On identifie sans mal certaines idéologies pour ce qu’elles sont : des combinaisons de valeurs, d’idéaux et des stratégies déployées pour les défendre.

Parmi les mots qu’on s’envoie à la figure, « raciste » revient souvent, à bon ou mauvais escient, ce qui créée un flou autour de sa signification. Raciste est un adjectif, il sert à qualifier des idées, des discours ou des actes. Une table peut être blanche et/ou carrée, un programme politique peut-être capitaliste et/ou raciste, c’est factuel.

L’article sera illustré par les tweets (d’une même personne) qui m’ont porté à entamer son écriture…

Il y a donc une précaution à prendre dans l’usage de ce terme, c’est d’éviter de le confondre avec d’autres mots comme connard, pouffiasse, ordure ou fumier. Ce sont là des insultes, des mots employés pour exprimer le mépris ou le dégoût que nous inspire une situation, un comportement, un individu. Les injures sont utiles pour faire état de notre jugement personnel, de notre ressenti, pour manifester notre forte opposition, pour charger d’affect ce que nous avons à dire.

Le mot raciste ne sert pas à ça. Le raciste est un partisan du racisme. Obviously.

Le racisme est une idéologie fondée sur la croyance en l’existence des races et (surtout) sur l’existence d’une hiérarchie entre elles. Il existerait des humains supérieurs aux autres, en vertu de quoi on doit les traiter différemment et leur octroyer des droits et des devoirs particuliers. Comme par hasard le raciste appartient invariablement à la catégorie supérieure de son classement favori et développe volontiers un discours ethnocentrique et xénophobe teinté d’agressivité. Il s’autorise alors des jugements subjectifs qui ont valeur d’évidences impossibles à remettre en question dans son cadre local de cohérence : le racisme est un dogmatisme.

À cela on peut répondre sereinement que les « races humaines » ne sont pas un concept scientifiquement solide, les différences entre les groupes ethniques étant de très loin inférieures aux différences moyennes qui séparent les individus au sein des groupes (cela est lié à la forte variabilité individuelle ; Cf notre interview d’Evelyne Heyer). Ces différences inter-groupes ne permettent certainement pas un classement selon l’intelligence (qu’il faudrait commencer par définir « objectivement » avant d’oser entreprendre un tel projet) et c’est la même chose pour n’importe quel caractère complexe. Mais il faut immédiatement compléter cette réponse d’un « Et alors ? », car l’existence des races si elle s’avérait, ne constituerait pas ipso facto une raison de traiter différemment les individus, de les hiérarchiser, de leur octroyer plus ou moins de droits. La doctrine humaniste affirme même l’exact contraire en disposant que « les humains naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Notez bien qu’ici il n’est pas question de dogmatisme, puisque cette déclaration ne se place pas sur le plan ontologique mais sur celui des droits ; on établit une règle qui engage les humains les uns envers les autres, on pose un contrat entre nous.

Certes il y a bien un cadre idéologique à l’humanisme, c’est le même que celui qui nous permet de dire « sois gentil avec ta sœur », « prête tes jouets », « ne crache pas sur les gens », « s’il te plait, ne sois pas un sale con », des injonctions et des conseils dont on peinerait à « démontrer » la valeur universelle. Mais j’attire votre attention sur le fait que personne n’est obligé de vous prouver qu’être altruiste est préférable à défendre l’exploitation des plus faibles. Si vous n’en êtes pas déjà convaincu, on est en droit de renoncer à investir temps et énergie dans les débats que vous voudriez amorcer.

Je dis ça, je dis rien.

Il reste donc au raciste, qui penserait « savoir » que les races existent, bien du travail pour démontrer que sa doctrine est valable, et la réponse à lui apporter ne se limite pas à « les races n’existent pas », mais bien : « ne cherche pas à naturaliser les différences qui, à toi, te paraissent justifier qu’on classe les gens dans des catégories ».

Le racisme est corrélé à certains traits de caractère et attitudes, et notamment au sexisme et à l’homophobie (source). Dans le cas qui nous occupe ici, c’est en réaction à des échanges sur l’homophobie que notre raciste a trouvé l’inspiration et la motivation pour intervenir. Cela n’a rien de surprenant.

Mais l’humain étant ce qu’il est, nous sommes tous le con de quelqu’un, et vous trouverez facilement une âme charitable pour vous traiter de raciste au débotté et pour pas un rond. Utilisé comme une insulte, raciste peut servir à disqualifier l’adversaire, c’est un procédé rhétorique fallacieux, un ad hominem. Pour éviter cet écueil, il faut, je crois, veiller à qualifier de raciste une parole ou un acte plutôt que la personne qui émet cette parole ou cet acte. J’y vois un autre avantage, celui de ne pas essentialiser l’autre, de ne pas l’enfermer dans une boite qui le définirait à jamais et l’empêcherait de changer son opinion, et à nous-même de faire évoluer notre opinion sur lui.

Entendons-nous bien :  les personnes qui adhèrent au racisme peuvent effectivement se comporter comme des connards et mériter les épithètes injurieuses qu’elles reçoivent. Volontiers agressive, voire violente, leur attitude ne m’inspire aucun respect. Mais il pourrait bien être dangereux de croire que tous les racistes sont forcément de gros connards, parce qu’un jour viendra où le racisme saura s’incarner dans des personnages sympathiques, séduisants, enjôleurs, et alors nous serons démunis si le mot « raciste » devient antonyme de ces attributs. Le mot raciste sera impuissant à décrire le réel, il ne sera plus qu’une insulte parmi d’autres, bien incapable de lutter contre ce qu’il dénonce.

N’est-ce pas le destin qu’est en train de vivre le mot facho ?


Si par l’usage que l’on en fait, raciste devient une infamie, une injure, une tache, s’il est dégainé pour dénigrer l’autre, l’autocritique devient impensable, le raciste ce sera toujours autrui, et celui qui me désigne ainsi sera simplement mal intentionné envers moi. Plus personne n’acceptera l’idée d’être raciste… sans que cela n’égratigne le racisme.

En préliminaire, une déclaration de biais potentiels de ma part. Je réagis à ce sondage à chaud et en ayant à l’esprit les nombreux défauts du précédents, j’ai un a priori négatif sur ce travail parce que je n’ai vu nulle part de mea culpa de la part des auteurs concernant le sondage de 2018, pas la moindre reconnaissance des critiques formulées tandis que toute la presse française se faisait le relais hyperactif d’une information faussée. Mon avis est d’emblée plutôt négatif parce que ce sondage 2019 en reprend la structure dans le grandes lignes et s’entête à réduire en quelques images une lecture politique qui va, au moins dans une large partie des interprétations qu’il suscitera, pointer du doigt des familles politiques et escamoter la dimension sociale et épistémologique de la crise dans le rapport au réel que représente le conspirationnisme endémique. La critique qui suit est donc sévère et à charge, peut-être trop, non pas par rejet du travail de Conspiracy Watch mais au contraire par peur que le travail important qu’ils ont choisi de faire soit entaché durablement par le soupçon d’être orienté et trompeur, et par contagion que l’ensemble de ceux qui ont une activité de « lutte » contre les idéations conspirationnistes s’en trouvent plus mal qu’avant. On ne peut pas se le permettre.


L’an dernier, j’ai eu l’occasion de montrer les nombreuses failles d’un sondage Ifop – Conspiracy Watch – Fondation Jean Jaurès, que l’on a vu se répandre dans absolument tous les médias.

Aujourd’hui ça recommence ? Les auteurs ont tenu compte de quelques critiques, (j’apprends qu’ils ont reçu des conseils de scientifiques que je respecte) mais on retrouve dans l’ensemble les mêmes tares rédhibitoires qui rendent tous les résultats inexploitables, car ils sont orientés, caricaturaux, et présentés avec ce qui ressemble à l’intention de délivrer un message politique. Si tel n’était pas le cas, des corrections plus sérieuses auraient été apportés suite aux critiques du sondage de 2018.

Regardons ensemble une série non exhaustive de failles dans ce nouveau sondage.

À la question « les Illuminatis sont une organisation secrète qui cherche à manipuler la population » je réponds OUI, ce qui me donne un point de « croyance complotiste ». Et pourtant Oui est la bonne réponse car c’est bien la définition des illuminatis dans la culture populaire. La réponse n’implique pas que je crois qu’ils existent pour de vrai. Je réponds également OUI à « Les Jedis sont les ennemis des Siths ».

La question est mal posée. La réponse ne vaut rien.

Deuxième question à laquelle je réponds OUI également : il faut en effet être initié pour reconnaître les symboles associés aux théories du complot, et ce sans avoir besoin de croire que ces théories sont fondées. La formulation soigneuse des questions, de sorte à s’assurer qu’elle sont univoques est, normalement, LE talent attendu chez celui qui rédige un sondage. Un an après un ratage complet, comment peut-on expliquer que ce type d’erreur persiste ?

Les sondeurs ont choisi un certain nombre de croyances conspi, mais ils n’ont pas épuisé tout le spectre. Dès lors se hasarder à faire (comme il y a un an) un comparatif entre les différentes sensibilités politiques pour voir « qui c’est les plus conspis » est une faute. On pouvait appeler ça une erreur il y a un an, désormais c’est plus grave.

Où sont les barres d’erreur ? Quel est le niveau de significativité ?

Si l’on avait testé la croyance aux complots russes dans les médias, ou un pilotage secret des Gilets Jaunes par un parti d’opposition, les pro-Macron auraient fait un « meilleur » score. Le « niveau de croyance » donné ici ne dépend que des croyances testées. Pourquoi celles-ci et pas d’autres ?

Je l’ai déjà signalé quand j’ai critiqué le précédent sondage : on force à répondre des gens qui n’ont jamais entendu parler d’un « complot ». Quelle conséquence cela a-t-il ? Eh bien que certaines personnes, étonnées d’apprendre l’existence de cette narration, vont émettre une forme de « pourquoi pas » qui n’est pas illégitime, qui correspond à une forme de doute, et qu’on ne pourra considérer comme une adhésion que si l’on agglomère entre elles les catégories, ce que ces sondages ne manquent pas de faire. Ce procédé ne peut que gonfler le score final. Est-ce le but ?

Par exemple si seuls 31% des gens interrogés connaissent les chemtrails et que 15% de ces mêmes gens interrogés y croient, on voit bien qu’il y a comme un problème. Ce 15% ne marque pas une adhésion, c’est impossible. C’est un autre phénomène qui a lieu, une sorte de doute/soupçon qui n’est jamais considéré pour ce qu’il est dans ce sondage.

Nouveauté par rapport à l’an dernier : désormais on nous fournit un tableau qui montre que ceux qui ont entendu parler d’une « théorie du complot » ont plus tendance à y croire que les autres… Progrès également : les sondés pouvaient répondre « je ne sais pas », ce qui réduit un peu (heureusement) la portée des critiques apportées dans ce billet.

Est-ce qu’on en tient compte dans la phrase-résumé final ? Dans la manière dont les journaux vont résumer les données ? Non et non.

***

La porosité entre conspirationnisme et croyance dans le paranormal est un résultat… connu, attendu, et donc obtenu. Ce sondage ne nous l’apprend pas. On le sait grâce à de vraies études scientifiques pré-existantes.

  1. Neil Dagnall, Kenneth Drinkwater, Andrew ParkerAndrew Denovan and Megan Parton. (2015) Conspiracy theory and cognitive style: a worldview. Front. Psychol. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2015.00206
  2. Emilio Lobato  Jorge Mendoza  Valerie Sims  Matthew Chin (2014). Examining the Relationship Between Conspiracy Theories, Paranormal Beliefs, and Pseudoscience Acceptance Among a University Population. Applied cognitive Psychology
  3. Drinkwater, K and Dagnall, N and Parker, A (2012) Reality testing, conspiracy theories, and paranormal beliefs. Journal of Parapsychology, 76 (1). pp. 57-77. ISSN 0022-3387
  4. Etc.

