On identifie sans mal certaines idéologies pour ce qu’elles sont : des combinaisons de valeurs, d’idéaux et des stratégies déployées pour les défendre.
Notre bon Acermendax, tout zététicien qu’il est, commet parfois des approximations qui nuisent à la compréhension. On en aura pour preuve cette vidéo de présentation de la Tronche en Biais à l’ADFI, où il explique qu’Internet est un lieu de radicalisation, que donc Internet est un problème et que donc il faudrait trouver une solution dans Internet et qu’Internet alimenterait le discours conspirationniste. On ne peut pas lui en vouloir pour ça. En effet, le monde politique, à travers les médias et leurs discours, s’échine à faire croire qu’Internet serait la cause de tous les problèmes du monde du 21e siècle, particulièrement quand on parle de radicalisation, mais également du partage illégal de matériaux soumis aux droits d’auteur… mais c’est un autre débat. Cependant cette formulation est lourde de sens et contribue à cacher beaucoup de choses qui pourraient devenir problématique.
De quoi parle-t-on?
Acermendax, dans la vidéo de présentation, évoquait les problèmes liés aux biais de confirmation des internautes, qui ont une forte tendance à ne se documenter que sur des sites qui se référencent les uns les autres, deviennent in fine des cibles des dérives sectaires. Parmi ces dérives, nous trouveront des problèmes liés à la radicalisation, notamment religieuse. Cette dernière a beaucoup fait parler d’elle durant l’année 2015 et est toujours un sujet très en vogue parmi la classe politique française. Internet est régulièrement pointé du doigt comme le responsable d’une forte proportion de la radicalisation. La mode fut un temps à l’utilisation d’un nombre effrayant et sorti de son contexte : 90% des jeunes radicalisés l’auraient été sur Internet selon le rapport du Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam (CPDSI).
Rachida Dati et le chiffre de la peur.
Quelle est la valeur de ce chiffre ? Que dit vraiment ce rapport ?
La CPDSI est une association loi 1901 créée en avril 2014. Le rapport de novembre 2014 avait pour objectif de donner des éléments de compréhension sur le processus de radicalisation ; il a été publié après une étude de 6 mois. Cette étude a été effectuée auprès des 160 premières familles qui ont détecté un changement chez leur enfant et ont contacté le centre de prévention. De l’aveu du rapport, celui-ci n’est pas nécessairement représentatif.
Le rapport parle bien d’une forte activité sur Internet comme d’un outil de communication virtuelle. On y parle de vidéos, de discussions, de réseautage mais également de toutes les techniques de manipulation connues. Rien qui n’existait avant Internet, donc. Il s’agit des mêmes techniques d’embrigadement que l’ont retrouve dans tous les mouvements radicaux.
Dans le rapport, on décrit le processus de dépersonnalisation des jeunes, on y parle de théorie du complot, de sociétés secrètes, de manipulations et de détournement de texte religieux ou d’imagerie tirée de la pop-culture. Dans tout cela, Internet n’est que le support, le moyen par lequel des personnes entrent en relation et se partageant des informations et du contenu. Tout cela aurait pu se passer dans la rue, entre personnes physiques.
Pourquoi s’en prendre à Internet ?
Comme pour les jeux vidéo, il s’agit probablement de désigner un coupable. En effet, quand un outil semble dangereux dans son utilisation, il semble plus facile de le retirer, le changer ou l’encadrer, quitte à ce que ces mesures ôtent l’utilité de l’outil incriminé. Il semble que former les personnes à l’utiliser soit trop compliqué, à croire qu’elles sont trop bêtes pour ça.
Dans son intervention sur BFMTV (voir vidéo ci-dessus), Rachida Dati parle de la responsabilité pénale de « géants de l’Internet », comme s’ils y pouvaient quelque chose, afin que ceux-ci ne puissent plus se cacher derrière l’excuse qu’Internet ne serait qu’un tuyau. Seulement, tous géants et industriels qu’ils soient, ils ont raison sur ce point : Internet est un ensemble de gros tuyaux. C’est un contenant, un récipient, un moyen par lequel un contenu est rendu accessible.
Internet est un ensemble de réseaux indépendants. Chacun de ces réseaux a un propriétaire où celui-ci fait ce qu’il veut. C’est un ensemble de chemins, plus ou moins gros à l’image du réseau routier avec petites routes communales et grosses autoroutes deux fois cinq voies gérées par des sociétés privées. Et comme pour le réseau routier, on n’y fait qu’une seule chose : transporter. Dans un cas, on transporte des biens ou des personnes, dans l’autre des signaux électriques. Cela signifie que dénoncer le rôle d’Internet dans la radicalisation est aussi absurde que de dénoncer le réseau routier pour le trafic de drogue. Oui, les criminels utilisent le réseau, cela ne fait pas du réseau une chose dangereuse.
Ces techniques ont un impact très fort sur la vie privée. En effet, elles permettent, pour qui aurait accès aux informations recueillies, de recouper un ensemble de données personnelles sur les internautes sans aucun rapport avec l’objectif visé, telles que leurs habitudes de navigation et de vie, les produits de consommation qui les intéressent, leurs penchants culturels (entre autres…), leur contacts… Une fois regroupées dans une grosse base de données, ces informations peuvent être exploitées à des fins problématiques : profilage, surveillance de masse, censure illégitime [note: en marge de la censure « légale », qui pose déjà un certain nombre de problème qui pourront faire l’objet d’un autre article], chantage, extorsion… Tout y passe. Le propriétaire de cette base de données devient par là même extrêmement puissant. Et ce propriétaire peut être un gouvernement… Ou une société privée à qui le dit gouvernement a décidé de déléguer la tâche.
L’argument le plus utilisé pour les justifier est que si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à cacher. Au premier abord,cela semble logique et justifié, mais pouvons-nous vraiment considérer cet argument comme valide ? C’est à vous de voir. Considéreriez vous normal qu’une personne puisse entrer chez vous, sans vous demander votre accord et sans vous en notifier au préalable, fouille dans vos affaires pour en faire une copie, voire les prenne avec elle, note tout dans un dossier sur lequel vous n’auriez aucun contrôle, le tout sans aucune validation judiciaire et sans motif avéré autre que celui que vous êtes peut-être un terroriste même si aucun indice ne le laisse présager ?
Quel rapport avec le gouvernement ? Que ferait, à votre avis, un gouvernement qui souhaiterait réduire au silence une certaine tranche de la population et qui aurait à sa disposition un catalogue de données sur l’ensemble de la population française prêt à être exploité ? Gardons-nous de considérer nos libertés comme acquises. Ce sont des droits accordés par la loi et la loi est modifiable. Ce que vous faites aujourd’hui dans la légalité pourra devenir répréhensible dans les années à venir. Parmi les dérives d’ores et déjà avérées, on trouvera plusieurs cas de censure dictatoriale au niveau d’un pays entier dans l’objectif d’isoler la population et d’accroître le pouvoir politique et policier. On peut citer aussi des cas d’espionnage et de ciblage international.
En plus des coûts importants qu’implique une surveillance de l’Internet, les techniques utilisées sont contraignantes, assez facilement contournables et n’ont donc qu’une efficacité très limitée… sur un médium qui n’a finalement peut-être pas un rôle si important que cela.
S’en prendre à Internet, surveiller ou limiter le trafic, serait une stratégie inefficace et dangereuse pour la démocratie. Cela n’a rien d’une solution.
Alors que faire contre la radicalisation ?
Dans le rapport de CPDSI, l’analyse des discours utilisés pour attirer les jeunes pointe des éléments chers aux adeptes de la théorie du complot : l’utilisation de nombreux biais ou encore la réécriture de l’identité des personnes à endoctriner, mais aussi de leur entourage. C’est probablement sur ces points que l’on trouvera une solution, en renforçant l’esprit critique des jeunes, en leur apprenant comment s’informer, comment utiliser correctement les informations qu’ils rencontrent.
Effectivement, dit comme ça, ça a l’air simple. Et, bien entendu, ce n’est pas le cas. Pour que ce soit possible, il faudrait que tout un chacun acquière la bonne manière d’employer des outils intellectuels permettant de questionner les autorités et les arguments afin de se construire un avis éclairé sur toutes sortes d e sujets… Bref, d’avoir un esprit critique ! C’est probablement le meilleur moyen de « lutter contre la radicalisation sur Internet ». Et Internet, peut faciliter l’exercice de l’esprit critique pour qui apprend à croiser ses sources, à vérifier et synthétiser correctement les informations et comment les confronter. Encore faut il que nous puissions garantir que ces dernières ne sont pas volontairement biaisés par des instances publiques ou privées.
Et du coup ?
Il faut comprendre qu’Internet ne peut pas être considéré comme le responsable de la radicalisation ou de la diffusion des discours conspirationnistes. Internet est un support neutre sur lequel transitent des informations. Ses applications, que sont le web ou les e-mails… entre autres, sont des moyens de transit. Le contenu, la manière dont il est diffusé, sa réception et les responsabilités associées n’appartiennent qu’aux utilisateurs. Si on doit associer Internet à une évolution, c’est celle de la vitesse à laquelle les dérives deviennent efficaces. Notre effort de pédagogie doit donc être immédiat.
La solution au mésusage de l’Internet est dans un bon usage de l’Internet.
À cette fin, nous devons apprendre à trier les informations disponibles, à reconnaître les sources douteuses mais nous devons aussi comprendre comment Internet fonctionne, en particulier quand on entend légiférer dessus. Un bon point de départ peut se trouver dans les conférences de Benjamin Bayart et en premier lieu « Comprendre un monde qui change : Internet et ses enjeux ».
Rodolphe Meyer était notre invité dans la tronche en Live pour parler justement de ce sujet. Vous pouvez voir l’émission ici : Voir l’émission.
Du point de vue des sciences de l’environnement
Face à la multiplication des problèmes et des enjeux concernant l’environnement, il devient un sujet de préoccupation de plus en plus présent pour la population (comme le montre le million d’entrée pour le documentaire Demain, à défaut de l’être dans le champ politique.
Pourtant le problème environnemental n’est pas toujours bien compris, ni dans ses mécanismes, ni dans ses enjeux. Si on prend un peu de recul et qu’on essaye de l’appréhender dans sa globalité, on comprend rapidement que les problématiques environnementales dans leur diversité proviennent de l’existence de limites. Il y a des limites aux forêts que l’on peut couper, aux ressources fossiles que l’on peut extraire, aux substances chimiques que l’atmosphère peut supporter. Prenons un exemple simple : une population de poissons. Evidemment cette population comporte en soi une limite mais il y a aussi une limite à la quantité que l’on peut pêcher si on veut pouvoir exploiter cette ressource de façon durable. Il n’y a que quatre possibilités d’interaction avec cette limite de soutenabilité.
Soit elle est suffisamment loin pour qu’on ne l’atteigne jamais, la meilleure des possibilités. La population de poissons est si grande devant ce que l’on pêche qu’il n’y a aucun problème.
Soit on en a conscience et on s’en approche doucement sans la dépasser. Pour cela, il faut connaître notre population de poissons, ce qu’elle peut produire et faire en sorte de gérer cette ressource de façon durable.
Soit on la dépasse, on s’en rend compte et on agit en conséquence. Il y a eu dépassement mais on est capable d’agir pour redescendre en-dessous de la limite. Cela demande d’avoir accès à un certain nombre d’informations et d’agir efficacement et rapidement.
Soit, et c’est le pire des cas, on dépasse cette limite et on l’abaisse, on détruit le capital naturel. Si on s’acharne à pêcher davantage que la limite soutenable, on finit par détruire la population de poissons et celle-ci peut mettre des années à se reconstituer, voire disparaître. On parle alors d’effondrement.
L’effondrement est une possibilité dans beaucoup de problèmes environnementaux que l’on rencontre. On aurait pu détruire la couche d’ozone et l’empécher de se reformer, on peut modifier le climat de façon à rendre les conditions de vie sur Terre moins adaptées à notre espèce, on peut détruire des populations de poissons, raser des forêts…
Nous sommes une espèce intelligente et le passé montre que nous avons été capables de réagir aux dépassements de certaines limites avec des exemples comme l’utilisation des DDTs aux Etats-Unis et le fameux « trou » dans la couche d’ozone. Malheureusement, les études qui évaluent la façon dont les sociétés humaines évoluent par rapport aux limites de l’environnement(dès 1972 avec le rapport Meadows) arrivent à une conclusion limpide : nos sociétés vivent largement au-dessus de leurs moyens. Nous vivons au-dessus des limites soutenables. Nos modes de vie ne sont pas durables. Poursuivre sur notre lancée ne peut mener qu’à un effondrement de notre civilisation. Cet effondrement, si il a lieu, ne sera pas une tempête de flammes, une invasion de zombies ou un immense raz-de-marée… Non, les problèmes environnementaux sont une mise sous pression graduelle de nos sociétés qui auront de plus en plus de mal à le supporter. Jour après jour, il faudra fournir plus d’efforts pour palier à la pollution, pour extraire des ressources de moins en moins accessibles ou pour s’alimenter dans un monde soumis au changement climatique et à l’augmentation de la population humaine… Jusqu’au jour où ce ne sera plus possible. Et il faut bien comprendre que ce n’est pas une Nième fin du monde annoncée par une secte méconnue ou par l’alignement des pyramides… c’est le constat des scientifiques qui étudient le comportement de nos sociétés par rapport aux limites environnementales.
Et là, je dois insister lourdement : ce n’est pas une fatalité, ce n’est pas du catastrophisme. Nos sociétés s’effondreront si nous ne faisons rien. Donc cela devient une fatalité si nous ne faisons rien. Ne rien faire devant un effondrement prévisible et annoncé, c’est à peu près la dernière chose que l’on attendrait de la part d’une espèce dotée de capacités cognitives raisonnables. Certes, c’est la solution de facilité, faire l’autruche, ignorer certaines réalités pour pouvoir continuer de se chamailler sur des banalités. Mais, nous pouvons faire mieux que cela… Mais quoi ? Notre niveau de vie nous permet de nous focaliser sur autre chose que notre survie matérielle et notre niveau de connaissances nous explique que nous devons limiter notre pression sur l’environnement. Dès lors, la nécessité de notre siècle est toute trouvée, réussir à transformer nos sociétés potentiellement éphémères en des sociétés durables, des sociétés qui pourront continuer d’évoluer parce qu’elles auront appris à vivre en dessous des limites environnementales. Dès lors la question devient comment ? Evidemment, on peut chacun faire des efforts. Et je ne doute pas un seul instant que vous savez comment diminuer votre empreinte environnementale que vous mettiez ou non ces principes en action (pour ceux qui veulent des exemples). Vous savez qu’il faut privilégier les transports en commun, manger moins de viande, faire durer vos biens le plus longtemps possible, des vêtements à l’ordinateur en passant par le smartphone… etc. Ces changements individuels ne sont pas du tout négligeables et il est évident qu’une part importante de la solution viendra des initiatives individuelles. Mais il y a aussi des changements à effectuer dans la façon dont nous pensons l’organisation des sociétés humaines et l’économie.
La croissance démographique humaine ne peut pas être illimitée
La croissance n’est pas une fin en soi.
L’économie désigne la production, la distribution, l’échange et la consommation de biens et de services. L’économie existe sans argent, sans croissance et sans économistes, elle est l’ensemble de nos échanges, de ce que l’on produit et de ce que l’on consomme. Et il est important que chacun de nous s’intéresse à l’économie, parce que le premier verrou de nos sociétés occidentales est là. Ce qui nous empêche de penser une société durable, ce n’est plus une vision théocratique du monde mais une vision dogmatique et dépassée de l’économie. Et de tous les verrous qui bloquent les changements nécessaires à la survie sereine de notre espèce et au bienêtre des générations futures, le premier est, à mon avis, la croissance. La croissance souffre de nombreux biais et est la source de nombreuses critiques venant des sciences de l’environnement mais également des sciences économiques. Les études qui ont évalué le lien entre développement humain, espérance de vie, bonheur… etc et PIB par habitant (comme cet article dans PlosOne) montrent qu’il y a une corrélation positive… mais seulement jusqu’à un certain point, jusqu’à un certain niveau de richesse.
Autrement dit, la croissance a été un bon indicateur pendant un temps, et on peut y voir une raison de notre obstination à utiliser la croissance comme but de nos sociétés modernes, le monde change plus vite que nos habitudes. Je tiens également à souligner que la croissance est encore un bon indicateur pour des pays qui commencent à se développer, il ne s’agit pas du tout de les en priver ! Mais pour nos sociétés développées, ce n’est plus le cas…Une augmentation du PIB ne reflète plus une augmentation de la qualité de vie. Cette hypothèse n’est vérifiée que jusqu’a un certain seuil que nous avons largement dépassé. Il existe d’autres raisons de rester obsédé par la croissance, notamment la façon dont on a construit notre système économique et politique. Mais, cela se change. L’organisation socioéconomique ne résulte pas de lois physiques inviolables, c’est une création humaine et on peut donc la faire évoluer. D’ailleurs les sociétés humaines ont toujours évolué en fonction des contraintes ou opportunités qu’elles rencontraient. L’évolution de notre société vers la durabilité n’est qu’une étape supplémentaire qui ne doit pas nous effrayer.
Les projections inquiétantes du rapport du Club de Rome
Il est certain que la construction d’une société durable est incompatible avec une poursuite inconditionnelle de la croissance économique. Dès lors, quiconque veut améliorer le monde, ou au moins l’empêcher de se dégrader trop rapidement, doit se saisir des sujets économiques et remettre en cause les nombreux dogmes qui sous-tendent notre façon de penser l’organisation de la société et qui nous mènent droit dans le mur.
Sources supplémentaires
Les limites à la croissance dans un monde fini, Donella Meadows, Denis Meadows, Jorgen Randers (aperçu ici : http://www.manicore.com/documentation/club_rome.html)
Les expériences personnelles ont la particularité d’être personnelles, et les cas particuliers font de mauvaises généralités… en général. Même s’il existe des schémas courants, des statistiques qui indiquent les déterminismes par lesquels les individus sont plus enclins à adopter un parcours plutôt qu’un autre, et singulièrement un parcours vers la radicalisation et l’extrémisme, et même si une collection d’anecdotes ne peut tenir lieu d’étude sur un sujet quel qu’il soit, un récit individuel peut servir à souligner certains mécanismes d’adhésion.
À l’heure actuelle on est loin d’avoir cerné avec certitude des étapes obligatoires depuis un état disons « normal » vers un état « radicalisé », et on cherche toujours à identifier les moyens les plus efficaces pour susciter questionnement, ouverture doxatique et déconversion chez les tenants-croyants. Dans l’attente que les travaux en cours éclairent ces questions, on peut déjà réfléchir à ce que nous enseignent des témoignages comme celui d’Alex.
Ouverture doxatique
Capacité de l’individu à remettre en question ses idées, même les plus centrales. C’est un peu l’équivalent de l’ouverture d’esprit.
Déconversion
Processus par lequel un individu abandonne une croyance, en particulier quand celle-ci est passée par un stade où elle était centrale et inconditionnelle.
Tenant-croyant
Terme utilisé dans le milieu sceptique pour désigner (sans connotation péjorative) les personnes croyantes et/ou promotrices d’idées hétérodoxes ou anti-scientifiques.
Alex [prénom modifié] a 21 ans quand il nous raconte son histoire, celle d’une radicalisation précoce et très graduelle vers les théories du complot et l’idéologie d’extrême-droite.
D’abord une radicalisation politique et idéologique.
Il se dit prédisposé au conspirationnisme en raison d’un esprit de contradiction et d’un manque avoué d’esprit critique. En réaction aux médias traditionnels et aux clichés qu’ils véhiculent, il « tombe » dans le racisme vers l’âge de 15 ans. C’est sur Internet qu’il nourrit ce sentiment de rejet, en particulier via des vidéos, et notamment en regardant les chaînes de groupes de musique d’extrême droite qu’il qualifie de propagande.
