Nous avons maltraité Descartes dès la première vidéo de la Tronche en Biais, et il n’est que justice de permettre à Nathanaël de rendre à René tout ce qui n’est pas à César en rappelant son rôle central, encore aujourd’hui, sur la vieille question philosophique et scientifique des relations entre le corps et l’esprit.
Introduction : Un problème actuel aux racines classiques.
Le problème des rapports entre le corps et l’esprit est aussi vieux que la philosophie. Dans l’Antiquité Aristote, notamment avec le Traité de l’Âme, se propose ainsi d’étudier ce rapport dans une certaine mesure[1]. Cependant c’est avec Descartes que le problème de l’interaction entre le corps et l’esprit se pose sous sa forme moderne, que l’on connaît désormais sous le nom de mind-body problem, expression anglaise devenue classique dans la littérature, à savoir le problème concernant ces deux éléments. Peut-on réduire l’esprit à l’activité du cerveau, ou faut-il conserver une hétérogénéité entre ces deux éléments, dans quelle mesure les interactions sont possibles et surtout comment elles le sont ? Ce sont des questions qui donnent naissance à de multiples théories actuelles : néo-dualisme, matérialisme, fonctionnalisme, physicalisme etc, qui sont encore discutées. Il s’agira pour nous de montrer comment les différentes perspectives trouvent leur source aux origines du problèmes et sont relatives à la façon dont la question des interactions corps-esprit se pose au XVIIème siècle, qui développe déjà de multiples réponses au problème.
Si le problème se pose en terme essentiellement métaphysique avant le XIXème, pour des raisons techniques[2] (toute expérimentation ne pouvant être menée sans risquer la vie du cobaye), c’est néanmoins dans ce cadre que s’élaborent non seulement les premières réflexions mais aussi les développements théoriques postérieurs. Ce n’est pas étonnant si les chercheurs ou philosophes se positionnent encore aujourd’hui contre ou avec Descartes. Deux exemples sont importants pour ce point. Tout d’abord Gilbert Ryle qui en 1950 dans son article célèbre The concept of mind propose l’image du « fantôme dans la machine ». Contre Descartes, l’esprit y est décrit comme une illusion métaphysique. Il s’agit de pointer l’absurdité d’une entité qui existerait séparément d’un corps régit par la physique. Plus récemment Antonio R. Damasio a fait date avec son livre L’Erreur de Descartes, en 1995. Il critique largement le dualisme cartésien comme erroné au vu des recherches récentes qu’il présente dans son livre. Il n’est pas le lieu de discuter de la pertinence de ce travail[3] mais uniquement de remarquer que Descartes loin d’être une figure oubliée est véritablement le père fondateur du problème, auquel chacun se réfère sans cesse[4]. Pour comprendre cela il nous faudra donc passer par une exposition de sa pensée.
I- La position cartésienne et ses successeurs.