Page 21 on nous annonce :

« Plus elles adhèrent aux thèses complotistes et moins les personnes accordent de l’importance au fait de vivre en démocratie. »

Sans être un mensonge, ceci est une lecture orientée des données. Permettez que je vous raconte une petite histoire : lors d’une dictée dans une école on a remarqué que les enfants meilleurs en orthographes avaient aussi de plus grands pieds. La taille des pieds a-t-elle une conséquence sur le niveau en orthographe ? Non, cette relation est la conséquence d’une variable cachée (ou variable de confusion) : les enfants aux plus grands pieds étaient aussi les plus plus âgés, ils étaient dans les grandes classes de l’école. C’est leur âge qui est la cause de leur plus petit nombre de fautes.

Dans notre cas, la variable de confusion qui n’a pas été mise en avant est certainement : « sentiment d’avoir réussi / raté sa vie » (données heureusement présentes dans le sondage… et très certainement liées au positionnement politique vu plus haut). Mais alors le lien qu’on cherche à montrer ici existe-t-il vraiment ? La réponse n’est pas dans le sondage. Et parce que la réponse n’est pas là, alors cette image sera utilisée de manière trompeuse ; les auteurs sont-ils censés l’ignorer ?

La dernière question a quelque chose de scandaleux dans sa remise en cause de la liberté d’expression alors même qu’un climat de répression violente règne sur le pays et que le pouvoir porte atteinte aux libertés des citoyens. Peut-être fallait-il la poser, ou peut-être fallait ne pas vouloir justifier les tentations de censure qui se font jours un peu partout. Nous constatons d’ailleurs, à la lumière de ces résultats, que les Pro Macron et les Pro Fillon sont favorables à une limitation de la liberté d’expression… des autres.


Pour conclure

Entendons nous bien : la pensée conspirationniste est un grave problème, elle nourrit une vision manichéenne et une mécanique du soupçon qui aboutissent à des positions extrêmes que le débat pacifique peine à canaliser. Si la critique que je porte ici n’est à ce point sévère, c’est parce que tout cela sera utilisé dans les médias pour servir des lignes éditoriales écrites d’avance. Les auteurs du sondage ne sont pas censés l’ignorer. Ils n’ignorent pas non plus l’existence de l’effet Streisand et que les coups de projecteurs sur les « théories du complot », par simple effet d’exposition, alimentent une illusion de vérité. Je n’ai pas de solution miracle à proposer, mais à tout le moins qui veut parler des théories du complot au grand public doit choisir un moyen de le faire qui ne laisse pas la place aux raccourcis et aux caricatures.

Si l’on voulait être soupçonneux, ce que ne manqueront pas d’être les personnes tentées par les narratifs conspirationnistes, on se trouve en présence d’un sondage qui gonfle le problème du conspirationnisme et qui émane d’une structure dont la raison d’être est la lutte contre les théories du complot et qui par ce sondage justifie qu’on lui donne de l’argent pour faire un autre sondage qui justifiera qu’on lui donne de l’argent, etc. Je ne veux pas accuser les auteurs d’une telle dérive ; je les en crois innocents, mais le doute est consommé.

J’ai personnellement tout intérêt à ce que l’on considère le problème des théories du complots comme grave et urgent, car mon activité s’en trouve valorisée. Mais si je deviens complaisant avec des procédés manipulatoires ou tendancieux, alors je contreviens aux principes que je suis censé promouvoir. Nous ne pouvons qu’être prompt à la critique des méthodes de ceux qui ont pour devoir d’être exemplaires.

Le sujet est assez grave et répandu pour ne pas s’en remettre à des procédés qui vont surtout créer du buzz puis de ne rien apporter, me semble-t-il, en l’état actuel des données publiées, aux connaissances scientifiques.


Les médias en parlent…

Source : Le Figaro

Et à vous non plus.

On peut être un brillant chercheur et croire en Dieu. Statistiquement, une grande culture scientifique est corrélée avec l’incroyance, mais cette règle générale ne dit rien sur les individus ; chacun peut y déroger. La méthode scientifique est universaliste : elle a vocation à être employée par tous et à produire des connaissances utilisables par chacun, même à ceux qui ne correspondent pas aux stéréotypes.

Le jour où des islamistes feront proprement des statistiques, les statistiques ne deviendront pas islamistes. Le jour où les fachos pratiqueront scientifiquement (l’adverbe est super important) la sociologie, la sociologie ne deviendra pas fasciste. Le jour où les écologistes feront de la physique nucléaire, cette dernière ne deviendra ni plus ni moins écolo qu’elle ne devrait l’être aujourd’hui. Le jour où les créationnistes comprendront la biologie… Vous avez saisi l’idée.

***

Bien sûr les post-modernes jugeront hautement naïve cette position, parce qu’ils veulent croire être les seuls à comprendre que les humains étant ce qu’ils sont, toute activité humaine s’accompagne de relations asymétriques où les individus ont tendance à adopter les postures qui leur assurent plus de pouvoir. Mais la réalité est qu’on peut admettre ce principe et juger malgré tout que les disciplines scientifiques exercées scientifiquement sont les environnements les moins mal protégés contre ces dérives, et donc ne pas être entièrement obnubilés par toutes les possibilités d’instrumentalisation, au mépris des autres réflexions sur le sujet.

Et, bien sûr, les racistes, sexistes, suprémacistes idéologues et extrémistes de tous poils chercheront toujours à faire dire à la science ce que leurs délires leur inspirent… Et le meilleur remède n’est pas de leur abandonner ceux qui sont tentés de les écouter, mais au contraire de leur fournir de quoi ne pas se faire manipuler.

***

La zététique, telle que nous la comprenons et la pratiquons, a pour dimension principale d’être une didactique des sciences et un encouragement à douter de nos convictions afin de les mettre à l’épreuve. Elle n’est pas un militantisme pro-athée, même si, par principe opposée à la pensée dogmatique, elle est nécessairement du côté de la critique de la religion. Elle n’est pas plus un courant militant gauchiste, même si le « contexte » et le « déterminisme », la prise en compte des origines des préjugés et des représentations mentales sont des notions clefs qui l’inscrivent contre l’obscurantisme et une idolâtrie des traditions.

La zététique n’est pas une doctrine anti-fasciste ou anti-ceci, elle est bien plus que cela, elle est un acide universel qui s’attaque à nos idées les moins argumentées, les moins solides, les moins vraies, les plus frelatées, corrompues, pernicieuses.

Le leitmotiv de notre équipe est de bien distinguer les individus à qui l’ont doit par principe un respect absolu (on ne tue pas les gens, on ne les torture pas, on ne les cogne pas), les idées dont on respecte seulement le droit d’exister, d’être pensées et exprimées, mais jamais d’échapper à la critique, et enfin les arguments dont le rôle est de s’en prendre plein la tête afin de nous aider à faire le tri entre les idées bonnes et celles qui méritent de finir à la poubelle.

Ne pas s’astreindre à cette discipline, c’est courir le risque de croire une idée juste parce qu’elle nous plaît et pas parce qu’elle est vraie. C’est un luxe de rentier bien portant dans une société tranquille, jouissant du privilège de jamais n’avoir à pâtir des conséquences d’une telle erreur. C’est aussi courir le risque de croire que celui qui pense différemment ne peut qu’être mon ennemi, et ça c’est un peu trop ressembler à un salaud pour prétendre dans le même temps être le gentil de l’histoire. La zététique est d’une certaine manière plus subversive que bien des militantismes. Mais elle est exigeante, et elle demande notamment de ne jamais oublier le Putain de Facteur Humain, car le PFH conduit à des résultats parfois bien éloignés de nos objectifs (en cause : les biais cognitifs, la pensée de groupe, la réactance, etc.).

J’ai déjà eu l’occasion de dire que nous devions être attentif à la violence involontaire de la démarche sceptique.

Les spécialistes de la pensée extrême et de la lutte contre les dérives sectaires savent qu’il n’existe pas de recette miracle. Néanmoins un élément crucial revient toujours : il faut garder le contact avec la personne en cours de radicalisation, car l’ostraciser, la bannir, c’est la livrer tout entière aux facteurs qui l’influencent, à une communauté ou l’entre-soi alimente la pensée extrême.

Essentialiser le camp adverse comme s’il était constitué d’individus prédestinés à être des ennemis est contraire à la zététique, pas parce que ce serait « méchant » mais parce que cela est irrationnel, incohérent avec l’objectif de permettre au plus grand nombre d’obtenir leur indépendance intellectuelle, leur autonomie mentale, dans le respect de la liberté d’expression qui seule permet de se débarrasser des idées frelatées. Le jour où les personnes radicalisées dans des pensées extrêmes s’approprieront les outils de la pensée critique (pas juste pour faire joli, mais avec l’intention de s’en servir correctement) alors ce qui risque vraiment de se passer, c’est que leurs idées… changent. Nous allons donc travailler à faire connaître les concepts de l’esprit critique et la méthode scientifique partout où la chance nous sera donnée de le faire. Depuis les débuts de la chaîne, nous essayons de le faire avec les milieux du militantisme progressiste (par exemple ici, ou encore là… et cela a été pris par certains comme une attaque contre ces milieux), nous avons traité de la question religieuse et même participé à un débat apaisé. Il n’y a aucune raison de ne pas effectuer le travail vers les autres publics.

Jusqu’à preuve du contraire.

Il n’y a en tout cas aucune raison de confisquer les outils de la pensée critique, car ce serait mal comprendre leur importance. A l’image de la couverture vaccinales, ces outils ne peuvent jouer pleinement leur rôle que si un maximum de gens y sont initiés. Pour prouver quelque chose à quelqu’un, il faut d’abord lui faire accepter la valeur de la preuve et le principe d’une démonstration correcte. La zététique n’est pas la panacée, mais elle est plus utile partagée que consommée en cachette.

Article invité

Ce blog est un lieu où partager des réflexions critiques sur certains discours, ce que Vincent a proposé avec ce regard historique sur une mouvance militante dont il est difficile de critiquer les méthodes et la rhétorique sans devoir dans le même mouvement expliquer que l’exercice de cette critique n’implique pas une opposition aux principes brandis. J’ai accepté de publier cet article qui ne reflète que la pensée de son auteur car il défend le concept clé sans lequel nous ne pouvons plus garantir l’échange d’idées, l’esprit critique, la libre information et la prise de décision éclairée : la liberté d’expression.

Acermendax

1 Les fruits

C’est surtout depuis l’automne 2015 que les efforts de censure et de prise (ou plutôt, de renforcement) de contrôle sur les campus universitaires, par des étudiants et des enseignants militants, s’est intensifiée, et est devenue très difficile à nier. À l’université du Missouri, Melissa Click, une professeur de communication, demandait “du muscle” [1] pour écarter, par la force ou l’intimidation, un étudiant-journaliste… qui n’était pourtant nulle part ailleurs que sur une pelouse du campus, sur laquelle des étudiants-activistes avaient planté leurs tentes à l’occasion d’une protestation prolongée, et dont ils entendaient interdire l’accès à toute personne jugée indésirable. À l’université de Yale, Nicholas Christakis, un enseignant responsable d’un dortoir était très sèchement pris à partie verbalement [2], par un groupe d’étudiants furieux : son épouse, également enseignante et également dotée de responsabilités administratives, avait, en réponse à des initiatives administratives visant à réguler les déguisements portés par les étudiants pour Hallowe’en, rédigé un e-mail demandant s’il s’agissait bien de quelque chose dont l’université devait se soucier. Considérant que la liberté individuelle de se vêtir selon ses souhaits constituait un danger évident pour au moins une partie du corps étudiant, qui pourrait se sentir marginalisée ou agressée par certains costumes, les étudiants ont fait comprendre à Nicholas Christakis que son rôle administratif aurait dû le pousser à leurs yeux à soutenir les règles vestimentaires. “Il ne s’agit pas de créer un espace intellectuel, il s’agit de créer un foyer ici !”, s’exclamera une étudiante pendant l’échange, une sorte de condensé de l’état d’esprit qu’elle aura partagé avec nombre de ses condisciples.

