La source de la morale humaine ?
Quelle est la place de cette icône de l’Ancien testament qu’est le Décalogue, Table de la Loi confiée à Moïse par Dieu ?
Dans les débats d’idées entre les pro- et les anti-religions revient souvent l’argument que Dieu est la source de la moralité humaine : la connaissance du bien et du mal est garantie par la parole de Dieu, et donc de la Bible (pour ceux dont elle est le livre sacré). Et de manière générale, il semble que les 10 commandements, le Décalogue, soient la partie de la Bible que le plus grand nombre de croyants désigne comme le repère le plus solide.
Par ailleurs, des travaux récents ont mis en évidence un fait curieux. Statistiquement les personnes qui se définissent elles-mêmes comme athées/agnostiques ont en moyenne une meilleure connaissance des religions que les chrétiens, juste devant les mormons (et les juifs).
En conjuguant ces deux faits, on peut se demander si les croyants qui s’en remettent au décalogue comme source ultime de leurs jugements moraux ne le font pas pour de mauvaises raisons, à savoir le bouche à oreille, la tradition, une certaine crédulité (considérée comme une qualité dans la bible) et un manque de connaissance du texte.
Un texte indépassable ?
Parmi les productions intellectuelles humaines, citons les Lois de Newton, les équations de Maxwell, le principe de la Sélection Naturelle, la théorie de la relativité, les symphonies de Beethoven, les pièces de Shakespeare, de Racine, de Molière… toutes peuvent être condensées en un texte. Quelles sont les chances qu’une personne lambda prise au hasard dans la population soit en mesure d’améliorer le travail de Newton ou de corriger le style de Mozart ? C’est à cela que l’on peut mesurer la valeur ajoutée que représentent ces œuvres : elles sont de véritables sommets dans ce que l’esprit humain peut concevoir.
Nous allons brièvement tenter la même expérience avec les 10 Commandements. Le lecteur servira de cobaye, d’individu lambda.
D’abord faisons la liste des 10 commandements que l’on trouve dans Exode 20 (dans la traduction de Louis Segond), et notons au passage que le texte ne dresse pas une liste claire de 10 éléments, ce qui fait que la liste varie selon les interprétations.
1 — Tu n’auras pas d’autre Dieu que moi.
Le texte dit : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. »
2 — Tu n’adoreras point d’idole
« Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras pas devant d’autres dieux que moi, et tu ne les serviras point ; car moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent et qui fais miséricorde jusqu’en mille générations à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements.
3 — Tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain.
« Tu n’invoqueras point le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain ; car l’Éternel ne laissera point impuni celui qui invoque son nom en vain. »
4 — Souviens-toi du jour du sabbat.
« Souviens-toi du jour du repos, pour le sanctifier. Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton ouvrage. Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’étranger qui est dans tes portes. Car en six jours l’Éternel a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour : C’est pourquoi l’Éternel a béni le jour du repos et l’a sanctifié. »
5 — Honore ton père et ta mère.
« Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne. »
6 — Tu ne tueras point.
7 — Tu ne commettras point d’adultère.
8 — Tu ne déroberas point.
9 — Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain.
10 — Tu ne convoiteras point
« Tu ne convoiteras point la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras point la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain. »
Analyse sommaire du Décalogue.
Constatons que les commandements 1 à 4, les plus importants, les plus développés, concernent Dieu lui-même, le culte qui lui est dû, sa jalousie et les punitions promises en cas d’entorse à ces règles ultimes. Autant dire que l’apport moral est difficile à percevoir. Quelle aide ces commandements apportent-ils à nos vies quotidiennes pour nous aider à faire les bons choix, à être bons avec les autres ?
Pire. Si l’on croit à la liberté de pensée et à la liberté d’expression (valeurs morales s’il en est) on pourra même trouver que ces quatre commandements mesquins sont du mauvais côté de la barrière qui sépare le bien du mal.
Le commandement 5 est curieux. Il semble impliquer qu’un individu, du simple fait qu’il est parent, doit être honoré. Le commandement n’est assorti d’aucune dérogation ni modalité. Il semble plus juste de penser que l’on doit honorer toutes les personnes honorables. Certes, on interprète ce commandement aujourd’hui comme une première forme de sécurité sociale : les jeunes doivent secourir la vieillesse et la dépendance. Mais déjà, une interprétation est nécessaire pour faire de ce commandement un véritable atout moral.
« Tu ne tueras point » n’arrive qu’en sixième position. Stupéfiant. Il est pourtant celui qui vient le premier à l’esprit. Le lecteur lamdba n’aurait aucune difficulté à en faire le premier commandement. La Bible n’en a pas été capable.
Ensuite viennent l’adultère puis le vol, puis le faux témoignage (le mensonge, en somme). On pourrait considérer qu’il serait plus simple, plus efficace et surtout plus exhaustif de rassembler tout cela dans un seul commandement qui exigerait de ne pas nuire à autrui, d’être honnête, de ne brutaliser personne. Si la brutalité ne fait pas partie des préoccupations du dieu de la Bible, elle nous préoccupe, nous, et nous pourrions en quelques instant améliorer le texte en ce sens.