Il fréquente également des forums où se partagent ces vidéos et où il interagit avec des personnes qui coordonnent des actions auxquelles il participe bientôt : militantisme, affichage. Toutefois, Alex ne prend part à aucune action violente. À 16-17 ans il évolue dans un milieu où on lui accorde de l’intérêt. Il a le sentiment d’y avoir sa place, de jouer un rôle. Les jeunes de ces sphères semblent avoir de nombreux points communs avec Alex, mêmes motivations, parcours similaires, révolte comparable.
Ses activités le conduisent à entrer en contact avec différents groupuscules, comme les « Nationalistes Autonomes », le « Renouveau Français » (des néo-royalistes) et le FNJ (Front national jeunesse) dont il explique qu’il est animé par les mêmes idées, bien que sous un vernis moins sulfureux. Les gens du milieu l’incitent à s’engager dans la réserve militaire, beaucoup sont eux-mêmes dans l’armée (afin d’être au bon endroit en cas de coup d’État).
Alex se voit confier une mission : rédiger et diffuser de la propagande. Il intervient donc dans les commentaires des vidéos nationalistes. Ensuite il participe lui-même à la création de vidéos de propagande, dont il nous révèle la recette. Il sait comment construire ce type de message pour la bonne raison que c’est ce genre de vidéos (et les émotions qu’elles génèrent) qui l’ont conduit à la radicalisation.
D’abord des images choquantes (d’agressions, de dégradations, de délinquance, etc.), des images patriotiques qui exaltent les valeurs de la France. Ensuite une musique anxiogène (typiquement la bande originale de Requiem for a dream). Enfin un texte pour dire qu’il faut agir…
Durant cette période, Alex exprime fièrement ses idées et exerce une influence dans son lycée, à tel point que des camarades l’accompagnent coller des affiches. Il précise qu’après sa déradicalisation la plupart de ses amis ne persistent pas non plus dans cette voie. Aux autres, il tente d’expliquer pourquoi il a changé d’opinion.
Vers les théories du complot.
Au plus fort de son engagement nationaliste (17 ans), Alex est contaminé par la pensée conspirationniste. Là encore les vidéos en ligne jouent un rôle central dans son parcours.
Deux d’entre elles le marquent particulièrement. La première évoque la corruption des politiciens, la mainmise d’une coterie sur l’économie, l’alimentation, la santé, les médias, ainsi que la volonté de détruire la culture européenne. La rhétorique à l’œuvrele pousse à croire qu’il existe forcément un complot derrière ces événements. Néanmoins, bien que « frappé » il n’est pas totalement convaincu de la culpabilité de ceux que la vidéo désigne : les juifs.
Or, son adhésion au conspirationnisme ne peut pas être totale sans un coupable désigné qui soit pour lui acceptable et crédible. C’est ce que lui apporte une seconde vidéo, très marquante, qui le conforte dans l’idée qu’il existe une élite omnipotente et malveillante. C’est le complot des illuminatis et des francs-maçons. Alex vit dès lors dans un monde inquiétant. « Une fois qu’on y croit, on les voit partout. ». Dans cette situation, il est très facile de virer à la paranoïa. Alex estime que continuer d’avoir une vie sociale et un entourage l’a sans doute protégé contre une partie des effets de ses croyances d’alors.
Pendant environ un an, Alex vit avec cette croyance conspirationniste. Ce n’est pas une certitude de chaque instant, toutefois. Il lui arrive de douter, d‘oublier un peu de voir la main des illuminatis partout. Chaque vidéo qu’il consulte le rappelle à l’ordre et renforce son adhésion, une adhésion qui reflue lentement ensuite. À cette époque, il éprouve le besoin d’échanger avec d’autres tenants ; échanger des liens, du contenu, mais aussi des impressions sur ce que ces images signifient. De ces échanges réguliers, il ressort rassuré, ses croyances sont validées, sa vision du monde corroborée, et quand bien même c’est une vision angoissante, elle a quelque chose de réconfortant : elle explique et justifie le sentiment de révolte qu’il éprouve.
La déconversion…
Alex va s’éloigner de ce mode de pensée en prenant d’abord ses distances avec le nationalisme. Bien que nourrissant des idées racistes et xénophobes, il n’a pas cessé d’avoir un sens moral, et il est de plus en plus choqué par la violence gratuite qu’exercent les membres des groupes qu’il a rejoints.
Quand on lui demande si un événement particulier a provoqué cette prise de conscience et le début de sa déconversion, il cite une nouvelle fois un média vidéo. Dans une vidéo partagée par ses contacts idéologiques se succédaient des scènes de violence extrême envers des personnes métissées ou antifascistes. Cette ultraviolence (certaines des personnes filmées en sont mortes) le force à se remettre en question. Il devient impossible de cautionner des idées aussi extrêmes.
Cette remise en question est facilitée par les cours de philosophie qu’il suit en terminal, (bac STI) ; ceux qui doutent de l’utilité de la philosophie en seront surpris. Alex se souvient notamment d’un cours sur la vérité où on lui explique la notion de dogme.
Sa capacité de questionnement étant renforcée, il quitte les groupes militants et supprime ses comptes. À ce stade, il est certes toujours d’extrême droite (FN) mais il s’est détaché des mouvements d’ultra-droite ouvertement violents.
Les idées complotistes demeurent aussi, mais s’estompent. Il explique cette déconversion par l’acquisition d’une meilleure hygiène mentale : après s’être rendu compte qu’il avait pu se tromper pendant longtemps il devient « naturellement plus critique » (sic). Ainsi, il croit encore partiellement aux illuminatis, mais il cesse d’alimenter cette croyance, ce qui rend plus efficaces les critiques formulées par son entourage ou dans les médias.
« Si je ne suis pas encore catégorique sur les illuminatis, je me dis alors qu’il ne sert à rien de les pointer du doigt. Élite dirigeante ou pas, ils ne sont pas la cause des problèmes du monde et si l’on veut changer les choses il faut changer les règles et non les pions.»
Cette dynamique de remise en question et de déconversion le conduit vers des idées de gauche… en passant par Soral et Dieudonné, car il demeure anti-système. « Quand on sort de l‘extrême droite, Soral a des propos très soft…» mais le mouvement critique se poursuit et rapidement il prend de la distance avec ces discours là également. « Leurs propos sexistes, homophobes et antisémites me rappellent beaucoup ceux de mes anciens camarades et finissent par me dégoûter complètement ». Alex constate qu’il se retrouve davantage dans des idées de gauche qu’il juge anticapitalistes, comme ses anciennes affinités, mais plus réfléchies. Il échange la dénonciation et la haine d’autrui (illuminatis, étrangers…) contre une volonté de changer le système.
À la faveur de cette transition, Alex se rapproche des groupes politiques qui s’intéressent à l’écologie, un sujet auquel il a toujours été sensible. Mais sa manière de voir le monde ne s’est pas totalement départie d’une tendance à voir des conspirations un peu trop facilement, une disposition d’esprit qui, faute d’outils critique et de méthode, lui rend séduisantes certaines médecines alternatives. Dans ces groupes de gauche, au fil des échanges et des discussions, il apprend à remettre en cause le complotisme qui l’accompagne depuis plusieurs années.
Depuis peu, il suit un certain nombre de ceux qu’on appelle les « debunkers » (les démolisseurs de fausses idées) qui continuent de consolider son esprit critique et la remise en questions des informations disponibles sur les réseaux. Et c’est donc ainsi qu’Alex a croisé notre chemin.
Actuellement Alex s’estime libéré de ses anciens errements et il explique la rapidité de sa déconversion par le déclic qu’a été l’acquisition des outils de la pensée critique.
Vers une indépendance intellectuelle.
Le lecteur ayant une sensibilité différente pourra juger qu’Alex n’a fait que troquer une erreur pour une autre, ou bien même qu’il a été victime d’un lavage de cerveau pour adopter un mode de pensée conforme à une « doxa ». Alex, lui, est relativement confiant quant au bien-fondé des changements qu’il a vécus, et pour cela il met en avant les outils intellectuels qu’il a acquis pour réagir aux articles douteux et ne pas adhérer à des idées fausses. Dans ce panel d’outils figurent les chaînes de l’esprit critique (la nôtre, mais aussi l’excellente Hygiène Mentale) qu’il a découvertes au fil de ses navigations, et notamment via la chaîne Temps Mort.
Petite précision de l’intéressé : «Ce n’est pas parce que je peux affilier mes idées à la gauche que je considère la gauche comme exempte de complotisme et de défauts, bien au contraire. Et au final il est bien plus intéressant de discuter d’idées directement que de se fier aux cases « gauche » « droite » etc. Mais c’est un tout autre sujet.»
Preuve qu’une fois sur le chemin de la pensée critique on devient vite autonome et apte à signer ce que Gérald Bronner appelle une Déclaration d’Indépendance Intellectuelle.
Deux autres témoignages
Aller-retour chez les conspis
« Je me permets d’intervenir pour un témoignage en tant qu’ancien conspirationniste repenti (oui c’est possible !) et aujourd’hui fervent défenseur du rationalisme et de la pensée critique.
Elément déclencheur
L’élément déclencheur pour moi n’a pas été un traumatisme psychologique ou l’exacerbation d’une pensée religieuse (je suis athée), ça a commencé par le documentaire complotiste « La révélation des pyramides ». Je pense qu’on est tous naturellement attirés par le mysticisme à un moment ou un autre de sa vie, cela procure beaucoup de bien-être intérieur. Après ce docu, que je considérais être « le docu le plus intéressant que j’avais jamais vu de ma vie ! » je me suis mis à penser « bon sang, alors il est possible que toutes les choses que l’on m’a appris et que je tiens pour vraies sont peut-être seulement des opinions après tout… » Et cette pensée c’est le début de la fin !! A partir de là, j’ai regardé des vidéos sur Faurisson, je me disais « pauvre vieil homme, il voulait juste chercher la vérité mais les méchants sionistes l’ont fait taire et l’ont sali sans raison » ou encore Dieudonné et Soral. Je me passionnais alors pour les vidéos du 11 septembre « c’est quand même bizarre ces explosions ! » et j’étais fasciné par la vidéo de la (soi-disant) ex-agent de la CIA Susan Lindauer qui décrivait comment elle avait vu se mettre en place le complot avant le jour fatidique…
Comme vous le voyez, une fois que la pensée conspirationniste se met en place, tout va très vite. En l’espace de quelques semaines, de vidéos en vidéos, j’adhérais à de plus en plus de théories. Je me sentais important: j’avais l’impression d’être supérieur aux autres (les « moutons ») parce que je détenais un secret que le commun des mortels ne connaissait pas…
Le retour « à la normale »
Enfin, le « retour à la normale » s’est fait en 2 étapes:
D’abord, je suis tombé sur des vidéos du Moon Hoax (complot lunaire) et là je me suis aperçu que quelque chose ne collait pas. Je veux dire, exactement le même genre d’arguments était employé, la même méthode d’exposé, mais la théorie était tellement ridicule, les arguments tellement alambiqués, que j’ai senti un malaise; je sentais qu’on essayait de me faire avaler des couleuvres. Et là pour la première fois j’ai fait quelque chose qu’aucun complotiste ne fait jamais (pour ne pas remettre en cause ses croyances !), j’ai vérifié la véracité des infos données. Je suis tombé sur un site internet qui démontait point par point les arguments complotistes du Moon Hoax tout en les ridiculisant. Et là je me suis senti con, parce que ses arguments étaient 10 fois plus sérieux et clairs que ceux des complotistes. A partir de là, j’ai donc commencé à me méfier.
Deuxième étape de ma repentance: le rétropédalage. Car s’il faut de la volonté pour arrêter de croire à de nouvelles théories du complot, cela demande un effort psychologique bien plus traumatisant que d’accepter avoir eu tort sur toutes celles auparavant admises. L’élément déclencheur de ce rétropédalage fut mon Master de sécurité internationale et défense: A partir de là, de nombreuses informations fiables et concordantes venaient démolir toutes les théories du complot que j’avais crues, notamment le 11 septembre. Tant de centaines d’informations qui se recoupaient toutes avec les « versions officielles » et invalidaient indirectement tout ce que croyais vrai auparavant… Le doute n’était plus permis, j’avais enfin trouvé des sources sérieuses et des études détaillées. Le rétropédalage a commencé. J’ai recherché les contre-arguments au complot du 11 septembre: J’en ai trouvé plein, tellement détaillés, tellement rigoureux et sourcés que je me sentais enfin du côté de la raison. J’ai ensuite cherché systématiquement, pour chaque élément de chaque théorie qui m’avait troublé, un contre-argument pour le démonter. J’étais passé de complotiste à debunker.
Aujourd’hui je combats l’ignorance et la paranoïa sur internet, mais aussi dans la vraie vie. Je n’aime pas me faire pigeonner, les ordures qui lancent ce genre de théories du complot sont à la fois des escrocs qui se font de l’argent sur le dos des gens crédules, et un véritable danger pour l’ordre public, en ce sens qu’ils troublent le discernement du peuple pour lui faire gober insidieusement n’importe quelle pensée qui va briser sa confiance envers les autres. »
Vers l’objectivité
« Merci de partager avec nous le fruit de votre travail. Je reviens moi-même d’un long voyage en terre dissidente durant lequel j’ai perdu toute objectivité. Grâce à vous et surtout à la vidéo confrontant Jacques Grimault, j’ai pris conscience des biais et des stratégies que nous pouvons mettre en place pour imposer notre point de vue tout en étant persuadé que celui-ci est vrai et que ce sont les autres qui ont tort car ils ne possèdent pas les informations dont nous disposons.
Cela m’a amené à explorer votre chaîne et notamment la playlist « Les vidéos que nous vous suggérons... »
Une m’a particulièrement interpellé : une conférence de Gérald Bronner au sujet de son livre « La Démocratie des crédules ». Les arguments présentés ont résonné en moi à la lumière de mon parcours.
Il y a quelques années, suite à une période de chômage, j’ai entrepris de tenter de répondre aux questions existentielles qui me taraudaient ainsi qu’à un certain mal-être. Ne sachant où commencer, j’ai simplement tapé ces questions sur Google et je me suis contenté de suivre les liens. Je regardais essentiellement des documentaires, reportages, etc. Petit à petit, sans m’en rendre compte, comme une grenouille que l’on mettrait dans de l’eau froide et que l’on porterait graduellement à ébullition, je me suis fait happé par certaines vidéos telles que :
– La Loi de l’attraction.
– Que sait-on vraiment de la réalité ?
– des vidéos remettant en cause les diverses thèses officielles.
J’étais dans une période où plus rien ne me paraissait avoir de sens. Je m’interrogeais sur quel était le but de la vie, de ma vie ne parvenant à trouver ma place dans ce monde à cause notamment de boulots répétitifs et sans saveur, et de rapports humains matérialistes. J’étais peu à peu écœuré par l’humanité parce que peu importe où je posais mon regard, je ne voyais qu’injustice et violence, misère et haine. J’ai suspendu tout esprit critique car j’avais un tel besoin de me rassurer, de retrouver cette sensation de chaleur et de sécurité que l’on éprouve dans le ventre de sa mère. Et donc, à forcer de visionner et de revisionner les vidéos qui m’en donnaient l’illusion, j’ai adopté un comportement de croyant. Alors bien évidemment, ce n’était un parcours linéaire. Parfois, je rebroussais chemin, je bifurquais ou je m’enfermais dans mon imaginaire à coup de films et de séries télé. Il m’arrivait de prendre du recul, mais je n’étais pas suffisamment armé intellectuellement.
Au fil des vidéos recommandées par YouTube, je découvris Alain Soral qui me fit une très forte impression, comme s’il détenait la vérité, ce qui m’amena à adhérer à Égalité & Réconciliation. Après une rencontre avec d’autres membres, je commençai à douter : nous avions tous exactement le même discours sur les mêmes sujets. Je pris mes distances jusqu’à quitter cette association.
Au hasard de mes pérégrinations, je remarquai la Révélation des pyramides, mais surtout le live correspondant de la Tronche en biais mettant en évidence les arguments fallacieux et les stratagèmes qu’utilisaient ce genre de personnage pour appuyer leurs propos. L’étude de la zététique m’amena un second souffle. La conférence de Gérald Bronner, issue de son livre la Démocratie des crédules, acheva de me réveiller.
Pour conclure, je tenais à témoigner pour démontrer que nous sommes tous susceptibles d’être trompés d’une manière banale et anodine : en suivant des liens obtenus à partir d’un moteur de recherche. Je n’ai pas vécu de drame particulier, je n’ai pas non plus souffert d’un manque d’éducation, je souhaitais simplement des réponses aux questions que je me posais. En revanche, ce qui me manquait était une méthodologie de tri et de vérification de l’information »
Merci beaucoup aux personnes qui ont partagé avec nous ces témoignages qui aident à comprendre à la fois le parcours vers les idées extrêmes et la manière dont en revient. Pour aller plus loin, nous travaillons à la préparation, d’un documentaire sur ce qui rend certains discours particulièrement attractifs…
https://menace-theoriste.fr/wp-content/uploads/2016/04/TGx4--scaled.jpg14392560Acermendaxhttps://menace-theoriste.fr/wp-content/uploads/2015/08/menace_theo2-300x145.pngAcermendax2016-04-28 16:59:592018-05-02 23:14:59Itinéraire vers la pensée critique
Nous avons maltraité Descartes dès la première vidéo de la Tronche en Biais, et il n’est que justice de permettre à Nathanaël de rendre à René tout ce qui n’est pas à César en rappelant son rôle central, encore aujourd’hui, sur la vieille question philosophique et scientifique des relations entre le corps et l’esprit.
Introduction : Un problème actuel aux racines classiques.
Le problème des rapports entre le corps et l’esprit est aussi vieux que la philosophie. Dans l’Antiquité Aristote, notamment avec le Traité de l’Âme, se propose ainsi d’étudier ce rapport dans une certaine mesure[1]. Cependant c’est avec Descartes que le problème de l’interaction entre le corps et l’esprit se pose sous sa forme moderne, que l’on connaît désormais sous le nom de mind-body problem, expression anglaise devenue classique dans la littérature, à savoir le problème concernant ces deux éléments. Peut-on réduire l’esprit à l’activité du cerveau, ou faut-il conserver une hétérogénéité entre ces deux éléments, dans quelle mesure les interactions sont possibles et surtout comment elles le sont ? Ce sont des questions qui donnent naissance à de multiples théories actuelles : néo-dualisme, matérialisme, fonctionnalisme, physicalisme etc, qui sont encore discutées. Il s’agira pour nous de montrer comment les différentes perspectives trouvent leur source aux origines du problèmes et sont relatives à la façon dont la question des interactions corps-esprit se pose au XVIIème siècle, qui développe déjà de multiples réponses au problème.
Si le problème se pose en terme essentiellement métaphysique avant le XIXème, pour des raisons techniques[2] (toute expérimentation ne pouvant être menée sans risquer la vie du cobaye), c’est néanmoins dans ce cadre que s’élaborent non seulement les premières réflexions mais aussi les développements théoriques postérieurs. Ce n’est pas étonnant si les chercheurs ou philosophes se positionnent encore aujourd’hui contre ou avec Descartes. Deux exemples sont importants pour ce point. Tout d’abord Gilbert Ryle qui en 1950 dans son article célèbre The concept of mind propose l’image du « fantôme dans la machine ». Contre Descartes, l’esprit y est décrit comme une illusion métaphysique. Il s’agit de pointer l’absurdité d’une entité qui existerait séparément d’un corps régit par la physique. Plus récemment Antonio R. Damasio a fait date avec son livre L’Erreur de Descartes, en 1995. Il critique largement le dualisme cartésien comme erroné au vu des recherches récentes qu’il présente dans son livre. Il n’est pas le lieu de discuter de la pertinence de ce travail[3] mais uniquement de remarquer que Descartes loin d’être une figure oubliée est véritablement le père fondateur du problème, auquel chacun se réfère sans cesse[4]. Pour comprendre cela il nous faudra donc passer par une exposition de sa pensée.
« T’es dans ta jalousie je suis dans mon jacuzzi. » René est le cador de la question corps-esprit.
I- La position cartésienne et ses successeurs.
