On identifie sans mal certaines idéologies pour ce qu’elles sont : des combinaisons de valeurs, d’idéaux et des stratégies déployées pour les défendre.

Le canular du méchant pénis : la science engluée d’idéologie ?

« L’évidence androcentrique et méta-scientifique selon laquelle le pénis est l’organe reproducteur mâle est écrasante et largement établie. »[1]

Telle est la première phrase d’un article intitulé « Le pénis conceptuel en tant que construction sociale » et rédigé de sorte à n’avoir strictement aucun sens, à la manière du célèbre canular de Sokal et Bricmont en 1996, ou de la démonstration par les philosophes Philippe Huneman et Anouk Barberousse de l’absence de rigueur des Badiou’s Studies avec le vrai faux article « « Ontology, Neutrality and the Strive for (non) Being-Queer » (« Ontologie, neutralité et le désir de (ne pas) être-queer ») l’an dernier. Ou encore l’exercice similaire réalisé par Marteen Boudry quand il a envoyé en 2011 une proposition de présentation à deux conférences de philosophes chrétiens (en théologie et en philosophie de la religion), lesquelles ont toutes deux accepté qu’il vienne présenter : « Les paradoxes du désordre darwinien. Vers une réaffirmation ontologique de l’ordre et de la transcendance » (!).

Il est consternant de constater que ces canulars continuent de fonctionner alors que leur succès devrait aboutir à des changements de pratique ne permettant plus le succès des canulars suivants. Il y a un profond problème de méthode dans certaines sciences sociales. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas ailleurs, mais force est de constater que l’on n’observe pas la publication de telles sornettes dans les autres disciplines. Ce problème a été souligné par Pennycook en 2015 « On the reception and detection of pseudo-profound bullshit ».

Vous pouvez lire l’explication par Peter Boghossian, co-auteur du canular ici (english). P. Boghossian est professeur de philosophie à l’université de Portland et il est connu pour son combat de fond contre le dogmatisme, et en particulier contre les religions.

Le pénis conceptuel.

Rédigé dans le style post-structuraliste très commun dans les études de genre selon les auteurs, la thèse de l’article est que « du point de vue de la virilité, le pénis est une construction incohérente. Il est plus compréhensible non en tant qu’organe anatomique mais en tant que construction sociale hautement fluide performative du genre. » Ainsi le pénis n’est pas un organe, mais un objet social dangereux, traité de manière très négative tout au long du texte.

Le papier a d’abord été refusé par le journal NORMA: International Journal for Masculinity Studies. Mais les relecteurs du journal lui ont trouvé de grandes qualités et ont recommandé aux auteurs de le soumettre à Cogent Social Sciences où il a finalement été accepté. Deux équipes éditoriales ont donc jugé que l’article relevait d’un travail scientifique valide. Les deux relecteurs de Cogent Social Sciences ont été très élogieux dans leurs commentaires, l’un d’eux notant « It capturs [sic] the issue of hypermasculinity through a multi-dimensional and nonlinear process ». « Il capture le problème de l’hypermasculinité à travers un processus multidimensionnel et non-linéaire. » (ce qui ne semble pas plus sensé que l’article lui-même.)

Vous pouvez lire le pdf de l’article en question.

 

Comme le soulignent les auteurs, cet article n’aurait jamais dû être accepté ! Le papier ne cherche jamais à être cohérent. Il utilise un jargon jamais explicité. Il cite des travaux qui n’ont aucun lien dans le contexte. Aucune des références n’a été lue par les auteurs ; la plupart ont été trouvées à l’aide de mot clef et sur la base d’un titre qui semblait avoir un quelconque rapport. Cinq des références (sur seulement 16 ! un vrai article en contenant souvent de 40 à 80) sont purement fictives, créées à l’aide d’un outil, le Postmodern Generator, qui génère des faux articles dans le style post-moderne. L’article est jalonné de phrases incompréhensibles par les auteurs-mêmes. Il est chargé idéologiquement et multiplie les formulations misandres.

« « manspreading,” a complaint levied against men for sitting with their legs spread wide, is “akin to raping the empty space around him. » ( Le « manspreading » consiste pour l’homme à s’asseoir en écartant largement les jambes de manière à violer l’espace vide autour de lui.)

Dans la conclusion l’article va jusqu’à estimer que ce pénis conceptuel est responsable du changement climatique.

« Après avoir terminé le papier, nous l’avons lu attentivement pour nous assurer qu’il n’avait aucun sens. Comme aucun de nous n’était en mesure de déterminer de quoi il pouvait bien parler, nous avons estimé être parvenus à nos fins. »[2]

Visiblement certains lecteurs veulent trouver du sens dans ce texte, cela rappelle l’effet barnum, ou encore ce qu’on nomme effet puits en zététique : ça parait d’autant plus profond que c’est creux.

La faillite de la publication scientifique ?

L’idéologie n’est pas la seule fautive dans cette histoire. Le principe même du pay-to-publish fait planer des soupçons d’intéressement sur les éditeurs qui peuvent être tentés accepter des articles nullissimes dans le seul but de gagner de l’argent. Ici, Cogent Social Sciences était prêt à publier ce hoax contre 625$. Mais même si ce journal était une forme de prédateur pour auteurs naïfs, il demeure qu’il appartient au groupe Taylor & Francis et qu’un journal plus conventionnel (NOMA) a activement dirigé les auteurs du hoax vers ce journal. Il demeure aussi que la thématique elle-même semble prône à valider tous les discours qui veulent la confirmer.

« As we see it, gender studies in its current form needs to do some serious housecleaning. » (Telles que nous voyons les choses, les études de genre dans leur forme actuelle ont besoin d’un sérieux coup de balai.)

 

Boghossian se réfère à Sokal et Bricmont. Dans « Impostures intellectuelles » en 1997, ils écrivent sur certaines idées devenues tellement à la mode que les facultés critiques nécessaires à leur juste remise en question par le processus de revue par les pairs sont compromises, ce qui permet la publication d’absurdités pourvu qu’elles adoptent l’allure adéquate qui flatte les attentes d’une équipe éditoriale.

Les auteurs avaient pour but de vérifier si la publication d’absurdités était permise dès lors que l’on affichait une importante charge morale, ici le désir de dénoncer « la masculinité à la source de tous les maux » ; ils considèrent avoir confirmé cette thèse. Fait amusant : l’idée leur est venue en observant certains comportements sur twitter.

 

 

NB : Dénoncer le manque de rigueur dans la manière dont sont publiées certaines études liées au genre ne signifie pas qu’il n’y a pas en effet une forme de phallocratie stupide et persistance. Évitons de sur-simplifier. Merci.

 

 

***

Sur le même sujet

http://www.scilogs.fr/raisonetpsychologie/la-foutaise-un-sujet-de-recherche-prometteur/

 

[1] The androcentric scientific and meta-scientific evidence that the penis is the male reproductive organ is considered overwhelming and largely uncontroversial.

[2] « After completing the paper, we read it carefully to ensure it didn’t say anything meaningful, and as neither one of us could determine what it is actually about, we deemed it a success. »

Je suis très embarrassé. Suite à des invectives nombreuses et denses sur Twitter initiées par une internaute au nom de son féminisme, je me sens obligé de réagir.

Dans les échanges touffus et désordonnées dont Twitter a le secret, j’ai eu l’occasion de poser de nombreuses questions à celles et ceux qui jugent mes critiques déplacées, et de recevoir en réponse de nombreuses tentatives de disqualification et mon lot d’injures (« abruti », « sexiste », « sombre merde oppressive », etc.). L’effet de groupe a produit une avalanche de jugements et une escalade dans l’émotion peu propices à la remise en question de qui que ce soit. Je le déplore.

En conséquence, et afin qu’à l’avenir je puisse guider les personnes dérangées par mon travail ou mes déclarations vers un texte couvrant mieux qu’en 140 caractères ma position sur la question, je me vois contraint malgré moi de me livrer à un coming out.

 

Alors voilà, je suis féministe.

Du moins je pense pouvoir le dire car :

  • Je suis humaniste et je mets au pinacle de mes valeurs l’égalité des humains.
  • Je ne prétendrai jamais connaitre mieux que les personnes elles-mêmes la situation qu’elles vivent.
  • J’ai conscience du déterminisme social qui pèse sur nous tous, et particulièrement sur les femmes qui subissent des injonctions à la soumission et à l’obéissance.
  • Je sais que les minorités ont moins l’accès à la parole, même dans des contextes où une égalité de fait semble garantie.
  • Je sais que se déclarer féministe n’est pas suffisant pour réellement agir comme tel.
  • J’ai conscience d’avoir subi, comme tout le monde (hommes et femmes), un formatage de ma manière de parler et de réagir en fonction du genre de mes interlocuteurs. Je sais que je dois lutter contre ces automatismes.
  • Je sais que notre société est construite avec des schémas d’oppression qui s’autoalimentent. Il existe une normativité systémique qui fait pleuvoir sur nous des injonctions plus ou moins muettes, à la source de violences symboliques ou physiques.
  • J’accorde une importance particulière à la parole des victimes de ce système oppressif.
  • J’approuve les initiatives qui ont pour but de révéler les faits précédents à ceux qui les ignorent ou les minimisent.

 

Je suis féministe, car je suis humaniste, l’humanisme étant féministe par essence. Parce que je me considère ainsi, et parce que mon parcours personnel m’a amené à être spécialement attentif aux erreurs de raisonnement, aux biais cognitifs et aux sophismes, j’estime que je peux jouer mon rôle, à ma place, dans ce mouvement vers plus d’égalité en encourageant de meilleures pratiques de la part de ceux avec qui je suis d’accord.

Je pense que celles et ceux qui comme moi défendent ces idées devraient accepter la critique de leur manière de faire, sans conclure aussitôt que cette critique découle d’un rejet des constats et valeurs exprimés plus tôt.

Je pense qu’une cause doit être défendue de la manière la plus éthique, la plus juste, la plus irréprochable possible afin de n’offrir que peu de prise aux critiques adverses de sorte que les vrais arguments en deviennent plus saillants et plus convaincants.

Je pense aussi que s’acharner sur un individu, l’insulter, l’afficher sur les réseaux n’a aucune chance de l’encourager à considérer l’hypothèse qu’il puisse avoir tort. Pire, aux yeux des témoins il passe pour une victime, et les gens rétifs à l’humanisme-féminisme y trouvent matière à antagoniser d’office tout défenseur de la justice sociale. L’agressivité de certains militants belliqueux me semble donc à proscrire, sauf à me prouver que cette stratégie fait plus de bien que de mal.

J’utilise le terme « Social Justice Warrior », initialement inventé par l’extrême gauche américaine avant de devenir une injure dans la bouche de l’extrême droite pour souligner les comportements que j’estime contraires à la déontologie d’une démarche humaniste qui doit prôner le respect des individus et de leur liberté d’expression. La connotation que certains veulent lire sous ce mot leur appartient, mais j’accepte l’idée de changer ce terme pour un autre plus approprié si l’on m’en propose un[1].

Lors d’un différend je prends soin autant que possible d’éviter d’affirmer des choses, et je préfère questionner ceux qui disent savoir ce qui doit être fait/dit et ce qui ne doit pas l’être. Ce questionnement relève de la maïeutique et a pour but de m’assurer que j’ai compris la pensée de mon interlocuteur afin de ne pas lui attribuer des idées ou des intentions indûment. Cela évite des procès d’intention forcément stériles.

Je dénonce le dogmatisme prégnant dans une frange de la militance qui consiste à juger de la qualité de la parole d’une personne à l’aune de son sexe, de son genre, de son orientation sexuelle, etc. sur des questions où ces caractères ne confèrent pas nécessairement une forme d’expertise. Un homme blanc peut avoir une parole de très grande valeur pour le féminisme, une femme blanche sur le racisme, n’importe quel hétéro sur l’homophobie, etc. On mesure la valeur d’une parole à son contenu et non à sa provenance.

 

Et j’estime qu’en défendant les idées ci-dessus sans injurier personne, sans enfermer quiconque dans une boite (le concept de SJW est un syndrome, un ensemble de caractères, pas une « essence ») on fait un meilleur travail que celles et ceux qui s’arrogent le droit de harceler celui qui ose critiquer les mauvais arguments et les mauvaises manières de ceux avec qui il est pourtant d’accord sur le fond.

 

Je suis anti-sexiste et j’observe que la société va de mieux en mieux à cet égard grâce au travail de fond de plusieurs générations de femmes et d’hommes attachés à ce progrès, un travail qui n’a rien à voir avec le frisson du justicier du net qui cherche à répandre la terreur comme à leur manière le font également les parangons de la fachosphère.

Ces valeurs méritent que mon comportement vise à en être digne à chaque instant. Par l’exemplarité (au sens déontologique) je dois m’efforcer de démontrer que ces idées que je défends sont bénéfiques à tous.

Il m’arrivera de ne pas être à la hauteur, et pour cela j’aurai besoin de critiques constructives le moment venu plus que d’avanies.

 

 « L’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde. » Mandela.

 

[1] Par exemple « bulldozer » ou « militant belliqueux ».

Le dimanche 23 avril les électeurs français ont choisi pour le second tour Emmanuel Macron et Marine Le Pen.

Et on peut se demander comment cela est arrivé. Naturellement, ce billet n’est pas écrit par un politologue, et vous devrez le prendre pour ce qu’il est, une simple réflexion sur notre capacité à comprendre ce qui motive le pays à faire un tel choix.

D’abord listons quelques biais et sophismes bien connus des zététiciens

  • Effet Barnum : Une description suffisamment vague peut correspondre à presque tout le monde (Cf Horoscope).
  • Effet puits (apparenté au précédent) : plus un discours est vague et creux, plus on sera tenté de le trouver profond et persuasif.
  • Effet de simple exposition : augmentation de la probabilité d’avoir un sentiment positif envers quelqu’un ou quelque chose par la simple exposition répétée à cette personne ou cet objet (Cf Publicité).
  • Biais de confirmation : nous cherchons / comprenons / retenons / partageons mieux les informations qui nous confortent dans une idée préétablie.
  • Conformisme & « preuve sociale » : Tendance à nous rallier à un avis largement partagé.
  • Erreur fondamentale d’attribution : Surestimation des facteurs internes pour expliquer les comportements, réussites et échecs des individus et sous-estimation des facteurs contextuels (Cf l’homme providentiel, racisme, etc.).
  • Croyance dans un monde juste : Tendance à penser que les gens reçoivent ce qu’ils méritent, que tout est pour le mieux, que les méchants seront punis etc. Cette croyance explique l’absence de réaction face à des injustices considérées comme justifiées ou provisoires.
  • Le « juste milieu » : tendance à penser que le compromis entre deux positions est toujours une solution plus viable que l’une ou l’autre de ces positions.
  • Biais du statu quo : Appréhension et résistance face au changement. Peut-être associé à l’aversion à la perte. (Cf « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », etc.).
  • Technique du chiffon rouge : Utiliser des associations émotionnelles qui vont déclencher la colère du public et nuire à sa capacité de raisonnement.
  • La double faute : Accusé d’un méfait, s’en défendre en prétextant que d’autres font pareil, ou pire.
  • Faux dilemme : Limiter artificiellement les alternatives à deux choix présentés comme les seuls envisageables.

