On identifie sans mal certaines idéologies pour ce qu’elles sont : des combinaisons de valeurs, d’idéaux et des stratégies déployées pour les défendre.

Une expertise massive

L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) vient de publier une actualisation majeure de son expertise sur les radiofréquences. L’exercice est considérable : près d’un millier d’études publiées en dix ans, dont 250 examinées en détail après un tri méthodologique strict. Ce travail approfondi livre un état des connaissances qui tranche nettement avec les discours alarmistes souvent associés à la téléphonie mobile.

Les faits sont clairs : les meilleures données disponibles ne montrent pas d’augmentation du risque de cancer aux niveaux d’exposition que connaît le public.

Les grandes études épidémiologiques confortent ce constat. L’enquête internationale Mobi-Kids, qui porte au total sur plus de 4 900 jeunes (1 712 cas et 3 217 témoins), n’observe aucune association entre l’usage du téléphone mobile et les tumeurs cérébrales chez les adolescents (Castaño-Vinyals et al., 2022). De son côté, la vaste cohorte COSMOS, qui suit plusieurs centaines de milliers d’adultes, ne met pas non plus en évidence d’augmentation significative du risque (Toledano et al., 2021). Il s’agit toutefois d’une analyse intermédiaire : la durée moyenne de suivi, environ sept ans, reste courte au regard de la possible latence de certaines tumeurs. Les résultats sont donc rassurants à court et moyen terme, mais devront être prolongés.

Cet ensemble s’inscrit dans un constat plus global : malgré trente années d’explosion de l’usage du téléphone mobile, l’incidence des tumeurs cérébrales reste globalement stable. En épidémiologie, c’est un signal particulièrement robuste.

Ce que montrent les études animales et mécanistiques

Les études animales — en particulier les travaux du National Toxicology Program américain — ont rapporté chez certains rats une légère augmentation de tumeurs, à des niveaux d’exposition extrêmes (jusqu’à 4 W/kg de DAS, soit environ dix fois plus que les limites maximales autorisées pour la tête humaine). Chez la souris, les signaux étaient plus faibles et classés comme « équivoques », sans cohérence dose–réponse. Le NTP lui-même conclut à des résultats partiels, difficiles à interpréter et non généralisables.

Un élément majeur éclaire cette prudence : malgré trois décennies de recherches, aucun mécanisme biophysique plausible n’a été établi permettant d’expliquer comment des radiofréquences non ionisantes, aux niveaux d’exposition réels, pourraient initier un processus cancérogène. Les seules interactions reconnues comme pouvant entraîner un risque sanitaire sont d’ordre thermique. Des effets biologiques non thermiques existent en laboratoire, mais aucun n’a été relié à un mécanisme cancérogène compatible avec l’exposition réelle des utilisateurs. L’IARC elle-même, dans son Monograph 102, rappelait : “no established mechanism of carcinogenesis from RF exposure has been identified” (IARC, 2013).

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la classification de l’IARC. Depuis 2011, les radiofréquences sont classées dans le Groupe 2B : “peut-être cancérogène pour l’être humain”. Il s’agit du niveau de preuve le plus faible parmi les agents classés : les données sont insuffisantes chez l’humain et limitées ou insuffisantes chez l’animal. Cette catégorie ne signifie ni danger avéré, ni démonstration de causalité ; elle indique simplement qu’un doute résiduel existe et qu’il justifie la poursuite de travaux complémentaires. À titre d’exemple, le Groupe 2B inclut également les légumes marinés de certaines traditions asiatiques ou l’extrait d’Aloe vera, ce qui aide à situer l’ordre de grandeur du risque.

Sur le plan technologique, l’ANSES rappelle que la 5G n’introduit pas de mécanisme cancérogène nouveau. Les bandes inférieures à 6 GHz ne se distinguent pas des générations précédentes de ce point de vue. Les bandes millimétriques autour de 26 GHz, encore peu déployées et très faiblement pénétrantes, font l’objet d’une vigilance scientifique mais aucune alerte particulière n’a émergé. Les technologies de multiplexage et de focalisation (MIMO, beamforming) modifient la distribution spatiale de l’exposition sans en changer la nature physique.