C’est dans les Méditations métaphysiques que le dualisme cartésien apparaît le plus clairement. Dans la deuxième méditation Descartes, après un doute hyperbolique ou tout -sensation, science, et même vérité mathématique, est remis en doute, y compris son propre corps – découvre l’originalité du cogito. Cette originalité, dans l’expérience de pensée en quoi consiste le malin génie[5], Descartes la démontre alors même que tout est remis en doute. Une chose ne peut être remise en doute néanmoins : le fait précisément qu’il y ait un « je » qui doute. Le passage suivant l’exprime clairement :
« Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. »[6]
En somme le cogito, formulé sous la sentence « je suis, j’existe », est indubitable du fait de la pensée elle-même, y compris si je suspens la thèse de l’existence de mon corps. On peut donc distinguer clairement et distinctement[7] la réalité de la pensée indépendamment de l’existence du corps, qui n’est pas encore prouvé à ce moment des Méditations. C’est ainsi dans la sixième méditation que le dualisme sera clairement énoncé :
« Et quoique peut-être ( ou plutôt certainement comme je le dirai tantôt) j’aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. »[8]
René D : la puissance du doute hyperbolique !
Le dualisme est ainsi affirmé : deux substances, une substance pensante et une substance étendue, sont hétérogènes l’une à l’autre. Cette distinction n’est pas sans poser problème vis-à-vis de l’expérience quotidienne ou chacun sent bien que sa volonté, son esprit, influence son corps, et qu’inversement le corps influence l’esprit, bref qu’il y a une interaction entre les deux substances. Les lecteurs de Descartes ne manquent pas cela, notamment la Princesse du Palatinat, Elisabeth, qui correspond avec le philosophe. La réponse au problème est formulé ainsi par Descartes :
« Premièrement, je considère qu’il y a en nous certaines notions primitives, qui sont comme des originaux, sur le patron desquels nous formons toutes nos autres connaissances. Et il n’y a que fort peu de telles notions ; car, après les plus générales, de l’être, du nombre de la durée, etc. qui conviennent à tout ce que nous pouvons concevoir, nous n’avons, pour le corps en particulier, que la notion de l’extension, de laquelle suivent celle de la figure et du mouvement ; et pour l’âme seule, nous n’avons que celle de la pensée, en laquelle sont comprises les perceptions de l’entendement et les inclinations de la volonté ; enfin, pour l’âme et le corps ensemble, nous n’avons qu celle de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions. » [9]
Trois « notions primitives » apparaissent alors : l’âme (ou l’esprit comme on voudra), le corps, mais aussi l’union de l’âme et du corps. Ce qui relève de l’âme se conçoit par l’entendement pur, ce qu’on montrés les Méditations, cela correspond ainsi à l’expérience de pensée du cogito : nous n’avons besoin d’aucune connaissance extérieure ou aucune expérience, ni même aucune imagination pour savoir que nous sommes une chose pensante. La pureté de l’entendement dénote ainsi ici l’absence de mélange avec des éléments empiriques. Les corps c’est-à-dire l’extension, mon corps, cette table, la voiture qui passe, peuvent se connaître par l’entendement mais mieux aidé de l’entendement accompagné d’imagination, ce qu’ont également montrés les Méditations[10]. On peut en effet connaître les corps par la physique, Descartes en est d’ailleurs un des grands artisans : mais il est plus aisé de les connaître avec l’imagination, permettant de nous représenter, au moins en esprit, ces corps. Pour ce qui est de l’union le problème est plus ardu pour Descartes : c’est cela dit l’expérience ordinaire qui nous en enseigne le contenu. En somme l’union se vit, elle ne se pense pas. L’intelligence sépare ce que l’expérience fait ressentir comme unitaire. Remarquons cependant que cette théorie de l’union est le lieu d’un développement fondamental pour l’histoire du mind-body problem : l’union est expliquée physiologiquement par Descartes, et localement cela se passe dans le cerveau, notamment dans la glande pinéale, qui est le lieu, si l’on veut, de l’union de l’esprit et du corps. Cette orientation – bien que fausse sur la question de la glande pinéale- fait partie de celles qui perdureront après Descartes.
La théorie cartésienne de séparation des substances est également le lieu d’un autre développement important. Le corps, comme étendue, se voit soumis aux règles de la physique et à celles-ci uniquement. Descartes, en physicien, se propose alors d’écrire un Traité de l’homme. Au début de celui ci il développe une analogie qui aura une grande postérité : celle entre l’homme et la machine. Cette analogie, qui est à but heuristique – c’est à dire qu’elle n’énonce pas une affirmation ontologique portant sur la réalité des êtres mais vise seulement à produire des résultats empiriques- sera largement reprise. Deux grandes lectures se feront de cette analogie : d’une part certains prendront l’analogie au pieds de la lettre en considérant que l’humain est réellement une machine, d’autres l’étendront d’un point de vue anatomique, pour la spécifier. Nicolas Sténon, anatomiste de renom au XVIIème siècle, fait partie de ces derniers. Dans son Discours sur l’anatomie reprend ainsi cette analogie, en soulignant le fait qu’il s’agit d’une analogie, pour l’appliquer au cerveau. Le cerveau est certes le lieu de l’esprit mais il doit être traité en tant qu’organe avec la même attention -ni plus ni moins- que les autres organes du corps humain. Si Descartes pose un premier jalon dans la naturalisation de l’étude du corps humain (même s’il n’est pas le seul à son époque), en l’étudiant anatomiquement et physiologiquement, Sténon franchit un nouveau pas. Si ce dernier n’énonce pas que le cerveau est réellement une machine il est le premier à appliquer et spécifier l’analogie cartésienne au cerveau. Avec les développements de l’intelligence artificielle au XXème siècle cette analogie sera reprise au sérieux -entre temps bien d’autres médiations auront eu lieu- et on indiquera que le cerveau est un organe de calcul ( to compute en anglais), semblable ainsi à une machine[11].
Il faut bien voir que tout le monde se positionne en relation avec la position cartésienne que nous avons brièvement présentée[12] :Descartes est ainsi à la racine de deux traditions contradictoires, une tradition qui va chercher à réduire le fonctionnement de l’homme au fonctionnement du corps, qu’on peut trouver grossièrement dans le physicalisme, du fait de l’analogie que l’on trouve dans le Traité de l’Homme, mais aussi une tradition dualiste, considérant que l’esprit est d’une autre nature que le fonctionnement neuronal[13].
La première règle du rapport corps esprit : les substances sont distinctes et unies à la fois dans l’expérience.
II- Les oppositions à Descartes au XVIIème.
Certes Descartes ménage la possibilité d’une union, il y a certaines choses que nous expérimentons en nous-mêmes. Cependant cette union demeure un mystère inexplicable : on ne peut la connaître clairement ni distinctement comme on l’a fait pour le corps et l’esprit, c’est à dire avec le seul entendement. Pour Descartes nous ne la comprenons pas intellectuellement mais nous la vivons avec évidence. Cette réponse ne séduira pas tous les lecteurs de Descartes. En effet en appeler à l’évidence de l’expérience, pour ces lecteurs rationalistes[14], c’est en faire appel à de l’inintelligible : on ne comprend pas mieux les interactions entre le corps et l’esprit. En somme Descartes n’explique pas du tout le comment, mais seulement le fait. Certes nous expérimentons que nous pouvons mouvoir notre corps par la volonté mais cela n’explique pas comment cela est possible ni si cela est réellement le cas. Je vois ainsi le soleil comme s’il était à deux cent mètres quand je regarde dans le ciel, mais cette expérience immédiate qui peut me paraître évidente n’est pas pour autant vraie, au contraire quelques connaissances astronomiques m’indiquent qu’il est infiniment plus lointain que cela. Le refuge cartésien dans l’expérience vécue sonne ainsi comme un aveu d’ignorance pour plusieurs de ses lecteurs. Si les substances sont distinctes et obéissent à deux causalités différentes comment penser leur interaction ? La physique cartésienne en effet stipule un principe très clair : seul un corps peut mouvoir un corps. Le problème est réel. En effet ou bien les deux substances ont un rapport de causalité et sont alors de même nature ou bien ils sont de natures différentes et ne peuvent interagir. Ces critiques sont adressées très rapidement au XVIIème siècle on reconnaît dans l’une d’elle une voie qui sera empruntée et déployée au cours du XX ème siècle : celle du physicalisme, qui consiste à considérer que l’esprit est de même nature que le corps, et qui va parfois jusqu’à éliminer même le concept d’esprit. Nous voyons que le problème du dualisme cartésien est le terreau originel des nombreuses discussions qui s’établiront par la suite. Une deuxième objection peut être soulevée[15] : celle du solipsisme. Si je n’ai affaire dans l’expérience qu’à des corps, qui obéissent aux lois physiques, comment puis-je m’assurer que les autres individus possèdent bien un esprit et ne sont pas des automates ? Enfin la théorie cartésienne suppose une introspection pour mener au cogito, posé métaphysiquement, cette hypothèse d’une transparence à soi étant discutable.
Pour toutes ces raisons – et d’autres encore, tenant notamment au scepticisme que certains, comme Spinoza, énonce à propos de l’explication physiologique de l’union par la glande pinéale[16]– certains philosophes post-cartésiens sont amenés à refuser la position cartésienne. Nous ne pouvons présenter cela que sommairement.
A- Le parallélisme de Spinoza
Spinoza le premier refuse le dualisme cartésien, pour les raisons énoncées mais également pour plusieurs autres qu’il développe dans l’Ethique, et répond aux difficultés du dualisme par une théorie originale : ce que l’on a appelé le parallélisme[17]. Spinoza prend acte de la distinction cartésienne entre deux substances et refuse la solution de l’union, affirmant bien que les deux substances ne peuvent avoir de rapports causaux entre eux. Du coup un problème se pose : comment expliquer l’expérience la plus simple ? Si je passe ma main dans le feu suffisamment longtemps je ressentirai une douleur. Or la douleur est de l’ordre de la pensée, elle n’est pas dans le feu lui-même. Certes Spinoza n’ignore pas que le corps transmet nerveusement l’information au cerveau, mais cela n’explique pas comment on passe d’une affections purement corporelle à une modification mentale, comment, même s’il connaissait l’existence des neurones, on passe d’un état physique à un état mental – problème qui se pose encore aujourd’hui. Sa réponse refuse ainsi la causalité entre deux ordres distincts : jamais du corporel ne peut causer de la pensée[18] et jamais de la pensée ne peut causer du corporel.
« Mais, Descartes t’es pas sérieux avec ta théorie, tu as fumé ou quoi ?! » Baruch Spinoza.
Pour comprendre la réponse Spinoziste il faut expliquer la formule que l’on trouve en Ethique II, proposition VII :
« L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses. »
Cette formule est rien moins que gratuite, et découle complètement de l’ontologie spinoziste développée dans le premier livre. On ne peut ici que le formuler rapidement[19] : l’ensemble de ce qui est n’est qu’une substance, qui possède deux attributs que l’humain connaît : l’étendue et la pensée. Ces deux attributs sont indépendants l’un de l’autre mais, du fait qu’ils appartiennent à la même substance, possèdent un ordre qui est le même. Les idées étant elles-mêmes des choses elles participent du même ordre que les corps. En somme si j’ai mal quand je me brûle ce n’est pas parce que mon corps cause la douleur dans mon esprit mais parce que l’ordre de mes pensées, donc ici la douleur, est dans le même ordre que mes sensations physique, du fait que j’appartiens à une substance unique, qui est la Nature, ou Dieu. Spinoza dans la démonstration de la proposition VII du livre II de l’Ethique dit ainsi :
« Par exemple, un cercle qui existe dans la Nature et l’idée du cercle -idée qui est aussi en Dieu- sont une seule et même chose, qui s’explique par des attributs différents ; et ainsi, que nous concevions la Nature soit sous l’attribut de l’Étendue, soit sous l’attribut de la Pensée, soit sous quelque autre, nous trouverons un seul et même ordre, autrement dit une seule et même connexion de causes, c’est à dire les mêmes choses se suivant de part en part. »
Le parallélisme nous paraît assurément étrange aujourd’hui, même après l’avoir replacé dans son contexte théorique, qui est démontré more geometrico, c’est-à-dire que la méthode spinoziste dans l‘Ethique consiste à enchaîner les démonstrations à partir d’axiomes et de définitions, en suivant la méthode des géomètres. Cependant on voit que ce choix théorique est motivé par les problèmes posés par la théorie cartésienne et notamment sa théorie de l’union de l’âme et du corps. En somme chez Spinoza le problème se résout du fait que l’âme et le corps participent à deux attributs distincts qui suivent un même ordre du fait qu’ils constituent une même substance, c’est à dire l’ensemble de ce qui est, ou la Nature. Ainsi Spinoza ne reconduit le dualisme que d’un certain point de vue : les attributs sont bien distincts mais participent d’une même substance, en somme l’ordre des idées et des choses est le même parce que ce n’est qu’un seul ordre. On peut ainsi comprendre la position spinoziste comme une résolution du problème cartésien qui passe par une déréalisation de l’humain : pour comprendre les relations entre le corps et l’esprit il faut en passer par un ordre plus grand que l’ordre individuel, qui est celui de la nature en général, et la relation entre les attributs de Dieu. Le corps et l’esprit sont deux ordres différents, puisqu’un corps ne peut causer une idée et réciproquement, mais suivent, du fait de leur inscription dans une seule substance, un même ordre, et cela de façon nécessaire car démontré géométriquement par Spinoza.
Bien évidemment cette position apparaît étrange aujourd’hui, pour autant sa position découle logiquement des propositions qu’il développe au début de l’Ethique, notamment relativement à ce qu’est la substance et ce qu’est Dieu – qui n’ a rien à voir avec le Dieu des religions anthropomorphes. Dans le débat du XVIIème il est ainsi une figure centrale du problème et permet de penser un corps indépendant, notamment par exemple dans le scolie de la proposition II de la troisième partie de l‘Ethique, tendant presque vers le matérialisme.
B- L’occasionnalisme de Malebranche.
La position de Malebranche est encore différente et ne paraîtra pas moins étrange pour un lecteur contemporain, mais elle est motivée par le même souci de rationalité, la même volonté de vouloir rendre compte des phénomènes mieux que Descartes.
Contrairement à Spinoza il n’abandonne pas une position causaliste. Mais il énonce que les causes naturelles ne sont pas les véritables causes mais seulement des « causes occasionnelles ». Cette théorie est notamment développée dans La recherche de la vérité, VI, ii, 3. Pour répondre au problème du dualisme cartésien, relativement indépendant de Dieu – si l’on excepte la garantie, pour Descartes, que ce dernier exerce sur les vérités perçue par l’esprit puisqu’il ne peut pas être trompeur- Malebranche fait appel à un Dieu assez spécifique. Dieu va ainsi permettre de surmonter l’opposition entre deux substances hétérogènes et irréductibles l’une à l’autre. Pour expliquer l’expérience commune on a ainsi besoin de faire l’hypothèse d’un Dieu qui est seule cause efficace des phénomènes et qui procède par décrets immuables et lois universelles, se manifestant dans la causalité apparente de la nature.
Reprenons en synthétisant ce point : le Dieu de Malebranche produit des lois de toute éternité, et ces lois déterminent pour l’éternité comment les phénomènes vont s’ordonner. Pour reprendre mon exemple du feu et du doigt il faut voir que cet événement est déjà prévu par Dieu et l’occasion de la brûlure n’est qu’une occasion pour Dieu d’agir en conformité avec les lois qu’il avait déjà instauré dès le début. La réponse de Malebranche répond donc au problème du dualisme cartésien avec des moyens étonnants et en supposant un déterminisme intégral – tout comme Spinoza sur ce dernier point. Il s’agit en effet d’un déterminisme puisque des lois divines règlent à chaque instant le cours des événements. Le corps ne cause pas réellement l’esprit ou seulement occasionnellement. En réalité quand je ressens quelque chose je le vois en Dieu, puisque c’est lui qui est cause efficace – c’est à dire, pour le dire rapidement, réelle- de ma sensation[20].
Notons que cette solution est étroitement reliée à une certaine théologie et nous semble par là même extrêmement inadéquate actuellement, surtout quand les théories traitant de ce problème des relations corps-esprits se revendiquent d’une scientificité. Il faut bien voir cela dit que le problème est suffisamment central pour que les plus grands savants de l’époque s’y penchent et développent une théorie explicative. Cette théorie qui peut paraître fantasque répond ainsi à une difficulté réelle, avec les moyens de l’époque.
Si la position de Malebranche peut sembler réductible à cette phrase, c’est néanmoins un peu plus compliqué !
Conclusion :
Ces deux théories sont deux des plus fameuses à la suite du dualisme cartésien, mais elles n’épuisent pas, loin de là, les possibilités. D’autres théories philosophiques – puisque jusqu’au XIXème siècle la discussion est essentiellement philosophique, et elle continue à l’être encore aujourd’hui en partie- verrons le jour au XVIIème et au XVIIIème siècle, notamment la théorie de l’harmonie préétablie de Leibniz qu’on peut trouver dans la Monadologie, une autre forme occasionnalisme chez des néo-cartésiens comme La Forge, une forme de physicalisme chez les penseurs des Lumières comme d’Holbach et Hélvetius, un sensualisme chez Condillac, jusqu’aux théories modernes. Ce qu’il faut en tous cas souligner pour conclure c’est que c’est le programme cartésien qui est, par ses thèses et ses tensions internes, le terreau fondamental à partir duquel se sont développées et se développent encore les théories traitant du mind-body problem. Descartes loin d’avoir tout anticipé a cependant posé le problème sous sa forme moderne et encore aujourd’hui ses thèses sont discutées, pour être nuancées, acceptées ou rejetées. Il nous semble alors qu’il fallait revenir sur les positions et les ambiguïtés de Descartes pour comprendre les débats contemporains, qui développent en partie des potentialités déjà présentes dans les débats du XVIIème siècle.
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Notes
[1]Poser le problème ainsi est d’une certaine façon anachronique puisque l’âme n’est pas séparée du corps chez Aristote, si l’on excepte sa partie supérieure.
[2] Le Gall puis Broca sont les premiers respectivement en 1810 et en 1861 à mettre en place des premiers éléments d’analyse cérébrale. Il faudra attendre 1924 pour l’életro cardiogramme.
[3]Cela a été fait par Damien Lacroux, L’esprit et le cerveau : une dialectique néo-cartésienne ? ENS de Lyon, 2014, direction de Delphine Antoine-Mahut, 193pages.
[4] Jean pierre Changeux (matérialisme éliminativiste) ou Pierre Buser ( néo-dualiste), présentent des positions ainsi bien diverses dans le champ des sciences cognitives et dans leur rapport avec Descartes. La position de Damasio étant de réduire l’esprit aux circuits neuronaux. Les distinctions peuvent être subtiles : le néo-dualisme considérera que l’esprit et le corps sont deux réalité au moins partiellement hétérogènes, le matérialisme éliminativiste considérera que les termes du sens communs comme « désirs », « volonté », voire « esprit » n’ont aucune base neuronale et doivent être éliminés de la théorie, Damasio pour sa part tient une position plus nuancés. Pour se retrouver dans toutes ses théories on peut se rapporter utilement à Philosophie de l’esprit, Paris, Ithaque, 2008, de Jaegwon Kim, qui donne une présentation critique de la plupart des mouvements contemporains sur la question.
[7]Deux termes centraux pour la théorie de la connaissance chez Descartes. La clarté s’oppose à l’obscurité, c’est l’idée qui apparaît directement présente à un esprit attentif, la distinction s’oppose à la confusion, il s’agit du fait qu’on ne peut confondre une idée avec une autre.
[8]Méditations Métaphysiques, op.cit. p.189. Descartes distingue âme et esprit dans la lettre à Mersenne 21 avril 1641 : il fait la différence entre anima et mens. Et pour ce qui est des Méditations on voit que Descartes refuse le vocabulaire de l’âme pour penser l’esprit (Frédéric de Buzon et Denis Kambouchner, Le vocabulaire de Descartes, Paris, Ellipses, 2011, art « âme (anima) et esprit (mens) », p.8/9. Dans la seconde méditation Descartes dit qu’il est un esprit, « chose qui pense ».