Au printemps 2017, Bret Weinstein, un professeur de biologie évolutive à l’université d’Evergeen, se trouvait contraint, pour sa sécurité physique, d’éviter le campus. Evergreen pratiquait depuis les années 1970 l’évènement du “jour d’absence”, une pratique consistant pour les étudiants et employés afro-américains à ne pas se présenter sur le campus, un jour donné, dans le but de mettre en évidence leur importance dans le bon fonctionnement et la richesse humaine de l’université. En 2017, il avait été décidé que ce seraient les étudiants et employés euro-américains (‘blancs’) qui seraient cette fois incités à s’absenter du campus un jour durant. Aucune obligation légale, mais le message était clair : celui ou celle qui ne suivrait pas cette incitation se définirait lui/elle-même comme un ennemi de la cause antiraciste. Weinstein a objecté, considérant qu’il s’agissait là d’une dérive préoccupante de ladite cause. Il s’est retrouvé dans une situation similaire à celle de Christakis, mais plus intense encore : la police du campus lui a signalé qu’elle ne pourrait assurer sa sécurité, et des groupes d’étudiants furent aperçus en train de stopper des véhicules circulant sur le campus, à la recherche de Weinstein. L’on ne peut que spéculer sur ce qui serait advenu si l’enseignant, par manque de prudence, avait ainsi été appréhendé. D’autres exemples, nombreux, existent : au Canada, Jordan Peterson à Toronto, et, dans son sillage, Lindsay Shepherd à Wilfried Laurier [3], épinglée par sa hiérarchie pour avoir montré à ses étudiants une vidéo d’un extrait de débat télévisé figurant le même Peterson.

Notons que ces quelques incidents sont purement internes aux universités : une autre pratique très courante est la tentative de dés-invitation de conférenciers extérieurs, parfois accompagnée, lorsqu’elle échoue, de violence (notamment à l’université de Berkeley). Citons entre autres les exemples de Charles Murray [4], Richard Dawkins [5], Ayaan Hirsi Ali [6], Milo Yiannopoulos [7], Maryam Namazie [8]… Tous coupables, d’une manière ou d’une autre, de transgresser l’orthodoxie de la gauche académique.

2 Les racines

Pourquoi, tout d’un coup, une telle éruption sur les campus, aux États-Unis et dans le reste de l’anglosphère ? Il faut savoir que ce n’est pas la première fois qu’une controverse sur les universités, et l’orthodoxie qu’elles cultiveraient, prend des proportions importantes [9]. Le sujet était également dans l’air du temps de la fin des années 1980 au milieu des années 1990 [10], aux États-Unis. C’est Allan David Bloom, professeur de philosophie, qui allume la première mèche avec un ouvrage remarqué [11], dans lequel il reproche aux étudiants contemporains un relativisme intellectuel débilitant, les empêchant d’exercer un jugement intellectuel sur quoi que ce soit, et les reléguant au seul exercice du jugement moral. Le livre a bien vieilli, parce que son propos reste d’actualité, mais souffre d’un défaut de taille : Bloom parle d’expérience, en tant qu’enseignant, et ne fournit pas de références bibliographiques. Ce qui fait que les inquiétudes de Bloom seront faciles à écarter pour ceux qui pensent, ou veulent qu’il soit pensé, que son diagnostic est erroné. Quelques années plus tard, Roger Kimball [12] puis Dinesh d’Souza [13], deux auteurs plus aisément classables que Bloom comme ‘conservateurs’, et donc, susceptibles de voir leurs arguments écartés d’un revers du coude du fait de leur coloration politique, publient leurs propres livres sur le sujet. N’ayant lu ces ouvrages, je ne peux juger de leur qualité.

C’est finalement le livre Higher Superstition [14] de Paul Gross et Norman Levitt qui va précipiter les événements. Son titre annonce la couleur : je le traduirais en français par “la gauche académique et ses querelles avec la science”. Gross et Levitt y font l’inventaire d’une galaxie d’idées ayant acquis une notoriété croissante dans les universités américaines, à tel point d’en être devenues des paradigmes souvent dominants. La ‘gauche académique’ rejette assez frontalement les méthodes, résultats et idéaux d’objectivité de la science, considérés comme porteurs de faillite morale. La science, masculine et misogyne, colonialiste et impérialiste, excluante des “autres” manières de savoir, voilà l’ennemi que s’est érigé la ‘gauche académique’. Il n’est pas seulement, loin s’en faut, reproché aux chimistes et aux ingénieurs d’accepter et d’encourager certaines applications dangereuses, violentes ou polluantes de leurs recherches. Il n’est pas seulement, loin s’en faut, reproché aux biologistes d’avoir négligé des questionnements sur l’anatomie féminine, ou aux historiens d’avoir fait l’impasse sur tel ou tel intellectuel afro-américain. Il est avancé, par exemple, que la méthode scientifique est intrinsèquement masculine et excluante envers les “women’s ways of knowing”–et ce reproche se décline à l’envi : exclusion des “savoirs ancestraux” de peuplades indigènes, etc. Gross et Levitt pointent également du doigt les discours abscons de la part d’auteurs reprochant à la science son caractère ‘fixe’, ‘linéaire’, ‘ordonné’… Le tableau peint par Gross et Levitt est saisissant, et interpelle un physicien mathématicien du nom d’Alan Sokal, qui rédige un canular pour évaluer l’étendue des dégâts : son texte [15] au contenu scientifiquement absurde, mais où certains grands noms de la ‘gauche académique’ sont abondamment cités, et qui s’enthousiasme du potentiel de la théorie de la gravitation quantique à devenir une science ‘non-linéaire’, ‘imprévisible’ et in fine ‘libératrice’, est publié, ce qui enclenche une controverse académique majeure, et sera à l’origine de la publication de nombreux autres ouvrages détaillant les absurdités de la ‘gauche académique’ [16–18].

Le contenu du fameux volume Impostures intellectuelles [19], rédigé un peu plus tard par Sokal avec Jean Bricmont, pose la question suivante : pourquoi le canular de Sokal, publié dans une revue de sociologie américaine animée par des éditeurs américains, et provoqué par la lecture d’un ouvrage sur la ‘gauche académique’ américaine, a-t-il résulté in fine en un livre consacré à ces penseurs français que sont Lacan, Deleuze, Baudrillard et consorts ? La réponse est la grande influence du poststructuralisme français sur l’université américaine à partir des années 1970. Jacques Derrida y popularise, en critique littéraire, la déconstruction, avec l’aide de son ami Paul de Man [20]. Michel Foucault est lu, sur les campus américains, avec ferveur. Une partie de son œuvre est à l’origine de la popularité de l’idée selon laquelle une discussion, un échange d’idées, un désaccord, une dialectique, n’a jamais que l’apparence d’une tentative d’approximer la vérité : ce qui se joue en réalité, pour les foucaldiens, est une lutte d’influence, de pouvoir, non seulement entre deux personnes mais surtout entre des groupes auxquels elles appartiennent. Derrida comme Foucault, et d’autres, doivent beaucoup à Martin Heidegger, le philosophe existentialiste allemand, fortement compromis pour ses nettes sympathies national-socialistes, étroitement corrélées à son anticapitalisme antisémite (il qualifiera les juifs de “peuple calculant” et fustigera leur “déracinement”, illustration de son opposition conjuguée au rationalisme, au cosmopolitisme, et au libéralisme).

L’École de Francfort de théorie critique, un mouvement intellectuel s’étant développé durant la République de Weimar, a également eu une influence sur la ‘gauche académique’ américaine, via l’un de ses chefs de file Herbert Marcuse. L’École de Francfort travailla principalement à adapter les théories marxistes aux conditions de son époque, en adoptant une approche à la fois plus empirique, plus pragmatique, plus dialectique (moins orthodoxe), mais aussi plus ‘ésotérique’ (psychanalyse, méfiance accrue envers les sciences et l’Aufklärung (nom allemand des Lumières) [21] . . . ). Du travail d’Adorno et Horkheimer, deux des gros poissons de l’École de Francfort, Foucault regrettera [22] son ignorance initiale : leur convergence, bien qu’indépendante, était, reconnut-il, fort nette. Mais revenons à Marcuse, jeune élève de Heidegger, qui aura tenté un temps de synthétiser la pensée du maître avec celle de Marx [23]. Plus tard, aux États-Unis, c’est avec Freud que Marx se trouvera combiné [24], pour renouveler la charge contre les sociétés capitalistes. Mais c’est bien l’essai Repressive Tolerance [25] qui doit nous préoccuper ici : dans ce texte publié en 1965, Marcuse défend la suppression de la parole considérée comme réactionnaire, dans la mesure des possibilités pour les progressistes d’exercer cette censure. Il sera peu de dire que les universités auront représenté une aubaine dans ce sens. Ceux qui connaissent les arguments contre la censure [26], se réclamât-elle du camp de la tolérance et du progrès, ne seront pas surpris par la suite : aux yeux de la ‘gauche académique’, tout ce qui ne rentrait pas dans l’orthodoxie détaillée entre autres par Gross et Levitt ou Hoff Sommers [27] est progressivement devenu réactionnaire.

Il est donc réactionnaire de considérer qu’il existe à l’échelle des moyennes statistiques des différences physiologiques et psychologiques non triviales entre hommes et femmes [28], voire même que le sexe biologique est une réalité chez l’humain [29]; de considérer que les mythes de création de peuplades indigènes d’Amérique ont une valeur de vérité inférieure à celle des connaissances archéologiques [14]; de manquer d’enthousiasme à l’égard de la “discrimination positive”, etc. Peu importe que ces positions puissent être défendues avec des arguments factuels solides, il faut garder en tête ce que ses disciples américains ont gardé de Foucault : l’arbre à l’apparence scientifique ou philosophique, cache la forêt de la volonté de puissance. Une idée très nietzschéenne, philosophe dont Jacques Bouveresse se demande encore aujourd’hui comment il peut être une influence clé de tant d’intellectuels se réclamant de la gauche. La même question est encore plus pertinente à propos de Heidegger [30, 31] et de Carl Schmitt. Mais c’est bien le spectre de ce que j’appellerai le XIXe siècle étendu (1789-1939), allemand, qui apparaît en transparence derrière la ‘gauche académique’ contemporaine. Là où, à partir de Fichte et de son nationalisme rousseauïen, et du mysticisme nostalgique des romantiques, et jusqu’au paroxysme heideggérien, la philosophie allemande avait proclamé [24, 32] l’incompatibilité ontologique de l’Enlightenment (ou l’Aufklärung), rationnel, individualiste, libéral et cosmopolite, peut-être bon pour les britanniques ou les français, avec l’esprit allemand, organique, viscéral, poétique et authentique, la ‘gauche académique’ et ceux qui se sont laissés conquérir par ses idées fixes, proclament aujourd’hui que celle-là est peut-être bon pour l’homme ‘blanc’ ‘cisgenré’ [33] (voir notamment un partisan de l’intersectionnalité déclarant que “la liberté permet aux hommes blancs de tout contrôler” [34]), mais que la richesse humaine des homosexuels, des peuples non européens, etc. ne conservera sa dignité que par le biais de l’abandon de la méthode, des résultats et des idéaux d’objectivité scientifiques [35].