L’agence recommande néanmoins une prudence raisonnable, surtout pour les enfants : réduire la durée d’exposition, tenir le téléphone éloigné de la tête, utiliser oreillettes ou haut-parleur. Un point technique mérite d’être compris : ce n’est pas tant le passage entre Wi-Fi, 4G et 5G qui importe que les conditions d’usage. En cas de mauvaise réception, le téléphone augmente automatiquement sa puissance d’émission ; limiter les usages intensifs de données dans ces situations peut réduire l’exposition.

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Une vigilance méthodique toujours nécessaire

Que faire face à ces informations ?

Les nouvelles données s’alignent avec les anciennes, elles confirment que toutes les paniques agitées sur les effets nocifs des ondes électromagnétiques étaient infondées. Nous voyons que les discours alarmistes et la rhétorique de la peur de certains mouvements ou individus étaient faux, voire trompeurs, et qu’il était pertinent de le dire (même si ça peut coûter cher…). Mais il ne s’agit certainement pas de la réponse scientifique définitive à un dossier désormais clos.

Nous disposons d’un corpus solide, globalement rassurant, mais qui conserve des zones d’incertitude qui doivent recevoir toute l’attention des experts L’histoire récente montre ce qui arrive lorsque la vigilance collective s’affaiblit. Le cas du chlordécone dans les Antilles françaises en est un exemple tragique où un risque avéré a été sous-estimé, mal encadré, parfois minimisé. Ici, au contraire, les radiofréquences font l’objet d’une surveillance exigeante, d’une expertise transparente et d’une pression citoyenne pour la rigueur.

Mais il faut retenir que les conclusions rassurantes de l’ANSES ne sont pas une invitation à baisser la garde : elles sont le produit de cette exigence.

Le jour où nous renoncerions à ces standards élevés — méthodologie stricte, analyses contradictoires, données longues, transparence — nous perdrions la capacité de distinguer un danger réel d’une rumeur infondée. C’est alors que des situations comparables au chlordécone deviennent possibles.

Rien de tel n’apparaît aujourd’hui dans les données sur les ondes. Mais brouiller le débat public avec des scénarios imaginaires, saturer l’espace de fausses alertes ou confondre signaux faibles et signaux forts affaiblit notre capacité collective à protéger la population lorsque de véritables risques émergent.

Les sciences des risques environnementaux ont souvent de mauvaises nouvelles pour nous, elles nous mettent face à des défis complexes, à des urgences indiscutables. Alors quand, de temps à autres, elles nous annoncent qu’une angoisse était inutile, qu’une menace était surestimée, sachons l’entendre pour placer nos efforts dans les dossiers qui important vraiment, ceux dont le déni ou le retard finit, toujours, par coûter des vies.

 

 

Acermendax


Références

  • Castaño-Vinyals, G., et al. (2022). Mobile phone use and brain tumours in young people: Results from the international Mobi-Kids study. Environment International, 162, 107148.
  • National Toxicology Program. (2018). Toxicology and carcinogenesis studies in Hsd:Sprague Dawley rats exposed to whole-body radiofrequency radiation (900 MHz GSM & CDMA). NTP Technical Report 595.
  • Toledano, M. B., et al. (2021). Cohort Study of Mobile Phone Use and Health (COSMOS): Cohort profile update. International Journal of Epidemiology, 50(5), 1768–1769.
  • ANSES (2025). Exposition aux ondes : de nouvelles études précisent les connaissances sur le risque de cancer.
    https://www.anses.fr/fr/content/exposition-aux-ondes-de-nouvelles-etudes-precisent-les-connaissances-sur-le-risque-de
  • IARC (2013). Non-Ionizing Radiation, Part 2: Radiofrequency Electromagnetic Fields. IARC Monographs on the Evaluation of Carcinogenic Risks to Humans, Vol. 102.