C’est dans les Méditations métaphysiques que le dualisme cartésien apparaît le plus clairement. Dans la deuxième méditation Descartes, après un doute hyperbolique ou tout -sensation, science, et même vérité mathématique, est remis en doute, y compris son propre corps – découvre l’originalité du cogito. Cette originalité, dans l’expérience de pensée en quoi consiste le malin génie[5], Descartes la démontre alors même que tout est remis en doute. Une chose ne peut être remise en doute néanmoins : le fait précisément qu’il y ait un « je » qui doute. Le passage suivant l’exprime clairement :
« Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. »[6]
En somme le cogito, formulé sous la sentence « je suis, j’existe », est indubitable du fait de la pensée elle-même, y compris si je suspens la thèse de l’existence de mon corps. On peut donc distinguer clairement et distinctement[7] la réalité de la pensée indépendamment de l’existence du corps, qui n’est pas encore prouvé à ce moment des Méditations. C’est ainsi dans la sixième méditation que le dualisme sera clairement énoncé :
« Et quoique peut-être ( ou plutôt certainement comme je le dirai tantôt) j’aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. »[8]
Le dualisme est ainsi affirmé : deux substances, une substance pensante et une substance étendue, sont hétérogènes l’une à l’autre. Cette distinction n’est pas sans poser problème vis-à-vis de l’expérience quotidienne ou chacun sent bien que sa volonté, son esprit, influence son corps, et qu’inversement le corps influence l’esprit, bref qu’il y a une interaction entre les deux substances. Les lecteurs de Descartes ne manquent pas cela, notamment la Princesse du Palatinat, Elisabeth, qui correspond avec le philosophe. La réponse au problème est formulé ainsi par Descartes :
« Premièrement, je considère qu’il y a en nous certaines notions primitives, qui sont comme des originaux, sur le patron desquels nous formons toutes nos autres connaissances. Et il n’y a que fort peu de telles notions ; car, après les plus générales, de l’être, du nombre de la durée, etc. qui conviennent à tout ce que nous pouvons concevoir, nous n’avons, pour le corps en particulier, que la notion de l’extension, de laquelle suivent celle de la figure et du mouvement ; et pour l’âme seule, nous n’avons que celle de la pensée, en laquelle sont comprises les perceptions de l’entendement et les inclinations de la volonté ; enfin, pour l’âme et le corps ensemble, nous n’avons qu celle de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions. » [9]
Trois « notions primitives » apparaissent alors : l’âme (ou l’esprit comme on voudra), le corps, mais aussi l’union de l’âme et du corps. Ce qui relève de l’âme se conçoit par l’entendement pur, ce qu’on montrés les Méditations, cela correspond ainsi à l’expérience de pensée du cogito : nous n’avons besoin d’aucune connaissance extérieure ou aucune expérience, ni même aucune imagination pour savoir que nous sommes une chose pensante. La pureté de l’entendement dénote ainsi ici l’absence de mélange avec des éléments empiriques. Les corps c’est-à-dire l’extension, mon corps, cette table, la voiture qui passe, peuvent se connaître par l’entendement mais mieux aidé de l’entendement accompagné d’imagination, ce qu’ont également montrés les Méditations[10]. On peut en effet connaître les corps par la physique, Descartes en est d’ailleurs un des grands artisans : mais il est plus aisé de les connaître avec l’imagination, permettant de nous représenter, au moins en esprit, ces corps. Pour ce qui est de l’union le problème est plus ardu pour Descartes : c’est cela dit l’expérience ordinaire qui nous en enseigne le contenu. En somme l’union se vit, elle ne se pense pas. L’intelligence sépare ce que l’expérience fait ressentir comme unitaire. Remarquons cependant que cette théorie de l’union est le lieu d’un développement fondamental pour l’histoire du mind-body problem : l’union est expliquée physiologiquement par Descartes, et localement cela se passe dans le cerveau, notamment dans la glande pinéale, qui est le lieu, si l’on veut, de l’union de l’esprit et du corps. Cette orientation – bien que fausse sur la question de la glande pinéale- fait partie de celles qui perdureront après Descartes.
La théorie cartésienne de séparation des substances est également le lieu d’un autre développement important. Le corps, comme étendue, se voit soumis aux règles de la physique et à celles-ci uniquement. Descartes, en physicien, se propose alors d’écrire un Traité de l’homme. Au début de celui ci il développe une analogie qui aura une grande postérité : celle entre l’homme et la machine. Cette analogie, qui est à but heuristique – c’est à dire qu’elle n’énonce pas une affirmation ontologique portant sur la réalité des êtres mais vise seulement à produire des résultats empiriques- sera largement reprise. Deux grandes lectures se feront de cette analogie : d’une part certains prendront l’analogie au pieds de la lettre en considérant que l’humain est réellement une machine, d’autres l’étendront d’un point de vue anatomique, pour la spécifier. Nicolas Sténon, anatomiste de renom au XVIIème siècle, fait partie de ces derniers. Dans son Discours sur l’anatomie reprend ainsi cette analogie, en soulignant le fait qu’il s’agit d’une analogie, pour l’appliquer au cerveau. Le cerveau est certes le lieu de l’esprit mais il doit être traité en tant qu’organe avec la même attention -ni plus ni moins- que les autres organes du corps humain. Si Descartes pose un premier jalon dans la naturalisation de l’étude du corps humain (même s’il n’est pas le seul à son époque), en l’étudiant anatomiquement et physiologiquement, Sténon franchit un nouveau pas. Si ce dernier n’énonce pas que le cerveau est réellement une machine il est le premier à appliquer et spécifier l’analogie cartésienne au cerveau. Avec les développements de l’intelligence artificielle au XXème siècle cette analogie sera reprise au sérieux -entre temps bien d’autres médiations auront eu lieu- et on indiquera que le cerveau est un organe de calcul ( to compute en anglais), semblable ainsi à une machine[11].
Il faut bien voir que tout le monde se positionne en relation avec la position cartésienne que nous avons brièvement présentée[12] :Descartes est ainsi à la racine de deux traditions contradictoires, une tradition qui va chercher à réduire le fonctionnement de l’homme au fonctionnement du corps, qu’on peut trouver grossièrement dans le physicalisme, du fait de l’analogie que l’on trouve dans le Traité de l’Homme, mais aussi une tradition dualiste, considérant que l’esprit est d’une autre nature que le fonctionnement neuronal[13].
II- Les oppositions à Descartes au XVIIème.
Certes Descartes ménage la possibilité d’une union, il y a certaines choses que nous expérimentons en nous-mêmes. Cependant cette union demeure un mystère inexplicable : on ne peut la connaître clairement ni distinctement comme on l’a fait pour le corps et l’esprit, c’est à dire avec le seul entendement. Pour Descartes nous ne la comprenons pas intellectuellement mais nous la vivons avec évidence. Cette réponse ne séduira pas tous les lecteurs de Descartes. En effet en appeler à l’évidence de l’expérience, pour ces lecteurs rationalistes[14], c’est en faire appel à de l’inintelligible : on ne comprend pas mieux les interactions entre le corps et l’esprit. En somme Descartes n’explique pas du tout le comment, mais seulement le fait. Certes nous expérimentons que nous pouvons mouvoir notre corps par la volonté mais cela n’explique pas comment cela est possible ni si cela est réellement le cas. Je vois ainsi le soleil comme s’il était à deux cent mètres quand je regarde dans le ciel, mais cette expérience immédiate qui peut me paraître évidente n’est pas pour autant vraie, au contraire quelques connaissances astronomiques m’indiquent qu’il est infiniment plus lointain que cela. Le refuge cartésien dans l’expérience vécue sonne ainsi comme un aveu d’ignorance pour plusieurs de ses lecteurs. Si les substances sont distinctes et obéissent à deux causalités différentes comment penser leur interaction ? La physique cartésienne en effet stipule un principe très clair : seul un corps peut mouvoir un corps. Le problème est réel. En effet ou bien les deux substances ont un rapport de causalité et sont alors de même nature ou bien ils sont de natures différentes et ne peuvent interagir. Ces critiques sont adressées très rapidement au XVIIème siècle on reconnaît dans l’une d’elle une voie qui sera empruntée et déployée au cours du XX ème siècle : celle du physicalisme, qui consiste à considérer que l’esprit est de même nature que le corps, et qui va parfois jusqu’à éliminer même le concept d’esprit. Nous voyons que le problème du dualisme cartésien est le terreau originel des nombreuses discussions qui s’établiront par la suite. Une deuxième objection peut être soulevée[15] : celle du solipsisme. Si je n’ai affaire dans l’expérience qu’à des corps, qui obéissent aux lois physiques, comment puis-je m’assurer que les autres individus possèdent bien un esprit et ne sont pas des automates ? Enfin la théorie cartésienne suppose une introspection pour mener au cogito, posé métaphysiquement, cette hypothèse d’une transparence à soi étant discutable.