Cette orthodoxie est devenue une donnée importante de la vie universitaire dans l’anglosphère. Certains répondront que l’ampleur des dégâts est ici exagérée. Sans doute trouvera-t-on quelques personnes qui répliqueront que, s’ils déplorent éventuellement certains excès militants, l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. D’autres expliqueront que la filiation intellectuelle douteuse de la militance intersectionnelle ne saurait disqualifier le mouvement. D’autres encore affirmeront qu’il n’y a rien de mal à vouloir rendre l’intégralité de la vie universitaire compatible avec les velléités de ‘justice sociale’. À ces personnes, je serai(s) heureux d’exposer pourquoi je pense qu’elles se trompent.

Références

[1] CBSN, Mizzou professor resigns journalism school courtesy appointment.
[2] Michael Hausam, Yale Students Whine and Moan About a Lack of Safe Space.
[3] Think Club, FULL RECORDING – Lindsay Shepherd Interogated by Wilfried Laurier University’s Gender Police.
[4] Will DiGravio, Students Protest Lecture By Dr. Charles Murray at Middlebury College.
[5] ‘Richard Dawkins’ Berkeley event cancelled for ‘Islamophobia’’, BBC (24/07/2017).
[6] R. Pérez-Peña and T. Vega, ‘Brandeis Cancels Plan to Give Honorary Degree to Ayaan Hirsi Ali, a Critic of Islam’, The New York Times (08/04/2014).
[7] ABC News, Milo Yiannopoulos Speech Protests Turns Violent at UC Berkeley.
[8] S. Sandhu, ‘Maryam Namazie: Secular activist barred from speaking at Warwick University over fears of ’inciting hatred’ against Muslim students’, The Independent (25/09/2015).
[9] G. Lukianoff, Unlearning Liberty: Campus Censorship and the End of American Debate (Encounter Books, 2014).
[10] R. Hughes, Culture of Complaint: The Fraying of America (Oxford University Press, 1993).
[11] A.D. Bloom, The Closing of the American Mind (Simon and Schuster, 1987).
[12] R. Kimball, Tenured Radicals: How Politics Has Corrupted Our Higher Education (HarperCollins, 1990).
[13] D. D’Souza, Illiberal Education: The Politics of Race and Sex on Campus (Free Press, 1991).
[14] P.R. Gross and N. Levitt, Higher Superstition: The Academic Left and its Quarrels With Science (Johns Hopkins University Press, 1994).
[15] A. Sokal, ‘Transgressing the boundaries: Toward a transformative hermeneutics of quantum gravity’, Social Text 46/47, 217 (1996).
[16] N. Koertge, ed., A House Built On Sand: Exposing Postmodernist Myths About Science (Oxford University Press, 1998).
[17] O. Benson and J. Stangroom, Why Truth Matters (Continuum, 2006).
[18] P. Boghossian, Fear of Knowledge: Against Relativism and Constructivism (Oxford University Press, 2006).
[19] A. Sokal and J. Bricmont, Impostures Intellectuelles (Éditions Odile Jacob, 1997).
[20] D. Lehman, Signs of the Times: Deconstruction and the Fall of Paul De Man (Poseidon Press, 1991).
[21] M. Horkheimer and T.W. Adorno, Dialectic of Enlightenment, edited by G. Schmid Noerr (Stanford University Press, 2002).
[22] Radical Archives, Foucault on the Frankfurt School (1978), http://radicalarchives.org/2013/07/08/foucault- on- the- frankfurt- school/ (visited on 20/08/2015).
[23] R. Wolin, Heidegger’s Children: Hannah Arendt, Karl Löwith, Hans Jonas, and Herbert Marcuse (Princeton University Press, 2001).
[24] S.R.C. Hicks, Explaining Postmodernism: Skepticism and Socialism from Rousseau to Foucault (Scholargy Publishing, 2004).
[25] H. Marcuse, ‘Repressive Tolerance’, in A Critique of Pure Tolerance, edited by R.P. Wolff, B. Moore, Jr. and H. Marcuse (Beacon Press, 1965).
[26] Univerity of Toronto Debate, Freedom of speech includes the freedom to hate.
[27] C.H. Sommers, Who Stole Feminism? How Women Have Betrayed Women (Simon & Schuster, 1994).
[28] S. McKinnon, Neo-liberal Genetics: The Myths and Moral Tales of Evolutionary Psychology (Prickly Paradigm Press, 2006).
[29] J Metz, No Such Thing As Biological Sex.
[30] R. Wolin, The Seduction of Unreason: The Intellectual Romance With Fascism from Nietzsche to Postmodernism (Princeton University Press, 2004).
[31] E. Faye, Arendt et Heidegger : Extermination Nazie et destruction de la pensée (Albin Michel, 2016).
[32] G. Garrard, Counter-Enlightenments: From the eighteenth century to the present (Routledge, 2006).
[33] R. Soave, ‘Black Lives Matter Students Shut Down the ACLU’s Campus Free Speech Event Because ‘Liberalism Is White Supremacy’’, Reason (04/10/2017).
[34] T. Smith, Thomas Smith vs Sargon of Akkad Debate #Mythcon.
[35] J. Rauch, Kindly Inquisitors: The New Attacks on Free Thought, Expanded (The University of Chicago Press, 2013).

L’outing, c’est dévoiler de force une partie de la vie intime de quelqu’un, c’est affirmer au monde que l’on sait que telle personne a une identité ou une orientation sexuelle « non-traditionnelle » (vocabulaire tchétchène). En 2017, être homo ou bi (ou pan ou toute autre orientation non hétéro) semble accepté, et avec le mariage pour tous, notre société a bonne conscience. On pourrait se dire que l’outing est inoffensif. On aurait tort.

L’outing est le fait de révéler l’homosexualité ou la transidentité d’une personne sans son consentement, voire contre sa volonté1. (Wikipédia)

La difficulté d’être non-cis-hétéro demeure. Il faut souvent des années pour accepter cette « différence », pour accepter d’être qui l’on est sous le regard d’autrui, en particulier sous celui des proches et de la famille à qui, bon gré mal gré, il faut annoncer que l’on n’est pas exactement tel·le que l’on s’attend à ce que nous soyons. Une identité ou une orientation romantico-sexuelle différente de la majorité, c’est d’abord un apprentissage sur soi, et c’est une chose dont tôt ou tard il faut accepter d’avoir à la « révéler » dans une société où le sexe pâtit encore de tous les tabous, où les désirs sont des fautes qu’il faut confesser, où le corps est coupable de nuire à l’âme et à ce que nous aurions de pur, où le sida a fait de la peur de la mort la compagne tutélaire des premiers émois, dans une société où le sexe est, au moins dans le langage, l’outil de flétrissure ultime pour signifier son mépris d’un individu (vous avez tous des insultes en tête sans besoin qu’ici je les énumère). Le coming-out est l’un des actes les plus chargés de sens qu’on puisse commettre. L’outing l’est donc tout autant.

 

Il n’est pas question ici du geste politique que représente l’outing de personnalités puissantes, quand leurs actes ou leurs paroles portent atteinte aux libertés des minorités sexuelles. On peut envisager de  justifier (pensons à en douter malgré tout) la dénonciation de l’hypocrisie de ceux qui se mettent en position de pouvoir et accroissent le malheur de ceux-là mêmes qu’ils devraient être en mesure de comprendre et d’aider. L’outing ordinaire, de tous les jours, n’est pas celui-ci. C’est un acte de pure oppression et de pure malveillance.

Aujourd’hui encore ces informations intimes, une fois rendues publiques, sont de nature à enrayer la carrière de certaines personnes dans certains milieux (comme la politique) et de leur compliquer la vie. C’est particulièrement difficile pour les plus jeunes, mais c’est aussi très dur pour celles et ceux (nombreux·ses) que des questionnements, des doutes, voire des agressions, ont fragilisé·e·s. Si vous ne connaissez pas la deuxième cause de mortalité chez les jeunes, documentez-vous. Si vous ignorez par quel facteur est multiplié ce risque chez les jeunes LGBT+, sans doute serez-vous choqués.

 

La haine imbécile et vengeresse, ou bien idéologique et totalitaire, est la principale motivation de l’outing. Qui s’en rend coupable ? On pense bien sûr aux homophobes claniques de la soutane, de la kippa ou du qamis. On pense aux brutes épaisses shootées à la testostérone, aux xénophobes de toutes obédiences pour qui cette différence en vaut bien une autre. On pense aux énervés sans cause, à ceux qui se cherchent des ennemis pour exprimer par la violence ce qu’ils ne savent pas gérer autrement. On pense aux paumés sans avis, sans méchanceté, qui croient gagner quelque chose à reproduire les agressions dont ils sont témoins, à se ranger du côté des plus forts. On pense moins, mais cela risque de changer, aux miliciens clavicoles de la justice, à ces nouveaux chevaliers de la morale, parabalanis modernes, Tartuffes de la lutte sociale, et in fine piètres militants.

Il existe des endroits initialement fondés avec de bonnes intentions où vous n’avez droit à la parole et au respect qu’à condition de révéler vos failles intimes,vos différences, tout ce qui dans le reste de la société vous fragiliserait. Il est de ces « safe spaces » où se joue une sorte de bingo de l’oppression qui donne un laisser-passer à certains pour juger, catégoriser et condamner les autres s’ils sont sujets à moins d’oppressions qu’eux. Ainsi se construisent de nouvelles sortes de brutes, shootées à l’indignation facile. Et ceux-là et celles-ci rejoignent le cortège des obscurantistes pour juger les humains d’après leur plumage et jeter l’opprobre sur ceux qui les dérangent, en mêlant à leurs critiques des éléments qui n’appartiennent pas au monde du débat d’idées, mais à celui de l’agression personnelle et de la discrimination.

 

Celui qui oute ne peut se prévaloir de connaître toutes les conséquences de son acte, à quel point il peut nuire ni à quel point la cible de son geste souffre d’une fragilité particulière 1. Parfois l’environnement de l’outé peut se retourner contre lui ; parfois l’intéressé lui-même peine à résoudre ses propres questions d’identité. Mais l’oppresseur choisit toujours de se cacher derrière cette ignorance : il traite tout le monde de la même manière, dit-il. Certains iront jusqu’à arguer que l’orientation n’étant pas une tare, la cacher relèverait d’une honte indue qu’il convient de ne pas respecter. Sauf qu’on ne peut pas outer tout le monde, ce sont encore les minorités qui trinquent.

 

C’est toujours à la personne concernée, et à elle seule, de déterminer le moment de son coming-out, le moment où le regard des autres peut changer, où peut-être une nouvelle étape de sa vie débute. Cette liberté, intimement liée à des questions d’identité, d’estime de soi et d’accomplissement personnel ne se négocie pas. Déposséder l’individu de ce choix, de son contrôle sur ce qu’il laisse voir de qui il est, est un acte d’une grande violence.

Désormais l’outing peut venir de tous les bords. Plus personne n’est en sécurité nulle part si on laisse s’installer ce type de comportement oppressif dans les rangs de celles et ceux qui luttent pour le respect des marginalisés, des minorités et des cibles habituelles de l’oppression. Il est peu vraisemblable que la tolérance et l’amour du prochain inspirent demain les factions les plus brutales et conservatrices qui s’adonnent à l’outing, mais on peut espérer qu’il est utile d’activer la sonnette d’alarme du côté des progressistes qui mettent au pinacle de leurs valeurs le respect des individus.

Lorsque l’outing n’est pas un acte profondément inconsidéré qui oublie l’autre dans un monde encore trop homophobe, il est un acte malveillant qui véhicule l’idée qu’on peut nuire en révélant l’orientation sexuelle. Il participe alors à la représentation mentale collective d’un monde où la sexualité revêt une dimension de vice qu’il faudrait expier, et est donc un acte d’oppression systémique. Sauf quand il est question du vécu des oppressions, la sexualité des individus n’est jamais un argument, pas plus qu’aucun des autres attributs que nous ne pouvons pas choisir. Ceux qui cherchent à salir les non-hétéros et ceux qui disqualifient la parole de qui n’a pas la bonne orientation participent au même problème.

Ils nous pourrissent la vie.

 

Acermendax

J’ai rédigé ce texte en réaction à l’outing subi par mon complice Vled, mais j’ai préféré attendre qu’il s’exprime lui-même sur la question dans la vidéo ci-dessous.

 

Depuis l’annonce de l’émission « biologie et orientation sexuelle » du 6 décembre, des réactions négatives s’expriment sur les réseaux. Des internautes semblent choqués par la simple existence des recherches sur les déterminismes biologiques de l’homosexualité-hétérosexualité. Nous pensons qu’une meilleure compréhension de notre démarche permettrait sûrement d’éviter les inquiétudes, voir les soupçons qui dégradent la qualité des échanges d’idées.

 

 

Certains sujets sont interdit ?

(Une twittos exprimant ses préjugés)

 

Etant donné la brutalité des discriminations envers les individus sur la base de leur orientation sexuelle à travers le monde, la triste actualité en Tchétchénie par exemple, et la violence du rejet exprimé en France il n’y a pas si longtemps par des opposants au mariage pour tous, il faut saluer la vigilance de ceux qui réagissent sur ces sujets. Après tout, la biologie a jadis été employée par des gens qui voulaient « soigner » les homosexuels à coup d’électrochoc, de castration ou d’hormones. Mais rappelons que des « thérapies » de type psychanalytique nourrissant le même but ont également existé, et qu’on trouve encore des gens pour croire qu’on peut désapprendre le désir homosexuel par le conditionnement ou la prière. Ces errements passés du monde de la science n’ont rien à voir avec la démarche d’explication du monde, de recherche fondamentale, qui motive les travaux des uns et des autres dans la très grande majorité des laboratoires actuels. La biologie n’est donc pas plus l’ennemie des LGBTQIAP+ ou MOGAI1que ne l’est la psychologie. Plus fondamentalement, la science n’est pas là pour juger les gens.

Sur ces sujets circulent malheureusement des idées fausses idéologiquement chargées. Pour citer un commentaire reçu sur nos pages :

« Ce sont des troubles psychologiques qui résultent d’un parcours chaotique et dissolu qui les amènent à l’homosexualité… Si la femme est née avec une fente et l’homme avec le matériel pour s’y introduire c’est qu’il y a une raison. »

Ou un autre, croisé ailleurs sur Internet :

« L’homosexualité est un narcissisme, un manque d’amour-propre, une erreur et une incapacité à appréhender la réalité de son propre corps, c’est un désir de soumission et de domination sur l’autre, ou au contraire un désir d’être soumis.. »

Il nous semble important d’apporter à ce genre de propos des réponses qui ne soient pas simplement moralisatrices (« l’homophobie c’est mal, M’voyez ! »), mais éclairées par des connaissances précises sur la nature ou l’origine de ces comportements / attitudes / orientations / identités.

 

La variation est la règle

Les humains sont tous différents, nous sommes tous des variants biologiques autour d’une moyenne de distribution de caractères. Décrire la distribution de ces caractères, conclure à la potentielle existence d’une « norme » au sens mathématique (catégorie avec le plus fort effectif parmi une population), ce n’est pas juger de la valeur des individus qui portent ces caractères, c’est simplement faire la nécessaire traduction de l’infinie complexité du monde en un modèle apte à nous fournir des réponses si les questions sont posées prudemment dans le cadre de protocoles rigoureux.

Chercher les éventuelles causes biologiques n’équivaut pas à négliger les autres. À chacun sa spécialité. Si l’éducation, le milieu familial, les interactions avec les pairs, avec l’autorité, avec le langage, si nos représentations mentales, nos expériences romantiques, nos traumatismes, nos angoisses jouent un rôle dans la manière dont les uns et les autres vivent leur sexualité et expriment leurs préférences, alors il y a des disciplines scientifiques armées pour poser la question et chercher des réponses. La biologie n’aura pas réponse à tout, mais les réponses qu’elle apporte dans son périmètre, nous sommes priés de les écouter sans quoi nous ne vaudrons pas mieux que ceux qui ont rejeté Darwin et l’idée que l’humain ne soit rien d’autre qu’un singe, un singe extrêmement savant, mais un singe. Souvenons-nous qu’il reste à ce jour des créationnistes. Certains s’assument, d’autres moins.

Informer et questionner

Cette émission n’a pas pour but de rassurer qui que ce soit, de faire plaisir, de choquer ou de défendre une idéologie. Nous souhaitons mettre en avant une approche méthodologique qui permet de rendre compte du maximum de faits de la manière la plus satisfaisante.

Pour en parler nous n’avons pas invité le premier venu dont les thèses nous feraient plaisir, mais un spécialiste mondialement reconnu, récipiendaire cette année de la DANIEL S. LEHRMAN LIFETIME ACHIEVEMENT AWARD remise par la Société de Neuroendocrinologie Comportementale pour l’ensemble de sa carrière, auteur de près 400 articles scientifiques, et toujours actif dans le monde de la recherche. Nous ne l’invitons pas pour lui passer la brosse à reluire mais pour questionner la solidité des thèses ou hypothèses défendues dans la littérature scientifique qu’il connait bien. Les critiques formulées contre les interprétations de notre invité lui seront d’ailleurs adressées afin qu’il puisse y répondre si réponse il y a.

 

L’annonce de l’émission provoque des réactions courroucées :

On va « corriger notre biologiste »…

Nos invités et notre méthode posent problème.

 

Certains critiquent l’existence même du concept d’orientation sexuelle, remettent en cause la continuité entre les comportements humains et ceux des autres animaux, souhaitent remplacer des déterminants biologiques jugés obsolètes par des facteurs d’apprentissage et d’influences sociales. C’est un point de vue intéressant, mais peut-être ne faut-il pas mettre la charrue avant les bœufs.

Dans un premier temps, le travail de vulgarisation réclame qu’on fasse bien comprendre les principes derrière les déterminismes biologiques de certains comportements. Il sera temps ensuite d’apporter les nuances nécessaires, voire les éléments qui permettraient d’affirmer que ces déterminismes ne jouent plus de rôle chez l’humain si tel s’avérait être le cas.

Souvenons-nous de quelques principes, notamment d’une règle du monde vivant : la continuité totale de l’arbre de la vie,  les relations de parenté ininterrompues entre toutes les lignées. À la lueur de cette continuité appliquons le rasoir d’Ockham, et il nous faut constater que si un phénomène est observé chez l’humain et chez plusieurs espèces qui nous sont apparentées, alors l’hypothèse la moins coûteuse est que ce comportement commun est dû à des causes communes. Cette hypothèse peut-être fausse, auquel cas il faut la réfuter en démontrant l’existence d’autres causes prépondérantes. Mais à tout le moins, il serait curieux de traiter l’humain comme une espèce trop à part pour partager avec les autres animaux des mécanismes aussi fondamentaux que ceux qui conditionnent la reproduction.

La recherche sur ces sujets n’est pas achevée, aucune position définitive ne serait raisonnable, mais cela ne veut pas dire que l’on ne sait rien, que l’on ne dispose pas déjà de résultats expérimentaux et de suffisamment d’indices pour savoir si des événements biologiques antérieurs à notre naissance jouent ou ne jouent pas un rôle dans nos préférences sexuelles.

C’est justement ce que nous voulons apprendre et faire savoir avec notre invité, Jacques Balthazart, auquel vous pourrez poser vos questions pendant l’émission

 

Références pour aller plus loin

Same sex sexual behavior and evolution

Nos articles liés.

 

On présente généralement Eric Zemmour comme un polémiste. Cela signifie que son talent réside dans sa capacité à susciter des réactions tous azimuts. Il me sera difficile de le nier puisque le présent billet n’existe qu’en vertu de ce talent, mais surtout du pouvoir de faire réagir qu’on lui a permis d’acquérir par sa présence massive dans les médias.

Le polémiste a décidé de parler du dernier livre de Tom Wolfe pour dénoncer un problème « d’inquisition néo-darwiniste » dans un billet intitulé « Le langage trop fort pour Darwin » un titre qui laisse espérer des propos profonds sur l’origine du langage, sur les recherches actuelles en linguistique et en évolution de la culture. Rassurez-vous, rien de tout cela ne nous attend.

Je n’ai pas lu le livre de Wolfe (Cf une revue critique en anglais), je me contenterai ici de réagir à l’improbable discours anti-évolution que je m’étonne de croiser dans le Figaro en 2017, même de la part d’un personnage dont le mode d’expression habituel produit l’effet rassurant d’une boussole indiquant le sud avec une opiniâtreté remarquable. Éric Zemmour est donc un anti-darwinien, où alors je ne sais pas lire… ou alors il ne sait pas écrire… ou bien la vérité est ailleurs. Mais cherchons déjà à comprendre ce qu’il écrit.

Je ne m’attarderai pas sur les provocations habituelles, sur ce qui relève du sophisme de l’ad hominem ou de l’ad personam quand il dresse le portrait de Wolfe pour en réalité brosser le sien, ennemi des « grands prêtres du politiquement correct ». C’est là l’art du polémiste : créer de l’antagonisme, susciter des émotions à partir de la simple énonciation de son opposition à des gens qu’il gratifie d’adjectifs péjoratifs. Ces pirouettes suffisent souvent à assurer le buzz, mais ce n’est heureusement pas cela qui m’amène à réagir.

« Notre auteur facétieux et subtil retourne les armes de ses adversaires contre eux-mêmes : la science contre les scientifiques ; l’expérimentation contre les chercheurs ; la loyauté contre les donneurs de leçons de morale.»

Puisque Zemmour nous annonce que Wolfe va taper sur Darwin, on s’attend à quelques révélations édifiantes, mais nous devrons nous contenter de ça. Vous êtes priés de savoir que Wolfe a retourné la science contre les scientifiques. Il l’a fait, puisqu’on vous le dit. C’est un peu court, mais monsieur Zemmour semble penser que ça suffira.

Iconoclaste, Wolfe remet la théorie de l’évolution de Darwin dans la lignée de toutes les narrations des origines de l’homme, de tous les peuples et de toutes les civilisations, même les plus primitives. La seule différence, explique-t-il, c’est que Darwin a construit son récit dans un contexte rationaliste, « scientifique »

Le reproche est donc celui-ci. Et à la limite on l’embrasse, on l’accepte, même avec une formulation qui veut faire passer la science pour un discours alors qu’elle est une méthode. Mais si on accepte cette description donnée par Zemmour, on est quand même bien tenté de se dire : « Et alors ? ». Est-ce que, justement, cela ne change pas complètement les choses d’employer la raison pour construire une théorie des origines là où d’autres s’attachent à rationaliser ce qu’ils veulent tenir pour vrai simplement parce qu’il leur déplairait que cela fut faux ?

« Chomsky est un peu moins célèbre mais son influence n’est pas moindre : sa théorie de « la grammaire universelle » vient s’emboîter dans le darwinisme et le renforce. Il conforte aussi tous les universalistes qui considèrent que l’homme est partout le même, qu’il n’y a ni cultures, ni nations, ni civilisations, encore moins des races, bien sûr. »

Je m’étonne que Zemmour déploie tant de force pour s’adresser à des gens invisibles. Même du côté des plus féroces social justice warriors, je n’ai jamais entendu personne nier l’existence des cultures, des nations ou des civilisations, autrement que pour dire, assez raisonnablement, qu’il s’agit de constructions dues à des contingences historiques. Soit Éric Zemmour a des ennemis imaginaires, soit il imagine que les cultures, les nations et les civilisations ont une essence qui précède leur existence, une sorte de transcendance qui oblige l’univers à leur faire de la place. En somme, le monde serait là pour que la France de Zemmour puisse exister. Dans les deux cas, il sera peut-être frustré d’apprendre que la réalité ne se sent pas contractuellement obligée de s’aligner avec son imagination.