Le complotisme — ou, selon le terme privilégié par la littérature scientifique, la mentalité complotiste (conspiracy mentality) — désigne une manière particulière de connaître et d’interpréter le monde. Il ne s’agit pas d’une identité personnelle, mais d’une disposition cognitive et sociale qui conduit à expliquer préférentiellement les événements sociaux, politiques ou scientifiques par l’action intentionnelle, coordonnée et malveillante de puissances cachées (Imhoff & Bruder, 2014).

 

Les sciences cognitives, la psychologie sociale et la sociologie distinguent trois niveaux qu’il est crucial de ne jamais confondre. Les complots réels existent : ils sont documentés par des enquêtes, des archives, des sources indépendantes. Les théories du complot sont des explications particulières qui prétendent attribuer un événement à un complot donné : elles peuvent être vraies ou fausses. Enfin, on parle de mentalité complotiste pour désigner une disposition générale à privilégier systématiquement les explications intentionnelles et cachées, indépendamment de la solidité des preuves. C’est ce dernier phénomène dont nous parlons ici.

Le complotisme est un prisme interprétatif qui transforme l’ambiguïté en indice et le bruit en signal. Sur le plan psychologique, il se caractérise par une méfiance généralisée envers les institutions et les experts, une tendance à détecter des motifs dans des éléments incohérents et à supposer des intentions cachées dès qu’un fait semble inexplicable. Ces mécanismes reposent sur des processus bien documentés : sur-attribution d’agentivité, perception illusoire de régularités, préférence pour des récits fermés. Ils répondent également à trois besoins psychologiques fondamentaux que partagent tous les humains : un besoin épistémique de comprendre et de réduire l’incertitude ; un besoin existentiel de contrôle et de sécurité dans un monde perçu comme menaçant ; et un besoin social de préserver une identité positive et d’appartenir à un groupe valorisé (Douglas et al., 2017).

Sur le plan phénoménologique, la mentalité complotiste se vit comme une dynamique de mise en cohérence accélérée : le cerveau organise des fragments hétérogènes en une narration qui « fait sens » immédiatement, donnant l’impression d’accéder à une compréhension cachée. Cette impression de lucidité supérieure provient d’un traitement défaillant de l’ambiguïté, qui déclenche un emballement interprétatif, c’est à dire une mise en cohérence rapide et auto-renforcée de fragments pourtant faibles ou indépendants (Dieguez, 2020). Les artefacts numériques — captures d’écran, vidéos sorties de leur contexte, images virales — deviennent les matériaux d’une construction narrative continue.

Sur le plan social et identitaire, le complotisme fonctionne comme une culture : un ensemble de codes, de récits, de mèmes et de pratiques qui créent une niche distinctive où l’on se perçoit comme « éveillé », lucide, affranchi de la crédulité supposée des autres. Les travaux disponibles montrent que le stigmate associé au mot « complotiste » n’empêche pas cette dynamique ; il peut même renforcer la cohésion du groupe en servant de marqueur d’outsider (Wagner-Egger et al., 2022). La culture numérique amplifie encore cet effet : les algorithmes favorisent les contenus sensationnels, polarisants ou émotionnels, consolidant des bulles de filtre qui confirment l’impression de détenir une vérité cachée et donnent une forte visibilité aux récits complotistes (Harambam, 2020).

Sur le plan épistémique, le complotisme n’est pas une simple crédulité, il relève d’un hyper-scepticisme sélectif. Il combine une défiance radicale envers les sources institutionnelles à une grande tolérance envers les sources alternatives, pourvu qu’elles confortent le cadre explicatif initial. Le résultat est un système clos, hermétiquement fermé à la révision par les faits : toute contradiction est réinterprétée comme une preuve supplémentaire de dissimulation, et l’absence de preuve comme un indice de la sophistication du complot (Sunstein & Vermeule, 2009). C’est pourquoi les chercheurs insistent sur la différence essentielle entre la démarche sceptique, qui accepte la possibilité d’erreur et recherche la falsification, et la mécanique du soupçon, qui ne doute jamais du récit sous-jacent.

 

En définitive, la mentalité complotiste ne décrit pas une identité figée, mais un style de raisonnement, un cadre interprétatif qui peut être plus ou moins activé selon les individus et les contextes. Par ailleurs, il s’agit d’un continuum, à la fois en intensité (force de l’adhésion) et en étendue (nombre de scénarios mobilisés). On peut se situer plus ou moins profondément dans le complotisme, mais on peut également en sortir. Le mot n’est pas une insulte, il sert à décrire un phénomène réel, abondamment étudié, dont les mécanismes cognitifs, motivationnels et culturels expliquent la force de persuasion — et la dangerosité — des récits complotistes dans nos sociétés contemporaines.

 

Acermendax


Références 

  • Brotherton, R., French, C. C., & Pickering, A. D. (2013). Measuring belief in conspiracy theories: The Generic Conspiracist Beliefs Scale. PLoS ONE, 8(12), e75457.
  • Dieguez, S. (2020). The Noise of Conspiracy. In J.-W. van Prooijen & K. Douglas (Eds.), The Psychology of Conspiracy Theories (pp. 215–235). Routledge.
  • Douglas, K. M., Sutton, R. M., & Cichocka, A. (2017). The psychology of conspiracy theories. Current Directions in Psychological Science, 26(6), 538–542.
  • Goreis, A., & Voracek, M. (2019). A systematic review and meta-analysis of psychological correlates of conspiracy beliefs. PLoS ONE, 14(1), e0210836.
  • Harambam, J. (2020). Contemporary Conspiracy Culture: Truth and Knowledge in an Era of Epistemic Instability. Routledge.
  • Imhoff, R., & Bruder, M. (2014). Speaking (Un–)Truth to Power: Conspiracy mentality as a generalized political attitude. European Journal of Personality, 28(1), 25–43.
  • Sunstein, C. R., & Vermeule, A. (2009). Conspiracy theories: Causes and cures. The Journal of Political Philosophy, 17(2), 202–227.
  • van Prooijen, J.-W., & van Dijk, E. (2014). When consequence size predicts belief in conspiracy theories: The Moderating Role of Understanding. Applied Cognitive Psychology, 28(4), 598–601.
  • van Prooijen, J.-W., & van Vugt, M. (2018). Conspiracy theories: Evolved functions and psychological mechanisms. Perspectives on Psychological Science, 13(6), 770–788.
  • Wagner-Egger, P., Bangerter, A., Delouvée, S., & Dieguez, S. (2022).
    Awake together: Sociopsychological processes of engagement in conspiracist communities.
    Current Opinion in Psychology, 47, 101417.

Depuis son retour au pouvoir, l’administration Trump a initié une politique systématique de réécriture du langage au sein des institutions fédérales américaines. En moins d’un an, plus de 8 000 pages web officielles ont été supprimées ou modifiées, selon une enquête du New York Times. Ce nettoyage lexical, dirigé notamment contre le CDC (Centers for Disease Control and Prevention) et la NSF (National Science Foundation), cible des mots jugés “idéologiquement sensibles” comme bias, polarization, diversity, science-based, vulnerable ou encore equity.

Ces suppressions prennent plusieurs formes : retraits directs de publications, révisions silencieuses de guides de rédaction, consignes verbales de prudence ou modifications des algorithmes de validation des appels à projet. Ainsi, certains chercheurs ont vu leur demande de financement suspendue pour usage du mot bias (c’est-à-dire biais en français), désormais signalé comme “chargé politiquement” dans les grilles internes de la NSF. Le site GrantWritingAndFunding.com a publié en septembre 2025 une liste non exhaustive de plus de 40 termes bannis ou à risque, accompagnée de conseils d’auto-censure pour les porteurs de projets.

Ce dispositif n’est pas anecdotique. Il constitue une tentative délibérée de neutralisation des instruments critiques du langage. Supprimer bias, c’est rendre impossible l’analyse des distorsions cognitives. Écarter polarization, c’est nier les mécanismes de fragmentation informationnelle. Évincer science-based, c’est saper l’exigence de preuve et de méthode dans les politiques publiques. