droit de réponse de Max

Je ne suis pas hétérocentriste, c’est le monde qui est hétérocentriste. Pourquoi ne pas admettre que la société et ses diktats définissent l’attitude des gens ? Il n’y a quasiment aucun homo qui s’est dit en découvrant sa sexualité “chouette je suis gay ça va être cool !” et je vais me défendre sur ce point. Il y a 5 fois plus de suicides chez les jeunes qui se découvrent homo, l’insulte la plus entendue dans les écoles c’est “PD”. La puissance de rejet des homosexuels dans la société pousse quasiment systématiquement les homosexuels à tenter de se conformer (sources).

Combien d’homos sont sortis avec des filles, se sont forcés, ont essayé, avant de lâcher l’affaire ? Certains arrivent suffisamment à se faire passer pour un hétéro, se marient même, restent avec une femme pour faire plaisir à leur parents, et adoptent un comportement ouvertement homophobe. Ce sont des cas fréquents, qu’on connait, et on fait quoi ? On laisse faire.

Elle est là l’urgence, donner des indices aux jeunes pour se comprendre et des éléments à tous pour tolérer cette variance dans nos populations. On ne mesure pas toujours ce que la peur d’être rejeté peut pousser à faire, et l’incroyable puissance de la société sur les individus.

J’assume totalement ma formule, et je pense qu’on devrait oser en parler plus.


Remarque

Max a bien sûr raison de souligner que la société est hétérocentriste. C’est bien pourquoi il est nécessaire que les influenceurs comme lui ne prennent pas pour des faits les préjugés véhiculés par la société actuelle. C’était le sens de ma critique. Espérons qu’il aura l’occasion de dire de manière explicite que l’hétérocentrisme existe et qu’il est regrettable, y compris dans la bouche de ceux qui luttent contre l’homophobie.


Conclusion

Parmi les critiques formulées contre la première vidéo, on a reproché à Max d’avoir abondé dans le sens de l’appel à la nature. C’était d’ailleurs le cas de ma propre critique à son égard. A la fin de cette seconde vidéo, Max se défend en considérant n’avoir pas défendu que l’homosexualité devait être acceptée car naturelle, et c’est très bien qu’il le dise… Mais c’est pour ensuite ajouter :

« il y a des tas de choses contre-nature qu’on fait qui ne posent aucun problème, comme se couper les cheveux, se brosser les dents… »

Voilà qui est fort ennuyeux, car le concept de « contre-nature » est tout aussi privé de sens que celui de « naturel ». Au lieu de vanter le contre-nature, il faudrait questionner le sens qu’on lui donne quand on l’invoque dans un vrai débat, un sens qui est toujours indexé aux valeurs morales du locuteur, comme par hasard. Le « naturel versus contre-nature » n’a donc rien à voir avec la nature, et il faudrait aider les gens à s’en rendre compte plutôt que d’ajouter une pièce dans la machine.

Ces remarques n’ont pas pour but d’éreinter Max, de le dissuader lui ou quiconque d’aborder ces questions. Si vous voulez faire de la vulgarisation scientifique sur un sujet qui touche aux représentations que nous nous faisons du monde, de notre place dans celui-ci, aux rôles que nous endossons, vous commettrez sans doute des erreurs, des imprécisions, des raccourcis. On vous les pardonnera plus facilement si les formulations que vous employez ne sortent pas d’un chapeau mais peuvent être retracées jusqu’à des sources où les nuances sont disponibles pour qui les cherche.


Droit de réponse de Max

En citant l’exemple de “se couper les cheveux, se brosser les dents” je donne ma définition de “contre-nature”, elle est simple, et formulée oralement juste après “on ne le ferait pas dans la nature”. Il ne me semble pas dangereux d’utiliser cette définition, et je pense qu’on est plus fort contre les homophobes en utilisant leur vocabulaire, en tentant de comprendre d’où vient leur méprise, qui est parfois (souvent?) la nôtre aussi.

Pour conclure je reconnais que la vidéo aurait pu être plus étayée, plus référencée, et qu’on peut m’attaquer sur ma rigueur scientifique. Je le confesse, je ne suis pas un savant, et en résumant une théorie complexe en quelques minutes, je m’exposais aux incompréhensions et aux attaques factuelles, mais j’assume d’avoir pris ce risque, car c’est la simplicité de la vidéo qui a permis la si large diffusion du message. Et si mon exposé est perfectible, son impact sur la jeune génération me semble démesurément positif.

Je reçois des messages d’homosexuels s’étant servi de la vidéo pour en parler à leur parents, de professeurs se servant de la vidéo pour lancer le débat avec leurs élèves, brisant des tabous centenaires avec eux. On me dit que la vidéo change les comportements dans les collèges, les lycées. Certains jeunes qui trouvaient l’homosexualité répugnante et provocatrice, me confessent avoir changé d’attitude. Je croise des couples gays ou lesbiens dans la rue qui me font savoir à quel point la vidéo leur donne de l’espoir quant aux années à venir.

Qu’on remettent en cause ma rigueur, je l’accepte, mais on n’effacera pas le bien que ce sketch a fait à beaucoup de monde.

Le canular du méchant pénis : la science engluée d’idéologie ?

« L’évidence androcentrique et méta-scientifique selon laquelle le pénis est l’organe reproducteur mâle est écrasante et largement établie. »[1]

Telle est la première phrase d’un article intitulé « Le pénis conceptuel en tant que construction sociale » et rédigé de sorte à n’avoir strictement aucun sens, à la manière du célèbre canular de Sokal et Bricmont en 1996, ou de la démonstration par les philosophes Philippe Huneman et Anouk Barberousse de l’absence de rigueur des Badiou’s Studies avec le vrai faux article « « Ontology, Neutrality and the Strive for (non) Being-Queer » (« Ontologie, neutralité et le désir de (ne pas) être-queer ») l’an dernier. Ou encore l’exercice similaire réalisé par Marteen Boudry quand il a envoyé en 2011 une proposition de présentation à deux conférences de philosophes chrétiens (en théologie et en philosophie de la religion), lesquelles ont toutes deux accepté qu’il vienne présenter : « Les paradoxes du désordre darwinien. Vers une réaffirmation ontologique de l’ordre et de la transcendance » (!).

Il est consternant de constater que ces canulars continuent de fonctionner alors que leur succès devrait aboutir à des changements de pratique ne permettant plus le succès des canulars suivants. Il y a un profond problème de méthode dans certaines sciences sociales. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas ailleurs, mais force est de constater que l’on n’observe pas la publication de telles sornettes dans les autres disciplines. Ce problème a été souligné par Pennycook en 2015 « On the reception and detection of pseudo-profound bullshit ».

Vous pouvez lire l’explication par Peter Boghossian, co-auteur du canular ici (english). P. Boghossian est professeur de philosophie à l’université de Portland et il est connu pour son combat de fond contre le dogmatisme, et en particulier contre les religions.

Le pénis conceptuel.

Rédigé dans le style post-structuraliste très commun dans les études de genre selon les auteurs, la thèse de l’article est que « du point de vue de la virilité, le pénis est une construction incohérente. Il est plus compréhensible non en tant qu’organe anatomique mais en tant que construction sociale hautement fluide performative du genre. » Ainsi le pénis n’est pas un organe, mais un objet social dangereux, traité de manière très négative tout au long du texte.

Le papier a d’abord été refusé par le journal NORMA: International Journal for Masculinity Studies. Mais les relecteurs du journal lui ont trouvé de grandes qualités et ont recommandé aux auteurs de le soumettre à Cogent Social Sciences où il a finalement été accepté. Deux équipes éditoriales ont donc jugé que l’article relevait d’un travail scientifique valide. Les deux relecteurs de Cogent Social Sciences ont été très élogieux dans leurs commentaires, l’un d’eux notant « It capturs [sic] the issue of hypermasculinity through a multi-dimensional and nonlinear process ». « Il capture le problème de l’hypermasculinité à travers un processus multidimensionnel et non-linéaire. » (ce qui ne semble pas plus sensé que l’article lui-même.)

Vous pouvez lire le pdf de l’article en question.

 

Comme le soulignent les auteurs, cet article n’aurait jamais dû être accepté ! Le papier ne cherche jamais à être cohérent. Il utilise un jargon jamais explicité. Il cite des travaux qui n’ont aucun lien dans le contexte. Aucune des références n’a été lue par les auteurs ; la plupart ont été trouvées à l’aide de mot clef et sur la base d’un titre qui semblait avoir un quelconque rapport. Cinq des références (sur seulement 16 ! un vrai article en contenant souvent de 40 à 80) sont purement fictives, créées à l’aide d’un outil, le Postmodern Generator, qui génère des faux articles dans le style post-moderne. L’article est jalonné de phrases incompréhensibles par les auteurs-mêmes. Il est chargé idéologiquement et multiplie les formulations misandres.

« « manspreading,” a complaint levied against men for sitting with their legs spread wide, is “akin to raping the empty space around him. » ( Le « manspreading » consiste pour l’homme à s’asseoir en écartant largement les jambes de manière à violer l’espace vide autour de lui.)

Dans la conclusion l’article va jusqu’à estimer que ce pénis conceptuel est responsable du changement climatique.

« Après avoir terminé le papier, nous l’avons lu attentivement pour nous assurer qu’il n’avait aucun sens. Comme aucun de nous n’était en mesure de déterminer de quoi il pouvait bien parler, nous avons estimé être parvenus à nos fins. »[2]

Visiblement certains lecteurs veulent trouver du sens dans ce texte, cela rappelle l’effet barnum, ou encore ce qu’on nomme effet puits en zététique : ça parait d’autant plus profond que c’est creux.

La faillite de la publication scientifique ?

L’idéologie n’est pas la seule fautive dans cette histoire. Le principe même du pay-to-publish fait planer des soupçons d’intéressement sur les éditeurs qui peuvent être tentés accepter des articles nullissimes dans le seul but de gagner de l’argent. Ici, Cogent Social Sciences était prêt à publier ce hoax contre 625$. Mais même si ce journal était une forme de prédateur pour auteurs naïfs, il demeure qu’il appartient au groupe Taylor & Francis et qu’un journal plus conventionnel (NOMA) a activement dirigé les auteurs du hoax vers ce journal. Il demeure aussi que la thématique elle-même semble prône à valider tous les discours qui veulent la confirmer.

« As we see it, gender studies in its current form needs to do some serious housecleaning. » (Telles que nous voyons les choses, les études de genre dans leur forme actuelle ont besoin d’un sérieux coup de balai.)

 

Boghossian se réfère à Sokal et Bricmont. Dans « Impostures intellectuelles » en 1997, ils écrivent sur certaines idées devenues tellement à la mode que les facultés critiques nécessaires à leur juste remise en question par le processus de revue par les pairs sont compromises, ce qui permet la publication d’absurdités pourvu qu’elles adoptent l’allure adéquate qui flatte les attentes d’une équipe éditoriale.

Les auteurs avaient pour but de vérifier si la publication d’absurdités était permise dès lors que l’on affichait une importante charge morale, ici le désir de dénoncer « la masculinité à la source de tous les maux » ; ils considèrent avoir confirmé cette thèse. Fait amusant : l’idée leur est venue en observant certains comportements sur twitter.

 

 

NB : Dénoncer le manque de rigueur dans la manière dont sont publiées certaines études liées au genre ne signifie pas qu’il n’y a pas en effet une forme de phallocratie stupide et persistance. Évitons de sur-simplifier. Merci.

 

 

***

Sur le même sujet

http://www.scilogs.fr/raisonetpsychologie/la-foutaise-un-sujet-de-recherche-prometteur/

 

[1] The androcentric scientific and meta-scientific evidence that the penis is the male reproductive organ is considered overwhelming and largely uncontroversial.

[2] « After completing the paper, we read it carefully to ensure it didn’t say anything meaningful, and as neither one of us could determine what it is actually about, we deemed it a success. »

Je suis très embarrassé. Suite à des invectives nombreuses et denses sur Twitter initiées par une internaute au nom de son féminisme, je me sens obligé de réagir.

Dans les échanges touffus et désordonnées dont Twitter a le secret, j’ai eu l’occasion de poser de nombreuses questions à celles et ceux qui jugent mes critiques déplacées, et de recevoir en réponse de nombreuses tentatives de disqualification et mon lot d’injures (« abruti », « sexiste », « sombre merde oppressive », etc.). L’effet de groupe a produit une avalanche de jugements et une escalade dans l’émotion peu propices à la remise en question de qui que ce soit. Je le déplore.

En conséquence, et afin qu’à l’avenir je puisse guider les personnes dérangées par mon travail ou mes déclarations vers un texte couvrant mieux qu’en 140 caractères ma position sur la question, je me vois contraint malgré moi de me livrer à un coming out.

 

Alors voilà, je suis féministe.

Du moins je pense pouvoir le dire car :

  • Je suis humaniste et je mets au pinacle de mes valeurs l’égalité des humains.
  • Je ne prétendrai jamais connaitre mieux que les personnes elles-mêmes la situation qu’elles vivent.
  • J’ai conscience du déterminisme social qui pèse sur nous tous, et particulièrement sur les femmes qui subissent des injonctions à la soumission et à l’obéissance.
  • Je sais que les minorités ont moins l’accès à la parole, même dans des contextes où une égalité de fait semble garantie.
  • Je sais que se déclarer féministe n’est pas suffisant pour réellement agir comme tel.
  • J’ai conscience d’avoir subi, comme tout le monde (hommes et femmes), un formatage de ma manière de parler et de réagir en fonction du genre de mes interlocuteurs. Je sais que je dois lutter contre ces automatismes.
  • Je sais que notre société est construite avec des schémas d’oppression qui s’autoalimentent. Il existe une normativité systémique qui fait pleuvoir sur nous des injonctions plus ou moins muettes, à la source de violences symboliques ou physiques.
  • J’accorde une importance particulière à la parole des victimes de ce système oppressif.
  • J’approuve les initiatives qui ont pour but de révéler les faits précédents à ceux qui les ignorent ou les minimisent.

 

Je suis féministe, car je suis humaniste, l’humanisme étant féministe par essence. Parce que je me considère ainsi, et parce que mon parcours personnel m’a amené à être spécialement attentif aux erreurs de raisonnement, aux biais cognitifs et aux sophismes, j’estime que je peux jouer mon rôle, à ma place, dans ce mouvement vers plus d’égalité en encourageant de meilleures pratiques de la part de ceux avec qui je suis d’accord.

Je pense que celles et ceux qui comme moi défendent ces idées devraient accepter la critique de leur manière de faire, sans conclure aussitôt que cette critique découle d’un rejet des constats et valeurs exprimés plus tôt.

Je pense qu’une cause doit être défendue de la manière la plus éthique, la plus juste, la plus irréprochable possible afin de n’offrir que peu de prise aux critiques adverses de sorte que les vrais arguments en deviennent plus saillants et plus convaincants.

Je pense aussi que s’acharner sur un individu, l’insulter, l’afficher sur les réseaux n’a aucune chance de l’encourager à considérer l’hypothèse qu’il puisse avoir tort. Pire, aux yeux des témoins il passe pour une victime, et les gens rétifs à l’humanisme-féminisme y trouvent matière à antagoniser d’office tout défenseur de la justice sociale. L’agressivité de certains militants belliqueux me semble donc à proscrire, sauf à me prouver que cette stratégie fait plus de bien que de mal.

J’utilise le terme « Social Justice Warrior », initialement inventé par l’extrême gauche américaine avant de devenir une injure dans la bouche de l’extrême droite pour souligner les comportements que j’estime contraires à la déontologie d’une démarche humaniste qui doit prôner le respect des individus et de leur liberté d’expression. La connotation que certains veulent lire sous ce mot leur appartient, mais j’accepte l’idée de changer ce terme pour un autre plus approprié si l’on m’en propose un[1].

Lors d’un différend je prends soin autant que possible d’éviter d’affirmer des choses, et je préfère questionner ceux qui disent savoir ce qui doit être fait/dit et ce qui ne doit pas l’être. Ce questionnement relève de la maïeutique et a pour but de m’assurer que j’ai compris la pensée de mon interlocuteur afin de ne pas lui attribuer des idées ou des intentions indûment. Cela évite des procès d’intention forcément stériles.

Je dénonce le dogmatisme prégnant dans une frange de la militance qui consiste à juger de la qualité de la parole d’une personne à l’aune de son sexe, de son genre, de son orientation sexuelle, etc. sur des questions où ces caractères ne confèrent pas nécessairement une forme d’expertise. Un homme blanc peut avoir une parole de très grande valeur pour le féminisme, une femme blanche sur le racisme, n’importe quel hétéro sur l’homophobie, etc. On mesure la valeur d’une parole à son contenu et non à sa provenance.

 

Et j’estime qu’en défendant les idées ci-dessus sans injurier personne, sans enfermer quiconque dans une boite (le concept de SJW est un syndrome, un ensemble de caractères, pas une « essence ») on fait un meilleur travail que celles et ceux qui s’arrogent le droit de harceler celui qui ose critiquer les mauvais arguments et les mauvaises manières de ceux avec qui il est pourtant d’accord sur le fond.

 

Je suis anti-sexiste et j’observe que la société va de mieux en mieux à cet égard grâce au travail de fond de plusieurs générations de femmes et d’hommes attachés à ce progrès, un travail qui n’a rien à voir avec le frisson du justicier du net qui cherche à répandre la terreur comme à leur manière le font également les parangons de la fachosphère.

Ces valeurs méritent que mon comportement vise à en être digne à chaque instant. Par l’exemplarité (au sens déontologique) je dois m’efforcer de démontrer que ces idées que je défends sont bénéfiques à tous.

Il m’arrivera de ne pas être à la hauteur, et pour cela j’aurai besoin de critiques constructives le moment venu plus que d’avanies.

 

 « L’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde. » Mandela.

 

[1] Par exemple « bulldozer » ou « militant belliqueux ».

Le dimanche 23 avril les électeurs français ont choisi pour le second tour Emmanuel Macron et Marine Le Pen.

Et on peut se demander comment cela est arrivé. Naturellement, ce billet n’est pas écrit par un politologue, et vous devrez le prendre pour ce qu’il est, une simple réflexion sur notre capacité à comprendre ce qui motive le pays à faire un tel choix.

D’abord listons quelques biais et sophismes bien connus des zététiciens

  • Effet Barnum : Une description suffisamment vague peut correspondre à presque tout le monde (Cf Horoscope).
  • Effet puits (apparenté au précédent) : plus un discours est vague et creux, plus on sera tenté de le trouver profond et persuasif.
  • Effet de simple exposition : augmentation de la probabilité d’avoir un sentiment positif envers quelqu’un ou quelque chose par la simple exposition répétée à cette personne ou cet objet (Cf Publicité).
  • Biais de confirmation : nous cherchons / comprenons / retenons / partageons mieux les informations qui nous confortent dans une idée préétablie.
  • Conformisme & « preuve sociale » : Tendance à nous rallier à un avis largement partagé.
  • Erreur fondamentale d’attribution : Surestimation des facteurs internes pour expliquer les comportements, réussites et échecs des individus et sous-estimation des facteurs contextuels (Cf l’homme providentiel, racisme, etc.).
  • Croyance dans un monde juste : Tendance à penser que les gens reçoivent ce qu’ils méritent, que tout est pour le mieux, que les méchants seront punis etc. Cette croyance explique l’absence de réaction face à des injustices considérées comme justifiées ou provisoires.
  • Le « juste milieu » : tendance à penser que le compromis entre deux positions est toujours une solution plus viable que l’une ou l’autre de ces positions.
  • Biais du statu quo : Appréhension et résistance face au changement. Peut-être associé à l’aversion à la perte. (Cf « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », etc.).
  • Technique du chiffon rouge : Utiliser des associations émotionnelles qui vont déclencher la colère du public et nuire à sa capacité de raisonnement.
  • La double faute : Accusé d’un méfait, s’en défendre en prétextant que d’autres font pareil, ou pire.
  • Faux dilemme : Limiter artificiellement les alternatives à deux choix présentés comme les seuls envisageables.

Autant de biais qui semblent expliquer bien, voire prévoir, le vote Macron (tandis que le vote Le Pen est accentué par un sentiment d’impuissance des citoyens et un parfum d’impunité et de prime à l’absence de résultat chez les politiques). Cela fait sens, comme on dit. C’est parce que ces mécanismes intuitifs de notre esprit ont un réel poids dans nos décisions que la sagesse populaire a retenu la phrase du cardinal de Retz :

« On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens. »

 

La tentation du simplisme

Souvenons-nous toutefois que ces biais et d’autres permettraient aussi d’expliquer les résultats s’ils avaient été différents, la grille de lecture des biais cognitifs permettrait donc d’expliquer plusieurs résultats contrastés, ce qui implique qu’en définitive elle n’explique au mieux que partiellement ce qui se passe. Il est donc sage de ne pas réduire le choix d’autrui à une réponse irrationnelle, un réflexe téléguidé par le monde politico-médiatique. Il semble acquis, toutefois, que le vote n’est pas un acte aussi rationnel qu’on pourrait le penser et que, sans doute, il devrait l’être. On peut en effet considérer que le choix d’un dirigeant et d’une ligne politique devrait être inspiré par une analyse factuelle et la pleine mesure des conséquences, et donc se construire de manière rationnelle. Qu’on me permette de souligner qu’aucune société au monde n’a jamais eu à souffrir d’un excès de rationalité, et que l’on n’a jamais manqué de personnes votant « avec le cœur » pour des politiques catastrophiques.

Rappelons-nous aussi qu’un scrutin majoritaire à deux tours est propice à générer des comportements inadéquates de la part des électeurs angoissés à l’idée de voir leurs idée et valeurs disparaître de la représentation nationale. Ils se livrent à des calculs stratégiques désespérés et à des compromis entre adhésion et rejet envers les candidats en fonction de ce que les sondages leur donnent à présumer sur les intentions de vote de leurs concitoyens. N’est-ce pas un scrutin qui protège le statut quo et participe à la résilience d’un système où le personnel politique ne se renouvelle pas ? Le scrutin majoritaire à deux tours apporte de la stabilité au régime, une stabilité qui devient une auto validation du régime.

Pourquoi ne nous dit-on jamais que d’autres modes de scrutin pourrait être envisageable en France ?

Peut-être, par exemple, ignorez-vous tout du jugement majoritaire, un mode de scrutin qui semble plus respectueux de l’expression du choix démocratique car il évite la qualification des candidats populaires mais fortement rejetés par une partie non négligeable du corps électoral.

Amertume ?

Les plus perspicaces d’entre vous feront valoir que si j’écris ce billet, c’est probablement motivé par l’absence du candidat vers lequel allait ma préférence. Bien sûr, si mon choix s’était porté sur Macron ou Le Pen dès le premier tour, je n’aurais pas envers les résultats la distance critique ici formulée. Je nourrirais sans doute une forme plus apaisée d’amertume. Il me faut confesser que j’eus été moins enclin à expliquer par des mécanismes irrationnels la qualification de mon candidat car j’identifie sans mal les raisons logiques et rationnelles de mon choix ; et il en va certainement de même des lecteurs macronistes ou lepenistes. Ce billet leur déplaira certainement.

Mais ce biais qui est le mien n’indique pas que j’aie moins raison que ceux dont le biais serait autre, et le constat de l’immense déception partagée par ceux qui rejettent les candidats qualifiés au second tour (et par une partie au moins des électeurs de Macron) dit assez qu’il faut se poser sérieusement la question du respect de l’expression démocratique, et de son hold up, le cas échéant, par des structures qui ne durent peut-être que parce qu’elles sont construites pour durer et que telle est leur principale qualité, mais aussi leur plus redoutable défaut.

 

Ce texte est une réponse au « manifeste agnostique » de Ron Rosenbaum (2010) dont Slate.fr a dernièrement publié une traduction. J’ai demandé à Slate par mail et par twitter s’ils étaient intéressés par la parution d’un texte de ma part, sans obtenir de réponse.

 

L’agnosticisme de Rosenbaum : un atroce méli-mélo.

Le texte de Ron Rosenbaum enfile les vitupérations contre les « arrogants pamphlets du nouvel athéisme » (anglosaxon)  et peut se résumer à un immense homme de paille. Rosenbaum invente une posture athée, simule une posture théiste et se bat contre les ombres des penseurs qu’il n’a pas compris, ou qu’il feint de ne pas comprendre.

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        « Les agnostiques estiment en effet que l’athéisme n’est qu’un théisme de plus: une doctrine qui fait tout autant appel à la foi que la plus orthodoxe des religions.»

L’auteur commet la faute de croire qu’il existerait un groupe nommé « les athées » qui suivrait une doctrine permettant à un autre groupe, nommé  « les agnostiques » de les juger. Manque de chance il n’existe pas –il ne peut pas exister–  de doctrine de l’athéisme, et ceux des non-croyants qui adoptent une doctrine rationaliste sont généralement… agnostiques en plus d’être athées. C’est d’ailleurs le cas de votre serviteur qui est fort gêné que son agnosticisme soit si vulgairement préempté par Monsieur Rosenbaum.

Pour une définition a minima, large, robuste et compréhensible de l’athéisme, je vous renvoie vers la Pastille de Vled « L’athéisme et le langage » ci-dessous, où vers l’article « Quelques mots sur l’incroyance » dans lesquels est expliquée une distinction majeure entre athéisme et agnosticisme :

« Là où l’athée et le théiste/déiste ont un jugement ontologique, c’est à dire un avis sur l’existence de Dieu, l’agnostique se place sur le terrain de l’épistémologie, c’est-à-dire de la connaissance, et il juge que l’existence de Dieu est une proposition au statut indécidable, inconnaissable. »

Pour reformuler cette nuance avec des mots simples : le théisme / athéisme décrit ce que je crois (ou ne crois pas), l’agnosticisme / ‘gnosticisme’ décrit ce que je sais (ou ne sais pas).

« Une foi athéiste ? »

Convenons avec M Rosenbaum qu’il existe des individus dogmatiques, sectaires, extrémistes dans leur athéisme. Je n’en connais pas personnellement, alors qu’il m’est souvent arrivé d’échanger avec des théistes imperméables au doute et glorieusement dogmatiques, mais ne doutons pas qu’il puisse en exister. Cependant,  il se trouve que les athées ne sont pas un groupe de gens rassemblés autour d’une idée. Leur point commun c’est l’absence d’une croyance, d’une option ontologique sur une entité nommée « Dieu ». En systématique (la science de la classification des êtres vivants) on sait qu’il est dangereux de créer des catégories basées sur l’absence d’un caractère, car la catégorie a toutes les chances de n’être pas robuste. Monsieur Rosenbaum commet cette regrettable erreur tout au long de cet article. C’est déjà dire qu’il ne peut qu’échouer à défendre l’agnosticisme contre un « athéisme » qui ne ressemble à rien de ce qu’on trouve dans le monde réel.

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        « Les convictions des athées sont puériles et naïves; ils ont foi en un principe jamais prouvé jusqu’ici–la certitude qu’ils peuvent ou pourront un jour expliquer pourquoi et comment l’univers a été créé. »

Ce mépris mal-à-propos vient d’un manque de compréhension de l’auteur envers les prédicats du matérialisme. Pour produire de la connaissance objective (ou au moins transsubjective) sur le monde, on utilise la méthode scientifique, et cette méthode a besoin de deux choses : que le monde existe et qu’il soit compréhensible. Mais si jamais ces prédicats étaient faux, cela ne signifierait pas seulement la ruine du matérialisme (auquel s’associe généralement l’athéisme, sans que ce soit une règle absolue). Non, c’est carrément toute la production de connaissance qui deviendrait in fine impossible, et dès lors Monsieur Rosenbaum pourrait raconter tout ce qu’il veut et avoir raison et tort en même temps, ce qui ne ferait pas beaucoup avancer les choses.

Je reprends : on ne peut pas prouver qu’on saura un jour comment fonctionne l’univers, et d’où il vient. Mais on est obligé de partir du principe que c’est possible de le savoir, sinon ça ne sert à rien de chercher à comprendre, à connaître, à expliquer, et on ferait mieux d’arrêter de s’embêter à financer la science pour rien. S’il y a quelque chose de naïf ou de puéril c’est la manière dont l’auteur prend les gens pour des oies sauvages, car si le principe de la connaissabilité de l’univers est faux, ce n’est certainement pas Ron Rosenbaum qui en fera la démonstration de par le principe même que si l’univers est inconnaissable, personne n’en saura jamais rien !

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Quand l’univers vous dit : arrête !

« La plupart d’entre eux [les athées] semblent oublier un point essentiel: le fait qu’une chose puisse naître à partir de rien est une impossibilité logique et philosophique potentielle.»

L’auteur de l’article donne son avis personnel sur l’impossibilité pour l’univers d’apparaître à partir de rien. On appelle cela l’argument par l’incrédulité personnelle, et c’est un sophisme. Que Monsieur Rosenbaum ou moi-même ne puissions nous figurer comment une chose est possible ne la rend pas impossible. Les agnostiques sont d’ordinaire assez humbles pour s’en aviser. Mais l’humilité pourtant vantée dans cet article ne semble pas être le fort de l’auteur, qui se permet d’écrire : « L’agnosticisme n’est pas fait pour les simples d’esprit; il est moins facile d’accès que l’athéisme ou le théisme.»

Quand Ron Rosenbaum écrit « je ne veux pas que la science se transforme en nouvelle religion et ce tant qu’elle ne nous démontrera pas qu’elle détient toutes les réponses, ce qui n’est pas (et ne sera sans doute jamais) le cas. », on se demande ce qu’il pense dire de nouveau que n’ont pas déjà dit sur tous les tons les « nouveaux-athées » Dawkins, Hitchens, Dennett, Harris… lesquels n’ont jamais professé de certitude absolue sur l’existence de Dieu. On se demande à quel athée du dimanche il croit devoir s’opposer, car ce n’est certainement pas dans la littérature du « nouvel athéisme » qu’il a trouvé le dogmatisme auquel il s’attaque.

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L’agnosticisme implique la prudence

Toujours avec le même mépris teinté d’une latiniste pédanterie, il érige en « pont aux ânes » (pons asinorum) la question du « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » en décrétant implicitement et fort dogmatiquement qu’il n’y aura jamais de réponse (ce qui est possible) mais que les athées sont totalement certains du contraire (ce qui est certainement faux pour beaucoup d‘entre eux). Monsieur Rosenbaum est trop imprudent.

« Je mets d’ailleurs au défi les athées –débutants ou confirmés– de m’envoyer leurs réponses à la question: «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?» J’ai hâte d’entendre leurs innombrables dérobades. »

À monsieur Rosenbaum, qui lance si gentiment ce défi, je propose la lecture d’un article que j’avais écrit sur la question et où j’avais osé proposer une réponse qui s’apparente à un mu. Mais je me permets d’ajouter que savoir répondre à cette question n’incombe à personne pour justifier son athéisme. Dire le contraire, c’est commettre le sophisme de l’appel à l’ignorance qui proclame avec impudence que du simple fait de l’incapacité d’autrui à répondre à une énigme, sa réponse personnelle s’en trouve validée.

Il semble que M Rosenbaum ne soit pas tout à fait fidèle à la définition de Huxley qu’il rappelle pourtant lui-même : « un homme ne devrait pas se dire certain de l’authenticité objective de quelque proposition que ce soit s’il n’est pas capable de fournir une preuve justifiant logiquement cette certitude. » Je me permets donc de douter de l’agnosticisme de l’auteur d’un article clairement rédigé comme un pamphlet anti-athéisme qui s’autorise à décréter sur la seule base de ses préjugés ce que croit et pense autrui.

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Une ‘vraie’ définition ?

Le « véritable » agnosticisme si je peux avoir l’outrecuidance d’en proposer les contours, est un scepticisme éclairé par la raison, une posture de prudence et d’humilité face aux questions sans réponse. L’apologie du « je ne sais pas », belle chose s’il en est, n’a pas besoin d’être promue par la fondation Templeton, à laquelle M Rosenbaum est affilié, fondation d’obédience religieuse fondamentaliste qui œuvre au « rapprochement » entre science et religion au travers d’un soutien à l’Intelligent Design et d’un entrisme du spiritualisme dans le discours scientifique.

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Il est important de ne pas caricaturer autrui si on veut avoir une chance de le comprendre et d’avoir avec lui un dialogue qui permette la manifestation de la vérité, ou du moins d’une meilleure approximation du réel. Je laisse le mot de la fin à Ron Rosenbaum :

« Le monde a assez souffert des simplifications excessives. »

C’est la question que se posent certains récentistes.

Où plus exactement ; ils ont la réponse, et c’est non. Encore qu’il existe plusieurs formes de récentisme, comme nous l’expliquons brièvement dans cet article.

Cette conférence donnée à Monbatbzon en juillet 2016, en plein air et en plein soleil, a été possible grâce à l’invitation de Ben de la chaîne Nota Bene. L’année précédente, Mendax y avait parlé de l’histoire du scepticisme.

Article invité.

Introduction, contextualisation, objet

            Dawkins dans The God Delusion traite de Dieu comme une hypothèse explicative relative à l’existence de l’univers et arrive à la conclusion que cette hypothèse n’est pas scientifiquement ou même rationnellement valable. On peut être surpris de la forme que prend cette critique : il nous semble que peu de croyants traitent de Dieu comme d’une hypothèse scientifique mais demeurent au contraire dans une forme de relativisme de la croyance. Pour autant, depuis quelques années, il y a bien une recrudescence des tentatives de démontrer l’existence de Dieu ou de faire de Dieu une hypothèse explicative plausible, notamment aux Etats-Unis. Je ne parlerai pas ici spécialement de la théorie de l‘Intelligent Design défendue Outre-Atlantique, bien que cela soit également visé[1], mais de toute tentative de faire de Dieu l’objet ou la conclusion d’un discours scientifique.

Pour illustrer cette position il me paraît intéressant de ne pas s’attaquer à un homme de paille mais de partir d’une argumentation un peu subtile, comme on peut la trouver dans le livre de Swinburne datant de 1996. Je vais essayer de montrer ainsi que si les arguments de Swinburne sont intéressants et ont une certaine pertinence épistémologique ils ne sont absolument pas probants et sortent de ce fait du cadre scientifique. Pour se faire il nous faut déjà exposer sa position.

Swinburne & god

La mission divine de Richard Swinburne : démontrer la nécessité scientifique de Dieu

1. La position de Swinburne et ses arguments pour défendre la scientificité de l’hypothèse divine[2].

Deux mots sur le philosophe britannique, ce n’est pas un théologien mais un philosophe intéressé tout d’abord à l’épistémologie, même si Dieu est un objet central dans ses écrits avec en 1984 The existence of God et en 1996 Is there a god ?, qui cherche à soutenir la pertinence de l’hypothèse Dieu à la manière des hypothèses scientifiques. Nous pouvons déjà saluer à ce niveau l’effort du britannique et la cohérence intellectuelle qu’il propose.

L’idée centrale est que l’existence de l’univers comme un Tout ( entendons par là l’ensemble de ce qui existe) ne diffère pas de n’importe quel autre phénomène physique qui demande une explication. Si cette idée est discutable en soi – et on pourrait développer quelques arguments kantiens notamment contre celle-ci- admettons la d’emblée pour la simplicité de notre propos. En effet nous nous trouvons face à un phénomène à expliquer et pour cela nous formulons des hypothèses.

Cela nous mène à une question primordiale : qu’est ce qui définit une hypothèse scientifique ? Pour Swinburne il y a 4 critères :

1/ Elle permet d’expliquer les faits observés – ce qu’on pourra appeler sa vertu heuristique. Une hypothèse qui n’explique rien n’a pas lieu d’être et est au mieux une tautologie ( on expliquera par exemple la tendance à dormir après avoir pris de l’opium du fait d’une « vertu dormitive » de l’opium, ce qui est un cas d’explication circulaire).

2/ Elle s’accorde avec nos autres connaissances – il faut qu’elle soit cohérente avec le reste de notre savoir scientifique. Par exemple on peut concevoir une hypothèse qui obéit à 1/ et pas à 2/ si on expliquait le mouvement des astres avec une physique ptolémaïque qui n’est plus en accord avec ce que l’on sait par ailleurs en astronomie.

3/ Elle est simple, c’est à dire qu’elle ne fait pas intervenir une multitude d’entités explicatives diverses. Nous reviendrons sur ce critère qui est largement problématique.

4/ Elle ne possède pas de concurrente qui satisfait 1/ 2/ et 3/ de manière égale ou supérieure.

dieu et la science

Ces critères posés de manière argumentée on peut alors comparer deux hypothèses, le naturalisme scientifique (disons l’hypothèse Hs) qui considère que l’univers s’explique de lui-même par une quantité de matière et d’énergie et des lois qui le régissent. L’hypothèse a un inconvénient pour l’auteur : elle laisse inexpliquée sa propre complexité (on ne répond jamais finalement à la question « pourquoi » qui peut revenir à chaque réponse qu’on donne et qui prend sa forme la plus radicale sous sa forme leibnizienne du « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ») ; et le théisme (disons hypothèse Ht), qui explique l’univers par l’existence d’un être immatériel tout-puissant, qui a créé l’univers tel qu’on le trouve. Cette hypothèse possède elle aussi un inconvénient de poids : elle fait appel à une entité non testable.

On peut alors comparer les deux hypothèses au crible de ces quatre critères.

1/ Le premier critère n’est pas déterminant : les deux hypothèses Hs et Ht expliquent tout aussi bien l’existence de l’univers à un moment T. Hs en partant de T-1, c’est-à-dire d’un moment antérieur de l’univers, en appliquant les lois de la nature, l’hypothèse théiste rendant compte de l’ensemble des donnés également a posteriori. En effet considérer que les phénomènes physiques observés sont causés par Dieu n’empêche pas que les lois de la nature s’appliquent. A posteriori on peut par ailleurs remarquer un ordre et une nécessité dans les phénomènes physiques, les rendant nécessairement causés par un être supérieur.

2/ Hs s’accorde par définition avec nos connaissances puisqu’elle est la somme de nos connaissances scientifiques relatives à l’univers. Ht s’accorde également en ce qu’elle n’a rien de logiquement impossible et ne s’oppose pas aux théories scientifiques en elles-mêmes ( bien qu’elle puisse s’opposer au matérialisme ou au scientisme comme philosophies). Swinburne considère ici que les deux théories sont à peu près à égalité[3].

3/ Pour Swinburne, voilà le point décisif : Ht est beaucoup plus simple que Hs. Ht fait en effet appel à une seule entité explicative alors que Hs en comprend une multitude ( lois, constantes, particules) qui la rende infiniment plus complexe et moins séduisante qu’une cause unique, dépourvue de toute détermination quantitative arbitraire. Hs fait toujours intervenir pour Swinburne de nouvelles questions : pourquoi ces lois et pas d’autres ? Pourquoi cette quantité de matière ? Pourquoi ce rapport entre les constantes ? Il fait ainsi jouer la question de la contingence métaphysique : on pourrait fort bien imaginer, comme le fait Quentin Meillassoux[4] un monde régit par d’autres lois de façon pleinement cohérente, ce dont la science fiction nous donne de nombreux exemples[5]. La théorie Hs souffre ainsi d’une régressivité à l’infini qui ne répond pas à notre besoin explicatif aussi bien que Ht qui nous présente une entité première incausée qui est l’origine première. Ht réduit beaucoup plus le champ de l’inexplicable que Hs et semble par ailleurs réduire également notre sentiment d’absurdité face au monde.

4/ Ht se trouve expliquer ainsi tout aussi bien et plus simplement les phénomènes que Hs ( qui fait « comme si » l’univers obéissait à un ordre réfléchi sans prendre en compte le fait que cet univers pourrait l’être).

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2. Réponse à une objection courante

 On pourrait ici se dire de façon légitime que cette démonstration est bien belle mais qu’elle ne prend absolument pas en compte un élément central : une hypothèse scientifique est testable empiriquement, ce qui n’est absolument pas le cas de Ht. Avec une telle hypothèse on ne peut rien prédire, rien tirer de plus qu’avec l’hypothèse Hs : pourquoi appliquer le rasoir d’Occam sur les entités scientifiques – qui sont utilisées dans Ht de toutes façons également – et pas sur l’entité infalsifiable qu’est Dieu ?

Frédéric Guillaud répond à cette objection de manière à notre avis bancale :

« On peut répondre à cette objection qu’il n’est pas nécessaire qu’une hypothèse soit soumise à confirmation par des expériences futures pour qu’elle soit acceptée rationnellement. Il existe des sciences du passé, comme la géologie, la paléontologie, l’archéologie, dont la valeur des hypothèses consiste à rendre compte de la manière la plus élégante et convaincante possible de données qui ne changeront plus jamais. » [6]

 

Pour lui ce qui fait une pseudo science n’est pas le caractère post-factum, explicatif a posteriori, mais le caractère ad hoc, c’est-à-dire l’ajout d’hypothèses à une première hypothèse explicative, visant à conserver la valeur de vérité de la première – ce qui s’est fait dans le système ptolémaïque notamment avec les épicycles et les hémicycles. La réponse n’est pas totalement absurde mais ne prend pas en compte une réalité de la recherche dans les disciplines citées. Si l’on prend le cas de l’archéologie il est évident que la discipline traite de fossiles et d’éléments qui sont anciens et qui sont par là déjà passés. Mais cela ne veut pas dire que pour nous qui élaborons les théories les « données ne changeront plus jamais », et cela pour la bonne et simple raison que nous ne sommes pas actuellement en connaissance de toutes ces données et que l’on peut toujours en découvrir qui viendront en droit réfuter nos théories. Prenons deux exemples simples. Je fais de l’histoire et je propose une théorie sur l’extinction d’une civilisation grecque un millénaire avant notre ère, je suppose que ladite civilisation s’est éteinte à cause d’une éruption volcanique à une date précise, disons -980 avjc. Les faits sont passés, la civilisation en question s’est éteinte. Pour autant pour que ma théorie soit vraie- gardons ce terme encombrant faute de mieux ici- il ne faut pas juste rendre compte simplement des phénomènes mais aussi que ma théorie ne soit pas contredite par des faits qui peuvent être de plusieurs ordres : a/ on peut faire des études géologiques m’indiquant qu’il n’y a pas pu y avoir d’activité volcanique au moment ou au lieu ou cette civilisation a vécu, auquel cas ma théorie est réfutée si les études géologiques sont fiables. b/ on peut trouver des traces archéologiques de cette civilisation après la date que j’ai indiqué, ce qui signifie que celle ci a perduré après ce que j’ai avancé c/ un ensemble de textes peuvent faire état de cette civilisation et d’autres causes de sa disparition qui rentrent en contradiction avec les miennes, j’ai très bien pu m’arranger du mieux que j’ai pu avec les sources à disposition en en ignorant certaines ou pire en les passant sous silence. De la même façon si je suis théoricien de l’évolution les faits évolutifs sont passés mais ma théorie peut toujours se voir réfutée empiriquement si on découvre un fossile de lapin datant du jurassique (et il reste bien des fossiles que nous ne connaissons pas !).

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Les faits sont certes passés mais ne sont absolument pas tous en notre disposition et peuvent toujours venir en droit contredire notre théorie. C’est même ce qui fait de notre théorie une théorie scientifique : elle est testable et empiriquement, techniquement et logiquement réfutable. Cela fonctionne tout aussi bien pour la physique que pour les théories archéologiques, la paléontologie ou la géologie (disciplines auxquelles on peut même ajouter, du moins théoriquement, les sciences dites sociales). Se réfugier derrière ces disciplines en réduisant leur statut épistémologique à une simple explication post-factum élégante est un stratagème argumentatif pour le moins étrange pour défendre une hypothèse supposée aussi évidente que celle de Dieu. On arriverait selon ces critères,explication, simplicité, cohérence, à une position étrangement relativiste proche de celles soutenues lors du linguistic turn dans les années 80, selon lequel tout est avant tout une question de langage et une façon de lier différents éléments ensemble de façon élégante. Si l’hypothèse veut par ailleurs concurrencer une hypothèse de cosmologie il faut au moins la placer au même niveau d’exigence épistémologique, sous peine de la voir réduite à un niveau de validité inférieur[7]. On remarque par ailleurs que les deux hypothèses, Hs et Ht ne parlent pas réellement de la même chose ; alors que Ht a besoin de Hs pour expliquer le fonctionnement de l’univers ce n’est absolument pas réciproque : Ht n’est utile que pour fournir une explication relative à l’existence de l’univers lui-même. En réalité les deux hypothèses ne sont pas strictement concurrentes, ne portant pas sur les mêmes objets.

3/ Plusieurs erreurs sur la présentation de ce qu’est une hypothèse scientifique

La fausseté de la démonstration que nous avons présentée nous semble due non pas à la façon dont est menée la comparaison mais plutôt à la façon dont une hypothèse scientifique est décrite. Les 4 critères de Swinburne sont ainsi au mieux insuffisants au pire volontairement lacunaires pour permettre la conclusion qui est énoncée par la suite, à savoir la supériorité de Ht sur Hs.

Le critère 1/ nous semble correct tout aussi bien que le critère 2/ : une hypothèse se doit d’expliquer les phénomènes et d’être en accord avec les connaissances scientifiques déjà présentes ( sauf contexte particulier de révolution scientifique). Si je dis par exemple que la maladie est le fruit de la sorcellerie et que je développe un attirail conceptuel me permettant d’expliquer les phénomènes je réponds bien à 1/ sans pour autant répondre à 2/ car la sorcellerie se trouve en désaccord complet avec tout un pan du discours scientifique établi en faisant intervenir des forces occultes. Le critère 3/ est largement discutable. Certes le critère de simplicité est souvent choyé par les scientifiques toutes choses égales par ailleurs, mais ce n’est pas en lui-même un critère de scientificité, uniquement un critère esthétique qui est décisif dans la situation ou nous avons deux hypothèses ou deux explications également valides et testables ( je vais revenir sur ce point). Le critère 4/ nous paraît bon également, il s’agit du critère de choix inter-théorique : entre plusieurs théories on choisit celle qui explique le mieux les phénomènes à notre disposition, l’histoire des sciences est pleine d’exemple de ce type[8].

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L’erreur est-elle uniquement due au critère 3/ qui est inexact ? Non. La fausseté de la présentation est due à un oubli majeur que nous avons annoncé dès notre présentation de la démonstration de Swinburne. Cet oubli majeur nous l’avons déjà souligné : une hypothèse scientifique doit être testable et réfutable, au moins logiquement ou indirectement. Nous avons essayé de l’établir dans notre passage précédent et on peut se référer à l’épistémologue Karl Popper sur ce point, qui, notamment dans La Logique de la Découverte scientifique, a énoncé son critère de réfutabilité comme réquisit minimal pour un énoncé scientifique[9] . Pour cet auteur c’est d’ailleurs par conjectures et réfutations qu’avance la science et non par des explications absolues non testables et réfutables[10]. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de faire de l’induction à partir de l’expérience et de ne considérer comme vrai que ce qu’on peut observer directement (plusieurs pans de la recherche scientifique seraient touchés par cela), mais de soumettre nos hypothèses à une testabilité empirique. Autrement dit l’expérience n’est pas là pour nous donner les entités mais pour trier celles qui sont scientifiquement testables ou pas. Les entités scientifiques non observables ont des effets indirects qui sont eux testables par exemple. Nous avions en effet énoncé qu’un des défaut de Ht était le fait qu’on devait admettre l’existence d’une entité hors de toute expérience possible par définition, Dieu étant immatériel et hors de l’univers qui est l’objet de la recherche des scientifiques. Cela pose deux problèmes majeurs : 1/ Dieu ne peut pas être un objet scientifique puisqu’il sort du cadre de ce que la science peut étudier en étant hors de l’univers 2/ Dieu est, corollairement, une hypothèse non testable, à jamais irréfutable – puisque n’importe quelle découverte ou théorie peut toujours après coup, se retrouver remise en cohérence avec son existence puisque par définition il cause tout ce qui se produit. Logiquement il n’y a aucun énoncé qui permet de réfuter l’hypothèse Ht, si ce n’est une contradiction interne. Si certains considèrent que cela suffit il leur faut conséquemment accepter l’existence de tout objet non contradictoire logiquement. Si on applique ainsi le principe de parcimonie ce ne sont pas les entités scientifiques – y compris non directement testables comme les bosons, les quarks etc. qui ont des incidences indirectes testables et expérimentables, et qu’on ne peut pas alors mettre sur le même plan ontologique que Dieu- qui doivent être rayées mais plutôt l’entité divine qui n’apporte rien si ce n’est une réponse à un « pourquoi » absolu de toutes façons hors du champ des réponses scientifiques par essence puisque celles-ci ne peuvent sortir de l’univers pour l’expliquer.

Voir l'hypothèse sous tous les angles

Voir l’hypothèse sous tous les angles

Conclusion

On a donc pu montrer que la démonstration de Swinburne se fonde sur une définition lacunaire de ce qu’est une hypothèse scientifique, entraînant une démonstration faussée. En effet réduire l’hypothèse scientifique à une simple explication cohérente n’est pas possible. De plus Dieu de par son essence même – qu’il existe ou non par ailleurs- demeure hors du champ de la scientificité du fait de sa transcendance supposée. Vouloir en faire un objet scientifique ou la conséquence d’une théorie scientifique nous semble absolument contradictoire avec son statut d’être transcendant. En revanche il nous semble que l’on puisse tirer deux enseignements positifs de cette discussion :

1/ prendre garde aux explications « trop » satisfaisantes visant à répondre à un pourquoi absolu, du type « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », qui visent toujours à introduire un terme premier non testable, en l’occurrence Dieu. La force de la démarche rationnelle-empirique de la science tient précisément dans les limites qu’elle se fixe quant au statut ontologique des questions qu’elle pose.

2/ Le concept de Dieu n’est pas pertinent dans un cadre scientifique et semble devoir être éliminé en vertu du principe de parcimonie ( autrement dit le rasoir d’Occam ) en tant qu’entité n’apportant aucun pouvoir explicatif réel mais seulement une consolation psychologique liée à l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons relativement à l’existence de l’univers[11].

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______________________________

[1]On en trouve par ailleurs une très bonne critique et analyse sur http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosevol/decouv/articles/chap1/lecointre5.html

[2]Je m’aide sur ce point de la présentation efficace que propose Frédéric Guillaud dans Dieu existe, arguments philosophiques, Editions du Cerf, 2013, p.203. Je conseille à tous ceux intéressés par la question de lire cet ouvrage intéressant, et j’y reviendrai très certainement dans un prochain billet moi-même. Sa position est radicalement symétrique à celle de Dawkins relativement à l’auteur de ce billet : je suis en accord avec l’athéisme de Dawkins mais en désaccord profond avec ses arguments que je trouve grossiers, au contraire les arguments de F.Guillaud sont bien plus subtils et pertinents mais je suis en total désaccord avec sa conclusion. Ne voyez pas là un manque de cohérence dans ma démarche ( des arguments valides nécessitent une conclusion valide, si les principes le sont aussi) : je ne suis d’accord avec quasiment aucun des arguments de l’auteur, que ce soit contre le kantisme ou pour prouver l’existence de Dieu, mais je reconnais volontiers la subtilité des arguments – parfois très vrais par ailleurs – et l’effort réel de produire une pensée rigoureuse sur un sujet délaissé par la plupart des philosophes dernièrement.

[3]Frédéric Guillaud également, en considérant que nous savons déjà que le scientisme est faux, ce qui est l’objet d’une réfutation au début de l’ouvrage. Disons par ailleurs que Ht est logiquement compatible avec nos connaissances scientifiques en ce qu’elle n’est pas contradictoire.

[4]Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, 2006.

[5]Quentin Meillassoux a d’ailleurs fait une conférence sur ce sujet des mondes fictionnels : https://www.youtube.com/watch?v=1mlWLwIVwzE

[6]Frédéric Guillaud, Ibid. p.205.

[7]Notons ici que si l’on critique l’argument donné par Frédéric Guillaud pour défendre Swinburne il ne s’agit pas de réfuter la position du premier qui est par ailleurs lui-même critique vis à vis du second par la suite.

[8]On peut se rapporter utilement à deux sommes sur ce point : La science et l’hypothèse de Poincarré, qui énonce ce critère de choix inter-théorique au vu de ce qui est expliqué par les théories, mais aussi Du monde clos à l’univers infini de Alexandre Koyré, qui traite particulièrement des avancées scientifiques du XVIème et XVIIème siècle en astronomie et notamment du passage de Ptolémée à Newton.

[9]On peut discuter plus en détail des implications de ce critère d’un point de vue théorique : est-il une condition suffisante ou uniquement nécessaire ? Est-il applicable comme un critère tranchant et aiguisé (sharp and decisive comme dirait Popper) ? Pour plus de détails on peut se référer à ma présentation du critère dans https://www.academia.edu/11464097/Le_critere_de_demarcation_popperien_et_les_sciences_humaines; notamment le I, 2, centré sur la discussion du critère de réfutabilité. Mais considérons que ce critère est au moins une condition minimale pour la scientificité d’un énoncé.

[10]Nous pouvons sur ce point consacrer un autre billet si les explications fournies ici sont insuffisantes.

[11]Pour autant on ne peut conclure logiquement à son inexistence, en ce qu’il est impossible d’établir une réfutation de ce que Popper appelle dans Conjectures et Réfutations un « énoncé existentiel » c’est-à-dire un énoncé affirmant l’existence d’un objet absolument. Si je dis « il existe un singe-canard-spaghetti » il est impossible de réfuter empiriquement cette proposition de fait de son statut absolu : ce singe-canard-spaghetti est hors de toute expérience possible en ce que 1/ aucune délimitation spatio-temporelle n’est donnée qui pourrait préciser l’énoncé. 2/ Ce singe-canard-spaghetti peut, en plus de se trouver n’importe ou dans l’univers, être un être immatériel hors de l’univers ou tout ce qu’on voudra bien imaginer. L’exemple choisi est volontairement absurde – il y a peut-être une contradiction logique à penser un tel être – mais montre bien le problème de ce type d’énoncé. L’argument psychologique que nous esquissons in extremis se trouve déjà chez Schopenhauer, Nietzsche ou encore Marx, mais il ne saurait valoir réfutation logique. Un énoncé ne peut être réfuté par sa seule provenance : si je dis « Il va neiger demain, je ne pourrai pas aller à l’école » et que cet énoncé est motivé par ma paresse cela ne signifie pas par ailleurs qu’il sera faux. Il peut réellement neiger demain, ce qui m’empêchera d’aller à l’école. Déduire la fausseté d’un énoncé par sa provenance est un sophisme qu’on a pu nommer « sophisme généalogique ».

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