Le dixième commandement est probablement le pire, le plus immoral.
« Tu ne convoiteras point » ce qui est en cause, ce n’est pas un acte, c’est une pensée. Le dixième commandement est celui d’une police de la pensée, et le dieu de la Bible est parfaitement disposé à punir les contrevenants à cette règle. Quant à l’objet de la convoitise, il s’agit de tout ce qui appartient à ton prochain… Et sa femme en fait partie.
La sujétion de la femme, sa relégation au rang de propriété du mâle ne fait pas partie d’une vision du monde saine et morale. Et ceux qui nous répondent que cette vérité est facile à dire au XXIème siècle mais impossible à écrire au temps de Moïse admettent ipso facto que le texte n’est pas un guide moral qui fonctionne de nos jours, car même au temps de Moïse, le créateur de toute chose dans l’univers aurait pu imposer le respect aux femmes au moins aussi facilement que le respect du sabbat, sinon son utilité en tant que boussole morale est nulle.
De nouveaux commandements ?
A présent venons-en à ce qui n’est pas dans le Décalogue (et nulle part ailleurs dans la Bible). Le lecteur lambda du XXIème siècle, si on lui demandait de dresser une courte liste de grands principes qui, s’ils étaient respectés, produiraient un monde plus juste, plus moral, n’écrirait sûrement pas le Décalogue.
Peut-être commencerions-nous par citer ce qui est sans doute le texte de l’Histoire le plus important à cet égard, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, et le premier commandement serait :
1 — Les humains naissent libre et égaux en droit.
L’égalité Homme-Femme serait assurée, toute forme de dictature implicitement désavouée, ce serait un point de départ autrement plus pertinent que de commencer par établir la jalousie obsessive d’un Être suprême prompt à punir les enfants pour la faute des parents.
En deuxième place, nous pourrions sans doute établir une bonne fois pour toute ce qu’est le respect de la dignité humaine et corriger l’oubli le plus inexcusable de ces tables de la loi : l’esclavage.
2 — Chaque individu est une fin en soi et ne doit jamais être traité comme un moyen. Aucun humain ne peut en posséder un autre.
Je sais ce que vous allez me dire : les articles 1 et 2 se recoupent un peu, mais j’ai tendance à penser qu’ils contiennent les principes sur lesquels on peut s’autoriser à enfoncer le clou, histoire d’éviter toute velléité future d’interprétation si vous voyez ce que je veux dire.
A coté de ces principes, le troisième commandement pourrait donner une règle de vie pragmatique. La règle d’or semble toute indiquée.
3 — Traite autrui comme tu voudrais qu’on te traitât.
Lorsque nos actions ou nos décisions ont des contextes subtils, complexes avec des ramifications de conséquences, les principes précédents ne suffisent pas forcément. Le Bien absolu n’existe sans doute pas, la règle morale absolue devra donc être relative, et sans être versé dans les arcanes de la philosophie, on pourra trouver aisément que le principe utilitariste [http://fr.wikipedia.org/wiki/Utilitarisme] est une bonne approximation de la règle à suivre.
4 —Que tes actes produisent le plus grand bien-être au plus grand nombre et amoindrissent la souffrance générale et de chacun.
En termes de morale, nous pourrions nous arrêter là. 4 commandements suffisent à établir des règles supérieures au Décalogue.
Mais si l’on est tenté de réfléchir plus loin, on peut se demander bien vite pour quelle raison le décalogue est de si piètre qualité. Pourquoi n’a-t-il jamais été amélioré alors que nous voyons que la chose est simple. Cette question est très pertinente, et elle nous permet d’ajouter un cinquième commandement :
5 — Toutes les connaissances doivent être mises à l’épreuve et améliorées par l’expérience et le questionnement.
Afin de s’assurer que l’amélioration des connaissances puisse affecter notre liste elle-même, ajoutons :
6 — Aucune idée, aucune pensée ne doit être interdite, mais aucune ne doit être soustraite à la critique.
Et nous aurons terminé d’établir une liste de nouveaux commandements dictés par le bon sens, la raison et le désir d’assurer le bien-être du plus grand nombre. Tâche qui nous aura pris quelques minutes de réflexion, quelques heures de discussion, et qui s’avère donc bien plus simple que réécrire Les Fleurs du Mal ou Le Trône de Fer.
En conclusion :
Nous savons que notre moralité, ce que nous jugeons bien ou mal, socialement acceptable ou tabou ne nous est pas dicté par la religion, puisque personne dans les démocraties n’applique à la lettre le Lévitique qui réclame la mort d’à peu près tout le monde, ni les versets du Coran qui exigent la décapitation ou la lapidation des gens un peu trop libres dans leur tête. Cela veut dire que nos jugements moraux viennent d’ailleurs, et en partie de la nature, héritage des instincts protecteurs du clan qui ont permis à nos ancêtres d’assurer la survie de leur descendance. Mais ces instincts moraux peuvent maintenant être transfigurés par la raison, et sans réelle difficulté.
Les religions ne sont pas une source de moralité.
Pour un regard naturaliste sur la moralité, regardez notre émission sur le sujet.