Autant de biais qui semblent expliquer bien, voire prévoir, le vote Macron (tandis que le vote Le Pen est accentué par un sentiment d’impuissance des citoyens et un parfum d’impunité et de prime à l’absence de résultat chez les politiques). Cela fait sens, comme on dit. C’est parce que ces mécanismes intuitifs de notre esprit ont un réel poids dans nos décisions que la sagesse populaire a retenu la phrase du cardinal de Retz :

« On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens. »

 

La tentation du simplisme

Souvenons-nous toutefois que ces biais et d’autres permettraient aussi d’expliquer les résultats s’ils avaient été différents, la grille de lecture des biais cognitifs permettrait donc d’expliquer plusieurs résultats contrastés, ce qui implique qu’en définitive elle n’explique au mieux que partiellement ce qui se passe. Il est donc sage de ne pas réduire le choix d’autrui à une réponse irrationnelle, un réflexe téléguidé par le monde politico-médiatique. Il semble acquis, toutefois, que le vote n’est pas un acte aussi rationnel qu’on pourrait le penser et que, sans doute, il devrait l’être. On peut en effet considérer que le choix d’un dirigeant et d’une ligne politique devrait être inspiré par une analyse factuelle et la pleine mesure des conséquences, et donc se construire de manière rationnelle. Qu’on me permette de souligner qu’aucune société au monde n’a jamais eu à souffrir d’un excès de rationalité, et que l’on n’a jamais manqué de personnes votant « avec le cœur » pour des politiques catastrophiques.

Rappelons-nous aussi qu’un scrutin majoritaire à deux tours est propice à générer des comportements inadéquates de la part des électeurs angoissés à l’idée de voir leurs idée et valeurs disparaître de la représentation nationale. Ils se livrent à des calculs stratégiques désespérés et à des compromis entre adhésion et rejet envers les candidats en fonction de ce que les sondages leur donnent à présumer sur les intentions de vote de leurs concitoyens. N’est-ce pas un scrutin qui protège le statut quo et participe à la résilience d’un système où le personnel politique ne se renouvelle pas ? Le scrutin majoritaire à deux tours apporte de la stabilité au régime, une stabilité qui devient une auto validation du régime.

Pourquoi ne nous dit-on jamais que d’autres modes de scrutin pourrait être envisageable en France ?

Peut-être, par exemple, ignorez-vous tout du jugement majoritaire, un mode de scrutin qui semble plus respectueux de l’expression du choix démocratique car il évite la qualification des candidats populaires mais fortement rejetés par une partie non négligeable du corps électoral.

Amertume ?

Les plus perspicaces d’entre vous feront valoir que si j’écris ce billet, c’est probablement motivé par l’absence du candidat vers lequel allait ma préférence. Bien sûr, si mon choix s’était porté sur Macron ou Le Pen dès le premier tour, je n’aurais pas envers les résultats la distance critique ici formulée. Je nourrirais sans doute une forme plus apaisée d’amertume. Il me faut confesser que j’eus été moins enclin à expliquer par des mécanismes irrationnels la qualification de mon candidat car j’identifie sans mal les raisons logiques et rationnelles de mon choix ; et il en va certainement de même des lecteurs macronistes ou lepenistes. Ce billet leur déplaira certainement.

Mais ce biais qui est le mien n’indique pas que j’aie moins raison que ceux dont le biais serait autre, et le constat de l’immense déception partagée par ceux qui rejettent les candidats qualifiés au second tour (et par une partie au moins des électeurs de Macron) dit assez qu’il faut se poser sérieusement la question du respect de l’expression démocratique, et de son hold up, le cas échéant, par des structures qui ne durent peut-être que parce qu’elles sont construites pour durer et que telle est leur principale qualité, mais aussi leur plus redoutable défaut.

 

Ce texte est une réponse au « manifeste agnostique » de Ron Rosenbaum (2010) dont Slate.fr a dernièrement publié une traduction. J’ai demandé à Slate par mail et par twitter s’ils étaient intéressés par la parution d’un texte de ma part, sans obtenir de réponse.

 

L’agnosticisme de Rosenbaum : un atroce méli-mélo.

Le texte de Ron Rosenbaum enfile les vitupérations contre les « arrogants pamphlets du nouvel athéisme » (anglosaxon)  et peut se résumer à un immense homme de paille. Rosenbaum invente une posture athée, simule une posture théiste et se bat contre les ombres des penseurs qu’il n’a pas compris, ou qu’il feint de ne pas comprendre.

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        « Les agnostiques estiment en effet que l’athéisme n’est qu’un théisme de plus: une doctrine qui fait tout autant appel à la foi que la plus orthodoxe des religions.»

L’auteur commet la faute de croire qu’il existerait un groupe nommé « les athées » qui suivrait une doctrine permettant à un autre groupe, nommé  « les agnostiques » de les juger. Manque de chance il n’existe pas –il ne peut pas exister–  de doctrine de l’athéisme, et ceux des non-croyants qui adoptent une doctrine rationaliste sont généralement… agnostiques en plus d’être athées. C’est d’ailleurs le cas de votre serviteur qui est fort gêné que son agnosticisme soit si vulgairement préempté par Monsieur Rosenbaum.

Pour une définition a minima, large, robuste et compréhensible de l’athéisme, je vous renvoie vers la Pastille de Vled « L’athéisme et le langage » ci-dessous, où vers l’article « Quelques mots sur l’incroyance » dans lesquels est expliquée une distinction majeure entre athéisme et agnosticisme :

« Là où l’athée et le théiste/déiste ont un jugement ontologique, c’est à dire un avis sur l’existence de Dieu, l’agnostique se place sur le terrain de l’épistémologie, c’est-à-dire de la connaissance, et il juge que l’existence de Dieu est une proposition au statut indécidable, inconnaissable. »

Pour reformuler cette nuance avec des mots simples : le théisme / athéisme décrit ce que je crois (ou ne crois pas), l’agnosticisme / ‘gnosticisme’ décrit ce que je sais (ou ne sais pas).

« Une foi athéiste ? »

Convenons avec M Rosenbaum qu’il existe des individus dogmatiques, sectaires, extrémistes dans leur athéisme. Je n’en connais pas personnellement, alors qu’il m’est souvent arrivé d’échanger avec des théistes imperméables au doute et glorieusement dogmatiques, mais ne doutons pas qu’il puisse en exister. Cependant,  il se trouve que les athées ne sont pas un groupe de gens rassemblés autour d’une idée. Leur point commun c’est l’absence d’une croyance, d’une option ontologique sur une entité nommée « Dieu ». En systématique (la science de la classification des êtres vivants) on sait qu’il est dangereux de créer des catégories basées sur l’absence d’un caractère, car la catégorie a toutes les chances de n’être pas robuste. Monsieur Rosenbaum commet cette regrettable erreur tout au long de cet article. C’est déjà dire qu’il ne peut qu’échouer à défendre l’agnosticisme contre un « athéisme » qui ne ressemble à rien de ce qu’on trouve dans le monde réel.

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        « Les convictions des athées sont puériles et naïves; ils ont foi en un principe jamais prouvé jusqu’ici–la certitude qu’ils peuvent ou pourront un jour expliquer pourquoi et comment l’univers a été créé. »

Ce mépris mal-à-propos vient d’un manque de compréhension de l’auteur envers les prédicats du matérialisme. Pour produire de la connaissance objective (ou au moins transsubjective) sur le monde, on utilise la méthode scientifique, et cette méthode a besoin de deux choses : que le monde existe et qu’il soit compréhensible. Mais si jamais ces prédicats étaient faux, cela ne signifierait pas seulement la ruine du matérialisme (auquel s’associe généralement l’athéisme, sans que ce soit une règle absolue). Non, c’est carrément toute la production de connaissance qui deviendrait in fine impossible, et dès lors Monsieur Rosenbaum pourrait raconter tout ce qu’il veut et avoir raison et tort en même temps, ce qui ne ferait pas beaucoup avancer les choses.

Je reprends : on ne peut pas prouver qu’on saura un jour comment fonctionne l’univers, et d’où il vient. Mais on est obligé de partir du principe que c’est possible de le savoir, sinon ça ne sert à rien de chercher à comprendre, à connaître, à expliquer, et on ferait mieux d’arrêter de s’embêter à financer la science pour rien. S’il y a quelque chose de naïf ou de puéril c’est la manière dont l’auteur prend les gens pour des oies sauvages, car si le principe de la connaissabilité de l’univers est faux, ce n’est certainement pas Ron Rosenbaum qui en fera la démonstration de par le principe même que si l’univers est inconnaissable, personne n’en saura jamais rien !

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Quand l’univers vous dit : arrête !

« La plupart d’entre eux [les athées] semblent oublier un point essentiel: le fait qu’une chose puisse naître à partir de rien est une impossibilité logique et philosophique potentielle.»

L’auteur de l’article donne son avis personnel sur l’impossibilité pour l’univers d’apparaître à partir de rien. On appelle cela l’argument par l’incrédulité personnelle, et c’est un sophisme. Que Monsieur Rosenbaum ou moi-même ne puissions nous figurer comment une chose est possible ne la rend pas impossible. Les agnostiques sont d’ordinaire assez humbles pour s’en aviser. Mais l’humilité pourtant vantée dans cet article ne semble pas être le fort de l’auteur, qui se permet d’écrire : « L’agnosticisme n’est pas fait pour les simples d’esprit; il est moins facile d’accès que l’athéisme ou le théisme.»

Quand Ron Rosenbaum écrit « je ne veux pas que la science se transforme en nouvelle religion et ce tant qu’elle ne nous démontrera pas qu’elle détient toutes les réponses, ce qui n’est pas (et ne sera sans doute jamais) le cas. », on se demande ce qu’il pense dire de nouveau que n’ont pas déjà dit sur tous les tons les « nouveaux-athées » Dawkins, Hitchens, Dennett, Harris… lesquels n’ont jamais professé de certitude absolue sur l’existence de Dieu. On se demande à quel athée du dimanche il croit devoir s’opposer, car ce n’est certainement pas dans la littérature du « nouvel athéisme » qu’il a trouvé le dogmatisme auquel il s’attaque.

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L’agnosticisme implique la prudence

Toujours avec le même mépris teinté d’une latiniste pédanterie, il érige en « pont aux ânes » (pons asinorum) la question du « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » en décrétant implicitement et fort dogmatiquement qu’il n’y aura jamais de réponse (ce qui est possible) mais que les athées sont totalement certains du contraire (ce qui est certainement faux pour beaucoup d‘entre eux). Monsieur Rosenbaum est trop imprudent.

« Je mets d’ailleurs au défi les athées –débutants ou confirmés– de m’envoyer leurs réponses à la question: «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?» J’ai hâte d’entendre leurs innombrables dérobades. »

À monsieur Rosenbaum, qui lance si gentiment ce défi, je propose la lecture d’un article que j’avais écrit sur la question et où j’avais osé proposer une réponse qui s’apparente à un mu. Mais je me permets d’ajouter que savoir répondre à cette question n’incombe à personne pour justifier son athéisme. Dire le contraire, c’est commettre le sophisme de l’appel à l’ignorance qui proclame avec impudence que du simple fait de l’incapacité d’autrui à répondre à une énigme, sa réponse personnelle s’en trouve validée.

Il semble que M Rosenbaum ne soit pas tout à fait fidèle à la définition de Huxley qu’il rappelle pourtant lui-même : « un homme ne devrait pas se dire certain de l’authenticité objective de quelque proposition que ce soit s’il n’est pas capable de fournir une preuve justifiant logiquement cette certitude. » Je me permets donc de douter de l’agnosticisme de l’auteur d’un article clairement rédigé comme un pamphlet anti-athéisme qui s’autorise à décréter sur la seule base de ses préjugés ce que croit et pense autrui.

Scarecrow strawman made to guard the fields

Une ‘vraie’ définition ?

Le « véritable » agnosticisme si je peux avoir l’outrecuidance d’en proposer les contours, est un scepticisme éclairé par la raison, une posture de prudence et d’humilité face aux questions sans réponse. L’apologie du « je ne sais pas », belle chose s’il en est, n’a pas besoin d’être promue par la fondation Templeton, à laquelle M Rosenbaum est affilié, fondation d’obédience religieuse fondamentaliste qui œuvre au « rapprochement » entre science et religion au travers d’un soutien à l’Intelligent Design et d’un entrisme du spiritualisme dans le discours scientifique.

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Il est important de ne pas caricaturer autrui si on veut avoir une chance de le comprendre et d’avoir avec lui un dialogue qui permette la manifestation de la vérité, ou du moins d’une meilleure approximation du réel. Je laisse le mot de la fin à Ron Rosenbaum :

« Le monde a assez souffert des simplifications excessives. »

C’est la question que se posent certains récentistes.

Où plus exactement ; ils ont la réponse, et c’est non. Encore qu’il existe plusieurs formes de récentisme, comme nous l’expliquons brièvement dans cet article.

Cette conférence donnée à Monbatbzon en juillet 2016, en plein air et en plein soleil, a été possible grâce à l’invitation de Ben de la chaîne Nota Bene. L’année précédente, Mendax y avait parlé de l’histoire du scepticisme.

Article invité.

Introduction, contextualisation, objet

            Dawkins dans The God Delusion traite de Dieu comme une hypothèse explicative relative à l’existence de l’univers et arrive à la conclusion que cette hypothèse n’est pas scientifiquement ou même rationnellement valable. On peut être surpris de la forme que prend cette critique : il nous semble que peu de croyants traitent de Dieu comme d’une hypothèse scientifique mais demeurent au contraire dans une forme de relativisme de la croyance. Pour autant, depuis quelques années, il y a bien une recrudescence des tentatives de démontrer l’existence de Dieu ou de faire de Dieu une hypothèse explicative plausible, notamment aux Etats-Unis. Je ne parlerai pas ici spécialement de la théorie de l‘Intelligent Design défendue Outre-Atlantique, bien que cela soit également visé[1], mais de toute tentative de faire de Dieu l’objet ou la conclusion d’un discours scientifique.

Pour illustrer cette position il me paraît intéressant de ne pas s’attaquer à un homme de paille mais de partir d’une argumentation un peu subtile, comme on peut la trouver dans le livre de Swinburne datant de 1996. Je vais essayer de montrer ainsi que si les arguments de Swinburne sont intéressants et ont une certaine pertinence épistémologique ils ne sont absolument pas probants et sortent de ce fait du cadre scientifique. Pour se faire il nous faut déjà exposer sa position.

Swinburne & god

La mission divine de Richard Swinburne : démontrer la nécessité scientifique de Dieu

1. La position de Swinburne et ses arguments pour défendre la scientificité de l’hypothèse divine[2].

Deux mots sur le philosophe britannique, ce n’est pas un théologien mais un philosophe intéressé tout d’abord à l’épistémologie, même si Dieu est un objet central dans ses écrits avec en 1984 The existence of God et en 1996 Is there a god ?, qui cherche à soutenir la pertinence de l’hypothèse Dieu à la manière des hypothèses scientifiques. Nous pouvons déjà saluer à ce niveau l’effort du britannique et la cohérence intellectuelle qu’il propose.

L’idée centrale est que l’existence de l’univers comme un Tout ( entendons par là l’ensemble de ce qui existe) ne diffère pas de n’importe quel autre phénomène physique qui demande une explication. Si cette idée est discutable en soi – et on pourrait développer quelques arguments kantiens notamment contre celle-ci- admettons la d’emblée pour la simplicité de notre propos. En effet nous nous trouvons face à un phénomène à expliquer et pour cela nous formulons des hypothèses.

Cela nous mène à une question primordiale : qu’est ce qui définit une hypothèse scientifique ? Pour Swinburne il y a 4 critères :

1/ Elle permet d’expliquer les faits observés – ce qu’on pourra appeler sa vertu heuristique. Une hypothèse qui n’explique rien n’a pas lieu d’être et est au mieux une tautologie ( on expliquera par exemple la tendance à dormir après avoir pris de l’opium du fait d’une « vertu dormitive » de l’opium, ce qui est un cas d’explication circulaire).

2/ Elle s’accorde avec nos autres connaissances – il faut qu’elle soit cohérente avec le reste de notre savoir scientifique. Par exemple on peut concevoir une hypothèse qui obéit à 1/ et pas à 2/ si on expliquait le mouvement des astres avec une physique ptolémaïque qui n’est plus en accord avec ce que l’on sait par ailleurs en astronomie.

3/ Elle est simple, c’est à dire qu’elle ne fait pas intervenir une multitude d’entités explicatives diverses. Nous reviendrons sur ce critère qui est largement problématique.

4/ Elle ne possède pas de concurrente qui satisfait 1/ 2/ et 3/ de manière égale ou supérieure.

dieu et la science

Ces critères posés de manière argumentée on peut alors comparer deux hypothèses, le naturalisme scientifique (disons l’hypothèse Hs) qui considère que l’univers s’explique de lui-même par une quantité de matière et d’énergie et des lois qui le régissent. L’hypothèse a un inconvénient pour l’auteur : elle laisse inexpliquée sa propre complexité (on ne répond jamais finalement à la question « pourquoi » qui peut revenir à chaque réponse qu’on donne et qui prend sa forme la plus radicale sous sa forme leibnizienne du « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ») ; et le théisme (disons hypothèse Ht), qui explique l’univers par l’existence d’un être immatériel tout-puissant, qui a créé l’univers tel qu’on le trouve. Cette hypothèse possède elle aussi un inconvénient de poids : elle fait appel à une entité non testable.

On peut alors comparer les deux hypothèses au crible de ces quatre critères.

1/ Le premier critère n’est pas déterminant : les deux hypothèses Hs et Ht expliquent tout aussi bien l’existence de l’univers à un moment T. Hs en partant de T-1, c’est-à-dire d’un moment antérieur de l’univers, en appliquant les lois de la nature, l’hypothèse théiste rendant compte de l’ensemble des donnés également a posteriori. En effet considérer que les phénomènes physiques observés sont causés par Dieu n’empêche pas que les lois de la nature s’appliquent. A posteriori on peut par ailleurs remarquer un ordre et une nécessité dans les phénomènes physiques, les rendant nécessairement causés par un être supérieur.

2/ Hs s’accorde par définition avec nos connaissances puisqu’elle est la somme de nos connaissances scientifiques relatives à l’univers. Ht s’accorde également en ce qu’elle n’a rien de logiquement impossible et ne s’oppose pas aux théories scientifiques en elles-mêmes ( bien qu’elle puisse s’opposer au matérialisme ou au scientisme comme philosophies). Swinburne considère ici que les deux théories sont à peu près à égalité[3].

3/ Pour Swinburne, voilà le point décisif : Ht est beaucoup plus simple que Hs. Ht fait en effet appel à une seule entité explicative alors que Hs en comprend une multitude ( lois, constantes, particules) qui la rende infiniment plus complexe et moins séduisante qu’une cause unique, dépourvue de toute détermination quantitative arbitraire. Hs fait toujours intervenir pour Swinburne de nouvelles questions : pourquoi ces lois et pas d’autres ? Pourquoi cette quantité de matière ? Pourquoi ce rapport entre les constantes ? Il fait ainsi jouer la question de la contingence métaphysique : on pourrait fort bien imaginer, comme le fait Quentin Meillassoux[4] un monde régit par d’autres lois de façon pleinement cohérente, ce dont la science fiction nous donne de nombreux exemples[5]. La théorie Hs souffre ainsi d’une régressivité à l’infini qui ne répond pas à notre besoin explicatif aussi bien que Ht qui nous présente une entité première incausée qui est l’origine première. Ht réduit beaucoup plus le champ de l’inexplicable que Hs et semble par ailleurs réduire également notre sentiment d’absurdité face au monde.

4/ Ht se trouve expliquer ainsi tout aussi bien et plus simplement les phénomènes que Hs ( qui fait « comme si » l’univers obéissait à un ordre réfléchi sans prendre en compte le fait que cet univers pourrait l’être).

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2. Réponse à une objection courante

 On pourrait ici se dire de façon légitime que cette démonstration est bien belle mais qu’elle ne prend absolument pas en compte un élément central : une hypothèse scientifique est testable empiriquement, ce qui n’est absolument pas le cas de Ht. Avec une telle hypothèse on ne peut rien prédire, rien tirer de plus qu’avec l’hypothèse Hs : pourquoi appliquer le rasoir d’Occam sur les entités scientifiques – qui sont utilisées dans Ht de toutes façons également – et pas sur l’entité infalsifiable qu’est Dieu ?

Frédéric Guillaud répond à cette objection de manière à notre avis bancale :

« On peut répondre à cette objection qu’il n’est pas nécessaire qu’une hypothèse soit soumise à confirmation par des expériences futures pour qu’elle soit acceptée rationnellement. Il existe des sciences du passé, comme la géologie, la paléontologie, l’archéologie, dont la valeur des hypothèses consiste à rendre compte de la manière la plus élégante et convaincante possible de données qui ne changeront plus jamais. » [6]

 

Pour lui ce qui fait une pseudo science n’est pas le caractère post-factum, explicatif a posteriori, mais le caractère ad hoc, c’est-à-dire l’ajout d’hypothèses à une première hypothèse explicative, visant à conserver la valeur de vérité de la première – ce qui s’est fait dans le système ptolémaïque notamment avec les épicycles et les hémicycles. La réponse n’est pas totalement absurde mais ne prend pas en compte une réalité de la recherche dans les disciplines citées. Si l’on prend le cas de l’archéologie il est évident que la discipline traite de fossiles et d’éléments qui sont anciens et qui sont par là déjà passés. Mais cela ne veut pas dire que pour nous qui élaborons les théories les « données ne changeront plus jamais », et cela pour la bonne et simple raison que nous ne sommes pas actuellement en connaissance de toutes ces données et que l’on peut toujours en découvrir qui viendront en droit réfuter nos théories. Prenons deux exemples simples. Je fais de l’histoire et je propose une théorie sur l’extinction d’une civilisation grecque un millénaire avant notre ère, je suppose que ladite civilisation s’est éteinte à cause d’une éruption volcanique à une date précise, disons -980 avjc. Les faits sont passés, la civilisation en question s’est éteinte. Pour autant pour que ma théorie soit vraie- gardons ce terme encombrant faute de mieux ici- il ne faut pas juste rendre compte simplement des phénomènes mais aussi que ma théorie ne soit pas contredite par des faits qui peuvent être de plusieurs ordres : a/ on peut faire des études géologiques m’indiquant qu’il n’y a pas pu y avoir d’activité volcanique au moment ou au lieu ou cette civilisation a vécu, auquel cas ma théorie est réfutée si les études géologiques sont fiables. b/ on peut trouver des traces archéologiques de cette civilisation après la date que j’ai indiqué, ce qui signifie que celle ci a perduré après ce que j’ai avancé c/ un ensemble de textes peuvent faire état de cette civilisation et d’autres causes de sa disparition qui rentrent en contradiction avec les miennes, j’ai très bien pu m’arranger du mieux que j’ai pu avec les sources à disposition en en ignorant certaines ou pire en les passant sous silence. De la même façon si je suis théoricien de l’évolution les faits évolutifs sont passés mais ma théorie peut toujours se voir réfutée empiriquement si on découvre un fossile de lapin datant du jurassique (et il reste bien des fossiles que nous ne connaissons pas !).

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Les faits sont certes passés mais ne sont absolument pas tous en notre disposition et peuvent toujours venir en droit contredire notre théorie. C’est même ce qui fait de notre théorie une théorie scientifique : elle est testable et empiriquement, techniquement et logiquement réfutable. Cela fonctionne tout aussi bien pour la physique que pour les théories archéologiques, la paléontologie ou la géologie (disciplines auxquelles on peut même ajouter, du moins théoriquement, les sciences dites sociales). Se réfugier derrière ces disciplines en réduisant leur statut épistémologique à une simple explication post-factum élégante est un stratagème argumentatif pour le moins étrange pour défendre une hypothèse supposée aussi évidente que celle de Dieu. On arriverait selon ces critères,explication, simplicité, cohérence, à une position étrangement relativiste proche de celles soutenues lors du linguistic turn dans les années 80, selon lequel tout est avant tout une question de langage et une façon de lier différents éléments ensemble de façon élégante. Si l’hypothèse veut par ailleurs concurrencer une hypothèse de cosmologie il faut au moins la placer au même niveau d’exigence épistémologique, sous peine de la voir réduite à un niveau de validité inférieur[7]. On remarque par ailleurs que les deux hypothèses, Hs et Ht ne parlent pas réellement de la même chose ; alors que Ht a besoin de Hs pour expliquer le fonctionnement de l’univers ce n’est absolument pas réciproque : Ht n’est utile que pour fournir une explication relative à l’existence de l’univers lui-même. En réalité les deux hypothèses ne sont pas strictement concurrentes, ne portant pas sur les mêmes objets.

3/ Plusieurs erreurs sur la présentation de ce qu’est une hypothèse scientifique

La fausseté de la démonstration que nous avons présentée nous semble due non pas à la façon dont est menée la comparaison mais plutôt à la façon dont une hypothèse scientifique est décrite. Les 4 critères de Swinburne sont ainsi au mieux insuffisants au pire volontairement lacunaires pour permettre la conclusion qui est énoncée par la suite, à savoir la supériorité de Ht sur Hs.

Le critère 1/ nous semble correct tout aussi bien que le critère 2/ : une hypothèse se doit d’expliquer les phénomènes et d’être en accord avec les connaissances scientifiques déjà présentes ( sauf contexte particulier de révolution scientifique). Si je dis par exemple que la maladie est le fruit de la sorcellerie et que je développe un attirail conceptuel me permettant d’expliquer les phénomènes je réponds bien à 1/ sans pour autant répondre à 2/ car la sorcellerie se trouve en désaccord complet avec tout un pan du discours scientifique établi en faisant intervenir des forces occultes. Le critère 3/ est largement discutable. Certes le critère de simplicité est souvent choyé par les scientifiques toutes choses égales par ailleurs, mais ce n’est pas en lui-même un critère de scientificité, uniquement un critère esthétique qui est décisif dans la situation ou nous avons deux hypothèses ou deux explications également valides et testables ( je vais revenir sur ce point). Le critère 4/ nous paraît bon également, il s’agit du critère de choix inter-théorique : entre plusieurs théories on choisit celle qui explique le mieux les phénomènes à notre disposition, l’histoire des sciences est pleine d’exemple de ce type[8].

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L’erreur est-elle uniquement due au critère 3/ qui est inexact ? Non. La fausseté de la présentation est due à un oubli majeur que nous avons annoncé dès notre présentation de la démonstration de Swinburne. Cet oubli majeur nous l’avons déjà souligné : une hypothèse scientifique doit être testable et réfutable, au moins logiquement ou indirectement. Nous avons essayé de l’établir dans notre passage précédent et on peut se référer à l’épistémologue Karl Popper sur ce point, qui, notamment dans La Logique de la Découverte scientifique, a énoncé son critère de réfutabilité comme réquisit minimal pour un énoncé scientifique[9] . Pour cet auteur c’est d’ailleurs par conjectures et réfutations qu’avance la science et non par des explications absolues non testables et réfutables[10]. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de faire de l’induction à partir de l’expérience et de ne considérer comme vrai que ce qu’on peut observer directement (plusieurs pans de la recherche scientifique seraient touchés par cela), mais de soumettre nos hypothèses à une testabilité empirique. Autrement dit l’expérience n’est pas là pour nous donner les entités mais pour trier celles qui sont scientifiquement testables ou pas. Les entités scientifiques non observables ont des effets indirects qui sont eux testables par exemple. Nous avions en effet énoncé qu’un des défaut de Ht était le fait qu’on devait admettre l’existence d’une entité hors de toute expérience possible par définition, Dieu étant immatériel et hors de l’univers qui est l’objet de la recherche des scientifiques. Cela pose deux problèmes majeurs : 1/ Dieu ne peut pas être un objet scientifique puisqu’il sort du cadre de ce que la science peut étudier en étant hors de l’univers 2/ Dieu est, corollairement, une hypothèse non testable, à jamais irréfutable – puisque n’importe quelle découverte ou théorie peut toujours après coup, se retrouver remise en cohérence avec son existence puisque par définition il cause tout ce qui se produit. Logiquement il n’y a aucun énoncé qui permet de réfuter l’hypothèse Ht, si ce n’est une contradiction interne. Si certains considèrent que cela suffit il leur faut conséquemment accepter l’existence de tout objet non contradictoire logiquement. Si on applique ainsi le principe de parcimonie ce ne sont pas les entités scientifiques – y compris non directement testables comme les bosons, les quarks etc. qui ont des incidences indirectes testables et expérimentables, et qu’on ne peut pas alors mettre sur le même plan ontologique que Dieu- qui doivent être rayées mais plutôt l’entité divine qui n’apporte rien si ce n’est une réponse à un « pourquoi » absolu de toutes façons hors du champ des réponses scientifiques par essence puisque celles-ci ne peuvent sortir de l’univers pour l’expliquer.

Voir l'hypothèse sous tous les angles

Voir l’hypothèse sous tous les angles

Conclusion

On a donc pu montrer que la démonstration de Swinburne se fonde sur une définition lacunaire de ce qu’est une hypothèse scientifique, entraînant une démonstration faussée. En effet réduire l’hypothèse scientifique à une simple explication cohérente n’est pas possible. De plus Dieu de par son essence même – qu’il existe ou non par ailleurs- demeure hors du champ de la scientificité du fait de sa transcendance supposée. Vouloir en faire un objet scientifique ou la conséquence d’une théorie scientifique nous semble absolument contradictoire avec son statut d’être transcendant. En revanche il nous semble que l’on puisse tirer deux enseignements positifs de cette discussion :

1/ prendre garde aux explications « trop » satisfaisantes visant à répondre à un pourquoi absolu, du type « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », qui visent toujours à introduire un terme premier non testable, en l’occurrence Dieu. La force de la démarche rationnelle-empirique de la science tient précisément dans les limites qu’elle se fixe quant au statut ontologique des questions qu’elle pose.

2/ Le concept de Dieu n’est pas pertinent dans un cadre scientifique et semble devoir être éliminé en vertu du principe de parcimonie ( autrement dit le rasoir d’Occam ) en tant qu’entité n’apportant aucun pouvoir explicatif réel mais seulement une consolation psychologique liée à l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons relativement à l’existence de l’univers[11].

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______________________________

[1]On en trouve par ailleurs une très bonne critique et analyse sur http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosevol/decouv/articles/chap1/lecointre5.html

[2]Je m’aide sur ce point de la présentation efficace que propose Frédéric Guillaud dans Dieu existe, arguments philosophiques, Editions du Cerf, 2013, p.203. Je conseille à tous ceux intéressés par la question de lire cet ouvrage intéressant, et j’y reviendrai très certainement dans un prochain billet moi-même. Sa position est radicalement symétrique à celle de Dawkins relativement à l’auteur de ce billet : je suis en accord avec l’athéisme de Dawkins mais en désaccord profond avec ses arguments que je trouve grossiers, au contraire les arguments de F.Guillaud sont bien plus subtils et pertinents mais je suis en total désaccord avec sa conclusion. Ne voyez pas là un manque de cohérence dans ma démarche ( des arguments valides nécessitent une conclusion valide, si les principes le sont aussi) : je ne suis d’accord avec quasiment aucun des arguments de l’auteur, que ce soit contre le kantisme ou pour prouver l’existence de Dieu, mais je reconnais volontiers la subtilité des arguments – parfois très vrais par ailleurs – et l’effort réel de produire une pensée rigoureuse sur un sujet délaissé par la plupart des philosophes dernièrement.

[3]Frédéric Guillaud également, en considérant que nous savons déjà que le scientisme est faux, ce qui est l’objet d’une réfutation au début de l’ouvrage. Disons par ailleurs que Ht est logiquement compatible avec nos connaissances scientifiques en ce qu’elle n’est pas contradictoire.

[4]Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, 2006.

[5]Quentin Meillassoux a d’ailleurs fait une conférence sur ce sujet des mondes fictionnels : https://www.youtube.com/watch?v=1mlWLwIVwzE

[6]Frédéric Guillaud, Ibid. p.205.

[7]Notons ici que si l’on critique l’argument donné par Frédéric Guillaud pour défendre Swinburne il ne s’agit pas de réfuter la position du premier qui est par ailleurs lui-même critique vis à vis du second par la suite.

[8]On peut se rapporter utilement à deux sommes sur ce point : La science et l’hypothèse de Poincarré, qui énonce ce critère de choix inter-théorique au vu de ce qui est expliqué par les théories, mais aussi Du monde clos à l’univers infini de Alexandre Koyré, qui traite particulièrement des avancées scientifiques du XVIème et XVIIème siècle en astronomie et notamment du passage de Ptolémée à Newton.

[9]On peut discuter plus en détail des implications de ce critère d’un point de vue théorique : est-il une condition suffisante ou uniquement nécessaire ? Est-il applicable comme un critère tranchant et aiguisé (sharp and decisive comme dirait Popper) ? Pour plus de détails on peut se référer à ma présentation du critère dans https://www.academia.edu/11464097/Le_critere_de_demarcation_popperien_et_les_sciences_humaines; notamment le I, 2, centré sur la discussion du critère de réfutabilité. Mais considérons que ce critère est au moins une condition minimale pour la scientificité d’un énoncé.

[10]Nous pouvons sur ce point consacrer un autre billet si les explications fournies ici sont insuffisantes.

[11]Pour autant on ne peut conclure logiquement à son inexistence, en ce qu’il est impossible d’établir une réfutation de ce que Popper appelle dans Conjectures et Réfutations un « énoncé existentiel » c’est-à-dire un énoncé affirmant l’existence d’un objet absolument. Si je dis « il existe un singe-canard-spaghetti » il est impossible de réfuter empiriquement cette proposition de fait de son statut absolu : ce singe-canard-spaghetti est hors de toute expérience possible en ce que 1/ aucune délimitation spatio-temporelle n’est donnée qui pourrait préciser l’énoncé. 2/ Ce singe-canard-spaghetti peut, en plus de se trouver n’importe ou dans l’univers, être un être immatériel hors de l’univers ou tout ce qu’on voudra bien imaginer. L’exemple choisi est volontairement absurde – il y a peut-être une contradiction logique à penser un tel être – mais montre bien le problème de ce type d’énoncé. L’argument psychologique que nous esquissons in extremis se trouve déjà chez Schopenhauer, Nietzsche ou encore Marx, mais il ne saurait valoir réfutation logique. Un énoncé ne peut être réfuté par sa seule provenance : si je dis « Il va neiger demain, je ne pourrai pas aller à l’école » et que cet énoncé est motivé par ma paresse cela ne signifie pas par ailleurs qu’il sera faux. Il peut réellement neiger demain, ce qui m’empêchera d’aller à l’école. Déduire la fausseté d’un énoncé par sa provenance est un sophisme qu’on a pu nommer « sophisme généalogique ».

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Notre bon Acermendax, tout zététicien qu’il est, commet parfois des approximations qui nuisent à la compréhension. On en aura pour preuve cette vidéo de présentation de la Tronche en Biais à l’ADFI, où il explique qu’Internet est un lieu de radicalisation, que donc Internet est un problème et que donc il faudrait trouver une solution dans Internet et qu’Internet alimenterait le discours conspirationniste. On ne peut pas lui en vouloir pour ça. En effet, le monde politique, à travers les médias et leurs discours, s’échine à faire croire qu’Internet serait la cause de tous les problèmes du monde du 21e siècle, particulièrement quand on parle de radicalisation, mais également du partage illégal de matériaux soumis aux droits d’auteur… mais c’est un autre débat. Cependant cette formulation est lourde de sens et contribue à cacher beaucoup de choses qui pourraient devenir problématique.

De quoi parle-t-on?

Acermendax, dans la vidéo de présentation, évoquait les problèmes liés aux biais de confirmation des internautes, qui ont une forte tendance à ne se documenter que sur des sites qui se référencent les uns les autres, deviennent in fine des cibles des dérives sectaires. Parmi ces dérives, nous trouveront des problèmes liés à la radicalisation, notamment religieuse. Cette dernière a beaucoup fait parler d’elle durant l’année 2015 et est toujours un sujet très en vogue parmi la classe politique française. Internet est régulièrement pointé du doigt comme le responsable d’une forte proportion de la radicalisation. La mode fut un temps à l’utilisation d’un nombre effrayant et sorti de son contexte : 90% des jeunes radicalisés l’auraient été sur Internet selon le rapport du Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam (CPDSI).

Rachida Dati et le chiffre de la peur.

Quelle est la valeur de ce chiffre ? Que dit vraiment ce rapport ?

La CPDSI est une association loi 1901 créée en avril 2014. Le rapport de novembre 2014 avait pour objectif de donner des éléments de compréhension sur le processus de radicalisation ; il a été publié après une étude de 6 mois. Cette étude a été effectuée auprès des 160 premières familles qui ont détecté un changement chez leur enfant et ont contacté le centre de prévention. De l’aveu du rapport, celui-ci n’est pas nécessairement représentatif.

Le rapport parle bien d’une forte activité sur Internet comme d’un outil de communication virtuelle. On y parle de vidéos, de discussions, de réseautage mais également de toutes les techniques de manipulation connues. Rien qui n’existait avant Internet, donc. Il s’agit des mêmes techniques d’embrigadement que l’ont retrouve dans tous les mouvements radicaux.

Dans le rapport, on décrit le processus de dépersonnalisation des jeunes, on y parle de théorie du complot, de sociétés secrètes, de manipulations et de détournement de texte religieux ou d’imagerie tirée de la pop-culture. Dans tout cela, Internet n’est que le support, le moyen par lequel des personnes entrent en relation et se partageant des informations et du contenu. Tout cela aurait pu se passer dans la rue, entre personnes physiques.

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Pourquoi s’en prendre à Internet ?

Comme pour les jeux vidéo, il s’agit probablement de désigner un coupable. En effet, quand un outil semble dangereux dans son utilisation, il semble plus facile de le retirer, le changer ou l’encadrer, quitte à ce que ces mesures ôtent l’utilité de l’outil incriminé. Il semble que former les personnes à l’utiliser soit trop compliqué, à croire qu’elles sont trop bêtes pour ça.

Dans son intervention sur BFMTV (voir vidéo ci-dessus), Rachida Dati parle de la responsabilité pénale de « géants de l’Internet », comme s’ils y pouvaient quelque chose, afin que ceux-ci ne puissent plus se cacher derrière l’excuse qu’Internet ne serait qu’un tuyau. Seulement, tous géants et industriels qu’ils soient, ils ont raison sur ce point : Internet est un ensemble de gros tuyaux. C’est un contenant, un récipient, un moyen par lequel un contenu est rendu accessible.

Internet est un ensemble de réseaux indépendants. Chacun de ces réseaux a un propriétaire où celui-ci fait ce qu’il veut. C’est un ensemble de chemins, plus ou moins gros à l’image du réseau routier avec petites routes communales et grosses autoroutes deux fois cinq voies gérées par des sociétés privées. Et comme pour le réseau routier, on n’y fait qu’une seule chose : transporter. Dans un cas, on transporte des biens ou des personnes, dans l’autre des signaux électriques. Cela signifie que dénoncer le rôle d’Internet dans la radicalisation est aussi absurde que de dénoncer le réseau routier pour le trafic de drogue. Oui, les criminels utilisent le réseau, cela ne fait pas du réseau une chose dangereuse.

Les différentes mesures qui ont été proposées pour réguler Internet sont inefficaces et ont l’inconvénient d’avoir des effets secondaires néfastes.

Ces techniques ont un impact très fort sur la vie privée. En effet, elles permettent, pour qui aurait accès aux informations recueillies, de recouper un ensemble de données personnelles sur les internautes sans aucun rapport avec l’objectif visé, telles que leurs habitudes de navigation et de vie, les produits de consommation qui les intéressent, leurs penchants culturels (entre autres…), leur contacts… Une fois regroupées dans une grosse base de données, ces informations peuvent être exploitées à des fins problématiques : profilage, surveillance de masse, censure illégitime [note: en marge de la censure « légale », qui pose déjà un certain nombre de problème qui pourront faire l’objet d’un autre article], chantage, extorsion… Tout y passe. Le propriétaire de cette base de données devient par là même extrêmement puissant. Et ce propriétaire peut être un gouvernement… Ou une société privée à qui le dit gouvernement a décidé de déléguer la tâche.

Internet

L’argument le plus utilisé pour les justifier est que si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à cacher. Au premier abord,cela semble logique et justifié, mais pouvons-nous vraiment considérer cet argument comme valide ? C’est à vous de voir. Considéreriez vous normal qu’une personne puisse entrer chez vous, sans vous demander votre accord et sans vous en notifier au préalable, fouille dans vos affaires pour en faire une copie, voire les prenne avec elle, note tout dans un dossier sur lequel vous n’auriez aucun contrôle, le tout sans aucune validation judiciaire et sans motif avéré autre que celui que vous êtes peut-être un terroriste même si aucun indice ne le laisse présager ?

Quel rapport avec le gouvernement ? Que ferait, à votre avis, un gouvernement qui souhaiterait réduire au silence une certaine tranche de la population et qui aurait à sa disposition un catalogue de données sur l’ensemble de la population française prêt à être exploité ? Gardons-nous de considérer nos libertés comme acquises. Ce sont des droits accordés par la loi et la loi est modifiable. Ce que vous faites aujourd’hui dans la légalité pourra devenir répréhensible dans les années à venir. Parmi les dérives d’ores et déjà avérées, on trouvera plusieurs cas de censure dictatoriale au niveau d’un pays entier dans l’objectif d’isoler la population et d’accroître le pouvoir politique et policier. On peut citer aussi des cas d’espionnage et de ciblage international.

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En plus des coûts importants qu’implique une surveillance de l’Internet, les techniques utilisées sont contraignantes, assez facilement contournables et n’ont donc qu’une efficacité très limitée… sur un médium qui n’a finalement peut-être pas un rôle si important que cela.

S’en prendre à Internet, surveiller ou limiter le trafic, serait une stratégie inefficace et dangereuse pour la démocratie. Cela n’a rien d’une solution.

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Alors que faire contre la radicalisation ?

Dans le rapport de CPDSI, l’analyse des discours utilisés pour attirer les jeunes pointe des éléments chers aux adeptes de la théorie du complot : l’utilisation de nombreux biais ou encore la réécriture de l’identité des personnes à endoctriner, mais aussi de leur entourage. C’est probablement sur ces points que l’on trouvera une solution, en renforçant l’esprit critique des jeunes, en leur apprenant comment s’informer, comment utiliser correctement les informations qu’ils rencontrent.

Effectivement, dit comme ça, ça a l’air simple. Et, bien entendu, ce n’est pas le cas. Pour que ce soit possible, il faudrait que tout un chacun acquière la bonne manière d’employer des outils intellectuels permettant de questionner les autorités et les arguments afin de se construire un avis éclairé sur toutes sortes d e sujets… Bref, d’avoir un esprit critique ! C’est probablement le meilleur moyen de « lutter contre la radicalisation sur Internet ». Et Internet, peut faciliter l’exercice de l’esprit critique pour qui apprend à croiser ses sources, à vérifier et synthétiser correctement les informations et comment les confronter. Encore faut il que nous puissions garantir que ces dernières ne sont pas volontairement biaisés par des instances publiques ou privées.

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Et du coup ?

Il faut comprendre qu’Internet ne peut pas être considéré comme le responsable de la radicalisation ou de la diffusion des discours conspirationnistes. Internet est un support neutre sur lequel transitent des informations. Ses applications, que sont le web ou les e-mails… entre autres, sont des moyens de transit. Le contenu, la manière dont il est diffusé, sa réception et les responsabilités associées n’appartiennent qu’aux utilisateurs. Si on doit associer Internet à une évolution, c’est celle de la vitesse à laquelle les dérives deviennent efficaces. Notre effort de pédagogie doit donc être immédiat.

La solution au mésusage de l’Internet est dans un bon usage de l’Internet.

À cette fin, nous devons apprendre à trier les informations disponibles, à reconnaître les sources douteuses mais nous devons aussi comprendre comment Internet fonctionne, en particulier quand on entend légiférer dessus. Un bon point de départ peut se trouver dans les conférences de Benjamin Bayart et en premier lieu « Comprendre un monde qui change : Internet et ses enjeux ».

Rodolphe Meyer était notre invité dans la tronche en Live pour parler justement de ce sujet. Vous pouvez voir l’émission ici : Voir l’émission.

Du point de vue des sciences de l’environnement

Face à la multiplication des problèmes et des enjeux concernant l’environnement, il devient un sujet de préoccupation de plus en plus présent pour la population (comme le montre le million d’entrée pour le documentaire Demain, à défaut de l’être dans le champ politique.

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Pourtant le problème environnemental n’est pas toujours bien compris, ni dans ses mécanismes, ni dans ses enjeux. Si on prend un peu de recul et qu’on essaye de l’appréhender dans sa globalité, on comprend rapidement que les problématiques environnementales dans leur diversité proviennent de l’existence de limites. Il y a des limites aux forêts que l’on peut couper, aux ressources fossiles que l’on peut extraire, aux substances chimiques que l’atmosphère peut supporter. Prenons un exemple simple : une population de poissons. Evidemment cette population comporte en soi une limite mais il y a aussi une limite à la quantité que l’on peut pêcher si on veut pouvoir exploiter cette ressource de façon durable. Il n’y a que quatre possibilités d’interaction avec cette limite de soutenabilité.

  • Soit elle est suffisamment loin pour qu’on ne l’atteigne jamais, la meilleure des possibilités. La population de poissons est si grande devant ce que l’on pêche qu’il n’y a aucun problème.
  • Soit on en a conscience et on s’en approche doucement sans la dépasser. Pour cela, il faut connaître notre population de poissons, ce qu’elle peut produire et faire en sorte de gérer cette ressource de façon durable.
  • Soit on la dépasse, on s’en rend compte et on agit en conséquence. Il y a eu dépassement mais on est capable d’agir pour redescendre en­-dessous de la limite. Cela demande d’avoir accès à un certain nombre d’informations et d’agir efficacement et rapidement.
  • Soit, et c’est le pire des cas, on dépasse cette limite et on l’abaisse, on détruit le capital naturel. Si on s’acharne à pêcher davantage que la limite soutenable, on finit par détruire la population de poissons et celle­-ci peut mettre des années à se reconstituer, voire disparaître. On parle alors d’effondrement.

L’effondrement est une possibilité dans beaucoup de problèmes environnementaux que l’on rencontre. On aurait pu détruire la couche d’ozone et l’empécher de se reformer, on peut modifier le climat de façon à rendre les conditions de vie sur Terre moins adaptées à notre espèce, on peut détruire des populations de poissons, raser des forêts…

banc de poisson

Nous sommes une espèce intelligente et le passé montre que nous avons été capables de réagir aux dépassements de certaines limites avec des exemples comme l’utilisation des DDTs aux Etats­-Unis et le fameux « trou » dans la couche d’ozone. Malheureusement, les études qui évaluent la façon dont les sociétés humaines évoluent par rapport aux limites de l’environnement(dès 1972 avec le rapport Meadows) arrivent à une conclusion limpide : nos sociétés vivent largement au-dessus de leurs moyens. Nous vivons au­-dessus des limites soutenables. Nos modes de vie ne sont pas durables. Poursuivre sur notre lancée ne peut mener qu’à un effondrement de notre civilisation. Cet effondrement, si il a lieu, ne sera pas une tempête de flammes, une invasion de zombies ou un immense raz­-de-marée… Non, les problèmes environnementaux sont une mise sous pression graduelle de nos sociétés qui auront de plus en plus de mal à le supporter. Jour après jour, il faudra fournir plus d’efforts pour palier à la pollution, pour extraire des ressources de moins en moins accessibles ou pour s’alimenter dans un monde soumis au changement climatique et à l’augmentation de la population humaine… Jusqu’au jour où ce ne sera plus possible. Et il faut bien comprendre que ce n’est pas une Nième fin du monde annoncée par une secte méconnue ou par l’alignement des pyramides… c’est le constat des scientifiques qui étudient le comportement de nos sociétés par rapport aux limites environnementales.

Et là, je dois insister lourdement : ce n’est pas une fatalité, ce n’est pas du catastrophisme. Nos sociétés s’effondreront si nous ne faisons rien. Donc cela devient une fatalité si nous ne faisons rien. Ne rien faire devant un effondrement prévisible et annoncé, c’est à peu près la dernière chose que l’on attendrait de la part d’une espèce dotée de capacités cognitives raisonnables. Certes, c’est la solution de facilité, faire l’autruche, ignorer certaines réalités pour pouvoir continuer de se chamailler sur des banalités. Mais,  nous pouvons faire mieux que cela… Mais quoi ? Notre niveau de vie nous permet de nous focaliser sur autre chose que notre survie matérielle et notre niveau de connaissances nous explique que nous devons limiter notre pression sur l’environnement. Dès lors, la nécessité de notre siècle est toute trouvée, réussir à transformer nos sociétés potentiellement éphémères en des sociétés durables, des sociétés qui pourront continuer d’évoluer parce qu’elles auront appris à vivre en dessous des limites environnementales. Dès lors la question devient comment ? Evidemment, on peut chacun faire des efforts. Et je ne doute pas un seul instant que vous savez comment diminuer votre empreinte environnementale que vous mettiez ou non ces principes en action (pour ceux qui veulent des exemples). Vous savez qu’il faut privilégier les transports en commun, manger moins de viande, faire durer vos biens le plus longtemps possible, des vêtements à l’ordinateur en passant par le smartphone… etc. Ces changements individuels ne sont pas du tout négligeables et il est évident qu’une part importante de la solution viendra des initiatives individuelles. Mais il y a aussi des changements à effectuer dans la façon dont nous pensons l’organisation des sociétés humaines et l’économie.

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La croissance démographique humaine ne peut pas être illimitée

La croissance n’est pas une fin en soi.

L’économie désigne la production, la distribution, l’échange et la consommation de biens et de services. L’économie existe sans argent, sans croissance et sans économistes, elle est l’ensemble de nos échanges, de ce que l’on produit et de ce que l’on consomme. Et il est important que chacun de nous s’intéresse à l’économie, parce que le premier verrou de nos sociétés occidentales est là. Ce qui nous empêche de penser une société durable, ce n’est plus une vision théocratique du monde mais une vision dogmatique et dépassée de l’économie. Et de tous les verrous qui bloquent les changements nécessaires à la survie sereine de notre espèce et au bien­être des générations futures, le premier est, à mon avis, la croissance. La croissance souffre de nombreux biais et est la source de nombreuses critiques venant des sciences de l’environnement mais également des sciences économiques. Les études qui ont évalué le lien entre développement humain, espérance de vie, bonheur… etc et PIB par habitant (comme cet article dans PlosOne) montrent qu’il y a une corrélation positive… mais seulement jusqu’à un certain point, jusqu’à un certain niveau de richesse.

Autrement dit, la croissance a été un bon indicateur pendant un temps, et on peut y voir une raison de notre obstination à utiliser la croissance comme but de nos sociétés modernes, le monde change plus vite que nos habitudes. Je tiens également à souligner que la croissance est encore un bon indicateur pour des pays qui commencent à se développer, il ne s’agit pas du tout de les en priver ! Mais pour nos sociétés développées, ce n’est plus le cas…Une augmentation du PIB ne reflète plus une augmentation de la qualité de vie. Cette hypothèse n’est vérifiée que jusqu’a un certain seuil que nous avons largement dépassé. Il existe d’autres raisons de rester obsédé par la croissance, notamment la façon dont on a construit notre système économique et politique. Mais, cela se change. L’organisation socio­économique ne résulte pas de lois physiques inviolables, c’est une création humaine et on peut donc la faire évoluer. D’ailleurs les sociétés humaines ont toujours évolué en fonction des contraintes ou opportunités qu’elles rencontraient. L’évolution de notre société vers la durabilité n’est qu’une étape supplémentaire qui ne doit pas nous effrayer.

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Les projections inquiétantes du rapport du Club de Rome

Il est certain que la construction d’une société durable est incompatible avec une poursuite inconditionnelle de la croissance économique. Dès lors, quiconque veut améliorer le monde, ou au moins l’empêcher de se dégrader trop rapidement, doit se saisir des sujets économiques et remettre en cause les nombreux dogmes qui sous­-tendent notre façon de penser l’organisation de la société et qui nous mènent droit dans le mur.

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Sources supplémentaires

  •  Les limites à la croissance dans un monde fini, Donella Meadows, Denis Meadows, Jorgen Randers (aperçu ici : http://www.manicore.com/documentation/club_rome.html)
  • Le Capital au XXIème siècle, Thomas Piketty

Discussion avec un ex-tenant.

 

Les expériences personnelles ont la particularité d’être personnelles, et les cas particuliers font de mauvaises généralités… en général. Même s’il existe des schémas courants, des statistiques qui indiquent les déterminismes par lesquels les individus sont plus enclins à adopter un parcours plutôt qu’un autre, et singulièrement un parcours vers la radicalisation et l’extrémisme, et même si une collection d’anecdotes ne peut tenir lieu d’étude sur un sujet quel qu’il soit, un récit individuel peut servir à souligner certains mécanismes d’adhésion.

À l’heure actuelle on est loin d’avoir cerné avec certitude des étapes obligatoires depuis un état disons « normal » vers un état « radicalisé », et on cherche toujours à identifier les moyens les plus efficaces pour susciter questionnement, ouverture doxatique et déconversion chez les tenants-croyants. Dans l’attente que les travaux en cours éclairent ces questions, on peut déjà réfléchir à ce que nous enseignent des témoignages comme celui d’Alex.

Capacité de l’individu à remettre en question ses idées, même les plus centrales. C’est un peu l’équivalent de l’ouverture d’esprit.

Alex [prénom modifié] a 21 ans quand il nous raconte son histoire, celle d’une radicalisation précoce et très graduelle vers les théories du complot et l’idéologie d’extrême-droite.

D’abord une radicalisation politique et idéologique.

Il se dit prédisposé au conspirationnisme en raison d’un esprit de contradiction et d’un manque avoué d’esprit critique. En réaction aux médias traditionnels et aux clichés qu’ils véhiculent, il « tombe » dans le racisme vers l’âge de 15 ans. C’est sur Internet qu’il nourrit ce sentiment de rejet, en particulier via des vidéos, et notamment en regardant les chaînes de groupes de musique d’extrême droite qu’il qualifie de propagande.

celtic-crossIl fréquente également des forums où se partagent ces vidéos et où il interagit avec des personnes qui coordonnent des actions auxquelles il participe bientôt : militantisme, affichage. Toutefois, Alex ne prend part à aucune action violente. À 16-17 ans il évolue dans un milieu où on lui accorde de l’intérêt. Il a le sentiment d’y avoir sa place, de jouer un rôle. Les jeunes de ces sphères semblent avoir de nombreux points communs avec Alex, mêmes motivations, parcours similaires, révolte comparable.

Ses activités le conduisent à entrer en contact avec différents groupuscules, comme les « Nationalistes Autonomes », le « Renouveau Français » (des néo-royalistes) et le FNJ (Front national jeunesse) dont il explique qu’il est animé par les mêmes idées, bien que sous un vernis moins sulfureux. Les gens du milieu l’incitent à s’engager dans la réserve militaire, beaucoup sont eux-mêmes dans l’armée (afin d’être au bon endroit en cas de coup d’État).

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Alex se voit confier une mission : rédiger et diffuser de la propagande. Il intervient donc dans les commentaires des vidéos nationalistes. Ensuite il participe lui-même à la création de vidéos de propagande, dont il nous révèle la recette. Il sait comment construire ce type de message pour la bonne raison que c’est ce genre de vidéos (et les émotions qu’elles génèrent) qui l’ont conduit à la radicalisation.

D’abord des images choquantes (d’agressions, de dégradations, de délinquance, etc.), des images patriotiques qui exaltent les valeurs de la France. Ensuite une musique anxiogène (typiquement la bande originale de Requiem for a dream). Enfin un texte pour dire qu’il faut agir…

Durant cette période, Alex exprime fièrement ses idées et exerce une influence dans son lycée, à tel point que des camarades l’accompagnent coller des affiches. Il précise qu’après sa déradicalisation la plupart de ses amis ne persistent pas non plus dans cette voie. Aux autres, il tente d’expliquer pourquoi il a changé d’opinion.

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Vers les théories du complot.

Au plus fort de son engagement nationaliste (17 ans), Alex est contaminé par la pensée conspirationniste. Là encore les vidéos en ligne jouent un rôle central dans son parcours.

Deux d’entre elles le marquent particulièrement. La première évoque la corruption des politiciens, la mainmise d’une coterie sur l’économie, l’alimentation, la santé, les médias, ainsi que la volonté de détruire la culture européenne. La rhétorique à l’œuvrele pousse à croire qu’il existe forcément un complot derrière ces événements. Néanmoins, bien que « frappé » il n’est pas totalement convaincu de la culpabilité de ceux que la vidéo désigne : les juifs.

Or, son adhésion au conspirationnisme ne peut pas être totale sans un coupable désigné qui soit pour lui acceptable et crédible. C’est ce que lui apporte une seconde vidéo, très marquante, qui  le conforte dans l’idée qu’il existe une élite omnipotente et malveillante. C’est le complot des illuminatis et des francs-maçons. Alex vit dès lors dans un monde inquiétant. « Une fois qu’on y croit, on les voit partout. ». Dans cette situation, il est très facile de virer à la paranoïa. Alex estime que continuer d’avoir une vie sociale et un entourage l’a sans doute protégé contre une partie des effets de ses croyances d’alors.

Pendant environ un an, Alex vit avec cette croyance conspirationniste. Ce n’est pas une certitude de chaque instant, toutefois. Il lui arrive de douter, d‘oublier un peu de voir la main des illuminatis partout. Chaque vidéo qu’il consulte le rappelle à l’ordre et renforce son adhésion, une adhésion qui reflue lentement ensuite. À cette époque, il éprouve le besoin d’échanger avec d’autres tenants ; échanger des liens, du contenu, mais aussi des impressions sur ce que ces images signifient. De ces échanges réguliers, il ressort rassuré, ses croyances sont validées, sa vision du monde corroborée, et quand bien même c’est une vision angoissante, elle a quelque chose de réconfortant : elle explique et justifie le sentiment de révolte qu’il éprouve.

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La déconversion…

Alex va s’éloigner de ce mode de pensée en prenant d’abord ses distances avec le nationalisme. Bien que nourrissant des idées racistes et xénophobes, il n’a pas cessé d’avoir un sens moral, et il est de plus en plus choqué par la violence gratuite qu’exercent les membres des groupes qu’il a rejoints.

Quand on lui demande si un événement particulier a provoqué cette prise de conscience et le début de sa déconversion, il cite une nouvelle fois un média vidéo. Dans une vidéo partagée par ses contacts idéologiques se succédaient des scènes de violence extrême envers des personnes métissées ou antifascistes. Cette ultraviolence (certaines des personnes filmées en sont mortes) le force à se remettre en question. Il devient impossible de cautionner des idées aussi extrêmes.

Cette remise en question est facilitée par les cours de philosophie qu’il suit en terminal, (bac STI) ; ceux qui doutent de l’utilité de la philosophie en seront surpris. Alex se souvient notamment d’un cours sur la vérité où on lui explique la notion de dogme.

Sa capacité de questionnement étant renforcée, il quitte les groupes militants et supprime ses comptes. À ce stade, il est certes toujours d’extrême droite (FN) mais il s’est détaché des mouvements d’ultra-droite ouvertement violents.

Les idées complotistes demeurent aussi, mais s’estompent. Il explique cette déconversion par l’acquisition d’une meilleure hygiène mentale : après s’être rendu compte qu’il avait pu se tromper pendant longtemps il devient « naturellement plus critique » (sic).  Ainsi, il croit encore partiellement aux illuminatis, mais il cesse d’alimenter cette croyance, ce qui rend plus efficaces les critiques formulées par son entourage ou dans les médias.

 « Si je ne suis pas encore catégorique sur les illuminatis, je me dis alors qu’il ne sert à rien de les pointer du doigt. Élite dirigeante ou pas, ils ne sont pas la cause des problèmes du monde et si l’on veut changer les choses il faut changer les règles et non les pions.»

Cette dynamique de remise en question et de déconversion le conduit vers des idées de gauche… en passant par Soral et Dieudonné, car il demeure anti-système. « Quand on sort de l‘extrême droite, Soral a des propos très soft…» mais le mouvement critique se poursuit et rapidement il prend de la distance avec ces discours là également. « Leurs propos sexistes, homophobes et antisémites me rappellent beaucoup ceux de mes anciens camarades et finissent par me dégoûter complètement ». Alex constate qu’il se retrouve davantage dans des idées de gauche qu’il juge anticapitalistes, comme ses anciennes affinités, mais plus réfléchies. Il échange la dénonciation et la haine d’autrui (illuminatis, étrangers…) contre une volonté de changer le système.

À la faveur de cette transition, Alex se rapproche des groupes politiques qui s’intéressent à l’écologie, un sujet auquel il a toujours été sensible. Mais sa manière de voir le monde ne s’est pas totalement départie d’une tendance à voir des conspirations un peu trop facilement, une disposition d’esprit qui, faute d’outils critique et de méthode, lui rend séduisantes certaines médecines alternatives. Dans ces groupes de gauche, au fil des échanges et des discussions, il apprend à remettre en cause le complotisme qui l’accompagne depuis plusieurs années.

Depuis peu, il suit un certain nombre de ceux qu’on appelle les « debunkers » (les démolisseurs de fausses idées) qui continuent de consolider son esprit critique et la remise en questions des informations disponibles sur les réseaux. Et c’est donc ainsi qu’Alex a croisé notre chemin.

Actuellement Alex s’estime libéré de ses anciens errements et il explique la rapidité de sa déconversion par le déclic qu’a été l’acquisition des outils de la pensée critique.

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Vers une indépendance intellectuelle.

Le lecteur ayant une sensibilité différente pourra juger qu’Alex n’a fait que troquer une erreur pour une autre, ou bien même qu’il a été victime d’un lavage de cerveau pour adopter un mode de pensée conforme à une « doxa ». Alex, lui, est relativement confiant quant au bien-fondé des changements qu’il a vécus, et pour cela il met en avant les outils intellectuels qu’il a acquis pour réagir aux articles douteux et ne pas adhérer à des idées fausses. Dans ce panel d’outils figurent les chaînes de l’esprit critique (la nôtre, mais aussi l’excellente Hygiène Mentale) qu’il a découvertes au fil de ses navigations, et notamment via la chaîne Temps Mort.

Petite précision de l’intéressé :  «Ce n’est pas parce que je peux affilier mes idées à la gauche que je considère la gauche comme exempte de complotisme et de défauts, bien au contraire. Et au final il est bien plus intéressant de discuter d’idées directement que de se fier aux cases « gauche » « droite » etc. Mais c’est un tout autre sujet.»

Preuve qu’une fois sur le chemin de la pensée critique on devient vite autonome et apte à signer ce que Gérald Bronner appelle une Déclaration d’Indépendance Intellectuelle.

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Deux autres témoignages

« Je me permets d’intervenir pour un témoignage en tant qu’ancien conspirationniste repenti (oui c’est possible !) et aujourd’hui fervent défenseur du rationalisme et de la pensée critique.

Elément déclencheur

L’élément déclencheur pour moi n’a pas été un traumatisme psychologique ou l’exacerbation d’une pensée religieuse (je suis athée), ça a commencé par le documentaire complotiste « La révélation des pyramides ». Je pense qu’on est tous naturellement attirés par le mysticisme à un moment ou un autre de sa vie, cela procure beaucoup de bien-être intérieur. Après ce docu, que je considérais être « le docu le plus intéressant que j’avais jamais vu de ma vie ! » je me suis mis à penser « bon sang, alors il est possible que toutes les choses que l’on m’a appris et que je tiens pour vraies sont peut-être seulement des opinions après tout… » Et cette pensée c’est le début de la fin !! A partir de là, j’ai regardé des vidéos sur Faurisson, je me disais « pauvre vieil homme, il voulait juste chercher la vérité mais les méchants sionistes l’ont fait taire et l’ont sali sans raison » ou encore Dieudonné et Soral. Je me passionnais alors pour les vidéos du 11 septembre « c’est quand même bizarre ces explosions ! » et j’étais fasciné par la vidéo de la (soi-disant) ex-agent de la CIA Susan Lindauer qui décrivait comment elle avait vu se mettre en place le complot avant le jour fatidique…
Comme vous le voyez, une fois que la pensée conspirationniste se met en place, tout va très vite. En l’espace de quelques semaines, de vidéos en vidéos, j’adhérais à de plus en plus de théories. Je me sentais important: j’avais l’impression d’être supérieur aux autres (les « moutons ») parce que je détenais un secret que le commun des mortels ne connaissait pas…

Le retour « à la normale »

Enfin, le « retour à la normale » s’est fait en 2 étapes:
D’abord, je suis tombé sur des vidéos du Moon Hoax (complot lunaire) et là je me suis aperçu que quelque chose ne collait pas. Je veux dire, exactement le même genre d’arguments était employé, la même méthode d’exposé, mais la théorie était tellement ridicule, les arguments tellement alambiqués, que j’ai senti un malaise; je sentais qu’on essayait de me faire avaler des couleuvres. Et là pour la première fois j’ai fait quelque chose qu’aucun complotiste ne fait jamais (pour ne pas remettre en cause ses croyances !), j’ai vérifié la véracité des infos données. Je suis tombé sur un site internet qui démontait point par point les arguments complotistes du Moon Hoax tout en les ridiculisant. Et là je me suis senti con, parce que ses arguments étaient 10 fois plus sérieux et clairs que ceux des complotistes. A partir de là, j’ai donc commencé à me méfier.

Deuxième étape de ma repentance: le rétropédalage. Car s’il faut de la volonté pour arrêter de croire à de nouvelles théories du complot, cela demande un effort psychologique bien plus traumatisant que d’accepter avoir eu tort sur toutes celles auparavant admises. L’élément déclencheur de ce rétropédalage fut mon Master de sécurité internationale et défense: A partir de là, de nombreuses informations fiables et concordantes venaient démolir toutes les théories du complot que j’avais crues, notamment le 11 septembre. Tant de centaines d’informations qui se recoupaient toutes avec les « versions officielles » et invalidaient indirectement tout ce que croyais vrai auparavant… Le doute n’était plus permis, j’avais enfin trouvé des sources sérieuses et des études détaillées. Le rétropédalage a commencé. J’ai recherché les contre-arguments au complot du 11 septembre: J’en ai trouvé plein, tellement détaillés, tellement rigoureux et sourcés que je me sentais enfin du côté de la raison. J’ai ensuite cherché systématiquement, pour chaque élément de chaque théorie qui m’avait troublé, un contre-argument pour le démonter. J’étais passé de complotiste à debunker.

Aujourd’hui je combats l’ignorance et la paranoïa sur internet, mais aussi dans la vraie vie. Je n’aime pas me faire pigeonner, les ordures qui lancent ce genre de théories du complot sont à la fois des escrocs qui se font de l’argent sur le dos des gens crédules, et un véritable danger pour l’ordre public, en ce sens qu’ils troublent le discernement du peuple pour lui faire gober insidieusement n’importe quelle pensée qui va briser sa confiance envers les autres. »

« Merci de partager avec nous le fruit de votre travail. Je reviens moi-même d’un long voyage en terre dissidente durant lequel j’ai perdu toute objectivité. Grâce à vous et surtout à la vidéo confrontant Jacques Grimault, j’ai pris conscience des biais et des stratégies que nous pouvons mettre en place pour imposer notre point de vue tout en étant persuadé que celui-ci est vrai et que ce sont les autres qui ont tort car ils ne possèdent pas les informations dont nous disposons.

Cela m’a amené à explorer votre chaîne et notamment la playlist « Les vidéos que nous vous suggérons... »
Une m’a particulièrement interpellé : une conférence de Gérald Bronner au sujet de son livre « La Démocratie des crédules ». Les arguments présentés ont résonné en moi à la lumière de mon parcours.

Il y a quelques années, suite à une période de chômage, j’ai entrepris de tenter de répondre aux questions existentielles qui me taraudaient ainsi qu’à un certain mal-être. Ne sachant où commencer, j’ai simplement tapé ces questions sur Google et je me suis contenté de suivre les liens. Je regardais essentiellement des documentaires, reportages, etc. Petit à petit, sans m’en rendre compte, comme une grenouille que l’on mettrait dans de l’eau froide et que l’on porterait graduellement à ébullition, je me suis fait happé par certaines vidéos telles que :
La Loi de l’attraction.
Que sait-on vraiment de la réalité ?

– des vidéos remettant en cause les diverses thèses officielles.

J’étais dans une période où plus rien ne me paraissait avoir de sens. Je m’interrogeais sur quel était le but de la vie, de ma vie ne parvenant à trouver ma place dans ce monde à cause notamment de boulots répétitifs et sans saveur, et de rapports humains matérialistes. J’étais peu à peu écœuré par l’humanité parce que peu importe où je posais mon regard, je ne voyais qu’injustice et violence, misère et haine. J’ai suspendu tout esprit critique car j’avais un tel besoin de me rassurer, de retrouver cette sensation de chaleur et de sécurité que l’on éprouve dans le ventre de sa mère. Et donc, à forcer de visionner et de revisionner les vidéos qui m’en donnaient l’illusion, j’ai adopté un comportement de croyant. Alors bien évidemment, ce n’était un parcours linéaire. Parfois, je rebroussais chemin, je bifurquais ou je m’enfermais dans mon imaginaire à coup de films et de séries télé. Il m’arrivait de prendre du recul, mais je n’étais pas suffisamment armé intellectuellement.

Au fil des vidéos recommandées par YouTube, je découvris Alain Soral qui me fit une très forte impression, comme s’il détenait la vérité, ce qui m’amena à adhérer à Égalité & Réconciliation. Après une rencontre avec d’autres membres, je commençai à douter : nous avions tous exactement le même discours sur les mêmes sujets. Je pris mes distances jusqu’à quitter cette association.