De plus il faut noter que l’âme n’est pas du tout pensée sur un plan religieux, quand elle apparaît dans le Discours de la méthode ou Les passions de l’âme c’est pour désigner l’esprit sous une certaine accentuation : connotant le sens, la sensation, l’affectivité, la volonté. C’est le cas dans notre citation également.
[9]Correspondance à Elisabeth, Paris, Garnier Flammarion, 1989, lettre du 21 mai 1643, p.68.
[10]On ne peut développer ce point, mais on trouve les éléments de cela dans la deuxième méditation avec l’exemple du morceau de cire, mais aussi dans les Sixièmes réponses aux Objections.
[11]La filiation Descartes-Sténon-Turing a été étudiée en détail par Damien Lacroux dans L’esprit, le cerveau et l’ordinateur : le nouveau dualisme du transhumanisme, ENS de Lyon, sous la direction de Delphine Antoine-Mahut, 2015, 245 pages.
[12]Pour plus de précision on peut se rapporter évidemment aux ouvrages de Descartes lui-même, notamment les Passions de l’âme, mais aussi les Principes de la Philosophie, I ainsi que le début de la Correspondance avec Elisabeth. Pour quelques approches accessibles : http://www.philopsis.fr/IMG/pdf_esprit-descartes-de-buzon.pdf
Sandrine Roux, Le corps et l’esprit, problèmes cartésiens problèmes contemporains, Paris, 2015, Editions des archives contemporaines.
De la même auteure : « Les paradoxes de l’héritage cartésien dans la philosophie des sciences cognitives : John Searle, La redécouverte de l’esprit », in Qu’est ce qu’être cartésien ? Lyon, ENS éditions, 2013, p.595-609.
Voir également les travaux de Damien Lacroux déjà mentionnés.
[13]On peut citer plusieurs recherches sur ces deux points. Antonio R Damasio, L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob sciences, 2010, Pierre Buser, Neurophilosophie de l’esprit, ces neurones qui voudraient expliquer le mental, Paris, Odile Jacob sciences, 2013, Pierre Changeux, « En-a-t-on fini avec l’esprit ? », Philosophie magazine, n.31, juillet-aout 2009.
[14]« Rationalistes » étant ici une case générale : on peut y ranger des penseurs aussi différents que Leibniz, Malebranche ou Spinoza. Disons qu’ils partagent tous une même volonté de pouvoir rendre raison des phénomènes de façon rationnelle, en mettant au jour les relations qui les lient causalement. Cette catégorie de « rationaliste » peut frapper plusieurs lecteurs contemporains quant aux réponses que ses auteurs donnent.
[15]Daniel Denett, La conscience expliquée, Paris, Odile Jacob,1991.
[17]L’expression en elle-même n’apparaît jamais chez Spinoza et est le fruit d’une tradition de commentateur. Il semble que l’expression vienne de Leibniz.
[18]Spinoza ne nie bien évidemment pas l’évidence de l’expérience quotidienne, mais ne la pense pas sous le rapport de la causalité.
[19]Pour plus de précision se rapporter au livre I de l’Ethique, notamment les quinze premières propositions sur la substance, les attributs et Dieu. Pour le commentaire on peut se rapporter aux ouvrages de référence : M Gueroult, Spinoza, Paris, Aubier Montaigne, 1968, le tome I portant sur Dieu. Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Editions de minuit, 1969. Ferdinand Alquié, Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981. P.F. Moreau, Spinoza et l’expérience de l’éternité, Paris, PUF,
Notons que le Dieu de Spinoza n’a plus grand-chose à voir, si ce n’est rien, avec Dieu tel qu’il est conçu dans les religions. Au contraire Spinoza, dans l’Appendice du premier livre de l‘Ethique, critique largement cette représentation anthropomorphique d’un Dieu doué de volonté et pensé à l’image de l’homme, comme fruit d’une superstition.
[20]Sur Malebranche, l’occasionnalisme et la vision en Dieu on consultera particulièrement Geneviève Rodis-Lewis, « L’âme et le corps chez Descartes et ses successeurs, la naissance de l’occasionnalisme », in Les Etudes philosophiques, Paris, 1996 ; mais aussi Marie-Frédérique Pellegrin, Le système de la loi de Nicolas Malebranche, Paris, Vrin, 2006.
Petit préambule : les déterminismes biologiques et sociaux qui font ce que nous sommes dépassent largement nos échelles individuelles, et même les gens favorisés ont « subi » leur état. Ils n’ont pas choisi qui ils sont dans la société. Ils ne sont responsables que de leurs actes personnels et des choix qui vont contribuer à faire le bien autour d’eux, et éventuellement à combattre toutes les formes d’oppression, ou bien le mal et accroître la misère et la pression qu’exerce la société sur les plus faibles. Merci de relire ces quelques phrases si vous pensez que l’auteur de la suite nie la souffrance de qui que ce soit, nie l’oppression, nie le racisme ou le fait que la société organise des inégalités gravissimes.
Je ne livre pas ici une humeur ou un avis a priori ni une leçon de militantisme ou un « guide du bon féministe » mais le résultat de l’observation de la frange des militantismes pour laquelle la cause importe moins que le combat, la logique moins que la victimisation, la vérité moins que le jugement d’autrui. Tout en m’efforçant de ne pas juger les gens je veux mettre l’accent sur un problème qui n’est spécifique à aucune idéologie, mais qui est d’autant plus triste quand il affecte des idéaux qui pourraient faire l’unanimité. Je présente ici un point de vue critique sur le discours et l’attitude de gens dont je pense qu’ils ont raison sur le fond mais qui pour autant n’ont pas tous les droits.
Je ne suis pas un SJW anti-SJW…
***
Étrange animal.
Vous avez tous croisé au fil de vos échanges sur les réseaux sociaux, ou dans la vie de tous les jours, une personne avec qui vous partagez visiblement des valeurs importantes concernant la justice sociale, c’est-à-dire le respect des droits fondamentaux des individus, mais qui ne vous pardonne pas de ne pas les défendre exactement comme elle le fait. On appelle ce type de personne un « guerrier de la justice sociale », et en bon français : un-e Social Justice Warrior (SJW). Le terme n’a pas toujours eu une connotation péjorative, et comme le terme troll, il faut bien faire attention à ne pas en abuser sous peine de le vider de son sens. Avant d’aller plus loin disons-le, le Social Justice Warrior est un poncif dans la fachosphère et les réactionnaires collent volontiers cette étiquette sur les activistes dans le but de dénigrer leur parole. Certains lecteurs seront tentés de nous accuser d’appartenir à ce courant de pensée et de nous coller une étiquette à leur tour afin de faire l’économie d’une remise en question. Courons le risque malgré tout, mettons de côté le choix de certains activistes d’endosser le nom de SJW en réaction aux réactionnaires, et parlons un peu du fond du sujet en considérant le SJW sous ses aspects problématiques.
Il y a toujours un peu d’arbitraire dans la manière que nous avons de juger qu’une situation est raciste.
Le Social Justice Warrior vaut mieux que vous.
Il / elle est plus égalitariste que vous, plus humaniste, plus féministe, plus républicain-e, plus gentil-le, plus antiraciste, moins oppressif-ve, plus rationnel-le… et moins humain-e en quelque sorte, puisque il /elle nie en grande partie les contradictions et les compromis qui sont au cœur de notre psyché à tous ; le Social Justice Warrior est monolithique, iel a raison par définition, donc toute tentative de pensée critique sur son action est une agression, notamment parce qu’iel sait mieux que vous pourquoi vous dites ce que vous dites. De son point de vue, c’est logique, imparable, inéluctable. Parce que lui/elle « sait », lui/elle « voit ». Selon le lexique afférant, lui/elle est passé-e par l’étape de « déconstruction ». Toute personne avec un avis différent peut être supposée comme étant encore victime des stéréotypes – comment pourrait-elle sinon être en désaccord.
Sauf que c’est terriblement, tristement stupide.
Dans la suite de ce texte, je vais cesser d’ajouter des -e comme on le fait souvent pour s’opposer à l’oppression du masculin sur le féminin par le biais de la grammaire. Dans l’absolu, ceux qui font le constat que la langue française maltraite le féminin et met le masculin en valeur ont plutôt raison, mais la langue sert avant tout à exprimer des idées de la manière la plus élégante, la plus efficace possible, et si je dois ajouter des -es ou des -le partout, ce texte deviendra vite très désagréable à lire pour les non habitués, ce qui va décourager des lecteurs qui pourtant, je le pense humblement, ont sans doute à gagner à lire ce qui suit. Je fais donc le choix d’être intelligible avant celui d’être dans le non-oppressif sans concession.
(Cette simple déclaration vient de faire monter en flèche la pression artérielle du SJW qui visite cette page).
Autre mise au point.
Parmi les militants de toutes les causes imaginables, on trouve des gens formidables qui vont contribuer à changer le monde. Il n’est pas question de minimiser leur rôle majeur dans la circulation des idées nouvelles, en particulier quand elles heurtent notre zone de confort. Il y a des indignations nécessaires, des colères justifiées, des luttes inévitables. Plus que cela, j’irai jusqu’à dire que le travail réalisé sur ce blog cherche à participer à ce mouvement de contestation de l’état actuel du monde et de la manière dont il est gouverné. Il n’est pas question de minimiser non plus l’importance des enjeux ou la gravité des injustices contre lesquelles les uns et les autres s’élèvent ; c’est tout le contraire. C’est parce que les enjeux sont primordiaux qu’il est nécessaire de s’y attaquer correctement et de mettre en pratique les valeurs au sein même des groupes qui militent pour elles. Le déterminisme social existe, il est prépondérant et presque aussi invisible que l’air que nous respirons, il est donc important d’apprendre à le reconnaître et à nous départir de la naïveté avec laquelle nous voulons croire que ce sont les qualités personnelles qui sont la première cause du succès ou de l’échec des individus. Mais pas n’importe comment, et force est de constater qu’il y a un sérieux problème dans la plupart des milieux militants dès qu’une frange non négligeable en vient à défendre l’idée que :
La fin justifie les moyens.
Celui ou celle qui croit en cela a de fortes chances d’être un SJW en puissance, et donc un traître à sa cause, un traître qui s’ignore. Et cet article propose de montrer pourquoi.
En passant, n’oublions par que l’étiquette « SJW » est aussi employée à la légère pour éviter de voir de vrais problèmes.
Qui est le Social Justice Warrior ?
Le SJW fait profession de l’indignation et du procès d’intention. Il est toujours offensé, et garde un jugement lapidaire sur le bout de la langue à dégainer à la moindre occasion.
Il y a sans doute un petit peu de SJW dans la tête de tous ceux qui estiment qu’ils doivent se battre pour plus d’égalité et de respect des minorités, mais la plupart ne tombent pas dans les travers que nous allons décrire, des travers qui ne caractérisent pas des individus mais une posture et un comportement. On retrouve le SJW parmi les militants des causes justes et importantes. Il occupe les rangs les plus bruyants des écologistes, des féministes, des véganes, des anti-racistes, des pro LGBT+, etc. Il est plutôt du bon côté de la lutte sociale et il le sait. Il est progressiste et veut que les choses changent, mais pas à n’importe quel prix, et notamment pas au prix de renoncer à ce privilège délicieux entre tous qui est celui d’avoir toujours raison. On le voit parfois créer des « safe space » où la parole est censée être protégée contre tout jugement, sauf que souvent, on y assiste au contraire à un jugement perpétuel de la parole qui y est prononcée.
On en connait qui sont plus royalistes que le roi, et on sait que les convertis de fraîche date font les intégristes les plus zélés, on pourrait légitimement se demander si, par exemple, le SJW de l’antiracisme ne cherche pas à exorciser un racisme culturel internalisé qui susciterait chez lui une culpabilité qu’il va rejeter sur autrui. Cet excès de zèle lui sert-il à manifester le plus fort possible qu’il ne fait plus partie des oppresseurs ?
On note chez le SJW un attrait certain pour le manichéisme basique et pour la simplification à outrance, c’est-à-dire la binarité. Soit on est avec eux, soit on est contre eux et donc contre le progrès. Tel est le faux dilemme qu’ils confondent avec une réalité bien plus complexe et nuancée qu’ils ne veulent surtout pas se donner la peine de penser, car cela les priverait d’un temps qu’ils aiment passer à juger les autres, pour se rassurer eux-mêmes du bien fondé de leur démarche. Le militant, même radical, ne commet pas l’erreur de s’estimer au dessus de la condition humaine et de se croire le juge de ses contemporains.
Quand une cause devient assez populaire, elle attire tôt ou tard des imbéciles, des dogmatiques, des sectaires et des dérangés qui auront tendance à parler plus fort que les autres et à occuper une part de terrain alors qu’ils ne représentent rien.
Le SJW et le langage.
Le SJW veut que tout le monde ait les mêmes droits, dit-il, et il refuse tout jargon scientifique, car c’est aussi un privilège que d’avoir l’éducation requise pour comprendre ces termes. C’est tout à son honneur, et on le féliciterait s’il appliquait réellement ce principe. Au lieu de quoi il invente son propre vocabulaire que nul n’est censé ignorer sous peine d’être jugé oppressif.
Il est donc exigé de vous que vous sachiez ce que signifie : le slutshaming, le splaining (et ses variantes mansplaining, safesplaining, etc.), les ‘tears‘, le tone policing, le #notall… et sachez qu’on peut écrire nous nou-e-s ou hétéro hétéra même si cela n’a aucun sens du point de vue étymologique ou même de la lutte contre l’oppression grammaticale. Là où le défenseur d’une cause cherche à faire comprendre les concepts et les mots nouveaux aux gens lambda, le SJW, lui, utilise ces concepts pour faire culpabiliser ces gens.
Créer des termes pour nommer des principes n’a rien de mal en soi, c’est utile pour formuler des idées. Ça devient un problème lorsque ce langage spécifique est utilisé pour différencier le camarade de l’ignare. Or, le SJW est dans la toute puissance de son langage à lui, acte d’oppression fondateur par lequel il se distingue volontairement des autres. Le SJW s’est construit des mots qui font rempart autour de lui, et qui réduisent à néant toute tentative de débattre sur le fond. Car débattre sur le fond est secondaire quand, comme le SJW, vous croyez connaître les motivations de votre interlocuteur mieux que lui-même, motivations entièrement déductibles de son appartenance à un groupe. Naturellement, il n’est pire groupe que le HSBC (Homme Straight Blanc Cis), le groupe des Homme cis-hétérosexuel blanc valides, cis signifiant que le genre auquel l’individu s’identifie correspond à ses attributs physiques. Il n’est pire humain que celui qui appartient à ce groupe car tous ceux-là sont par nature des oppresseurs puisqu’ils seraient favorisés par le système. Cela signifie que le SJW place autrui dans une case, qu’il le fait sciemment, et s’en réclame ouvertement. Le SJW pratique donc un essentialisme décomplexé qui est, cruellement, l’ingrédient principal avec lequel on fabrique du racisme et de la discrimination. Là commencent la traîtrise et la débâcle intellectuelle.
Warrior avant tout ?
En redéfinissant les termes, le SJW ne peut avoir tort. Par exemple l’hétérophobie ne peut pas exister même isolément, même sous une forme qui serait une réaction aux discriminations ordinaires, et le racisme anti-blanc est de même totalement exclu car seule l’oppression systémique mérite d’être dénoncée (ce qui ne veut pas dire que l’appel au racisme anti-blanc soit justifié, généralement il ne l’est pas, puisqu’il n’existe pas d’oppression systémique contre les blancs… encore que ce soit discutable selon l’échelle à laquelle un « système » sera considéré). Un homme est toujours moins opprimé qu’une femme pour un SJW, et l’intersectionalité (la prise en compte de la multiplicité des formes d’oppression) le dépasse ou devient un mot creux dans lequel il fait résonner son point de vue. Toutes les discriminations, les souffrances qui ne s’alignent pas avec les oppressions reconnues sont niées car elles n’entrent pas dans le cadre local de cohérence d’un discours où les nuances sont bannies et la complexité des interactions sociales réduites au seul axe oppresseur (méchant) — opprimé (gentil). Nul membre d’un groupe dominant ne saurait être victime de quoi que ce soit, il n’est que coupable.
Le SJW, dans sa pratique du langage, est le parangon du politiquement correct, une notion si souvent instrumentalisée par un bord de l’échiquier politique peu en phase avec la lutte contre les discriminations que certains pensent pouvoir la nier, une négation quelque peu dangereuse pour qui veut réfléchir à la manière dont les gens réagissent aux discours critiques. Une négation qui rend difficile de dénoncer les SJW comme le montreront sans doute les réactions à cet article.
De toute façon, le SJW possède les mots. Il est le seul à pouvoir définir les contours du racisme ou du sexisme. Puisque le monde n’est qu’oppression, c’est l’oppression qui détermine quelles sont les souffrances réelles. Les souffrances sont bien réelles, d’ailleurs, sauf qu’admettre qu’il existe d’autres souffrances en même temps chez d’autres gens qui n’ont pas choisi non plus d’appartenir à des catégories moins fragiles, ce n’est pas les nier ou les mettre en sourdine. Cependant pour le SJW il y a des souffrances abominables et d’autres qu’on peut négliger, car elles n’affectent que les individus et pas les groupes. Le SJW semble croire que c’est le groupe qui souffre, alors que vous et moi savons que ce sont les femmes et les hommes, et les enfants qui en bavent pour de vrai.
Tout dominant qui s’exprime le fait-il au nom du groupe dominant ? Est-il forcément motivé par la peur de perdre ses privilèges ? .. et le SJW alors ?
Le SJW et la discrimination.
Bien sûr, il y a chez les groupes privilégiés des individus qui refusent de se voir comme favorisés malgré les avantages dont ils jouissent, et qui vont jusqu’à nier la réalité de l’oppression que la société organise et pérennise, et c’est terriblement fatiguant pour un militant de se trouver continuellement face aux mêmes dénis. Cela ne justifie en rien l’automatisme avec lequel le SJW décide que le « dominant » a nécessairement une parole de « dominant » visant à défendre ses « privilèges de dominant ».
En terme de déontologie, il faut peut-être oser se demander ce qui distingue le SJW et le fasciste. Tous les deux ont raison dans le leur cadre local de cohérence, tous les deux pensent œuvrer pour le bien et sont prêts, à cette fin, à amputer les droits de ceux qui pensent différemment car ils représenteraient une menace pour les valeurs qu’ils placent au dessus de tout. Cette remarque n’est pas un point Godwin, elle pose la question du dogmatisme avec lequel certaines causes sont défendues, et qui va jusqu’aux actes violents comme on l’a vu avec le Front de Libération des Animaux. La déontologie est un principe selon lequel c’est par l’exemplarité morale que l’on contribue au bien commun, la valeur d’une action humaine se mesurant à sa conformité envers certains devoirs. Cette exemplarité est étrangère à la démarche du SJW.
Sans frémir, le SJW peut décider d’ôter le droit à la parole d’un individu qu’il identifie à un groupe ‘dominant’ sans autre forme de procès, à moins que l’individu incriminé n’accepte de faire étalage public des raisons pour lesquelles il serait moins privilégié qu’on aurait pu le croire. Ainsi on rançonne le droit à la parole, on extorque la confession d’une « faiblesse » ou d’une forme de marginalité adéquate en échange d’une sorte de permis de parler légitimement d’un sujet. Il faudra être non-blanc pour s’exprimer sur le racisme, non-homme-cis-genre pour discourir sur le sexisme, préférablement non-hétéro pour les autres formes de discriminations sexuelles, etc. Vous êtes donc priés de décliner votre identité vis-à-vis des cases préétablies afin que votre parole, puisse être jugée à l’aune de sa provenance, comme si seul votre pedigree parlait à travers vous. (Et peu importe si cette déclinaison d’identité met en danger (notamment psychique) certains LGBT peu enclins à s’afficher ainsi, ou même incertains de l’étiquette qu’il leur faudrait porter… et si bon nombre d’entre eux font alors le choix de ne pas s’exprimer). Si vous outrepassez cette règle indiscutable où seuls les opprimés peuvent s’exprimer et ont forcément raison de dire ce qu’ils disent, vous devenez oppressif vous-même. Cela n’est pas sans rappeler l’étiquette suppressif utilisée par les scientologues pour neutraliser la parole de ceux qui remettent en cause le fonctionnement de la secte.