 

Wolfe réhabilite les grands vaincus, les immolés sur le culte des maîtres de notre époque. Max Müller, le plus grand linguiste anglais du XIXe siècle, qui entendait, contre Darwin, « tracer une ligne ferme et indiscutable entre l’humain et le bestial ». Et qui avertissait déjà : « Le langage est notre Rubicon et aucune brute n’osera le franchir.

On retrouve la vieille question du propre de l’homme, cette recherche désespérée d’une nature humaine qui le distinguerait des autres créatures. Ce n’est ni neuf ni subversif, ni très en phase avec ce que la science nous donne à connaître sur nos différences ou nos ressemblances avec le reste du monde animal, car le langage existe ailleurs que dans notre espèce. Deal with it, cher Éric.

 

 « L’évolution de la faculté de langage reste en grande partie une énigme. » dit Zemmour en citant Daniel Everett.

Et cela est exact. Enfin une phrase sensée et humble (qui n’invalide pas vraiment Chomsky et encore moins Darwin) ! Elle ne signifie qu’une seule chose : il faut continuer de chercher à comprendre l’origine de ce phénomène fascinant. Il n’est pas certain que le livre de Wolfe et la puissante analyse scientifique qu’en livre Zemmour contribuent, même de loin, à résoudre l’énigme, surtout qu’il ne peut s’empêcher de poursuivre son prêche.

 

« À la fin de son implacable démonstration, Wolfe sort la boîte à gifles : « C’est le langage qui a propulsé l’être humain au-delà des frontières étriquées de la sélection naturelle… La doctrine darwinienne de la sélection naturelle était incapable d’intégrer l’existence des outils, par définition naturels, et encore moins celle de l’Outil suprême, le Mot… Dire que les animaux ont évolué jusqu’à devenir des êtres humains revient à soutenir que le marbre de Carrare a évolué jusqu’à être le David de Michel-Ange. »

Que voulez-vous répondre à une telle profession de foi anti-évolutionniste ? Ignore-t-il que l’on trouve l’usage et même la fabrication d’outils dans la nature, chez de très nombreuses espèces (les singes, la loutre, de nombreux oiseaux, les céphalopodes, certains insectes, etc). On retrouve le « mot » chez les cétacés où l’on a été capable d’estimer que certaines vocalisations représentaient même les noms des individus au sein des groupes de dauphins. La métaphore de la statue de Michel-Ange utilisée ici est identique au vieil argument de Paley ou à celui de la décharge utilisée depuis des générations par les créationnistes.
« Croire » en l’évolution, disent les partisans de ces argumentaires, serait aussi absurde que croire qu’un ouragan passant sur une décharge puisse assembler les pièces disparates pour former un boeing 747. Cette absurdité qui veut nier la capacité de la matière à s’organiser d’elle-même en des organismes complexes, le polémiste s’en fait l’écho en niant la capacité du vivant à produire le langage. Eric Zemmour nous annonce ici qu’il est (au moins) un « créationniste mental », une catégorie intellectuelle étrangère à la démarche scientifique et à la pensée rationaliste.

Mais le polémiste n’en a cure, puisqu’il est polémiste, ce qui est bien facile. Il lui suffit encore une fois de désigner des méchants

« ces doctes universitaires gourmets qui se muent en prélats inquisiteurs, traitant de charlatans et de racistes ceux qui osent clamer que leurs rois sont nus, avant de les brûler sur le bûcher.»

En somme, monsieur Zemmour croit que le sens de la formule, l’anathème littéraire, le procès en idéologie suffirait à décréter ce qui est ou n’est pas scientifique. Il se croit autorisé à qualifier de « scientiforme » le travail de Darwin, qu’il appelle un autocrate, mais il ne prend pas le risque de nous expliquer pourquoi. Il ne s’abaisse pas à argumenter, à inviter son lecteur à réfléchir. Non, il se contente de le dire. Il le dit parce qu’il le croit, et cela devrait nous suffire à considérer que ce doit être vrai, sans doute, puisque que sinon il nous faudrait être d’accord avec des gens méchants et mal intentionnés. Quel dommage qu’un acteur omniprésent des débats publiques, si prompt à décrier le dogmatisme des autres, n’ait pas la moindre idée du fonctionnement de la science !

D’aucuns répondront peut-être à Eric Zemmour au sujet de la valeur du travail de linguiste de Noam Chomsky (dont les théories ne font pas consensus dans le monde de la recherche, mais qui a publié des travaux de recherche, lui). Ici je répondrai sur Darwin, homme du XIXè siècle prudent, mesuré, méthodique que Zemmour utilise comme un épouvantail pour fustiger un discours actuel, humaniste, rationaliste, héritier, notamment, de l’humilité qu’impose aux humains la compréhension des principes darwiniens. Monsieur Zemmour semble penser que pisser sur Darwin invalide le discours actuel qui le range du côté des réactionnaires, des essentialistes, des littéraires se piquant de décider ce qui est ou n’est pas scientifique, bref des inutiles.

Hélas, Eric Zemmour devrait apprendre quelques petites choses sur la récursivité et sur les prophéties auto-réalisatrices. Cela le rendrait peut-être moins inutile.

Naturellement si cet article commettait une injustice à l’endroit d’Eric Zemmour, un droit de réponse lui serait accordé afin qu’il ait toute la liberté de présenter sa position avec l’ensemble des arguments qu’il lui plaira d’employer.
Conférence – débat organisée par Play Azur Festival. Enregistrée sur le campus de l’Université de Nice Sophia Antipolis.

Editorial

 

Soyez les bienvenus à cette conférence collégiale sur le transhumanisme.

 

L’homme qui vivra mille an est-il déjà né ? Est-il une femme ? L’humain d’aujourd’hui est-il déjà augmenté ? La dépendance aux auxiliaires technologiques qui nous entourent est-elle au contraire signe de diminution ? Mesdames et messieurs, ceci est le XXI e siècle et nous sommes en plein dans ces questions. Nous sommes équipés de prothèses, réparés, rapiécés, assistés, connectés. Nous sommes en train d’oublier comment faire sans ces appuis, nous sommes en train d’oublier les numéros de téléphone de nos proches. On ne se déplace plus sans GPS. Nos voitures nous parlent, nous conseillent. Elles nous réveillent quand on s’endort au volant. Mais comment faisait-on avant ?

 

Faisons une expérience si vous le voulez bien. Que les personnes qui ont un téléphone portable lèvent la main. Veuillez garder la main levée si vous gardez ce téléphone allumé en permanence. Vous voyez, ça a déjà commencé. Nous portons des lunettes, des implants. Beaucoup d’entre nous, atteints d’affections chroniques vivent sous l’assistance chimique de médicaments.

 

Le transhumanisme, c’est l’augmentation de l‘être humain. C’est le prolongement de sa vie. C’est la démultiplication de ses capacités physiques et intellectuelle. C’est aussi une idéologie qui s’affranchit des définitions passées de ce qu’est un être humain. C’est un humanisme qui prétend voir plus loin. Et on devrait sûrement être totalement excités par toutes ces possibilités. Et on le serait facilement si l’idée de l’amélioration de l’espèce n’avait pas un arrière goût de troisième reich recuit, de régime totalitaire permettant le contrôle, voire la reprogrammation de chacun. On peut y voir la négation de notre nature, une fuite en avant vers des conséquences inconnues à des choix inédits.

 

Ce soir les membres de ce panel de qualité supérieure vont nous parler du transhumanisme, de ses origines dans l’histoire, dans la littérature, des questions brûlantes qu’il pose en termes d’éthique, de limitations techniques, de progrès inarrêtable (?), de dérives angoissantes. Et toutes ces questions vont évidemment trouver une réponse définitive ce soir, tout sera résolu. Parce que nous ne sommes pas du genre à encourager le questionnement.

 

Sommes nous transhumanistes sitôt que l’on souhaite l’amélioration des humains ? Je ne sais pas. Le transhumanisme c’est aussi la question des intelligences artificielles. Leur place dans la société, leur usage, mais aussi leur statut. Ces intelligences doivent-elles avoir des droits, puisqu’après tout le corps humain en a ?

Enfin, avant de laisser la parole à nos conférenciers, je souhaite poser la question du boss final. De la baleine sous les gravillons. Du bulot sous la mayonnaise

Nous dirigeons-nous vers la singularité technologique, vers le posthumanisme, au delà du point Skynet où l’intelligence artificielle nous supplantera dans tous les domaines et nous rendra obsolètes ? C’est possible. Les machines feront alors tout mieux que nous, y compris être humains, et les humains comme nous seront complètement inutiles. Mais, comme disait Le Cyrano de Rostand : “c’est bien plus beau lorsque c’est inutile” !.. je sais, c’est une piètre consolation, mais en ce temps là, on aura le temps de relire les grands auteurs.

 

D’ici là, mesdames et messieurs, écoutons ce qu’on a dire sur le sujet, dans l’ordre alphabétique :

 

  • Ugo Bellagamba, maître de conférence en histoire du droit à l’université de Nice et auteur de science-fiction
  • Dany Caligula, vidéaste du web, vulgarisateur en philosophie et en éthique
  • Primum Non Nocere, vidéaste du web, vulgarisateur en médecine
  • Yannick Rumpala, maître de conférence en science politique à l’université de Nice

 

Abdel en vrai est un humoriste belge actif sur YouTube et traitant entre autres de l’expérience musulmane en occident. Depuis 2016, il fait partie de l’initiative Creators for Change lancée par YouTube, dont le but est de lutter contre les discours de haine, la xénophobie et l’extrémisme.

C’est dans ce cadre qu’Abdel a posté le 23 septembre une vidéo intitulée LA FEMME EN ISLAM souhaitant casser les idées reçues et présenter dans une vidéo de 6 min la « vraie » place de la femme dans l’islam. Exercice périlleux, et Abdel semble en être conscient puisqu’il commence par dire qu’il s’attend à des critiques, mais semble les réduire aux actions de trolls et à des insultes. Or, la critique rationnelle des textes religieux est une activité intellectuelle sérieuse qu’on ne doit pas prendre à la légère, y compris concernant les questions éthiques comme l’égalité homme-femme. Mais bonne nouvelle : Abdel nous dit avoir consulté plusieurs spécialistes de l’islam, sans toutefois donner de noms.

Dans l’ensemble, les raisonnements développés dans cette vidéo ne sont pas nouveaux pour qui est familier des discours apologétiques (visant à défendre les textes religieux) rencontrés dans d’autres religions comme le christianisme. Étant donné le succès de cette vidéo et sa promotion par YouTube, nous en proposons ici une analyse critique. On montrera que le discours d’Abdel échoue complètement à répondre aux critiques sur la place de la femme dans l’islam, en présentant des arguments médiocres et trompeurs. On conseillera de visionner la vidéo au préalable.

Un préambule bancal

Sans surprise, le propos démarre par l’importance de la contextualisation : il faut d’abord comprendre l’environnement dans lequel a été écrit le Coran pour bien appréhender son message.1 Ainsi on nous dit que, étant né au 7e siècle au sein d’une culture moyenâgeuse misogyne, l’islam a contribué à l’amélioration de la condition des femmes en « leur donnant un statut ». Or, ce raisonnement est absolument sans pertinence : ce n’est pas parce que la doctrine islamique a pu représenter un progrès pour les femmes il y a 1400 ans que cela est toujours le cas aujourd’hui. À titre de comparaison, il n’y a pas de quoi célébrer les lois américaines de ségrégation raciale du tournant du 20e siècle sous prétexte qu’elles aient à l’époque représenté un progrès pour les Afro-Américains par rapport à leur condition d’esclaves initiale. Ainsi, il faut voir justement quel est ce statut donné à la femme.

La vidéo consiste en un dialogue où Abdel répond à des remarques formulées grossièrement par un personnage ayant l’air peu perspicace. Ce choix est probablement fait pour des raisons humoristiques, mais on notera que cela contribue à discréditer la critique.

L’excuse de la mauvaise traduction

Il est donc question du verset 34 de la sourate 4 « Les femmes » du Coran,2 ici en version française :

Les hommes ont autorité sur les femmes, en vertu de la préférence que Dieu leur a accordé sur elles, et à cause des dépenses qu’il font pour assurer leur entretien. Les femmes vertueuses sont pieuses : elles préservent dans le secret ce que Dieu préserve. Admonestez celles dont vous craignez l’infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle, si elles vous obéissent. Dieu est élevé et grand.

On voit qu’il est écrit que les hommes « ont autorité » sur les femmes. Abdel s’empresse de dire qu’il s’agit d’une traduction française alors que le Coran est à l’origine « descendu » en arabe.3 Il est vrai que les musulmans accordent beaucoup d’importance à la version arabe du Coran, parfois considérée comme la seule version valide.4 Ici, Abdel affirme (sans source) que l’expression en arabe originale doit être entendue comme « l’homme est responsable de sa femme », au sens où il doit s’en occuper. Il semble considérer qu’avec cet euphémisme, le contenu de ce verset deviendrait acceptable. Or, ce propos choque toujours par son caractère profondément paternaliste : les femmes ne sont pas comme des enfants dont on devrait s’occuper mais des adultes autonomes et responsables. Pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas s’occuper seules d’elles-mêmes ? Une petite recherche de traduction des mots employés évoque d’ailleurs bien la notion de tutelle, ce qui n’est pas particulièrement surprenant venant d’un texte du 7e siècle. Actuellement, dans de nombreux pays (y compris au Maghreb), une large majorité des musulmans continue de penser que les femmes doivent toujours obéir aux hommes.

On en vient à la suite du verset 34 qui indique, toujours dans la version française (mais aussi en anglaisen espagnolen italien, en russe ou encore en chinois) que les hommes peuvent « frapper » les femmes dont ils craignent la désobéissance si d’autres mesures plus douces ont échoué. Abdel précise alors que dans le Coran, le mot arabe traduit par « frapper » peut prendre plusieurs sens, et donne quelques exemples (encore une fois sans source) : marcher, voyager, tracer et séparer. À ce stade, n’importe qui d’un peu attentif aura remarqué qu’aucune de ces alternatives n’a de sens iciet donc la question reste entièrement posée : si ce n’est pas frapper, qu’est-ce donc ?5 Car si certains affirment que ceux qui battent leur femme ne sont pas musulmans,6 cela est loin de faire consensus : plusieurs théologiens musulmans influents7 ont considéré que l’homme pouvait frapper sa femme (c’est également l’opinion de la majorité des femmes algériennes), même s’il est parfois précisé qu’il faut frapper doucement et seulement en dernier recours lorsque cela est nécessaire (!). Ces opinions ont de vraies répercussions : par exemple les salafistes algériens se sont opposés aux efforts visant à protéger légalement les femmes battues, affirmant que c’était contre la doctrine islamique.

Citer les passages qui arrangent…

Après cette véritable mascarade, Abdel poursuit avec deux citations du prophète (ne faisant pas partie du Coran mais des hadîths) choisies maladroitement pour tenter de montrer que celui-ci n’encourageait pas le fait de battre les femmes.8 La première citation (« comment l’un d’entre vous peut-il frapper sa femme et après vouloir dormir avec elle ? » ) est plus choquante qu’autre chose : est-il donc acceptable de frapper sa femme si on n’exige pas de coucher avec elle ? Pourquoi le prophète n’a-t-il pas juste dit « comment l’un d’entre vous peut-il frapper sa femme… tout court » ? 9 La deuxième citation (« le meilleur d’entre vous est celui qui est le meilleur avec son épouse » 10) ne dit pas que frapper sa femme est immoral, puisque tout dépend de ce qu’on considère être bon pour sa femme. Abdel trouve que la battre n’est pas un bon comportement, mais il s’agit d’un jugement moral personnel, extérieur au Coran11 alors qu’un mari violent pourrait très bien dire que s’il frappe sa femme, c’est pour son bien. Abdel conclut en disant que tout va bien car Mahomet n’a jamais battu de femme12 (mais cela fait débat car selon un hadîth considéré authentique, il aurait « frappé » ou « poussé violemment » une de ses femmes Aïcha, lui « causant de la douleur »), et qu’il a toujours désapprouvé les hommes qui le faisaient (ce qui est faux, si on se réfère entre autres à ce passage de hadîth, considéré lui aussi authentique).

… et autres maladresses

S’ensuit la question du port du voile, qu’Abdel présente comme un choix personnel qui ne regarde qu’Allah et la femme. Il s’agit d’une question compliquée allant au-delà de la portée de cet article. On se contentera de faire remarquer qu’il est fondamentalement difficile de distinguer ce qui relève d’un choix libre ou non libre. Techniquement, à Paris les hommes13 sont libres de porter une mini-jupe ou non. En pratique, il y a de nombreux obstacles psychologiques (liés au regard des autres, notamment) à ce qu’un homme porte une mini-jupe en public. De même, les chiffres montrent que la pression sociale exercée sur les femmes dans les pays musulmans au sujet de leur tenue vestimentaire est très forte.

Concernant le droit de la femme dans le mariage, Abdel occulte complètement le fait qu’il est explicitement écrit dans le passage du Coran sus-cité que la femme est financièrement à la charge de son mari. Encore une fois, cela n’est pas surprenant puisque l’émancipation économique des femmes est loin d’être universelle dans le monde encore aujourd’hui (il a fallu attendre 1985 en France pour obtenir légalement une égalité homme-femme totale dans le mariage…) Il poursuit en disant que la femme peut divorcer sans problème, pourtant l’idée que la femme a le droit de divorcer ne fait pas du tout l’unanimité dans les pays musulmans.

Comme si ce n’était pas assez, Abdel aborde enfin l’accusation de l’islam comme religion guerrière. Il pense régler cette problématique en disant que le prophète est « mort paisiblement dans les bras de son épouse ». D’abord, il aurait été plus précis de dire qu’il est mort dans les bras… d’une d’entre elles, puisqu’il a épousé au moins 11 femmes au cours de sa vie.14 Mais on remarquera que mourir paisiblement n’empêche pas d’avoir enchaîné les conquêtes militaires durant sa vie. Concernant Mahomet, il existe un consensus historique sur le fait qu’il ait aussi été un chef militaire menant un certain nombre de conflits. Le résultat a été une expansion du territoire sous contrôle arabo-musulman, qui s’est poursuivie après la mort de Mahomet. Cela ne fait pas nécessairement de l’islam une religion intrinsèquement guerrière, mais il s’agit d’un fait historique que les musulmans comme les non-musulmans doivent accepter, tout comme on accepte le fait historique de la diffusion du christianisme en Amérique à l’occasion d’une colonisation violente.

Conclusion : une prestation désastreuse

Le message important qu’Abdel a voulu transmettre au plus grand nombre est vraiment trompeur. On notera aussi l’absence totale de sources alors qu’Abdel dit avoir consulté plusieurs spécialistes. Si cet argumentaire est sérieusement ce qu’il a trouvé de mieux pour répondre aux critiques, il y a de quoi s’inquiéter car dans ce cas cette vidéo est une véritable source d’embarras intellectuel et moral pour tous les musulmans. Il est par ailleurs déplorable que, sous couvert de lutte contre les discriminations, YouTube fasse la promotion d’un contenu aussi médiocre, empli d’une mauvaise foi dissimulant à peine un sexisme évident.

Max Bird vient de sortir une vidéo pour revenir sur les problèmes de sa vidéo sur l’homosexualité du 18 mai. En effet cette première vidéo, motivée par la louable volonté de débunker l’argumentaire homophobe du « c’est contre-nature », posait un certain nombre de problèmes.

À l’époque, j’avais écrit sur Facebook :

Pour la journée contre l’homophobie une vidéo qui part d’un bon sentiment et qui est plutôt fun… Un certain nombre de choses sont très bien expliquées, mais d’autres passent à la trappe comme les facteurs génétiques (qui existent !).

Le succès de cette vidéo est donc un peu problématique, car elle a de gros défauts. À l’argument : « l’Homosexualité est contre-nature (donc c’est mal) », il ne faut surtout pas répondre « En vrai, elle est naturelle (donc c’est bien) », car la « naturalité » d’une chose n’a rien à voir avec sa valeur pour la société ou les individus qui la composent.

Léo de Dirtybiology le souligne d’ailleurs :

« Le vrai problème c’est l’argumentation d’appel à la nature. C’est juste dangereux. Et un sophisme. Le fait que ce soit naturel ne doit pas décider la valeur de la chose.

« Si c’est naturel, c’est ok » = non. Tout un tas de trucs naturels sont pratiqués par d’autres espèces et sont moyen bof, comme la nécrophilie, l’infanticide, le cannibalisme ou le viol (ou tout en même temps because fuck you l’élégance). De la même façon, il existe des différences de capacités biologiques sur certains traits entre les populations humaines (digestion du lait, oxygénation, etc), et elles sont naturelles. On en tire des prescriptions morales du coup ? On en fait des différences de valeurs entre populations humaines ?

Et le corollaire pue autant « Si c’est pas contre-nature, c’est pas ok ». Du coup pour avoir une sexualité « valide » il faudrait qu’elle soit également pratiqué par d’autres animaux parce que sinon… c’est mal ?

( http://rationalwiki.org/wiki/Appeal_to_nature )

Fun-fact bonus : le mec dit à la fin « la nature ne fait rien au hasard. […] l’homosexualité a peut-être évolué pour réguler les populations ».

Les deux phrases montrent une incompréhension bien vénère de la bio évolutive. La Nature pratique le hasard ET un trait biologique pour réguler une pop. ça s’appelle de la sélection de groupe et c’est comme les licornes, ça n’existe pas. »

Sur l’existence des facteurs génétiques, je vous renvoie vers mes propres billets sur la question.

  1.       Gènes et homosexualité
  2.       Un peu plus d’homosexualité et de génétique

Hélas, dans cette deuxième vidéo, en forme de FAQ, Max dit des choses peut-être encore plus discutables que dans la première… « C’est de la vulgarisation scientifique » dit-il lui-même ; c’est donc en tant que telle qu’elle sera critiquée ci-dessous.

Mais dans le but d’être aussi constructif que possible, cet article a été envoyé à Max afin qu’il ait l’occasion de réagir directement dans le texte. L’objectif est de tenter de nous mettre d’accord sur la manière dont ses propos peuvent être compris, et sur le décalage probable d’avec le message qu’il désirait communiquer.

Trop d’affirmations ?

D’abord il y a beaucoup d’affirmations là où le conditionnel serait de mise, les études sur les comportements et orientations sexuelles restant à l’heure actuelle fragiles. Leurs auteurs sont prudents et les vulgarisateurs devraient l’être au moins autant.

Max : «[contrairement aux hommes gay] chez les femmes on observe beaucoup plus de cas de femmes qui deviennent lesbiennes puis qui redeviennent hétéro plus tard. En les questionnant on découvre que souvent elles ont eu une mauvaise expérience avec un homme (…) qui fait qu’elles sont allées vers les femmes par répulsion. Avec le temps ça passe et elles reviennent quand même aux hommes. »

Une telle affirmation nécessite une solide documentation, parce qu’elle risque d’alimenter les clichés qui pourrissent la vie des lesbiennes lesquelles s’entendent dire « c’est parce que tu n’as pas trouvé le bon mec ». On ne s’attend pas à trouver une justification non sourcée de ce cliché dans une vidéo de mise au point sur le sujet de l’homosexualité. 