Au hasard de mes pérégrinations, je remarquai la Révélation des pyramides, mais surtout le live correspondant de la Tronche en biais mettant en évidence les arguments fallacieux et les stratagèmes qu’utilisaient ce genre de personnage pour appuyer leurs propos. L’étude de la zététique m’amena un second souffle. La conférence de Gérald Bronner, issue de son livre la Démocratie des crédules, acheva de me réveiller.

Pour conclure, je tenais à témoigner pour démontrer que nous sommes tous susceptibles d’être trompés d’une manière banale et anodine : en suivant des liens obtenus à partir d’un moteur de recherche. Je n’ai pas vécu de drame particulier, je n’ai pas non plus souffert d’un manque d’éducation, je souhaitais simplement des réponses aux questions que je me posais. En revanche, ce qui me manquait était une méthodologie de tri et de vérification de l’information »

 

Merci beaucoup aux personnes qui ont partagé avec nous ces témoignages qui aident à comprendre à la fois le parcours vers les idées extrêmes et la manière dont en revient. Pour aller plus loin, nous travaillons à la préparation, d’un documentaire sur ce qui rend certains discours particulièrement attractifs…

Nous avons maltraité Descartes dès la première vidéo de la Tronche en Biais, et il n’est que justice de permettre à Nathanaël de rendre à René tout ce qui n’est pas à César en rappelant son rôle central, encore aujourd’hui, sur la vieille question philosophique et scientifique des relations entre le corps et l’esprit.

 

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Introduction : Un problème actuel aux racines classiques.

Le problème des rapports entre le corps et l’esprit est aussi vieux que la philosophie. Dans l’Antiquité Aristote, notamment avec le Traité de l’Âme, se propose ainsi d’étudier ce rapport dans une certaine mesure[1]. Cependant c’est avec Descartes que le problème de l’interaction entre le corps et l’esprit se pose sous sa forme moderne, que l’on connaît désormais sous le nom de mind-body problem, expression anglaise devenue classique dans la littérature, à savoir le problème concernant ces deux éléments. Peut-on réduire l’esprit à l’activité du cerveau, ou faut-il conserver une hétérogénéité entre ces deux éléments, dans quelle mesure les interactions sont possibles et surtout comment elles le sont ? Ce sont des questions qui donnent naissance à de multiples théories actuelles : néo-dualisme, matérialisme, fonctionnalisme, physicalisme etc, qui sont encore discutées. Il s’agira pour nous de montrer comment les différentes perspectives trouvent leur source aux origines du problèmes et sont relatives à la façon dont la question des interactions corps-esprit se pose au XVIIème siècle, qui développe déjà de multiples réponses au problème.

Si le problème se pose en terme essentiellement métaphysique avant le XIXème, pour des raisons techniques[2] (toute expérimentation ne pouvant être menée sans risquer la vie du cobaye), c’est néanmoins dans ce cadre que s’élaborent non seulement les premières réflexions mais aussi les développements théoriques postérieurs. Ce n’est pas étonnant si les chercheurs ou philosophes se positionnent encore aujourd’hui contre ou avec Descartes. Deux exemples sont importants pour ce point. Tout d’abord Gilbert Ryle qui en 1950 dans son article célèbre The concept of mind propose l’image du « fantôme dans la machine ». Contre Descartes, l’esprit y est décrit comme une illusion métaphysique. Il s’agit de pointer l’absurdité d’une entité qui existerait séparément d’un corps régit par la physique. Plus récemment Antonio R. Damasio a fait date avec son livre L’Erreur de Descartes, en 1995. Il critique largement le dualisme cartésien comme erroné au vu des recherches récentes qu’il présente dans son livre. Il n’est pas le lieu de discuter de la pertinence de ce travail[3] mais uniquement de remarquer que Descartes loin d’être une figure oubliée est véritablement le père fondateur du problème, auquel chacun se réfère sans cesse[4]. Pour comprendre cela il nous faudra donc passer par une exposition de sa pensée.

 

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« T’es dans ta jalousie je suis dans mon jacuzzi. » René est le cador de la question corps-esprit.

I- La position cartésienne et ses successeurs.

C’est dans les Méditations métaphysiques que le dualisme cartésien apparaît le plus clairement. Dans la deuxième méditation Descartes, après un doute hyperbolique ou tout -sensation, science, et même vérité mathématique, est remis en doute, y compris son propre corps – découvre l’originalité du cogito. Cette originalité, dans l’expérience de pensée en quoi consiste le malin génie[5], Descartes la démontre alors même que tout est remis en doute. Une chose ne peut être remise en doute néanmoins : le fait précisément qu’il y ait un « je » qui doute. Le passage suivant l’exprime clairement :

« Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me   tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il     ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. »[6]

En somme le cogito, formulé sous la sentence « je suis, j’existe », est indubitable du fait de la pensée elle-même, y compris si je suspens la thèse de l’existence de mon corps. On peut donc distinguer clairement et distinctement[7] la réalité de la pensée indépendamment de l’existence du corps, qui n’est pas encore prouvé à ce moment des Méditations. C’est ainsi dans la sixième méditation que le dualisme sera clairement énoncé :

« Et quoique peut-être ( ou plutôt certainement comme je le dirai tantôt) j’aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que   suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par    laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. »[8]

 

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René D : la puissance du doute hyperbolique !

Le dualisme est ainsi affirmé : deux substances, une substance pensante et une substance étendue, sont hétérogènes l’une à l’autre. Cette distinction n’est pas sans poser problème vis-à-vis de l’expérience quotidienne ou chacun sent bien que sa volonté, son esprit, influence son corps, et qu’inversement le corps influence l’esprit, bref qu’il y a une interaction entre les deux substances. Les lecteurs de Descartes ne manquent pas cela, notamment la Princesse du Palatinat, Elisabeth, qui correspond avec le philosophe. La réponse au problème est formulé ainsi par Descartes :

« Premièrement, je considère qu’il y a en nous certaines notions primitives, qui sont comme des originaux, sur le patron desquels nous formons toutes nos autres connaissances. Et il n’y a que fort peu de telles notions ; car, après les plus générales, de l’être, du nombre de la durée, etc. qui conviennent à tout ce que nous pouvons concevoir, nous n’avons, pour le corps en particulier, que la notion de l’extension, de laquelle suivent celle de la figure et du mouvement ; et pour l’âme seule, nous n’avons que celle de la pensée, en laquelle sont comprises les perceptions de l’entendement et les inclinations de la volonté ; enfin, pour l’âme et le corps ensemble, nous n’avons qu celle de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions. » [9]

 

Trois « notions primitives » apparaissent alors : l’âme (ou l’esprit comme on voudra), le corps, mais aussi l’union de l’âme et du corps. Ce qui relève de l’âme se conçoit par l’entendement pur, ce qu’on montrés les Méditations, cela correspond ainsi à l’expérience de pensée du cogito : nous n’avons besoin d’aucune connaissance extérieure ou aucune expérience, ni même aucune imagination pour savoir que nous  sommes une chose pensante. La pureté de l’entendement dénote ainsi ici l’absence de mélange avec des éléments empiriques. Les corps c’est-à-dire l’extension, mon corps, cette table, la voiture qui passe, peuvent se connaître par l’entendement mais mieux aidé de l’entendement accompagné d’imagination, ce qu’ont également montrés les Méditations[10]. On peut en effet connaître les corps par la physique, Descartes en est d’ailleurs un des grands artisans : mais il est plus aisé de les connaître avec l’imagination, permettant de nous représenter, au moins en esprit, ces corps. Pour ce  qui est de l’union le problème est plus ardu pour Descartes : c’est cela dit l’expérience ordinaire qui nous en enseigne le contenu. En somme l’union se vit, elle ne se pense pas. L’intelligence sépare ce que l’expérience fait ressentir comme unitaire. Remarquons cependant que cette théorie de l’union est le lieu d’un développement fondamental pour l’histoire du mind-body problem : l’union est expliquée physiologiquement par Descartes, et localement cela se passe dans le cerveau, notamment dans la glande pinéale, qui est le lieu, si l’on veut, de l’union de l’esprit et du corps. Cette orientation – bien que fausse sur la question de la glande pinéale- fait partie de celles qui perdureront après Descartes.

La théorie cartésienne de séparation des substances est également le lieu d’un autre développement important. Le corps, comme étendue, se voit soumis  aux règles de la physique  et à celles-ci uniquement. Descartes, en physicien, se propose alors d’écrire un Traité de l’homme. Au début de celui ci il développe une analogie qui aura une grande postérité : celle entre l’homme et la machine. Cette analogie, qui est à but heuristique – c’est à dire qu’elle n’énonce pas une affirmation ontologique portant sur la réalité des êtres mais vise seulement à produire des résultats empiriques- sera largement reprise. Deux grandes lectures se feront de cette analogie : d’une part certains prendront l’analogie au pieds de la lettre en considérant que l’humain est réellement une machine, d’autres l’étendront d’un point de vue anatomique, pour la spécifier. Nicolas Sténon, anatomiste de renom au XVIIème siècle, fait partie de ces derniers. Dans son Discours sur l’anatomie reprend ainsi cette analogie, en soulignant le fait qu’il s’agit d’une analogie, pour l’appliquer au cerveau. Le cerveau est certes le lieu de l’esprit mais il doit être traité en tant qu’organe avec la même attention -ni plus ni moins- que les autres organes du corps humain. Si Descartes pose un premier jalon dans la naturalisation de l’étude du corps humain (même s’il n’est pas le seul à son époque), en l’étudiant anatomiquement et physiologiquement, Sténon franchit un nouveau pas. Si ce dernier n’énonce pas que le cerveau est réellement une machine il est le premier à appliquer et spécifier l’analogie cartésienne au cerveau. Avec les développements de l’intelligence artificielle au XXème siècle cette analogie sera reprise au sérieux  -entre temps bien d’autres médiations auront eu lieu- et on indiquera que le cerveau est un organe de calcul ( to compute en anglais), semblable ainsi à une machine[11].

Il faut bien voir que tout le monde se positionne en relation avec la position cartésienne que nous avons brièvement présentée[12] :Descartes est ainsi à la racine de deux traditions contradictoires, une tradition qui va chercher à réduire le fonctionnement de l’homme au fonctionnement du corps, qu’on peut trouver grossièrement dans le physicalisme, du fait de l’analogie que l’on trouve dans le Traité de l’Homme, mais aussi une tradition dualiste, considérant que l’esprit est d’une autre nature que le fonctionnement neuronal[13].

Descartes fight club

La première règle du rapport corps esprit : les substances sont distinctes et unies à la fois dans l’expérience.

II- Les oppositions à Descartes au XVIIème.

Certes Descartes ménage la possibilité d’une union, il y a certaines choses que nous expérimentons en nous-mêmes. Cependant cette union demeure un mystère inexplicable : on ne peut la connaître clairement ni distinctement comme on l’a fait pour le corps et l’esprit, c’est à dire avec le seul entendement. Pour Descartes nous ne la comprenons pas intellectuellement mais nous la vivons avec évidence. Cette réponse ne séduira pas tous les lecteurs de Descartes. En effet en appeler à l’évidence de l’expérience, pour ces lecteurs rationalistes[14], c’est en faire appel à de l’inintelligible : on ne comprend pas mieux les interactions entre le corps et l’esprit. En somme Descartes n’explique pas du tout le comment, mais seulement le fait. Certes nous expérimentons que nous pouvons mouvoir notre corps par la volonté mais cela n’explique pas comment cela est possible ni si cela est réellement le cas. Je vois ainsi le soleil comme s’il était à deux cent mètres quand je regarde dans le ciel, mais cette expérience immédiate qui peut me paraître évidente n’est pas pour autant vraie, au contraire quelques connaissances astronomiques m’indiquent qu’il est infiniment plus lointain que cela. Le refuge cartésien dans l’expérience vécue sonne ainsi comme un aveu d’ignorance pour plusieurs de ses lecteurs. Si les substances sont distinctes et obéissent à deux causalités différentes comment penser leur interaction ? La physique cartésienne en effet stipule un principe très clair : seul un corps peut mouvoir un corps. Le problème est réel. En effet ou bien les deux substances ont un rapport de causalité et sont alors de même nature  ou bien ils sont de natures différentes et ne peuvent interagir. Ces critiques sont adressées très rapidement au XVIIème siècle on reconnaît dans l’une d’elle une voie qui sera empruntée et déployée au cours du XX ème siècle : celle du physicalisme, qui consiste à considérer que l’esprit est de même nature que le corps, et qui va parfois jusqu’à éliminer même le concept d’esprit. Nous voyons que le problème du dualisme cartésien est le terreau originel des nombreuses discussions qui s’établiront par la suite. Une deuxième objection peut être soulevée[15] : celle du solipsisme. Si je n’ai affaire dans l’expérience qu’à des corps, qui obéissent aux lois physiques, comment puis-je m’assurer que les autres individus possèdent bien un esprit et ne sont pas des automates ? Enfin la théorie cartésienne suppose une introspection pour mener au cogito, posé métaphysiquement, cette hypothèse d’une transparence à soi étant discutable.

Pour toutes ces raisons – et d’autres encore, tenant notamment au scepticisme que certains, comme Spinoza, énonce à propos de l’explication physiologique de l’union par la glande pinéale[16]– certains philosophes post-cartésiens sont amenés à refuser la position cartésienne. Nous ne pouvons présenter cela que sommairement.

A- Le parallélisme de Spinoza

Spinoza le premier refuse le dualisme cartésien, pour les raisons énoncées mais également pour plusieurs autres qu’il développe dans l’Ethique, et répond aux difficultés du dualisme par une théorie originale : ce que l’on a appelé le parallélisme[17]. Spinoza prend acte de la distinction cartésienne entre deux substances et refuse la solution de l’union, affirmant bien que les deux substances ne peuvent avoir de rapports causaux entre eux. Du coup un problème se pose : comment expliquer l’expérience la plus simple ? Si je passe ma main dans le feu suffisamment longtemps je ressentirai une douleur. Or la douleur est de l’ordre de la pensée, elle n’est pas dans le feu lui-même. Certes Spinoza n’ignore pas que le corps transmet nerveusement l’information au cerveau, mais cela n’explique pas comment on passe d’une affections purement corporelle à une modification mentale, comment, même s’il connaissait l’existence des neurones, on passe d’un état physique à un état mental – problème qui se pose encore aujourd’hui. Sa réponse refuse ainsi la causalité entre deux ordres distincts : jamais du corporel ne peut causer de la pensée[18] et jamais de la pensée ne peut causer du corporel.

Spinoza high

« Mais, Descartes t’es pas sérieux avec ta théorie, tu as fumé ou quoi ?! » Baruch Spinoza.

Pour comprendre la réponse Spinoziste il faut expliquer la formule que l’on trouve en Ethique II, proposition VII :

« L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses. »

 Cette formule est rien moins que gratuite, et découle complètement de l’ontologie spinoziste développée dans le premier livre. On ne peut ici que le formuler rapidement[19] : l’ensemble de ce qui est n’est qu’une substance, qui possède deux attributs que l’humain connaît : l’étendue et la pensée.  Ces deux attributs sont indépendants l’un de l’autre mais, du fait qu’ils appartiennent à la même substance, possèdent un ordre qui est le même. Les idées étant elles-mêmes des choses elles participent du même ordre que les corps. En somme si j’ai mal quand je me brûle ce n’est pas parce que mon corps cause la douleur dans mon esprit mais parce que l’ordre de mes pensées, donc ici la douleur, est dans le même ordre que mes sensations physique, du fait que j’appartiens à une substance unique, qui est la Nature, ou Dieu. Spinoza dans la démonstration de la proposition VII du livre II de l’Ethique dit ainsi :

« Par exemple, un cercle qui existe dans la Nature et l’idée du cercle -idée qui est aussi en Dieu- sont une seule    et même chose, qui s’explique par des attributs différents ; et ainsi, que nous concevions la Nature soit sous l’attribut de l’Étendue, soit sous l’attribut de la Pensée, soit sous quelque autre, nous trouverons un seul et même ordre, autrement dit une seule et même connexion de causes, c’est à dire les mêmes choses se suivant de part en part. »

Le parallélisme nous paraît assurément étrange aujourd’hui, même après l’avoir replacé dans son contexte théorique, qui est démontré more geometrico, c’est-à-dire que la méthode spinoziste dans l‘Ethique consiste à enchaîner les démonstrations à partir d’axiomes et de définitions, en suivant la méthode des géomètres. Cependant on voit que ce choix théorique est motivé par les problèmes posés par la théorie cartésienne et notamment sa théorie de l’union de l’âme et du corps. En somme chez Spinoza le problème se résout du fait que l’âme et le corps participent à deux attributs distincts qui suivent un même ordre du fait qu’ils constituent une même substance, c’est à dire l’ensemble de ce qui est, ou la Nature. Ainsi Spinoza ne reconduit le dualisme que d’un certain point de vue : les attributs sont bien distincts mais participent d’une même substance, en somme l’ordre des idées et des choses est le même parce que ce n’est qu’un seul ordre. On peut ainsi comprendre la position spinoziste comme une résolution du problème cartésien qui passe par une déréalisation de l’humain : pour comprendre les relations entre le corps et l’esprit il faut en passer par un ordre plus grand que l’ordre individuel, qui est celui de la nature en général, et la relation entre les attributs de Dieu. Le corps et l’esprit sont deux ordres différents, puisqu’un corps ne peut causer une idée et réciproquement, mais suivent, du fait de leur inscription dans une seule substance, un même ordre, et cela de façon nécessaire car démontré géométriquement par Spinoza.

Bien évidemment cette position apparaît étrange aujourd’hui, pour autant sa position découle logiquement des propositions qu’il développe au début de l’Ethique, notamment relativement à ce qu’est la substance et ce qu’est Dieu – qui n’ a rien à voir avec le Dieu des religions anthropomorphes. Dans le débat du XVIIème il est ainsi une figure centrale du problème et permet de penser un corps indépendant, notamment par exemple dans le scolie de la proposition II de la troisième partie de l‘Ethique, tendant presque vers le matérialisme.

B- L’occasionnalisme de Malebranche.

La position de Malebranche est encore différente et ne paraîtra pas moins étrange pour un lecteur contemporain, mais elle est motivée par le même souci de rationalité, la même volonté de vouloir rendre compte des phénomènes mieux que Descartes.

Contrairement à Spinoza il n’abandonne pas une position causaliste. Mais il énonce que les causes naturelles ne sont pas les véritables causes mais seulement des « causes occasionnelles ». Cette théorie est notamment développée dans La recherche de la vérité, VI, ii, 3. Pour répondre au problème du dualisme cartésien, relativement indépendant de Dieu – si l’on excepte la garantie, pour Descartes, que ce dernier exerce sur les vérités perçue par l’esprit puisqu’il ne peut pas être trompeur- Malebranche fait appel à un Dieu assez spécifique. Dieu va ainsi permettre de surmonter l’opposition entre deux substances hétérogènes et irréductibles l’une à l’autre. Pour expliquer l’expérience commune on a ainsi besoin de faire l’hypothèse d’un Dieu qui est seule cause efficace des phénomènes et qui procède par décrets immuables et lois universelles, se manifestant dans la causalité apparente de la nature.

Reprenons en synthétisant ce point : le Dieu de Malebranche produit des lois de toute éternité, et ces lois déterminent pour l’éternité comment les phénomènes vont s’ordonner. Pour reprendre mon exemple du feu et du doigt il faut voir que cet événement est déjà prévu par Dieu et l’occasion de la brûlure n’est qu’une occasion pour Dieu d’agir en conformité avec les lois qu’il avait déjà instauré dès le début. La réponse de Malebranche répond donc au problème du dualisme cartésien avec des moyens étonnants et en supposant un déterminisme intégral – tout comme Spinoza sur ce dernier point. Il s’agit en effet d’un déterminisme puisque des lois divines règlent à chaque instant le cours des événements. Le corps ne cause pas réellement l’esprit ou seulement occasionnellement. En réalité quand je ressens quelque chose je le vois en Dieu, puisque c’est lui qui est cause efficace – c’est à dire, pour le dire rapidement, réelle- de ma sensation[20].

Notons que cette solution est étroitement reliée à une certaine théologie et nous semble par là même extrêmement inadéquate actuellement, surtout quand les théories traitant de ce problème des relations corps-esprits se revendiquent d’une scientificité. Il faut bien voir cela dit que le problème est suffisamment central pour que les plus grands savants de l’époque s’y penchent et développent une théorie explicative. Cette théorie qui peut paraître fantasque répond ainsi à une difficulté réelle, avec les moyens de l’époque.

god is the answer

Si la position de Malebranche peut sembler réductible à cette phrase, c’est néanmoins un peu plus compliqué !

Conclusion :

Ces deux théories sont deux des plus fameuses à la suite du dualisme cartésien, mais elles n’épuisent pas, loin de là, les possibilités. D’autres théories philosophiques – puisque jusqu’au XIXème siècle la discussion est essentiellement philosophique, et elle continue à l’être encore aujourd’hui en partie- verrons le jour au XVIIème et au XVIIIème siècle, notamment la théorie de l’harmonie préétablie de Leibniz qu’on peut trouver dans la Monadologie, une autre forme occasionnalisme chez des néo-cartésiens comme La Forge, une forme de physicalisme chez les penseurs des Lumières comme d’Holbach et Hélvetius, un sensualisme chez Condillac, jusqu’aux théories modernes. Ce qu’il faut en tous cas souligner pour conclure c’est que c’est le programme cartésien qui est, par ses thèses et ses tensions internes, le terreau fondamental à partir duquel se sont développées et se développent encore les théories traitant du mind-body problem. Descartes loin d’avoir tout anticipé a cependant posé le problème sous sa forme moderne et encore aujourd’hui ses thèses sont discutées, pour être nuancées, acceptées ou rejetées. Il nous semble alors qu’il fallait revenir sur les positions et les ambiguïtés de Descartes pour comprendre les débats contemporains, qui développent en partie des potentialités déjà présentes dans les débats du XVIIème siècle.

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Notes

[1]Poser le problème ainsi est d’une certaine façon anachronique puisque l’âme n’est pas séparée du corps chez Aristote, si l’on excepte sa partie supérieure.

[2] Le Gall puis Broca sont les premiers respectivement en 1810 et en 1861 à mettre en place des premiers éléments d’analyse cérébrale. Il faudra attendre 1924 pour l’életro cardiogramme.

[3]Cela a été fait  par Damien Lacroux, L’esprit et le cerveau : une dialectique néo-cartésienne ? ENS de Lyon, 2014, direction de Delphine Antoine-Mahut, 193pages.

[4] Jean pierre Changeux (matérialisme éliminativiste) ou Pierre Buser ( néo-dualiste), présentent des positions ainsi bien diverses dans le champ des sciences cognitives et dans leur rapport avec Descartes. La position de Damasio étant de réduire l’esprit aux circuits neuronaux. Les distinctions peuvent être subtiles : le néo-dualisme considérera que l’esprit et le corps sont deux réalité au moins partiellement hétérogènes, le matérialisme éliminativiste considérera que les termes du sens communs comme « désirs », « volonté », voire « esprit » n’ont aucune base neuronale et doivent être éliminés de la théorie, Damasio pour sa part tient une position plus nuancés. Pour se retrouver dans toutes ses théories on peut se rapporter utilement à Philosophie de l’esprit, Paris, Ithaque, 2008, de Jaegwon Kim, qui donne une présentation critique de la plupart des mouvements contemporains sur la question.

[5]Descartes, Méditations Métaphysiques, Paris, GF, 1992, p.73.

[6]Idem.

[7]Deux termes centraux pour la théorie de la connaissance chez Descartes. La clarté s’oppose à l’obscurité, c’est l’idée qui apparaît directement présente à un esprit attentif, la distinction s’oppose à la confusion, il s’agit du fait qu’on ne peut confondre une idée avec une autre.

[8]Méditations Métaphysiques, op.cit. p.189.  Descartes distingue âme et esprit dans la lettre à Mersenne 21 avril 1641 : il fait la différence entre anima et mens. Et pour ce qui est des Méditations on voit que Descartes refuse le vocabulaire de l’âme pour penser l’esprit (Frédéric de Buzon et Denis Kambouchner, Le vocabulaire de Descartes, Paris, Ellipses, 2011, art « âme (anima) et esprit (mens) », p.8/9. Dans la seconde méditation Descartes dit qu’il est un esprit, « chose qui pense ».

        De plus il faut noter que l’âme n’est pas du tout pensée sur un plan religieux, quand elle apparaît dans le Discours de la méthode ou Les passions de l’âme c’est pour désigner l’esprit sous une certaine accentuation : connotant le sens, la sensation, l’affectivité, la volonté. C’est le cas dans notre citation également.

[9]     Correspondance à Elisabeth, Paris, Garnier Flammarion, 1989, lettre du 21 mai 1643, p.68.

[10]On ne peut développer ce point, mais on trouve les éléments de cela dans la deuxième méditation avec l’exemple du morceau de cire, mais aussi dans les Sixièmes réponses aux Objections.

[11]La filiation Descartes-Sténon-Turing a été étudiée en détail par Damien Lacroux dans L’esprit, le cerveau et l’ordinateur : le nouveau dualisme du transhumanisme, ENS de Lyon, sous la direction de Delphine Antoine-Mahut,  2015, 245 pages.

[12]Pour plus de précision on peut se rapporter évidemment aux ouvrages de Descartes lui-même, notamment les Passions de l’âme, mais aussi les Principes de la Philosophie, I ainsi que le début de la Correspondance avec Elisabeth. Pour quelques approches accessibles : http://www.philopsis.fr/IMG/pdf_esprit-descartes-de-buzon.pdf

        https://asterion.revues.org/2419

        Pour des thèses ou ouvrages de recherches :

        https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01131243/document

        Sandrine Roux, Le corps et l’esprit, problèmes cartésiens problèmes contemporains, Paris, 2015, Editions des archives contemporaines.

        De la même auteure : « Les paradoxes de l’héritage cartésien dans la philosophie des sciences cognitives : John Searle, La redécouverte de l’esprit », in Qu’est ce qu’être cartésien ? Lyon, ENS éditions, 2013, p.595-609.

        Voir également les travaux de Damien Lacroux déjà mentionnés.

[13]On peut citer plusieurs recherches sur ces deux points. Antonio R Damasio, L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob sciences, 2010, Pierre Buser, Neurophilosophie de l’esprit, ces neurones qui voudraient expliquer le mental, Paris, Odile Jacob sciences, 2013, Pierre Changeux, « En-a-t-on fini avec l’esprit ? », Philosophie magazine, n.31, juillet-aout 2009.

[14]« Rationalistes » étant ici une case générale : on peut y ranger des penseurs aussi différents que Leibniz, Malebranche ou Spinoza. Disons qu’ils partagent tous une même volonté de pouvoir rendre raison des phénomènes de façon rationnelle, en mettant au jour les relations qui les lient causalement. Cette catégorie de « rationaliste » peut frapper plusieurs lecteurs contemporains quant aux réponses que ses auteurs donnent.

[15]Daniel Denett, La conscience expliquée, Paris, Odile Jacob,1991.

[16]Spinoza, Ethique, V, Préface.

[17]L’expression en elle-même n’apparaît jamais chez Spinoza et est le fruit d’une tradition de commentateur. Il semble que l’expression vienne de Leibniz.

[18]Spinoza ne nie bien évidemment pas l’évidence de l’expérience quotidienne, mais ne la pense pas sous le rapport de la causalité.

[19]Pour plus de précision se rapporter au livre I de l’Ethique, notamment les quinze premières propositions sur la substance, les attributs et Dieu. Pour le commentaire on peut se rapporter aux ouvrages de référence : M Gueroult, Spinoza, Paris, Aubier Montaigne, 1968, le tome I portant sur Dieu. Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Editions de minuit, 1969. Ferdinand Alquié, Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981. P.F. Moreau, Spinoza et l’expérience de l’éternité, Paris, PUF,

        Notons que le Dieu de Spinoza n’a plus grand-chose à voir, si ce n’est rien, avec Dieu tel qu’il est conçu dans les religions. Au contraire Spinoza, dans l’Appendice du premier livre de l‘Ethique, critique largement cette représentation anthropomorphique d’un Dieu doué de volonté et pensé à l’image de l’homme, comme fruit d’une superstition.

[20]Sur Malebranche, l’occasionnalisme et la vision en Dieu on consultera particulièrement Geneviève Rodis-Lewis, « L’âme et le corps chez Descartes et ses successeurs, la naissance de l’occasionnalisme », in Les Etudes philosophiques, Paris, 1996 ; mais aussi Marie-Frédérique Pellegrin, Le système de la loi de Nicolas Malebranche, Paris, Vrin, 2006.