Une nouvelle précision est ici requise.
Laisser la parole en priorité à ceux qui sont frappés par les discriminations est évidemment une bonne chose, cette prise de parole fait partie de la solution : elle rappelle aux dominants que d’autres types d’individus existent, qu’ils ont un point de vue et que le résultat de la violence sociale, ce sont eux qui le vivent. L’expression de ce ressenti est importante ; le privilégié serait donc bien inspiré de prendre conscience de ses privilèges et de la mettre en veilleuse quand il a la possibilité d’entendre un moins privilégié que lui s’attaquer au problème. Ce principe rejoint une éthique personnelle dont il est utile de faire la promotion de manière pédagogique. Toutefois, si cette parole à l’opprimé fait sens dans le cadre du ressenti, elle devient absurde lorsqu’elle est étendue au cadre de la réflexion sur les dynamiques sociétales de préservation de stéréotype, ou sur les moyens de lutte contre les discriminations (extension que pratique volontiers le SJW).
Et puis bien sûr, le SJW pratique le relativisme culturel au nom duquel il est inadmissible, par exemple, de critiquer l’excision pratiquée en Afrique car on ne peut pas se permettre de critiquer la culture africaine. Et si les Irakiens de Daech balancent leurs homos du haut des immeubles, de quel droit leur dirions-nous que c’est pas bien, puisque nous occidentaux sommes des dominateurs nés ? Si vous avez un problème avec ça, attendez-vous à vous retrouver dans la case raciste ou à rejoindre Kamel Daoud et tant d’autres dans la boîte « islamophobe« .
Dans le monde du SJW, faire taire tous ceux qui pensent différemment ressemble à une bonne stratégie pour les faire changer d’avis.
Je connais des SJW qui vont considérer ce qui vient d’être dit comme un discours de « haine » ; la haine est très présente dans la rhétorique du SJW, elle lui permet de réduire son interlocuteur à une émotion négative, et de ne pas lui reconnaître le statut d’être pensant. Dès lors il n’est plus nécessaire de répondre aux éventuels arguments avancés. Dès que quelqu’un évoque la haine, ne vous y trompez pas, il a renoncé à comprendre ce qui motive autrui et il se limite à une posture de supériorité morale d’où il pense tirer sa légitimité.
Le SJW et la violence.
La colère du SJW est toujours légitime, la vôtre est oppressive. C’est parfaitement logique car le SJW n’est pas un SJW s’il n’a pas d’ennemi. Il commet l’erreur de croire qu’il lui faut un adversaire de chair pour réifier l’oppression (bien réelle) d’un système qu’il croit être le seul à avoir percé à jour.
Si vous appartenez à un groupe ethno-sociologique non opprimé, votre parole ne vaut rien et le SJW aura beau jeu de vous rappeler que vous n’avez pas assez souffert pour chanter le blues. Mais rassurez-vous : si d’aventure vous appartenez à un groupe opprimé ou à une minorité, ou bien vous trouvez dans une situation particulièrement difficile, et que vous évoquez l’idée que la stratégie de lutte du SJW n’est pas appropriée, sa tactique est toute trouvée malgré tout. Il joue la carte de l’internalisation. Vous êtes coupable de vous identifier au groupe dominant et de vouloir en reproduire les codes en vous attaquant perfidement aux opprimés que le SJW est seul à pouvoir défendre. Pile je gagne, face tu perds : la position du SJW est indéboulonnable, irréfutable… et donc épistémologiquement nulle, mais malheureusement ce qui est un défaut à la lumière d’une analyse rationnelle peut devenir une force pour qui n’a pas peur du populisme, et la posture du SJW lui confère une résilience qui peut passer pour du bon sens.
Pour le bien des valeurs dont il se fait le chevalier, le SJW s’arroge le droit de vous insulter, de vous essentialiser, de vous cataloguer, de vous réduire à la dimension de son choix : votre couleur, votre sexe, votre genre, votre taille, votre poids, votre rang social, votre régime alimentaire, votre degré de militantisme, votre obédience envers la doxa, etc. Et il peut exercer à votre endroit toutes les discriminations qu’il dénonce lorsqu’elles sont « systémiques », il saura toujours rationaliser ses attaques en hiérarchisant les souffrances, les oppressions et donc la compassion à avoir envers les individus.
«Quand le SJWTM est vraiment trop vener, encore plus que d’habitude, il prend un mec ou une meuf lambda, de préférence un mec, de préférence cis et hétéro, mais il fait avec ce qu’il a sous la main, il le harcèle, l’insulte, le traîne dans la boue, il fait un « meme » avec sa tête pour montrer que cette personne est vraiment une sous-merde, et il diffuse ça sur ses milieux safe. Il se marre bien avec ses potes safe, et il va se coucher heureux, en se disant que décidément la justice sociale c’est bien cool, et que demain on ruinera la vie d’une autre personne.» Extrait du blog www.lesquestionscomposent.fr
Avec des amis pareils, les causes progressistes n’ont plus besoin d’ennemi.
Comment osé-je écrire tout cela ?
À la lecture des paragraphes précédents, si vous avez en vous une tendance SJW vous vous êtes peut-être dit que l’auteur de cet article est un parfait représentant du groupe dominant qui n’exprime ici que sa frustration de se voir traité ponctuellement de la même manière que les groupes opprimés le sont continuellement. Peut-être pensez-vous que tout cela n’est que du safesplaining, un discours qui vise à défendre les prérogatives d’un groupe qui a déjà tout pour lui. N’étant pas maître de tous les déterminismes qui sont à l’origine de sa pensée, cet auteur ignore si cette partie de vous a peut-être raison, alors il en tient compte, d’où la prudence constante avec laquelle cet article est écrit.
Toutes les remarques ici apportées peuvent être employées pour examiner ma propre parole, mon point de vue critique est lui-même critiquable, et il se trouve sans doute des biais dans ma position comme dans toute position, raison pour laquelle la critique méthodique défendue ici est cruciale. Mais justement, ce billet n’a pas pour objet de défendre la supériorité de ma position, la justesse de mon point de vue, la manière dont je suis personnellement privilégié ou opprimé par le système, puisque tout cela est pris en compte dans la démarche que je défends et qui est celle des militants rationnels, attachés à ne pas combattre le mal par le mal, la violence injustifiable par une violence justifiée.
Pour certains lecteurs, cet article sera choquant.
Que des hommes, certes habitués à parler plus que les femmes, et à leur couper la parole plus facilement qu’elles ne le font, soient interdits de certaines manifestations féministes publiques (qui deviennent de facto sexistes) est un peu violent pour les hommes qui voudraient participer et se voient traités en citoyens de seconde zone, mais leur inconfort n’est pas l’inconvénient le plus grave. Le réel problème, le pêché mortel, est que ce genre de pratique prête à la cause une éthique qui ne devrait pas être la sienne. Quand on fabrique des espaces estampillés « safe » dans lesquels il est autorisé de rabaisser la parole d’un intervenant dès qu’il est associé à un groupe dit « dominant », l’espace n’est pas « safe ». Quand on interdit aux hommes de manifester dans la rue contre le sexisme, on ne manifeste plus contre le sexisme. Quand on dit aux hétéros qu’ils n’ont rien à dire sur l’homophobie, on cesse de lutter contre l’homophobie et à la place on contribue à instaurer un climat de pensée unique qui ne fait pas évoluer les mentalités dans le bon sens.
Le SJW, par son comportement même, est l’antithèse des valeurs qu’il prétend défendre. Dès lors il suscite le rejet de ceux qu’il devrait vouloir convaincre, il perpétue un comportement d’agression qui ne peut qu’encourager une agressivité en retour, il crispe tout dialogue, il fait reculer la cause, et il est bien entendu totalement incapable d’accepter la simple idée que ce soit possible, parce que dans son monde avoir tort c’est être méchant, or lui il pense qu’il est gentil. Il y a un profond manque de logique dans la démarche qui consiste à combattre le mal par le mal dans une arène sociale dont on dénonce par ailleurs la forte tendance au conditionnement. L’histoire nous montre sans cesse que les dominés qui accèdent au pouvoir sont terriblement tentés par l’oppression à leur tour. N’est pas Mandela qui veut, et surtout pas un SJW.
Que l’auteur d’un article soit un homme blanc ou pas, qu’il s’identifie avec un sous-sous-groupe opprimé ou non est sans rapport avec la valeur de ce qui s’y trouve écrit, pourvu qu’il ne prétende pas adopter un point de vue ou se prévaloir d’un vécu qui n’est pas le sien. Et l’auteur que je suis ne veut pas faire pleurer dans les chaumières sur la vilaine manière dont on le traite, notamment parce que les SJW ont encore des choses à apprendre en matière d’injures et de violence auprès des défenseurs des idéologies que j’égratigne par ailleurs dans mon travail. Et pourtant ces deux critiques vont revenir encore et encore dans les commentaires, parce que c’est la seule grille de lecture possible pour le SJW qui n’envisage pas qu’on puisse vouloir autant que lui / elle une évolution de la société, mais douter qu’elle soit facilitée par ses méthodes, sa rhétorique et ses admonestations incessantes. J’accepte d’avoir tort dans le regard que je porte sur les luttes sociales, mais je ne serai pas convaincu par un argumentaire centré autour de mon incapacité congénitale à être une femme ou un homme de couleur, ou (pour le moment du moins) un handicapé. Ce qui peut me convaincre c’est une étude sociologique qui montrerait que l’agressivité, la violence, la discrimination, les jugements moraux pratiqués par une certaine frange militante produisent plus de bien que de mal. Alors, pour le bien de la cause, je me tairais pendant que ces méthodes font leur office malgré que j’en aie. À l’inverse, je me demande ce qui pourrait convaincre un SJW qu’il a peut-être tort, qu’il joue contre son camp. Or, je pense que ceux qui ont à cœur que leurs valeurs s’imposent doivent se poser cette question et ne pas se contenter de la satisfaction personnelle de lutter pour lutter.
Ne soyez pas un SJW
Vous êtes arrivé à la fin de cet article, alors vous valez sûrement mieux que le portrait qui a été dressé ci-avant ; et la cause que vous défendez aussi. Soyez un exemple, une inspiration, pas un kapo à l’affût d’un ‘dominant’ à humilier.
Nous passons notre temps dans ces pages et ailleurs à dire qu’il faut respecter les personnes mais pas les idées, et cet article ne doit pas laisser croire que nous aurions changé d’avis. Le SJW, c’est une posture, une attitude, un comportement social, une tendance qui guette beaucoup de gens bien intentionnés quand ils oublient que même leurs idées à eux peuvent être critiquées. Le SJW n’est pas un individu, personne n’est visé, et personne ne doit être tout entier réduit à la posture de SJW qu’il adopte. Le SJW n’est sans doute pas un état définitif, irrécupérable. Aussi, malgré tout ce qui vient d’être dit — en en réalité à cause de tout ce qui vient d’être dit — évitons de cataloguer quiconque dans le rôle de SJW, car ce serait donner dans un essentialisme que nous dénonçons à longueur de temps. Pour autant ne nions pas les problèmes.
On ne fait pas de la zététique en disant des choses qui font plaisir à tout le monde. L’exercice de la pensée critique cause de la gêne, de la résistance, de la colère, voire des émotions plus violentes encore, et c’est inévitable car il n’y a pas de manière polie de dire à quelqu’un qu’il s’est trompé toute sa vie. La remise en question, c’est douloureux, et on ne peut pas constamment la jouer safe et non oppressifquand il s’agit de mettre des gens face à une réalité qui les blesse. Mais cela ne veut pas dire que blesser autrui puisse être considéré comme un acte banal, et cela signifie surtout que les SJW n’ont aucun droit d’immunité à faire valoir contre la remise en cause qui leur est faite ici.
Cet article a pour but de prévenir ceux qui se sont engagés dans cette voie par erreur, et ceux qui sont sur le point de tomber dans ce genre de travers, et d’informer ceux qui ont affaire à ce type de dialectique. Sachez reconnaître le SJW en vous ou dans vos amis assez tôt pour l’empêcher de prendre un ascendant qui sera d’autant plus douloureux à expurger qu’elle aura pris le temps de s’installer. Bien sûr, cet article de blog ne réglera pas le problème, et le monde militant ne nous a pas attendu pour gérer ses affaires. Qu’il nous soit permis toutefois d’espérer que ces mots susciteront des discussions qui à leur tour permettront à des personnes bien intentionnées de ne pas trahir leurs valeurs malgré elles.
Soyez plutôt un Social Justice Worker.
On a besoin de gens qui se posent des questions, qui soulignent les problèmes, et notamment l’oppression systémique qui n’épargne personne. On a besoin de gens qui proposent des solutions, qui cherchent, et pas de ceux qui ont trouvé dans l’anathème perpétuel une illusoire panacée.
Social Justice Worker ?
—-
Je tiens à remercier pour leur relecture et remarques fort utiles Paul, Irène, Giliane, Nathanël et Vled.
Réflexions après un échange provoqué par la réponse que j’ai donnée à une question reçue sur ASK.com
Que penses-tu du féminisme dans son intégralité?
Le combat contre le sexisme n’est pas seulement juste et nécessaire, il est urgent.
Toutefois le féminisme, en tant que mouvement (multiforme), n’est pas exempt de défaut. Il y a mille manières de mal défendre une cause juste, et certain(e)s féministes font du mal à la cause, beaucoup de mal.
Mais ces personnes ne sont pas seulement incapables de s’en rendre compte, elles sont incapables d’accepter la simple idée qu’on puisse leur suggérer que leur méthode est mauvaise. Imaginez un peu que la critique vienne d’un être humain pourvu d’un chromosome Y et vous assistez à un craquage de slip en direct.
Le problème c’est que c’est un sujet sur lequel il est très compliqué de s’exprimer sans prendre mille précautions pour être sûr de ne pas être compris de travers…. Alors on en parlera quand on aura quelque chose de précis à dire dessus.
Vled & Mendax.
Ci-dessous une version abrégée de l’échange que j’ai eu sur twitter avec un homme féministe, abonné à notre chaine et donc attaché au rationalisme, une personne dont je suis certain de partager l’essentiel des valeurs, y compris sur l’importance et la gravité du sexisme dans le monde.
Twitter
R — Il serait peut être bon que vous limitiez vos avis aux sujets que vous maitrisez, donc de suspendre votre jugement. Faire fi des rapports de domination, et de la position d’où l’on parle dans une opinion sur un système de domination mène souvent à dire des bêtises. Mais loin de moi l’idée de vous interdire d’en dire… c’est juste que j’attends d’une chaine de qualité comme la vôtre autre chose que des avis « de café du commerce »
TeB — Corrigez mes bêtises s’il vous plait. Mais soyez précis.
R — Un exemple : Un homme (bénéficiaire du système patriarcal) qui vient donner ses bons et mauvais points sur les divers mouvements du féminisme me semble une erreur.
TeB —Il y a là dedans l’idée que posséder des testicules disqualifie tout avis sur la question. Est-ce raisonnable ?
R — non pas disqualifie mais minimise. Vous parlez (comme moi) en tant que bénéficiaire. Dire ce qu’est le bon féminisme vous place dans la position du dominant qui disqualifie un mouvement d’émancipation de dominé-e-s. Est-ce raisonnable de se penser au-dessus des conditionnements sociaux?
TeB — A quel point mon droit de critiquer la rhétorique féministe est-il minimisé ? Comment mesurez-vous mon conditionnement ? N’est-il pas plus judicieux de critiquer le contenu de mes propos plutôt que le genre de la personne qui parle ?
R — Je critique vos propos en fonction de la position de laquelle vous parlez. Juger comme vous le faites des mouvements-
TeB — Avec la même logique : les humains (=bénéficiaires) sont inaptes à comparer 2 manières de défendre la cause animale.
R — mauvaise comparaison, il n’y a pas de mouvement d’émancipation chez mes animaux à ma connaissance. en revanche, c’est valable pour blancs/racisés, prolétaires/bourgeois, hétéro/homos, occident/tiers-monde…
TeB —Y en aurait-il que j’aurais toujours mon mot à dire sur leurs méthodes. Critiquer l’autre, c’est le respecter. C’est penser qu’il peut changer d’avis quand on lui présente de bonnes raisons de le faire.
R — C’est vrai à condition de parler à égalité, sinon, c’est condescendant, paternaliste.
TeB — Hypothèse : les opprimés s’y prennent mal. Doit-on se retenir de le leur dire ? N’est-ce pas la pire forme de paternalisme ?
R — Tout est là : quand l’oppresseur estime que son avis sur les oprimé-e-s est objectif. « s’y prennent mal » : selon toi
TeB — Vous faites donc autorité pour décréter que nos critiques sont biaisées tout en étant un homme, donc un bénéficiaire. #incohérence ?
R — je n’ai jamais prétendu faire autorité, au contraire
TeB — Juste pour dire un mot sur le fond : pensez-vous que tous les moyens de lutte se valent ?
R — Vaste question. Pour moi, les moyens de lutte se jugent à leur efficacité et à ma marge de manœuvre que l’on a et je pense que c’est facile quand on n’est pas victime d’une oppression de reprocher aux opprimé-e-s leur stratégie.
L’échange est resté courtois. C’est intéressant de le signaler, parce que j’ai déjà par le passé essuyé les frénétiques débordements de féministes arquebouté(e)s sur des positions qu’elles ne savaient défendre qu’à grands coups d’admonestations sexistes visant à tout simplement interdire une parole masculine sur des questions dont elles (voire ils,) s’estimaient les seul(e)s propriétaires. Ce genre de mésaventure n’est pas rare, ce qui ne produit guère de bons résultats sur l’image du féminisme, si on m’autorise à formuler un avis.
Je suis heureux qu’avec cet internaute nous ayons pu échanger nos points de vue sans verser dans l’ad hominem (encore que vous aurez sans doute noté ma catégorisation en tant qu’oppresseur qui a peut-être échappé à mon interlocuteur), ce qui nous a permis, je crois, de comprendre la position de l’autre.
Bon, mais après cet échange, que doit-on comprendre ?
En substance, qu’il existe chez certains militants une idée relativement indéboulonnable une fois qu’elle s’installe : que les opprimés ont plus de droit (voire de compétences) que les autres. Et on entend que les non-homos n’ont rien à dire sur la meilleure manière de lutter contre l’homophobie. Que les carnistes blancs cis-hétéro valides, éternels gagnants de la loterie sociale, doivent nécessairement être soupçonnés de vouloir pérenniser l’ordre établi, et autres jugements pareillement absurdes…
Je ne comprends la logique à l’œuvre quand on affirme (ou qu’on sous-entend) que certaines causes ne peuvent pas être défendues par une personne à cause de son sexe, de son apparence ou d‘un quelconque attribut qui la classe ipso facto dans le clan des oppresseurs. Parce que, par quel bout qu’on la prenne, cette idée est la substance même de la discrimination.
Et contre cette manière de voir les choses, je prétends (j’ose) qu’il est bien plus rationnel d’accepter que tous ceux qui veulent combatte le sexisme (ou le spécisme, ou le racisme, etc.) soient les bienvenus pour le faire, y compris quand ils apportent avec eux des avis critiques sur la manière dont d’autres le font. Car la bonne volonté ne suffit pas à faire une bonne action, sinon il faut appeler bonne action l’évangélisation forcée des peuples « primitifs » pratiquée par des hommes et des femmes qui croyaient sauver des âmes.
J’invite chacun à ne pas oublier qu’un militant pour la cause des femmes, pour la cause des droits de l’Homme, pour plus de justice sociale, pour plus de liberté, pour moins d’oppression, un militant bien intentionné, ça peut être complètement con et brutal, ça peut avoir une action et un discours qui font du mal à la cause, qu’elle soit écologique, végane ou féministe, pour ne citer que les cas les plus clairement trollés par des extrémismes de mauvais aloi.
L’esprit critique n’est pas réservé à l’analyse des croyances des autres.
L’esprit critique n’est pas à traiter comme la cinquième roue du carrosse quand on veut faire le bien autour de soi, parce qu’il faut toujours se demander si le bien qu’on fait on ne pourrait pas le faire mieux, et si celui qui nous critique, même s’il ressemble à s‘y méprendre à un être humain que je voudrais essentialiser dans une catégorie que j’antagonise, n’a pas lui aussi le droit de défendre la cause qui est la mienne et de me dire qu’il a un problème avec ma manière de faire.
https://menace-theoriste.fr/wp-content/uploads/2015/08/poing_feminisme-196x250.jpg250620Acermendaxhttps://menace-theoriste.fr/wp-content/uploads/2015/08/menace_theo2-300x145.pngAcermendax2015-08-16 00:48:022018-05-02 23:14:59De la difficulté d’évoquer le féminisme…
« L’opposition à la religion s’appelle athéisme quand on la professe et idolâtrie quand on la pratique. L’athéisme est tellement insensé et tellement odieux à l’humanité qu’il n’y a jamais eu beaucoup de gens pour l’enseigner. » Isaac Newton
Les conventions actuelles sur le sens et l’usage des mots athéisme et agnosticisme sont le produit d’une culture dominée par le monothéisme. C’est aux apologètes que l’on doit la classification qui intercale les agnostiques entre les croyants et les athées, peut-être pour éviter de s’interroger sur la distinction pourtant capitale qui existe entre l’opinion que l’on se fait d’un sujet comme l’existence de Dieu, d’un côté, et le degré de certitude ou de preuve que l’on estime pouvoir revendiquer à l’appui de cette opinion.
De fait, et contrairement à l’usage commun de ces mots, il s’avère que l’on peut être athée et agnostique en même temps.
Mais avant de le montrer, feuilletons le dictionnaire en ligne Larousse. Athée y est un adjectif qui « se dit de celui qui nie l’existence de Dieu ». Sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et lexicales, on retrouve exactement la même définition principale. En tant que substantif, un athée serait une « personne qui ne reconnaît pas Dieu ou nie l’existence de Dieu ». À titre indicatif, voici les extraits choisis par le site pour illustrer le mot :
« Ce n’a pas été sans une profonde habileté que la science athée et la philosophie irréligieuse des siècles modernes ont prononcé leur divorce avant de les condamner à mourir. » Montalembert, Histoire de ste Élisabeth de Hongrie, 1836, p. CVIII.
« … Marx pensait-il donc qu’il est facile d’être humain lorsqu’on ne veut point être saint? Cela serait alors le grand mensonge de l’humanisme athée : parce que nous sommes nés pour tendre à la perfection de l’amour, …» Maritain, Humanisme intégral, 1936, p. 101.
« L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept, et que cet être c’est l’homme… Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, 1946, p. 21.
« Toute la dispute entre les deux partis qui divisent l’Europe savante, les théistes et les athées, les chrétiens et les sophistes, se réduit à ce fait, à ce seul fait : là est la preuve de l’existence de Dieu, le motif des devoirs de l’homme, la nécessité des lois et de la société : là est la raison du pouvoir religieux, du pouvoir civil, du pouvoir domestique; …» Bonald, Législ. primitive,t. 1, 1802, p. 58.
« Les immoraux et les athées, ce sont ces hommes, fermés à tous les airs venant d’en haut. L’athée, c’est l’indifférent, c’est l’homme superficiel et léger, celui qui n’a d’autre culte que l’intérêt et la jouissance. » Renan, L’Avenir de la sc., 1890, p. 78.
« … on a même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation de l’athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d’un créateur. » Proust, Le Côté de Guermantes2, 1921, p. 415.
Le ton des citations utilisées pour illustrer le terme vous aura peut-être surpris. Regardons l’article athéisme : « Doctrine ou attitude fondée sur la négation d’un Dieu personnel et vivant ». On retrouve l’idée de négation. Et à nouveau les extraits de la littérature ne sont pas exactement neutres :
« … on m’a accusé ou loué de panthéisme : j’aimerais autant qu’on m’accusât d’athéisme, cette grande cécité morale de quelques hommes privés, par je ne sais quelle affliction providentielle, du premier sens de l’humanité, du sens qui voit Dieu. » Lamartine, Correspondance, 1836, p. 203.
« Dans toutes les sociétés qui se sont succédé depuis le commencement du monde, il y a eu un athéisme des intelligences supérieures, mais je ne connais pas encore de société ayant subsisté avec l’athéisme des gens d’en bas, des besogneux, des nécessiteux. » E. et J. de Goncourt, Journal, 1882, p. 165.
« M. Proudhon est certainement une intelligence philosophique très distinguée. Mais je ne puis lui pardonner ses airs d’athéisme et d’irréligion. C’est se suicider que d’écrire des phrases comme celle-ci : « L’homme est destiné à vivre sans religion : … » Renan, L’Avenir de la sc., 1890, p. 474.
Pour le Larousse l’agnosticisme est la « Doctrine qui considère que l’absolu est inaccessible à l’esprit humain et qui préconise le refus de toute solution aux problèmes métaphysiques. », ce qui ressemble un peu plus à une bonne définition. Dans le dictionnaire du CNRTL l’agnosticisme est la «Doctrine ou attitude philosophique qui considère l’absolu inaccessible à l’intelligence humaine ». Là encore les extraits de la littérature sont souvent sévères envers cette position. Faut-il croire que la plupart des auteurs en langue française n’ont utilisé ce mot que pour rejeter la pensée qui lui est associée ?
Incroyance
Un paradigme de la croyance.
Insistons sur le traitement réservé à la notion d’athéisme, car il est révélateur de l’histoire de cette notion dans des civilisations où partout règne la croyance dans le surnaturel, et en particulier en l’existence d’entités immatérielles puissantes et gardiennes de la bonne morale. Dans toutes les définitions de l’athéisme qui sont disponibles dans les encyclopédies, il n’est que rarement fait mention au scepticisme, alors que le doute et la raison font partie du parcours de l’athée au moins autant que la foi et l’espérance appartiennent à celui du croyant.
Mais surtout les définitions de l’athéisme partent du principe que le monothéisme actuel est une croyance singulière, intrinsèquement différente des autres types de croyances. Or il n’en est rien, et tous les individus qui se reconnaissent dans le monothéisme font sans le savoir l’expérience de l’athéisme. En effet les chrétiens, juifs et musulmans sont athées vis à vis de Mami Wata, Vishnu, Athéna, Osiris, Marduk ou Izumo tandis que les bouddhistes et les shintoïstes sont athées vis-à-vis d’Allah ou de Yahvé. Dans l’immensité des dizaines de milliers de divinités qui ont été adorées au cours de l’histoire humaine, les monothéistes sont dans une incroyance quasi-totale, et ils ne sont séparés des athées que par un dernier dieu. Beaucoup de monothéistes, sans doute, apprécieraient peu qu’on les appelle athées en se plaçant dans le paradigme du panthéon aztèque. Cela leur paraitrait absurde de recevoir une étiquette qui ne dépend que de la croyance des autres et ne dit rien sur leur vision du monde. Celui qui ne croit pas à l’existence des licornes (espérons que ce soit votre cas), estimerait-il juste d’être définitivement étiqueté alicorniste ou amonokériste ? Or c’est exactement le traitement que l’on réserve dans notre civilisation aux « athées » qui ne doivent cette appellation qu’au fait que le monothéisme est considéré comme l’option de référence à l’aune de laquelle on pense devoir mesurer la position de chacun.
Pour bien comprendre le problème avec des termes créés dans le cadre d’un certain paradigme non neutre, faisons un détour vers la psychiatrie. Ces dernières années, on a pris la mesure du problème des étiquettes utilisées pour désigner les personnes atteintes de diverses affections. Dans les publications qui étudient les individus présentant des syndromes du spectre autistique, les sujets sont étudiés en comparaison des caractères des personnes neurotypiques. On a inventé le mot neurotypique afin de ne plus utiliser le terme normal qui contenait implicitement l’idée que les autistes sont anormaux. On a fait cet effort de langage dans le but de s’extraire au moins en partie du paradigme d’une certaine vision de la santé mentale. Et on a jugé cet effort valable parce que les mots sont le matériau avec lequel nous construisons notre compréhension mutuelle du monde.
Essayons de mettre un peu d’ordre dans les concepts.
Dans la vidéo ci-dessous, Vled de la Tronche en Biais fait le point sur ce que signifie être athée (il y a mille manière d’être athée, pas toutes rationnelles, pas toutes recommandables, pas toutes aimables, mais on s’attache ici au dénominateur commun auquel le terme devrait se borner). On y explique que l’agnosticisme n’est pas une position intermédiaire entre le croyant et l’athée, mais bien une option de nature différente. Là où l’athée et le théiste/déiste ont un jugement ontologique, c’est à dire un avis sur l’existence de Dieu, l’agnostique se place sur le terrain de l’épistémologie, c’est-à-dire de la connaissance, et il juge que l’existence de Dieu est une proposition au statut indécidable, inconnaissable. Enfin l’ignostique juge que la question ne mérite aucune espèce de réponse tant qu’elle n’aura pas été posée correctement, c’est-à-dire en présence d’une définition clair et nette des termes, en particulier du concept Dieu.
La vidéo fait l’impasse sur les apathéistes qui considèrent que la question n’a aucune importance et refusent donc de s’y intéresser, ainsi que sur l’antithéisme qui est une opposition aux prétentions des religions, en particulier à leurs influences sur la société.
Espérons tout de même qu’en 9 minutes, la vidéo vous aidera à éclaircir quelques notions ou bien vous permettra d’aider vos interlocuteurs à mieux comprendre en la partageant autour de vous.
https://menace-theoriste.fr/wp-content/uploads/2015/07/unbelief-beware.jpg723720Acermendaxhttps://menace-theoriste.fr/wp-content/uploads/2015/08/menace_theo2-300x145.pngAcermendax2015-07-12 12:26:152015-07-26 23:44:39Quelques mots sur l’Incroyance
Une défense environnementaliste en quête de rigueur
Les médias spécialisés dans l’écologie sont désormais sur internet des entités à part entière. De la même manière qu’il y a spécialisation de la critique politique, culturelle ou économique, il y a aussi une critique écologique, qui est d’ailleurs de plus en plus répandue sur la toile. Les commentaires prenant la défense de l’environnement sont également devenus monnaie-courante à la suite d’articles qui parfois n’ont pas grand-chose à voir avec la nature.
Pourtant cette critique écologiste et cette défense environnementaliste sont bien souvent immatures, caricaturales voire parfois totalement mensongères et manipulatrices. Vouloir défendre et préserver l’environnement est évidemment une bonne chose, mais le faire n’importe comment est bien souvent davantage source de discrédit que d’accomplissement de l’objectif recherché. Nous allons ici voir sous différents aspects la manière dont la défense écologique actuelle se tire elle-même une balle dans le pied quand il s’agit de sourcer et d’appuyer ses propos. Pour se faire, nous allons utiliser l’un des sujets les plus récurrents dans ce milieu : Monsanto.
L’écologie aussi peut manipuler les chiffres
Les constantes et virulentes attaques faites contre Monsanto n’auront certainement échappé à personne. Pourtant, un nombre significatif de ces critiques sont soit erronées, soient totalement mensongères. Il y a quelques mois, une vidéo réalisée par Datagueule a été reprise de nombreuses fois sur les réseaux sociaux, avec plus de 400 000 vues sur sa version Youtube[1]. Elle y présente de nombreux faits sur Monsanto mais la rigueur des informations données est loin d’être toujours présente. Par exemple, la vidéo affirme que 90% des semences transgéniques mondiales sont produites par Monsanto.
Or, ce chiffre est erroné, ou du moins manipulé. Les parts de marché, c’est-à-dire les ventes réalisées par Monsanto au niveau mondial et sur l’ensemble des semences sont de moins de 5%[2]. Mais la vidéo parle de la production des graines, pas de leurs ventes. La vérité est que 90% des graines OGM produites utilisent des technologies mises au point ou appartenant à Monsanto mais ne sont pas forcément produites par cette dernière. Ainsi, dans ce chiffre, une entreprise indépendante produisant des graines qui sont sous licence Monsanto est comptabilisée comme s’il s’agissait de la production de Monsanto. C’est évident un raccourci grossier. Le but ici est de présenter Monsanto comme un empire attiré uniquement par les profits, dominant le monde et les agriculteurs, peu importe que ce soit vrai ou non. Il s’agit de la stratégie habituelle du recours à l’émotionnel plutôt qu’au rationnel.
Traitement d’exception
Plus loin dans la vidéo, il est fait mention du passé de Monsanto qui a participé à la production de l’agent orange, produit utilisé par l’armée américaine et responsable de milliers de malades et de morts. Toutefois, ce Monsanto-là n’existe plus et n’a plus rien à voir avec le Monsanto actuel[3]. La firme a en effet connu de nombreuses restructurations, avec des branches créées tandis que d’autres étaient fermées. En outre, même s’il s’agissait vraiment de la même entreprise, elle n’était pas la seule à produire l’agent orange, alors pourquoi ne critiquer que celle-ci et pas les autres ? Et pourquoi subitement ce détail du passé resurgit alors qu’il n’a rien à voir avec l’impact écologique actuel ? Qu’on prenne en compte le passé des entreprises, pourquoi pas, mais alors pourquoi presque personne ne s’émeut, par exemple, du lien entre IBM et les nazis durant la seconde guerre mondiale ? On touche ici plus à un argument ad hominem qu’à une critique pertinente. Bien d’autres données dans cette vidéo sont en fait des approximations.
Monsanto, un parfait chiffon rouge
La manière de ne choisir que les informations qui vont dans notre sens au moment où cela nous arrange s’appelle en rhétorique du cherry-picking. [Et cela est une forme de biais de confirmation, ndr]. Se focaliser sur des informations partielles et non représentatives de l’ensemble du sujet est une pratique qui est plus généralement utilisée lorsqu’il s’agit de parler des producteurs d’OGM ou de pesticides. Par exemple, il y a plus de mille entreprises différentes à travers le monde qui vendent des graines OGM, mais bien rares seront les personnes capables de citer le nom d’une seule entreprise de ce secteur hormis Monsanto[4].
Dans ce milieu, on retrouve d’autres géants comme DuPont ou Syngenta, ils ne sont que très rarement cités par les défenseurs de l’environnement qui émettent des critiques à l’encontre des OGM ou pesticides. Leur implication dans ce domaine est pourtant particulièrement importante. Cette critique sélective n’est toutefois pas surprenante. S’indigner contre les multinationales agressives est facile, comprendre qui fait quoi, comment et pourquoi requiert à l’inverse un peu plus d’efforts. Monsanto a donc émergé comme chiffon rouge sur lequel on crache à tout va, tout le temps et finalement sans savoir pourquoi. Monsanto est-elle une entreprise pire que les autres ? Non.
Lutte écologique contre-productive
Il ne s’agit pas de défendre cette entreprise, il s’agit au contraire de faire prendre conscience qu’en se focalisant toujours sur le même ennemi à abattre, généralement avec des critiques infondées ou mal interprétées, on finit par avoir une action contre-productive. Pendant que tout le monde a les yeux rivés sur Monsanto, personne ne s’intéresse aux autres entreprises de ce secteur, aux vraies données ni aux études de fond.
Ce n’est pas en caricaturant ce qu’on combat qu’on parvient à le vaincre. Faire passer Monsanto pour un horrible monstre sanguinaire qui va jusqu’à endetter les paysans n’est pas pertinent ni utile. Ainsi, le mythe selon lequel il y aurait eu une vague de suicides chez les paysans indiens à cause des produits de Monsanto est largement contraire aux faits[5]. L’important taux de suicides parmi cette tranche de la population existait déjà bien avant l’introduction du coton OGM vendu par Monsanto. La vérité est toute autre puisque le coton transgénique a permis d’augmenter les rendements et le niveau de vie des paysans indiens[6][7][8][9].
Le cas du Dr. Moore
Récemment est apparue une actualité, reprise sans critiques sur les réseaux sociaux : le pesticide le plus utilisé au monde et produit par Monsanto est cancérogène. Comme toujours, on a assisté à une transformation de l’indication d’origine, qui était au conditionnel et très réservée, pour obtenir une affirmation absolue et sans retenue. En vérité, l’agence du cancer de l’Organisation Mondiale de la Santé a indiqué qu’il était possible que ce pesticide soit cancérogène mais que leur indication ne se basait que sur des données limitées. Pour une certaine presse par contre, pas besoin de pincettes, seul le mot cancérogène sera retenu.
Le dernier cas en date de cet « anti-Monsanto » à tout prix est aussi ridicule que désespérant. On retrouve lors d’une interview le Dr. Patrick Moore, présenté comme lobbyiste pour Monsanto, qui indique que boire du glyphosate n’est pas dangereux pour la santé. Le journaliste qui l’interview lui propose alors un verre de ce produit, amenant à une rétractation de Moore. Il était assez stupide de la part de Moore d’affirmer que boire un tel produit n’est pas dangereux, une telle affirmation est en effet tout à fait fausse. Le glyphosate est réellement dangereux s’il est ingéré [10]. Mais pour tous, cette vidéo est une preuve de l’hypocrisie de Monsanto qui voudrait faire ingérer aux autres ce qu’elle ne veut pas boire elle-même. Bien que Moore puisse être défini comme un lobbyiste, il n’est pas et n’a jamais été employé par Monsanto.[11] Ce que dit Moore n’engage donc aucunement Monsanto. On se sert de ses propos pour attaquer indirectement l’entreprise américaine avec une forme de déshonneur par association.
La manière dont cette vidéo a été reprise et diffusée est regrettable. Il est parfaitement évident que Moore a tenu ses propos pour souligner explicitement que le glyphosate n’est pas dangereux dans son usage, il ne s’attend évidemment pas à ce qu’on puisse vraiment en boire. Bien que ce ne soit pas très malin de faire au journaliste une telle proposition, prendre au pied de la lettre qu’on peut boire un tel produit n’est pas beaucoup plus pertinent. Encore une fois, il n’est pas question ici de dédouaner Moore mais de recalibrer les critiques qui lui ont été faites et qui sont souvent hors propos ou infondée.
Éviter les raisonnements simplificateurs
En outre, cette preuve de la malveillance de Monsanto n’en est même pas une. Si on demandait à un producteur bio de manger son compost biologique, est-ce qu’on serait outré s’il refusait ? Bien sûr que non. Pourtant quelques restes de légumes compostés ne vont pas vous tuer. Quelle est la différence ici ? La vidéo n’a pas été diffusée parce qu’elle est une preuve d’un quelconque danger du produit incriminé, elle a été diffusée simplement parce qu’il s’agit de Monsanto.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur l’absence d’esprit critique véritable ou d’approches pertinentes dans le milieu écologiste. De l’éternel dualisme naturel = bon / chimique = mauvais[12] en passant par les thérapies naturelles et alternatives forcément meilleures que la médecine conventionnelle jusqu’aux approches pseudo-scientifiques en ce qui concerne la nutrition, la défense de l’environnement est littéralement plombée par de multiples non-sens, d’approches dénuées de la moindre critique voire de promotions de pratiques dangereuses et parfois sectaires. Il est en outre bien trop facile de se considérer comme écologiste simplement en critiquant Monsanto sur internet tout en conservant intact son mode de vie qui, lui, offense très certainement au quotidien l’environnement.
Pour une défense raisonnée de l’environnement
Arrêtons de tirer à tout va sur tout ce qui nous semble en surface critiquable, cherchons à critiquer ce qui peut et doit vraiment l’être et essayons de remettre en question ce que l’on considère comme acquis. Sans cela, la critique environnementaliste restera cantonnée à une simple chasse aux sorcières superficielle qui aura davantage pour but de divertir ceux qui s’y adonnent que de véritablement parvenir à préserver l’environnement. Commençons par nous en remettre aux vraies recherches scientifiques dans ce domaine plutôt qu’à des articles sensationnalistes, privilégions les alternatives concrètes plutôt que les buzz éphémères. Mais surtout, continuons de vérifier les sources, les données et les arguments, de manière la plus neutre possible, sans nous laisser aller à l’émotionnel ou à l’idéologie. Seule une approche véritablement argumentée et réfléchie permettra d’avoir la crédibilité suffisante pour défendre efficacement l’environnement face aux comportements qui lui sont néfastes. Cette défense rigoureuse existe, par exemple chez les végétariens (et autres végan), où certains individus utilisent des données solides et scientifiques pour défendre la cause animale ou le végétarisme tout en s’efforçant de limiter les arguments peu rigoureux ou jouant trop sur l’émotionnel. Il serait appréciable que cette approche se généralise.
Par Frédéric Drago.
NDR : Cet article nous a été soumis spontanément par son auteur pour participer à la critique des rhétorique employées par certaines personnes dont nous partageons les valeurs et les objectifs, mais pas les méthodes de communication.
Le discours le plus important de votre vie… Vraiment ?
Gary Yourofksy est un activiste des droits des animaux qui bénéficie d’une large audience. Associé à PeTA durant quelques années, il dit avoir présenté des conférences à plus de 60.000 lycéens et étudiants américains. Mais surtout, l’une de ces conférences a fait l’objet d’une vidéo sur YouTube visionnée des millions de fois. Elle est souvent citée comme l’exemple du discours le plus inspirant, le plus utile pour la cause animale. Cet article propose de montrer qu’il s’agit au contraire d’une parole contre-productive et délétère pour la cause animale.
Avertissement : Cet article est clairement à charge contre la conférence de G. Yourofsky. Cela ne signifie pas que nous jugeons la personne, et surtout pas ses idéaux. L’objet ici est de critiquer la méthode et de dénicher les mensonges et sophismes que certains s’estiment autorisés à proférer au nom de leur cause. Il faudra donc que le lecteur, s’il est investi dans ce genre de combat, sache faire preuve de distance et d’autocritique par rapport à ce qui sera dit dans ces lignes. C’est en cultivant l’autocritique que l’on s’améliore et que l’on devient convaincant.
Après des centaines de conférence à travers le monde, le propos de M. Yourofsky est rodé, et avec plus de 3 millions de vues, cette vidéo fait référence, elle est donc par définition sa pièce de rhétorique la plus aboutie et la plus diffusée, et donc celle sur laquelle doit porter une analyse critique des propos de M. Yourofsky qui, du reste, n’a jamais exprimé depuis le moindre erratum ou addendum : sa pensée est là, exprimée au mieux de ses capacités.
Nous allons analyser ses propos dans l’ordre où il les présente dans cette vidéo.
Les victimes
Gary Yourofsky ouvre le discours en posant ce qu’il appelle une question rhétorique aux étudiants : « L’esclavage, la possession, (les victimes ?) le profit, la domination sont-ils exclusifs à la race humaine ? » (3’45 »)
C’est une question bizarrement tournée, et nous allons voir que par conséquent la réponse que l’on peut y apporter n’est pas même envisagée par l’orateur. Répondons : L’esclavage est très commun chez les fourmis. L’exploitation du ‘travail’ d’un autre organisme est la règle dans tout le vivant, c’est ce en quoi excellent les parasites. Et à l’intérieur d’une même espèce on assiste à une véritable lutte entre les sexes pour savoir qui va exploiter le plus l’autre pour l’obliger à disséminer ses propres gènes (Voir le livre de Thierry Lodé : La guerre des sexes chez les animaux). La notion de possession est évidente chez les animaux territoriaux, et chez les mammifères cela s’accompagne souvent d’une domination d’un mâle sur un harem de femelles. Le profit est une notion omniprésente en écologie où toute vie est résumable à un système qui tire profit de son environnement pour se répliquer. En bref, la réponse à cette question est un retentissant non. Mais ce n’était pas vraiment l’angle de la question de M. Yourofsky, car il embraye immédiatement sur une deuxième « Les noirs, les juifs, les femmes et les enfants ont-ils été les seules victimes de ces atrocités ? » en oubliant délibérément ou par ignorance que les perpétrateurs de ces actes immoraux ne sont pas nécessairement humains.
Voilà comment il escamote complètement la réponse que l’on pouvait fournir et qui montrait que l’Homme n’a rien d’exceptionnel dans ses comportements en comparaison aux autres animaux. L’homme est un animal comme beaucoup d’autres, et ses qualités comme ses défauts se retrouvent chez d’autres espèces. Espérons que cette vérité toute simple que la science n’a su imposer qu’au terme d’une longue lutte contre les idéologies exceptionnalistes ne sera pas niée dans cette conférence.
« Les animaux sont réduits en esclavage. Les océans, les forêts elles-mêmes sont les victimes de la possession.»
On pourra se permettre de noter une confusion dans les termes. Les victimes ne sont pas les forêts et les océans, mais bien les animaux qui les habitent. Quant au terme « esclavage », son usage dans l’histoire est réservé aux êtres humains, et il ne va pas de soi qu’on puisse l’employer dans le sens que G. Yourofsky veut lui donner.
Sans transition G.Y. évoque les abattoirs, et demande si un « abattage d’êtres humains » est envisageable, mais l’expression anglophone peut également vouloir dire « abattage humain », c’est-à-dire qui fait preuve d’humanité. Puis il parle d’abattage « humanitaire » pour montrer la contradiction des termes. Selon M. Yourofksy dans les abattoirs les animaux subissent des abus psychologiques, physiques, la torture, le démembrement et le meurtre (au passage je m’étonne de l’ordre dans lequel il place les choses, car le démembrement intervient après la mort dans tous les abattoirs qui respectent la législation). Selon lui ces actes n’ont rien « d’humain », a fortiori d’humanitaire. À ce stade, on se demande s’il fait semblant de croire que quiconque puisse penser que tuer des animaux est un acte de gentillesse.
On en arrive à la définition de l’holocauste. « Est-ce le massacre d’être humains ou tout simplement le massacre d’être vivants innocents ? », puis aux chiffres : 10 milliards d’animaux terrestres et 18 milliards d’animaux marins sont tués chaque année aux USA
« Pas pour la santé, la survie, la subsistance ou l’auto-défense », précise-t-il, mais uniquement pour 4 raisons qu’il a identifiées : « habitude, tradition, commodité et goût». Et sur ce point, on peut admettre qu’il ait raison. Et c’est heureux, car la cause animale est en effet défendable avec de vrais arguments comme celui-ci !
L’activisme
Yourofsky présente alors ce qu’est le végétalisme, et rassure son auditoire : il a vécu 25 ans sans être végétarien, il a possédé un manteau de fourrure (!), aussi comprend-il très bien leur mode de vie. Il déclare ensuite n’avoir aucune appartenance politique et se définit comme un activiste et rappelle ses arrestations et son interdiction de séjour dans 5 pays en raison de ses « actes de bonté et de compassion envers ses « frères et sœurs animaux ». Un bon défenseur de la cause n’aurait pas besoin d’adopter la posture de l’activiste malmené par les puissants de ce monde, il lui suffirait de démontrer pourquoi le choix de vie végé (au sens large) est bénéfique pour les animaux, les individus et la société humaine. C’est le contenu du propos qui devrait compter, pas l’aura du conférencier
« Les animaux ne nous appartiennent pas. » Parce qu’ils peuvent « penser et ressentir ». La vision cartésienne de l’animal machine est « 100% insane ».
Tout cela sonne parfaitement juste, et il n’est pas question de le contredire, mais deux phrases plus loin, les animaux sont devenus « rationnels et conscients d’eux-mêmes », ce qui est bien plus problématique, car ces attributs ne concernent certainement pas le lombric ou la palourde. C’est problématique parce que cette question fondamentale de la frontière entre les animaux « conscients » et les autres, question explorée par les neurosciences, n’est jamais assumée par l’orateur. Très vite, son discours s’oriente vers la « propagande des mangeurs de viande » pour une critique du matraquage publicitaire et des médicaments contre le cancer ou le surpoids, et il conclut : « On vous a dupés. Ils sont en train de vous tuer. »
Encore une fois on peut avoir envie de lui donner raison sur ce point, même si l’intention de tuer les consommateurs n’est probablement pas ce qui motive les annonceurs publicitaires. Mais cela n’empêche pas de se souvenir qu’il a parlé d’animaux « rationnels et conscients d’eux-mêmes » sans nous démontrer pourquoi cette vision des choses serait juste, parce qu’aligner des généralités ne saurait suffire. Il ne s’est pas passé 10 minutes, et déjà la conférence ressemble a de la propagande qui ne pose des questions que pour asséner des réponses sans les démontrer puis passer au sujet suivant avec le maximum d’emphase et d’appel aux émotions. Nous voici prévenus, il faudra être prudent en regardant la suite.
« Je veux reconnecter les gens aux animaux (…) réveiller des émotions, des sentiments et de la logique qui ont été supprimés intentionnellement par notre société. » (11 minutes)
La preuve par l’enfant.
Gary Yourofsky rappelle que les enfants aiment les animaux, qu’ils ne supportent pas le mal qui leur est fait, que nous avons tous étés l’ami des animaux quand nous étions petits. Cette vision idyllique est assez caricaturale pour qu’il ne soit pas utile de la commenter longtemps. Disons seulement que les enfants ne voient pas le monde comme les adultes, mais que les enfants aient une vision du monde plus juste, plus proche de la réalité, n’a à ce jour jamais été démontré en dehors de quelques programmes Disney. Les agressions physiques sont bien plus nombreuses entre enfants dans une cour d’école qu’entre adultes dans la rue, au bureau, à l’usine… La société n’a donc pas tendance à nous rendre plus violents, mais sans doute au contraire à effacer l’agressivité qui caractérise les primates que nous sommes. (source sur l’agressivité durant l’enfance)
Outre que cette comparaison s’avère donc fondamentalement fausse, il s’agit d’un appel aux bons sentiments plus qu’à la réflexion. Ce type d’argument est efficace pour convertir à peu de frais des gens à une idéologie, mais ce n’est jamais le moyen de prouver que l’on a raison à une audience dont on respecte le sens critique.
Pour développer sa thèse, G.Y. explique que nous avons tous appris à mépriser les animaux, à nous moquer d’eux, de leur souffrance. « La haine est un comportement appris. Racisme, sexisme, hétéro-sexisme, antisémitisme, misogynie sont des comportements appris. »… et la preuve en serait que des enfants de 2 ans qui jouent dans la cour ne se comportent pas ainsi. L’argument est fallacieux. Sans nier la très forte influence de la société, tous nos comportements d’adultes ne sont pas nécessairement appris. Les adultes ont une sexualité, les enfants de 2 ans n’en ont pas, et pourtant il s’agit bien d’un comportement « naturel », et il s’accompagne de tout un cortège de comportements codifiés qui ont leur racine dans le monde naturel, dans la famille des primates où la violence n’est pas rare. L’amour du prochain n’est pas un instinct largement répandu chez les animaux adultes, contrairement à ce que le conférencier insinue lourdement. Cet appel à la nature engluera tout le reste de son intervention.
Le spécisme
À 13 minutes, on nous livre la définition du spécisme. « Point de vue immoral et sans scrupule que l’espèce humaine a tous les droits d’exploiter, asservir et tuer une autre espèce. » Tout cela parce que nous croyons que notre espèce est très spéciale, dit-il. Très bien ! C’est une excellente chose de le voir admettre le biais général que nous avons de considérer notre espèce comme spéciale, différente, séparée des autres. Yourofksy établit correctement que le sentiment d’être spécial, d’appartenir à un groupe supérieur, est le point de départ de toutes les discriminations. Et il décrète que toutes les formes de discriminations sont mauvaises par nature, qu’on ne peut pas les échelonner.
Ensuite, il appelle à l’empathie, demande aux étudiants d’adopter le point de vue de l’animal (de la «victime»). Car raisonner sans se mettre à la place de la victime permet, dit-il, beaucoup plus de rationaliser et d’excuser la cruauté, ce qui est vrai. Mais alors s’ensuit la projection de 4 minutes d’images vidéo d’une atrocité totale durant laquelle il insiste pour que personne ne détourne le regard « parce que si vous avez choisi de manger de la viande, des œufs et du lait, la moindre des choses et que vous voyez la souffrance que vous causez.». Yourofsky avait-il besoin de nous demander d’être empathique pour amplifier encore l’effet de ces images ?
Insistons sur le fait que les images sont réelles, et que les équipes qui vont les tourner font un travail bénéfique. Nous devons savoir ce qui se passe dans les abattoirs et nous devons refuser les comportements et les pratiques révoltantes que montrent ces images brutales. Mais la dénonciation des crimes de certains n’est pas un argument suffisant pour dénoncer un système de manière rationnelle. Le propos de Yourofsky tourne en rond.
La morale à toutes les sauces
Yourofsky estime que l’industrie procède à un lavage de cerveau pour que nous ne nous intéressions pas à la manière donc la viande est obtenue, et il a certainement raison. Mais c’est là que revient la comparaison avec le génocide juif.
« Il y a sur les routes américaines en ce moment 5000 camions de camp de concentration (…) où se trouvent des victimes innocentes et terrifiées. » Comme les animaux stressés refusent souvent de sortir du camion, Yourofsky affirme « ils savent ce qui les attend », une idée qui n’est pas l’avis de la science, la conscience de la mort n’étant vraisemblablement pas partagée par tous les animaux, même parmi les mammifères.
Une fois cette horreur bien exposée, Yourofsky passe au jugement moral des « mangeurs de viande » rendu inévitable par les 22 minutes précédentes. « Ils se promènent » comme si c’était « naturel de consommer la violence et la mort »… Cette rhétorique mériterait d’être explicitée parce que jusqu’à preuve du contraire les humains ont toujours mangé de la viande, et par définition la viande s’obtient par la mort souvent violente d’un animal… et que l’on juge cela bien ou mal, ne permet pas de décider que cela ne soit pas naturel. On est là au cœur de l’un des malentendus les plus profondément enfouis en nous, la confusion naturel = bien.
Aussitôt Yourofsky repasse au mode empathique en plaçant l’auditeur dans la position du jeune animal à peine né dont la mort est déjà programmée, sans que nous ayons eu droit à une démonstration sur l’aspect non naturel dont il parlait juste avant. Lorsqu’il dit que les animaux n’ont rien fait pour mériter la cruauté que l’homme leur inflige, on peut légitimement se demander si quiconque a jamais prétendu que les animaux étaient coupables de quoi que ce soit. Ce qu’il dit est donc factuellement vrai mais aussi trivial et dialectiquement impertinent : nous n’avons pas besoin que Yourofsky réponde à des accusations que personne ne porte. Après tout ce temps, nous n’avons pas quitté le registre du jugement moral et de la culpabilisation.
« En quittant la salle, vous pouvez participer à l’arrêt d’un massacre au lieu de contribuer à tous les massacres et tous les problèmes de cette planète » … Ici, clairement, pour Yourofsky tous les problèmes de la planète se résument à la cause animale. Deux minutes plus tard le clou est enfoncée car la violence faite aux animaux est « La pire forme de cruauté et de violence de la planète ».
Pour la troisième fois, G.Y. dit qu’il n’est pas un politicien, qu’il est honnête, sincère, qu’il n’a rien à vendre. Quelle curieuse déclaration. Celui qui cherche à changer la vie de ses concitoyens ne fait-il pas de politique ? Mais bien sur que si, au sens propre, au sens de prendre part à la vie commune, aux décisions sur les règles qui nous gouvernent. Deux phrases plus loin il enjoint les auditeurs à faire leur révolution personnelle, à agir, à changer leurs habitudes… à changer le monde. La stratégie de communication employée est loin de la franchise et du sérieux que réclame les problèmes réels de la cause animale.
Au bout de 26 minutes, G.Y. milite pour la limitation de la souffrance sur la planète. Ici, clairement les mots sont dits, c’est le cœur de son sujet : agir en cohésion avec le principe moral de maximiser le bien être et de minimiser la souffrance. La notion n’est pas très compliquée, et Yourofsky a jusqu’ici insisté si lourdement sur le mal, la cruauté, l’inhumanité de l’homme vis-à-vis des animaux que personne ne peut passer à côté de ce point essentiel.
Mais alors que l’on s’attend à un développement, à ce qu’on passe aux solutions à proposer face à ce constat, aux données de la science sur les stratégies à mettre en place pour limiter la souffrance animale, pour communiquer efficacement, pour rendre le message audible à la population générale mal informée et peu désireuse de le faire… nous assistons à un acharnement. Yourosfsky piétine sur place et répète les atrocités commises par l’homme et ajoute qu’une fois l’animal mort, c’est commettre encore une atrocité que de le manger. Ce n’est pas vrai du point de vue utilitariste/conséquentialiste de la morale qu’il défendait un peu plus tôt : une fois l’animal mort, s’en nourrir ne peut pas être mal de ce point de vue, car cela ne peut pas entrainer de souffrance. Mais l’orateur continue sur sa lancée : « on parle de verser du vinaigre dans la plaie d’autrui » dit-il pour évoquer le régime omnivore.
Cette phrase a-t-elle un intérêt pour la cause ? Va-t-elle emporter l’adhésion des mangeurs de viande qui se demandent si Yourofsky pourrait avoir raison ? Ou bien est-elle si caricaturale et hors sujet qu’elle risque de susciter le doute sur la santé mentale de celui qui la prononce, jetant le discrédit sur l’ensemble de son intervention ? Après quelques centaines de conférences, c’est une question que M. Yourofsky aurait dû se poser.
L’écueil du déni de la science
C’est à partir de maintenant que les choses deviennent embarrassantes. (27 minutes)
« Êtes vous conscients que, physiologiquement, le corps humain est 100% herbivore ? »
« la longueur de notre intestin est 7-13 fois celle de notre tronc. », ce qui pour M. Yourofsky correspond à la longueur des intestins de tous les herbivores sur Terre. Chez les carnivores, l’intestin n’est « que 3 à 6 fois la longueur du tronc » ce qui leur permet d’avoir un transit plus rapide « pour se débarrasser des protéines animales, cholestérol, graisses saturés, acides trans-graisseux…» Il dresse une comparaison, entre l’homme et les carnivores pour montrer à quel point ils sont dissemblables : « Les carnivores ne transpirent pas », ils halètent pour se rafraichir, nous dit-il. Les carnivores et les omnivores ont des griffes, et pas les herbivores qui ont des ongles ou des sabots. Il ajoute que les enzymes salivaires que nous possédons ne sont présentes que chez les herbivores.
Tout cela est simpliste, caricatural et trompeur. Yourofsky agit comme si les animaux devaient nécessairement appartenir à deux catégories : carnivore OU herbivores, quand en réalité les animaux évoluent bien souvent par leur capacité à se nourrir de ce dont ils disposent, quoi que ce soit : fruits, insectes, racines, poisson, chair, sang, charognes… Les espèces animales changent de régime alimentaire au cours du temps en fonction de leur environnement.
La vérité est que tous les mammifères transpirent (tous à des degrés divers), c’est même très certainement à partir de cette fonction du corps qu’a évolué la mamelle qui donne son nom à ce grand groupe d’animaux. La vérité est que la denture seule donne une information pertinente sur le régime alimentaire d’une espèce. Les griffes ne sont pas l’apanage des carnivores et des omnivores. Les oiseaux ont des griffes, alors que certains mangent des graines, les rongeurs ont également des griffes. Si leur présence ne signifie pas carnivorie, pourquoi leur absence signifierait-elle herbivorie ? Aucun requin n’a de griffe, par exemple.
Les grands singes, comme l’homme ont des griffes transformées en ongle, parce que la fonction de préhension de la main a supplanté la fonction d’arme de la griffe, ce qui ne dit rien sur le régime alimentaire, car celui-ci est lié avant tout à la denture. On sait que les grands singes qui nous sont le plus étroitement apparentés ont un régime principalement herbivore, mais épisodiquement carnivore et volontiers insectivore. La viande tient une place minime dans leur régime, mais la nier serait mentir, et avoir un menteur pour porte parole serait toxique à n’importe quelle cause juste.
Pourquoi ces mensonges ?
On ne peut pas imaginer que Gary Yourofsky n’ait jamais été confronté aux informations lui permettant de corriger son discours. C’est un homme public qui milite depuis des années et qui s’est exprimé dans des centaines d’amphithéâtres. Cela signifie qu’il déforme délibérément la réalité et que nous sommes en présence d’un discours idéologique qui met l’objectif au-dessus de toute autre considération. La fin justifie les moyens, et dans cette optique, on s’attend à ce que beaucoup des suiveurs de Yourofsky n’aient aucun mal à considérer que ces petits arrangements avec la réalité ne représentent rien, ne posent aucun problème, sont insignifiants en regard de la cause défendue. C’est une manière de penser qui est à la source de tous les fanatismes, de tous les dogmatismes et de tous les terrorismes. Je ne pense pas que les défenseurs des droits des animaux aient envie ni intérêt à poser un orteil sur ce chemin-là.
La preuve par l’absurde ?
Le défit de l’écureuil arrive à la 29ème minute, et nous flirtons à nouveau avec les sommets de la stupidité. Yourofsky demande aux étudiants d’aller attraper un écureuil sur le campus avec leur bouche. Sans outil, ni cage, sans artifice de « faux carnivore »; puis de le manger en entier « yeux, nez, figure, doigts de pied, queue, anus, le sang et la fourrure et tous les organes. (…) vous ne pouvez pas choisir quelle partie du corps vous pouvez manger. »
Pourquoi diable ce brillant orateur de la cause animale propose-t-il une chose aussi absurde ? Qui a jamais prétendu qu’un prédateur avait l’obligation légale de toujours consommer la proie en entier, qu’ils n’avaient pas le « droit » de choisir des portions plus alléchantes que d’autres ? Le défi de l’écureuil est tristement absurde. Yourofsky feint d’ignorer (ou ignore réellement auquel cas il devrait s’instruire) ce que les anthropologues savent de l’évolution humaine, à savoir que nos ancêtres sont devenu à une époque reculée de redoutables chasseurs. Très endurants, habiles et capables de se coordonner pour attaquer, ils utilisaient des outils, ce qui ne faisait pas d’eux des « faux-carnivores » en vertu d’une règle édictée par M. Yourofsky, mais des chasseurs plus efficaces.
Parmi les espèces du buisson évolutif de la lignée humaine, certaines avaient un régime purement herbivore. C’est le cas de Paranthropus boise, qui date d’il y a plus d’un million d’années. Ces espèces-là se sont éteintes, et ce sont celles qui consommaient de la viande qui ont survécu et qui sont à l’origine de notre existence. Ces faits là ne justifient pas que nous tuions des animaux pour nous en nourrir, ils rappellent simplement que les arguments développés pendant trente minutes par Yourofsky sont fallacieux, mensongers, nocifs, qu’ils vont forcément nuire au message végé auprès d’un public qui n’est pas ignorant de ces domaines.
Le cas de l’Homo sapiens
Homo sapiens est très doué pour l’adaptation, et cela est valable pour son régime alimentaire. Son régime a varié au fil des âges, et personne ne nie que quelque part dans notre arbre généalogique nous avons des herbivores strictes, nous en portons les marques : mâchoire, muscles faciaux plus adaptés à la nourriture végétale, absence de croc. Homo sapiens n’a pas le profil du pur carnivore, c’est une évidence. Convenons que la famille des grands singes est composée, essentiellement, d’herbivores et d’omnivores. Là n’est pas la question, puisque les espèces évoluent. Quand le régime alimentaire de nos ancêtres a commencé à contenir plus de viande, la taille du cerveau a augmenté, les deux évènements sont allés de paire qu’il y ait causalité ou non, ce qui fait que, historiquement, nous sommes devenus qui nous sommes en partie grâce à ce régime carné. Tels sont les faits. Le régime omnivore (ou encore végétarien ‘flexitarien’) est donc le plus adapté à notre physiologie : avoir une alimentation la plus variée possible est le seul moyen de garantir notre équilibre diététique. Et en plus, ce n’est pas une grande nouvelle, on le sait bien. Mais surtout : Et alors ?
Que notre organisme soit basiquement omnivore et pas herbivore ne rend pas plus supportable la souffrance animale, et surtout le nier ne rend pas Gary Yourofsky plus convaincant ; cela le rend suspect de mentir sur tous les autres points de son discours. Et cela devrait alarmer tous les activistes de la cause animale.
Le corps humain n’est pas fait pour manger telle ou telle chose. Utiliser des tournures de phrase téléologiques (qui supposent un objectif aux caractères que possèdent les espèces) c’est faire un profond contresens quant à ce que dit la théorie de l’évolution. Aucun discours rationnel ne devrait contenir de phrase de ce genre. Et aucune parole publique ne devrait négliger de faire l’effort d’être rationnelle.
Le défi de la pomme et du lapin.
Exactement dans le même ordre d’idée que le défi de l’écureuil,et en revenant sur sa preuve par l’enfant mentionnée plus tôt, G.Y. met au défi son auditoire de faire la chose suivante : « Si vous pensez réellement que l’humain est censé manger de la viande, alors je vous lance un défi. Placez un bébé dans une cage avec un lapin et avec une pomme, et dites moi lequel il va manger et avec lequel il va jouer. Si le bébé mange le lapin et joue avec la pomme, alors vous avez gagné. »
Que veut dire être censé de faire quelque chose pour un animal ? Rien. Ce genre de tournure de phrase commet l’erreur de projeter un but sur l’animal. Les oiseaux n’existent pas pour voler et fienter sur nos pare-brise. Les baleines n’existent pas pour manger des crevettes. Et les bébé humains n’expriment manifestement qu’une gamme restreinte de ce qu’un adulte de son espèce est capable de faire dans la nature. Il s’agit encore une fois d’un appel aux émotions, et en aucun cas d’un argument rationnel se basant sur des connaissances solides sur le régime alimentaire « naturel » de l’espèce humaine. Il s’agit d’un vulgaire artifice de rhéteur sans lien avec les vraies raisons pour lesquelles on peut choisir de devenir végé.
Que nous dit notre instinct ?
« Notre espèce à zéro instinct carnivore » (31 min), il est vrai que les enfants ont spontanément un attrait vers les fruits, les sucreries, les bonbons… On pourrait y voir un argument au végétarisme, sauf que ces mêmes enfants n’ont aucun attrait pour les légumes verts ; bien souvent les enfants mangeront leur viande sans touche aux légumes. Peut-on vraiment en tirer une leçon sur la présence ou non d’instinct carnivores ? Là encore, le plus sage est de se tourner vers l’histoire et la biologie qui nous montrent que les peuples végétariens, s’ils existent, sont rarissimes et que les traces des hommes préhistoriques que l’on retrouve prouvent qu’ils consommaient des animaux. À partir de là, il n’est pas utile d’épiloguer sur l’existence ou non d’un « instinct carnivore » : nos enfants mettent tout ce qu’ils trouvent dans leur bouche.
Le spectre de la maladie
« D’où pensez vous que la plupart de nos maladies actuelles proviennent ? Du broccoli ? des myrtilles ? du Choux ? des framboises ? des épinards ? des avocats ?»
Et la bactérie E. coli ou la salmonelle, parfois responsables d’intoxication, d’où viennent-elles ? demande Yourofsky. « De la merde ! La merde humaine ou animale. » Or Les brocolis ne chient pas ! CQFD
Quels sont les faits ? La salmonelle, il est vrai, est un pathogène qui se transmet d’un animal à un autre, ou via une eau contaminée par un animal. E. coli a pour habitat le tractus digestif, les intestins. C’est une bactérie très commune, nous en avons tous en nous, elle représente 80% de notre flore intestinale. Notre corps compte plus de bactéries que de cellules humaines ! Bien évidemment la quasi-totalité des souches sont parfaitement bénignes.
Gary Yourofsky brandit salmonelle et E.coli pour faire peur, mais on pourrait tout autant évoquer les toxines végétales. La quasi-totalité des molécules actives dans les médicaments sont tirées des plantes ; pas parce que les plantes sont gentilles et veulent nous soigner, mais parce qu’elles synthétisent des composés qui repoussent ou qui tuent les animaux qui les menacent ou les consomment. Le règne végétal est celui des empoisonneurs. Et pensez aux champignons avec lesquels il est si facile de s’intoxiquer. En prenant ces exemples on pourrait employer le même ton que Yourofsky et affirmer que la viande ne contient jamais de toxines mortelles, contrairement aux plantes, et que par conséquent il est absurde de consommer autre chose que de la viande. Si cela vous parait inepte dans ce sens là, en réalité cela ne l’est pas beaucoup moins dans l’autre sens.
Ce qui vient après la minute 35 sur la diététique, l’origine du cholestérol, etc. est peut-être vrai. Je n’ai pas réalisé les recherches nécessaires pour vérifier les dires de M. Yourofsky. Le problème est, bien sûr, que les 35 minutes précédentes m’ont appris qu’il est malheureusement nécessaire de douter sérieusement des dires de cet homme. Il a plusieurs fois perdu le droit de bénéficier du bénéfice du doute. C’est la rançon de la méthode choisie qui ne s’embarrasse pas de la vérité : nous n’avons plus de raison de le croire.
« La protéine animale est trop acide pour le corps humain »… Il n’y a pas « une » protéine animale, et on retrouve un certain nombre d’entre elles dans tous les types d’organismes. La phrase n’a donc pas beaucoup de sens. Essayons tout de même de comprendre ce que cela peut bien vouloir dire.
Il est vrai que de la viande consommée en grande quantité peut devenir toxique, car leur métabolisation par notre corps produit notamment de l’acide urique. Donc il ne faut pas en consommer de grandes quantités. Les diététiciens s’accordent à dire que 50% des protéines devraient provenir des plantes et 50% des animaux.
Pour Yourofsky les protéines animales seraient la principale raison pour laquelle «1/3 des mangeurs de viande souffrent du cancer. »… sauf qu’on ignore d’où sort ce chiffre. Est-il imaginaire ? A-t-il pour unique but d’illustrer le propos ? Est-ce important qu’il soit vrai ou faux ?
Gary Yourofsky poursuit en disant que les populations qui mangent le plus de viande souffrent plus d’ostéoporose et de cancer. Oui. Mais dire cela, c’est se livrer à une malhonnête confusion des variables. Oui, les sociétés où l’on consomme le plus de viande souffrent de plus d’ostéoporose. C’est aussi le cas de celles où l’on écoute le plus de musique classique. Pourquoi ? Parce que ces sociétés sont celles qui présentent une plus longue espérance de vie et l’ostéoporose est une maladie qui se déclare chez les personnes âgées. Un grand nombre de cancer également. Mais s’il n’y a pas de lien de causalité entre l’écoute de Beethoven et le cancer, il n’y a pas de raison a priori pour qu’il y en ait entre la consommation de produits animaux et l’ostéoporose. [Edit : les japonais vivent un peu plus vieux que nous, et souffrent moins d’ostéoporose. Ils mangent moins de viande mais plus de poisson. Cet effet n’est donc pas lié à un régime végétalien.]
Après avoir proféré ce sophisme, Yourofski propose de jeter les publications scientifiques, quand bien même elles seraient d’accord avec lui, et de nous contenter d’observer autour de nous. Passons sur ce formidable moment de déni de la science.
Les gens meurent.
« Combien de membres de votre famille ou de vos amis sont morts d’une maladie ? » Il entame la litanie des gens qu’il connait morts d’un cancer, d’une attaque cardiaque, atteints d’un diabète ou bien d’asthme… Et on se demande bien ce que cela pourrait prouver que l’on ne le savait pas déjà : les gens meurent. Et les maladies cardiaques, ainsi que les cancers, en sont la principale cause dans nos sociétés occidentales. Ce n’était pas la peine de jeter les études scientifiques, sauf à vouloir de force incriminer dans ce constat un facteur que la science ne met pas en accusation.
Yourofksy reconnait qu’il existe d’autres paramètres, comme la pollution (en oubliant les autres facteurs de l’hygiène de vie) mais comment relier les attaques cardiaques à la pollution, nous dit-il ? Ce genre de question biaisée laisse de côté les principaux déterminants diététiques de ces maladies, comme l’excessive consommation de sucre et de graisses saturées ou la sédentarisation des modes de vie. Yourofksy aimerait que l’on oublie tout cela pour ramener tous ces problèmes à une causalité centrale, celle qui est au cœur de son obsession personnelle. Notons que c’est un invariant de la pensée conspirationniste, sectaire et généralement irrationnelle de chercher à tout expliquer à travers un concept unique, qu’il soit Dieu, les Aliens, le Protocole des Sages de Sion… ou la viande.
Après un plaidoyer très inspiré contre l’addiction des américains au fromage, à la minute 42, Yourosky s’étonne de la présence de nombreux magasins de vitamines qu’il met sur le compte d’un déséquilibre complet du régime des américains… sans évoquer la possibilité pourtant reconnue que les suppléments alimentaires sont parfaitement inutiles. Les gens achètent des compléments alimentaires (vitamines et calcium), non pas parce que les protéines animales dissolvent leurs os, mais parce qu’ils imaginent en avoir besoin. Le même phénomène existe avec l’homéopathie, c’est parfaitement connu. Pourquoi Yourofsky saute-t-il directement sur la conclusion qui l’arrange ? Je pense qu’il est clair que c’est parce qu’il n’est pas dans une démarche de compréhension de la vérité, mais uniquement dans un processus de persuasion où tout argument est bon à prendre. À cause de cela, le propos de Yourofksy repose presque exclusivement sur des branches pourries.
Écologie
Il faut attendre la 43ème minute pour que le sujet de l’écologie et de l’environnement soit abordé. Cet thème central, primordial, rationnellement étayé par ce que la science nous enseigne ne sera développé que durant… deux minutes.
Dégoût
Puis vient le thème du goût. Le conférencier admet aimer le gout de la viande, du fromage et des œufs. Il n’en mange plus, non pas à cause du gout mais par choix éthique. On est loin, et heureusement des justifications ‘naturelles’ servies tout au long de la conférence. Puis il nous présente pendant 8 minutes les produits V qui reproduisent le gout de la viande et la grande variété des autres produits. Ensuite il décrit en des termes purement dégoûtants la viande (chair, veine, tendon, muscle) le lait (contenant du pus) les œufs (menstruations de la poule) et le miel (vomi d’abeille), criant appel aux émotions de son public, là où on espérait qu’il questionnerait leur sens moral et des responsabilités.
La radicalité sinon rien.
A la minute 58, Yourofsky revient à la charge. Désormais l’auditeur n’a plus d’excuse pour son comportement alimentaire. Désormais il est informé. L’auditeur peut choisir d’être bon, de ne plus faire de mal à des animaux qui ne l’ont jamais agressé, jamais violé, ni abusé, ou bien choisir de rester radicalement cruel et devenir responsable de la torture, de la mutilation, de la détresse, du stress et de la mort de centaines d’animaux. On apprend donc que le monde est binaire : il y a le bien et il y a le mal. Point. Yourofsky est incapable de se résoudre à demander aux gens de réduire leur nourriture carnée car son seul but est d’éliminer complètement ce comportement. Et le message est donc celui-ci : être flexitarien est mal, c’est cruel, c’est horrible puisque ce n’est pas « bien », le bien étant exclusivement le régime végétalien et le mode de vie végan.
D’un bout à l’autre de cette conférence, le jugement moral est placé avant les faits, avant la connaissance, avant la réflexion, avant la raison. Cela ne peut évidemment pas produire des comportements alimentaires raisonnables, mais au contraire encourager les idéologies orthorexiques, et aggraver les troubles alimentaires du public essentiellement jeune qu’il touche. D’un point de vue utilitariste, ce discours de Gary Yourofsky est probablement le vecteur de plus d’accroissement de la souffrance humaine que de soulagement de la souffrance animale. C’est pourquoi on doit questionner la valeur de ce discours et l’exemplarité qu’il est censé véhiculer.
Pour finir en beauté avec des images violentes qui vont s’adresser directement au centre des émotions du cerveau de son public, Yourofsky présente 6 minutes d’une vidéo où l’on voit des hommes méprisables, haïssable, qui maltraitent, brutalisent et torturent des veaux et des vaches avec un sadisme révoltant et totalement inacceptable. Il a raison de dénoncer des pratiques de ce genre. Et ces pratiques sont punies par la justice ! Mais pourquoi finir son intervention avec cette brutalité là, avec l’intention ferme et délibérée de plonger son auditoire dans le dégoût et la culpabilité ?
Une conférence qui n’est pas à la hauteur de la cause.
La cause est noble, l’objectif est sincère (pas nécessairement bon, mais j’accorde à Yourofksy qu’il pense sincèrement que sa cause est bonne). Mais la méthode est celle du lavage de cerveau, de l’appel aux émotions, de l’appel à la nature, de la diversion, de la culpabilisation… Où est l’appel à la raison ?
Il existe d’excellentes raisons, éthiques, économiques, écologiques et morales pour désirer l’arrêt de la l’exploitation animale, l’arrêt de la consommation de viande, l’arrêt du marchandage des animaux. Où sont ces bonnes raisons ? Pas dans « le discours le plus importante de votre vie », qui porte mal son nom. C’est un discours mensonger et abêtissant, et personne n’en a donc besoin, surtout pas la cause animale. Les végan méritent d’être représentés par des personnes qui ne prennent pas leur public pour un ramassis d’ignorants à manœuvrer, mais pour des individus responsables qu’il faut informer et instruire.
Article initialement publié sur la page FB de La Tronche en Biais le 10 janvier 2015.
Après le choc, la sidération, la consternation et la tristesse, nous nous sommes demandés si nous pouvions faire quelque chose. Les réactions tous azimuts, souvent confuses, émues, fébriles, nous ont inquiétés. Les attaques perpétrées dans la foulée contre les lieux de culte musulman sont une insulte supplémentaire, l’expression d’une haine proche parente de celle des assassins. Ceci dit, les imprécations xénophobes des internautes ne nous ont pas choqués davantage que les amalgames de ceux qui refusent de voir le rôle de l’idéologie religieuse dans ce crime, et se réfugient derrière l’anti-islamophobie par peur-réflexe du racisme.
Charlie Hebdo, c’est la liberté d’expression, c’est l’exercice de la critique sur tous les sujets, c’est le refus du sacré sans lequel il n’y a pas de pensée rationnelle. Le journal ne fait pas de la zététique au sens propre, et pourtant sans les caricaturistes nous n’aurions pas la culture de la démystification, et notre émission n’existerait sans doute pas.
Un moment nous avons songé a tourner un épisode spécial de la Tronche en Biais pour parler de l’idéologie qui est à l’œuvre ici, mais notre chaine n’est pas assez mûre, nous n’avons pas présenté suffisamment de concepts pour aborder une question aussi sensible. Et puis, nous voulions éviter que certains puissent avoir le sentiment que nous faisons preuve d’opportunisme.
Mais rester silencieux nous est impossible.
Le shitstorm qui recouvre les réseaux sociaux nous montre l’importance d’être prudent dans la manière d’expliquer les choses. L’acte de mercredi est extrêmement grave parce que nous assistons à la mise à mort de journalistes pour la seule raison qu’ils auraient manqué de respect à une certaine vision du monde. Leur liberté de ton, leur impertinence n’épargnait personne. Ils étaient l’antithèse la plus totale de l’idée du sacré, et c’est l’amour du sacré qui a armé les mains de ceux qui les ont assassinés. Nous devons donc questionner le sacré. Lire la suite
https://menace-theoriste.fr/wp-content/uploads/2015/02/Loki-2Bcaricature-2B2.jpg6421024Acermendaxhttps://menace-theoriste.fr/wp-content/uploads/2015/08/menace_theo2-300x145.pngAcermendax2015-02-05 19:49:002015-03-15 02:39:10Comment penser l’attentat contre Charlie Hebdo ?
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