J’imagine que le but était d’illustrer un élément qui revient souvent dans la littérature scientifique, à savoir que l’orientation sexuelle des femmes semble plus « fluide » que celle des hommes, sans que l’on sache si cette fluidité est innée ou bien le produit des influences sociales. Mais si tel était le but il n’était pas impossible de le signaler en deux phrases comme je viens de le faire. Max a d’ailleurs très bien expliqué comment l’homosexualité pouvait représenter un avantage sélectif au sein d’une population, ce qui est un heureux progrès par rapport à la première vidéo où il disait : « Ce n’est pas génétique. Si c’était génétique, le gène aurait forcément disparu, les homosexuels ne procréant pas ». Il est donc capable de vulgariser des notions subtiles.

 


Droit de réponse de Max

Merci de me donner l’opportunité de répondre.

Tout d’abord sur le relais du commentaire de DirtyBiology (auquel j’ai déjà répondu) je tiens à remettre les points sur les i.

L’argumentation “dangereuse” de l’appel à la nature, je m’en suis déjà défendu dans la seconde vidéo, il s’agit d’un faux procès et, à mon avis, d’une incompréhension de l’angle de la vidéo. A aucun moment je ne prétends défendre tous les comportements naturels, je pointe juste du doigt l’argument “c’est contre-nature” matraqué par les homophobes en expliquant pourquoi il ne tient pas. Idem pour l’attaque sur le hasard, bien sûr que la nature “pratique le hasard” au niveau de l’innovation génétique, mais sur des millions d’années, le hasard n’existe quasiment plus dans la conservation ou la disparition des caractères, et la présence d’un caractère au sein d’autant d’espèces soulève vraiment la question d’un rôle de l’homosexualité. Dire qu’il s’agit-là d’une “incompréhension bien vénère de la bioévolutive” me semble gratuit et plutôt malhonnête.

Maintenant venons-en à tes remarques à toi, que je comprends mieux. En effet ces affirmations sur les comportements homosexuels de certaines femmes “à priori” hétérosexuelle sont ici très résumées et peuvent prêter à confusion.

Il ne s’agit pas ici de tenter d’expliquer la bisexualité, mais bien de souligner un indice fort que l’orientation biologique ne varie pas au cours de la vie, alors que les comportements sexuels, oui.

En effet, appuyer cela des nombreuses références scientifiques montrant que le comportement sexuel est plus variable chez les femmes que chez les hommes, aurait été judicieux.

Voici une source complète abordant ces aspects : http://pdf.lu/62gr


 

Explication monocausale ?

L’un des aspects les plus ennuyeux de l’approche de Max est l’omniprésence de la référence aux travaux de Jacques Balthazart comme s’ils expliquaient tout. Il néglige totalement les travaux qui ont montré l’existence de facteurs génétiques à l’orientation sexuelle (au moins chez les hommes). Alors, bien sûr, dans cette vidéo de réaction aux critiques, Max fait référence aux facteurs génétiques en expliquant qu’ils sont trop compliqués à décrire pour s’y attarder, ce qui semble contradictoire avec la démarche de vulgarisation scientifique qui ne consiste pas à se contenter d’expliquer ce qui est simple. Mais surtout, il commet une erreur qui me semble importante : un excès de spéculation.

Il est vrai qu’on trouve peu de littérature sur les déterminants de la bisexualité. Et c’est bien à cause de cela qu’il semble audacieux d’évoquer comment la théorie du noyau cérébral de l’air préoptique de Balthazart pourrait en rendre compte malgré tout, puisque c’est derechef faire l’impasse sur les autres facteurs biologiques qu’il reste potentiellement à identifier, décrire et explorer.

On peut être plus sévère encore en questionnant la pertinence même des travaux de Jacques Balthazart puisqu’ils sont loin de faire consensus. Sur ce sujet, voir l’article d’Alloxodia, (bémol : blog hostile aux explications biologiques des comportements genrés et adoptant parfois une posture idéologique).

 


Droit de réponse de Max

C’est en effet purement spéculatif, et je ne m’en cache pas, je dis bien “c’est de la supposition totale, on n’a vraiment aucune donnée là-dessus” puis “pourquoi pas ?” juste après.

Les raisonnements scientifiques partent souvent de l’imagination avant d’être vérifiés ou non, je ne prétends ici que lancer des hypothèses, pour répondre à une question à laquelle mes abonnés m’ont très souvent demandé de répondre, car c’est avant tout le but de la vidéo, briser des tabous en tenter de donner des clés aux jeunes pour comprendre et accepter leur orientation.

C’est un rôle important (car ni les parents ni l’école ne le tiennent aujourd’hui) et qui me semble souvent perdu de vue dans les débats autour de la vidéo.


Un problème avec la bisexualité ?

Par ailleurs la vidéo n’évoque jamais la possibilité que la bisexualité puisse être liée à des déterminants différents de ceux qui distinguent androsexualité (attirance pour les hommes) et gynosexualité (attirance pour les femmes) per se. En définitive les propos de Max au sujet de la bisexualité sont assez désobligeants, ou en tout cas peuvent être reçus comme une forme de négation de l’existence de la bisexualité en tant qu’orientation.

« si ça se trouve il n’existe pas d’orientation bisexuelle. Il n’y a que des comportements bisexuels »

 

Dans l’absolu, cette phrase peut être vraie. Admettons… Dans la mesure où à ce jour nous n’avons pas connaissance de facteurs génétiques hormonaux ou anatomiques liées à la bisexualité et qui pourraient démontrer qu’il s’agit d’une orientation biologique. Mais quel est le but de cette déclaration dans une FAQ servant à répondre à des insatisfactions ou à des incompréhensions du public sur la vidéo précédente ? Surtout, sur quels indices se fonde-t-elle ? D’où le vulgarisateur sort-il cette idée ? Ces questions ne sont pas du pinaillage car le problème que pose cette déclaration devient patent avec ce qui suit :

 

« Un homo aimerait bien être attiré par les femmes »

Il est bien possible qu’un certain nombre d’hommes gay eussent préférés être hétéros. Dans l’absolu, c’est sans doute vrai. Mais est-ce une bonne idée d’en faire une généralité ? Car comment ne pas y voir un jugement qui exprime l’idée que l’homosexualité est toujours combattue par celle ou celui qui la vit, et que le désir universel des humains est l’hétérosexualité ? Si l’on ajoute cela aux remarques précédentes sur le lesbianisme, et le doute exprimé sur l’existence même de la bisexualité, force est d’admettre qu’on ne s’attendait pas un tel hétérocentrisme dans cette vidéo-là.


Droit de réponse de Max

Je ne suis pas hétérocentriste, c’est le monde qui est hétérocentriste. Pourquoi ne pas admettre que la société et ses diktats définissent l’attitude des gens ? Il n’y a quasiment aucun homo qui s’est dit en découvrant sa sexualité “chouette je suis gay ça va être cool !” et je vais me défendre sur ce point. Il y a 5 fois plus de suicides chez les jeunes qui se découvrent homo, l’insulte la plus entendue dans les écoles c’est “PD”. La puissance de rejet des homosexuels dans la société pousse quasiment systématiquement les homosexuels à tenter de se conformer (sources).

Combien d’homos sont sortis avec des filles, se sont forcés, ont essayé, avant de lâcher l’affaire ? Certains arrivent suffisamment à se faire passer pour un hétéro, se marient même, restent avec une femme pour faire plaisir à leur parents, et adoptent un comportement ouvertement homophobe. Ce sont des cas fréquents, qu’on connait, et on fait quoi ? On laisse faire.

Elle est là l’urgence, donner des indices aux jeunes pour se comprendre et des éléments à tous pour tolérer cette variance dans nos populations. On ne mesure pas toujours ce que la peur d’être rejeté peut pousser à faire, et l’incroyable puissance de la société sur les individus.

J’assume totalement ma formule, et je pense qu’on devrait oser en parler plus.


Remarque

Max a bien sûr raison de souligner que la société est hétérocentriste. C’est bien pourquoi il est nécessaire que les influenceurs comme lui ne prennent pas pour des faits les préjugés véhiculés par la société actuelle. C’était le sens de ma critique. Espérons qu’il aura l’occasion de dire de manière explicite que l’hétérocentrisme existe et qu’il est regrettable, y compris dans la bouche de ceux qui luttent contre l’homophobie.


Conclusion

Parmi les critiques formulées contre la première vidéo, on a reproché à Max d’avoir abondé dans le sens de l’appel à la nature. C’était d’ailleurs le cas de ma propre critique à son égard. A la fin de cette seconde vidéo, Max se défend en considérant n’avoir pas défendu que l’homosexualité devait être acceptée car naturelle, et c’est très bien qu’il le dise… Mais c’est pour ensuite ajouter :

« il y a des tas de choses contre-nature qu’on fait qui ne posent aucun problème, comme se couper les cheveux, se brosser les dents… »

Voilà qui est fort ennuyeux, car le concept de « contre-nature » est tout aussi privé de sens que celui de « naturel ». Au lieu de vanter le contre-nature, il faudrait questionner le sens qu’on lui donne quand on l’invoque dans un vrai débat, un sens qui est toujours indexé aux valeurs morales du locuteur, comme par hasard. Le « naturel versus contre-nature » n’a donc rien à voir avec la nature, et il faudrait aider les gens à s’en rendre compte plutôt que d’ajouter une pièce dans la machine.

Ces remarques n’ont pas pour but d’éreinter Max, de le dissuader lui ou quiconque d’aborder ces questions. Si vous voulez faire de la vulgarisation scientifique sur un sujet qui touche aux représentations que nous nous faisons du monde, de notre place dans celui-ci, aux rôles que nous endossons, vous commettrez sans doute des erreurs, des imprécisions, des raccourcis. On vous les pardonnera plus facilement si les formulations que vous employez ne sortent pas d’un chapeau mais peuvent être retracées jusqu’à des sources où les nuances sont disponibles pour qui les cherche.


Droit de réponse de Max

En citant l’exemple de “se couper les cheveux, se brosser les dents” je donne ma définition de “contre-nature”, elle est simple, et formulée oralement juste après “on ne le ferait pas dans la nature”. Il ne me semble pas dangereux d’utiliser cette définition, et je pense qu’on est plus fort contre les homophobes en utilisant leur vocabulaire, en tentant de comprendre d’où vient leur méprise, qui est parfois (souvent?) la nôtre aussi.

Pour conclure je reconnais que la vidéo aurait pu être plus étayée, plus référencée, et qu’on peut m’attaquer sur ma rigueur scientifique. Je le confesse, je ne suis pas un savant, et en résumant une théorie complexe en quelques minutes, je m’exposais aux incompréhensions et aux attaques factuelles, mais j’assume d’avoir pris ce risque, car c’est la simplicité de la vidéo qui a permis la si large diffusion du message. Et si mon exposé est perfectible, son impact sur la jeune génération me semble démesurément positif.

Je reçois des messages d’homosexuels s’étant servi de la vidéo pour en parler à leur parents, de professeurs se servant de la vidéo pour lancer le débat avec leurs élèves, brisant des tabous centenaires avec eux. On me dit que la vidéo change les comportements dans les collèges, les lycées. Certains jeunes qui trouvaient l’homosexualité répugnante et provocatrice, me confessent avoir changé d’attitude. Je croise des couples gays ou lesbiens dans la rue qui me font savoir à quel point la vidéo leur donne de l’espoir quant aux années à venir.

Qu’on remettent en cause ma rigueur, je l’accepte, mais on n’effacera pas le bien que ce sketch a fait à beaucoup de monde.