Pour toutes ces raisons – et d’autres encore, tenant notamment au scepticisme que certains, comme Spinoza, énonce à propos de l’explication physiologique de l’union par la glande pinéale[16]– certains philosophes post-cartésiens sont amenés à refuser la position cartésienne. Nous ne pouvons présenter cela que sommairement.
A- Le parallélisme de Spinoza
Spinoza le premier refuse le dualisme cartésien, pour les raisons énoncées mais également pour plusieurs autres qu’il développe dans l’Ethique, et répond aux difficultés du dualisme par une théorie originale : ce que l’on a appelé le parallélisme[17]. Spinoza prend acte de la distinction cartésienne entre deux substances et refuse la solution de l’union, affirmant bien que les deux substances ne peuvent avoir de rapports causaux entre eux. Du coup un problème se pose : comment expliquer l’expérience la plus simple ? Si je passe ma main dans le feu suffisamment longtemps je ressentirai une douleur. Or la douleur est de l’ordre de la pensée, elle n’est pas dans le feu lui-même. Certes Spinoza n’ignore pas que le corps transmet nerveusement l’information au cerveau, mais cela n’explique pas comment on passe d’une affections purement corporelle à une modification mentale, comment, même s’il connaissait l’existence des neurones, on passe d’un état physique à un état mental – problème qui se pose encore aujourd’hui. Sa réponse refuse ainsi la causalité entre deux ordres distincts : jamais du corporel ne peut causer de la pensée[18] et jamais de la pensée ne peut causer du corporel.
Pour comprendre la réponse Spinoziste il faut expliquer la formule que l’on trouve en Ethique II, proposition VII :
« L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses. »
Cette formule est rien moins que gratuite, et découle complètement de l’ontologie spinoziste développée dans le premier livre. On ne peut ici que le formuler rapidement[19] : l’ensemble de ce qui est n’est qu’une substance, qui possède deux attributs que l’humain connaît : l’étendue et la pensée. Ces deux attributs sont indépendants l’un de l’autre mais, du fait qu’ils appartiennent à la même substance, possèdent un ordre qui est le même. Les idées étant elles-mêmes des choses elles participent du même ordre que les corps. En somme si j’ai mal quand je me brûle ce n’est pas parce que mon corps cause la douleur dans mon esprit mais parce que l’ordre de mes pensées, donc ici la douleur, est dans le même ordre que mes sensations physique, du fait que j’appartiens à une substance unique, qui est la Nature, ou Dieu. Spinoza dans la démonstration de la proposition VII du livre II de l’Ethique dit ainsi :
« Par exemple, un cercle qui existe dans la Nature et l’idée du cercle -idée qui est aussi en Dieu- sont une seule et même chose, qui s’explique par des attributs différents ; et ainsi, que nous concevions la Nature soit sous l’attribut de l’Étendue, soit sous l’attribut de la Pensée, soit sous quelque autre, nous trouverons un seul et même ordre, autrement dit une seule et même connexion de causes, c’est à dire les mêmes choses se suivant de part en part. »
Le parallélisme nous paraît assurément étrange aujourd’hui, même après l’avoir replacé dans son contexte théorique, qui est démontré more geometrico, c’est-à-dire que la méthode spinoziste dans l‘Ethique consiste à enchaîner les démonstrations à partir d’axiomes et de définitions, en suivant la méthode des géomètres. Cependant on voit que ce choix théorique est motivé par les problèmes posés par la théorie cartésienne et notamment sa théorie de l’union de l’âme et du corps. En somme chez Spinoza le problème se résout du fait que l’âme et le corps participent à deux attributs distincts qui suivent un même ordre du fait qu’ils constituent une même substance, c’est à dire l’ensemble de ce qui est, ou la Nature. Ainsi Spinoza ne reconduit le dualisme que d’un certain point de vue : les attributs sont bien distincts mais participent d’une même substance, en somme l’ordre des idées et des choses est le même parce que ce n’est qu’un seul ordre. On peut ainsi comprendre la position spinoziste comme une résolution du problème cartésien qui passe par une déréalisation de l’humain : pour comprendre les relations entre le corps et l’esprit il faut en passer par un ordre plus grand que l’ordre individuel, qui est celui de la nature en général, et la relation entre les attributs de Dieu. Le corps et l’esprit sont deux ordres différents, puisqu’un corps ne peut causer une idée et réciproquement, mais suivent, du fait de leur inscription dans une seule substance, un même ordre, et cela de façon nécessaire car démontré géométriquement par Spinoza.
Bien évidemment cette position apparaît étrange aujourd’hui, pour autant sa position découle logiquement des propositions qu’il développe au début de l’Ethique, notamment relativement à ce qu’est la substance et ce qu’est Dieu – qui n’ a rien à voir avec le Dieu des religions anthropomorphes. Dans le débat du XVIIème il est ainsi une figure centrale du problème et permet de penser un corps indépendant, notamment par exemple dans le scolie de la proposition II de la troisième partie de l‘Ethique, tendant presque vers le matérialisme.
B- L’occasionnalisme de Malebranche.
La position de Malebranche est encore différente et ne paraîtra pas moins étrange pour un lecteur contemporain, mais elle est motivée par le même souci de rationalité, la même volonté de vouloir rendre compte des phénomènes mieux que Descartes.
Contrairement à Spinoza il n’abandonne pas une position causaliste. Mais il énonce que les causes naturelles ne sont pas les véritables causes mais seulement des « causes occasionnelles ». Cette théorie est notamment développée dans La recherche de la vérité, VI, ii, 3. Pour répondre au problème du dualisme cartésien, relativement indépendant de Dieu – si l’on excepte la garantie, pour Descartes, que ce dernier exerce sur les vérités perçue par l’esprit puisqu’il ne peut pas être trompeur- Malebranche fait appel à un Dieu assez spécifique. Dieu va ainsi permettre de surmonter l’opposition entre deux substances hétérogènes et irréductibles l’une à l’autre. Pour expliquer l’expérience commune on a ainsi besoin de faire l’hypothèse d’un Dieu qui est seule cause efficace des phénomènes et qui procède par décrets immuables et lois universelles, se manifestant dans la causalité apparente de la nature.
Reprenons en synthétisant ce point : le Dieu de Malebranche produit des lois de toute éternité, et ces lois déterminent pour l’éternité comment les phénomènes vont s’ordonner. Pour reprendre mon exemple du feu et du doigt il faut voir que cet événement est déjà prévu par Dieu et l’occasion de la brûlure n’est qu’une occasion pour Dieu d’agir en conformité avec les lois qu’il avait déjà instauré dès le début. La réponse de Malebranche répond donc au problème du dualisme cartésien avec des moyens étonnants et en supposant un déterminisme intégral – tout comme Spinoza sur ce dernier point. Il s’agit en effet d’un déterminisme puisque des lois divines règlent à chaque instant le cours des événements. Le corps ne cause pas réellement l’esprit ou seulement occasionnellement. En réalité quand je ressens quelque chose je le vois en Dieu, puisque c’est lui qui est cause efficace – c’est à dire, pour le dire rapidement, réelle- de ma sensation[20].
Notons que cette solution est étroitement reliée à une certaine théologie et nous semble par là même extrêmement inadéquate actuellement, surtout quand les théories traitant de ce problème des relations corps-esprits se revendiquent d’une scientificité. Il faut bien voir cela dit que le problème est suffisamment central pour que les plus grands savants de l’époque s’y penchent et développent une théorie explicative. Cette théorie qui peut paraître fantasque répond ainsi à une difficulté réelle, avec les moyens de l’époque.
Conclusion :
Ces deux théories sont deux des plus fameuses à la suite du dualisme cartésien, mais elles n’épuisent pas, loin de là, les possibilités. D’autres théories philosophiques – puisque jusqu’au XIXème siècle la discussion est essentiellement philosophique, et elle continue à l’être encore aujourd’hui en partie- verrons le jour au XVIIème et au XVIIIème siècle, notamment la théorie de l’harmonie préétablie de Leibniz qu’on peut trouver dans la Monadologie, une autre forme occasionnalisme chez des néo-cartésiens comme La Forge, une forme de physicalisme chez les penseurs des Lumières comme d’Holbach et Hélvetius, un sensualisme chez Condillac, jusqu’aux théories modernes. Ce qu’il faut en tous cas souligner pour conclure c’est que c’est le programme cartésien qui est, par ses thèses et ses tensions internes, le terreau fondamental à partir duquel se sont développées et se développent encore les théories traitant du mind-body problem. Descartes loin d’avoir tout anticipé a cependant posé le problème sous sa forme moderne et encore aujourd’hui ses thèses sont discutées, pour être nuancées, acceptées ou rejetées. Il nous semble alors qu’il fallait revenir sur les positions et les ambiguïtés de Descartes pour comprendre les débats contemporains, qui développent en partie des potentialités déjà présentes dans les débats du XVIIème siècle.
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Notes
[1]Poser le problème ainsi est d’une certaine façon anachronique puisque l’âme n’est pas séparée du corps chez Aristote, si l’on excepte sa partie supérieure.
[2] Le Gall puis Broca sont les premiers respectivement en 1810 et en 1861 à mettre en place des premiers éléments d’analyse cérébrale. Il faudra attendre 1924 pour l’életro cardiogramme.
[3]Cela a été fait par Damien Lacroux, L’esprit et le cerveau : une dialectique néo-cartésienne ? ENS de Lyon, 2014, direction de Delphine Antoine-Mahut, 193pages.
[4] Jean pierre Changeux (matérialisme éliminativiste) ou Pierre Buser ( néo-dualiste), présentent des positions ainsi bien diverses dans le champ des sciences cognitives et dans leur rapport avec Descartes. La position de Damasio étant de réduire l’esprit aux circuits neuronaux. Les distinctions peuvent être subtiles : le néo-dualisme considérera que l’esprit et le corps sont deux réalité au moins partiellement hétérogènes, le matérialisme éliminativiste considérera que les termes du sens communs comme « désirs », « volonté », voire « esprit » n’ont aucune base neuronale et doivent être éliminés de la théorie, Damasio pour sa part tient une position plus nuancés. Pour se retrouver dans toutes ses théories on peut se rapporter utilement à Philosophie de l’esprit, Paris, Ithaque, 2008, de Jaegwon Kim, qui donne une présentation critique de la plupart des mouvements contemporains sur la question.
[5]Descartes, Méditations Métaphysiques, Paris, GF, 1992, p.73.
[6]Idem.
[7]Deux termes centraux pour la théorie de la connaissance chez Descartes. La clarté s’oppose à l’obscurité, c’est l’idée qui apparaît directement présente à un esprit attentif, la distinction s’oppose à la confusion, il s’agit du fait qu’on ne peut confondre une idée avec une autre.
[8]Méditations Métaphysiques, op.cit. p.189. Descartes distingue âme et esprit dans la lettre à Mersenne 21 avril 1641 : il fait la différence entre anima et mens. Et pour ce qui est des Méditations on voit que Descartes refuse le vocabulaire de l’âme pour penser l’esprit (Frédéric de Buzon et Denis Kambouchner, Le vocabulaire de Descartes, Paris, Ellipses, 2011, art « âme (anima) et esprit (mens) », p.8/9. Dans la seconde méditation Descartes dit qu’il est un esprit, « chose qui pense ».
De plus il faut noter que l’âme n’est pas du tout pensée sur un plan religieux, quand elle apparaît dans le Discours de la méthode ou Les passions de l’âme c’est pour désigner l’esprit sous une certaine accentuation : connotant le sens, la sensation, l’affectivité, la volonté. C’est le cas dans notre citation également.
[9] Correspondance à Elisabeth, Paris, Garnier Flammarion, 1989, lettre du 21 mai 1643, p.68.
[10]On ne peut développer ce point, mais on trouve les éléments de cela dans la deuxième méditation avec l’exemple du morceau de cire, mais aussi dans les Sixièmes réponses aux Objections.
[11]La filiation Descartes-Sténon-Turing a été étudiée en détail par Damien Lacroux dans L’esprit, le cerveau et l’ordinateur : le nouveau dualisme du transhumanisme, ENS de Lyon, sous la direction de Delphine Antoine-Mahut, 2015, 245 pages.
[12]Pour plus de précision on peut se rapporter évidemment aux ouvrages de Descartes lui-même, notamment les Passions de l’âme, mais aussi les Principes de la Philosophie, I ainsi que le début de la Correspondance avec Elisabeth. Pour quelques approches accessibles : http://www.philopsis.fr/IMG/pdf_esprit-descartes-de-buzon.pdf
https://asterion.revues.org/2419
Pour des thèses ou ouvrages de recherches :
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01131243/document
Sandrine Roux, Le corps et l’esprit, problèmes cartésiens problèmes contemporains, Paris, 2015, Editions des archives contemporaines.
De la même auteure : « Les paradoxes de l’héritage cartésien dans la philosophie des sciences cognitives : John Searle, La redécouverte de l’esprit », in Qu’est ce qu’être cartésien ? Lyon, ENS éditions, 2013, p.595-609.
Voir également les travaux de Damien Lacroux déjà mentionnés.
[13]On peut citer plusieurs recherches sur ces deux points. Antonio R Damasio, L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob sciences, 2010, Pierre Buser, Neurophilosophie de l’esprit, ces neurones qui voudraient expliquer le mental, Paris, Odile Jacob sciences, 2013, Pierre Changeux, « En-a-t-on fini avec l’esprit ? », Philosophie magazine, n.31, juillet-aout 2009.
[14]« Rationalistes » étant ici une case générale : on peut y ranger des penseurs aussi différents que Leibniz, Malebranche ou Spinoza. Disons qu’ils partagent tous une même volonté de pouvoir rendre raison des phénomènes de façon rationnelle, en mettant au jour les relations qui les lient causalement. Cette catégorie de « rationaliste » peut frapper plusieurs lecteurs contemporains quant aux réponses que ses auteurs donnent.
[15]Daniel Denett, La conscience expliquée, Paris, Odile Jacob,1991.
[16]Spinoza, Ethique, V, Préface.
[17]L’expression en elle-même n’apparaît jamais chez Spinoza et est le fruit d’une tradition de commentateur. Il semble que l’expression vienne de Leibniz.
[18]Spinoza ne nie bien évidemment pas l’évidence de l’expérience quotidienne, mais ne la pense pas sous le rapport de la causalité.
[19]Pour plus de précision se rapporter au livre I de l’Ethique, notamment les quinze premières propositions sur la substance, les attributs et Dieu. Pour le commentaire on peut se rapporter aux ouvrages de référence : M Gueroult, Spinoza, Paris, Aubier Montaigne, 1968, le tome I portant sur Dieu. Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Editions de minuit, 1969. Ferdinand Alquié, Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981. P.F. Moreau, Spinoza et l’expérience de l’éternité, Paris, PUF,
Notons que le Dieu de Spinoza n’a plus grand-chose à voir, si ce n’est rien, avec Dieu tel qu’il est conçu dans les religions. Au contraire Spinoza, dans l’Appendice du premier livre de l‘Ethique, critique largement cette représentation anthropomorphique d’un Dieu doué de volonté et pensé à l’image de l’homme, comme fruit d’une superstition.
[20]Sur Malebranche, l’occasionnalisme et la vision en Dieu on consultera particulièrement Geneviève Rodis-Lewis, « L’âme et le corps chez Descartes et ses successeurs, la naissance de l’occasionnalisme », in Les Etudes philosophiques, Paris, 1996 ; mais aussi Marie-Frédérique Pellegrin, Le système de la loi de Nicolas Malebranche, Paris, Vrin, 2006.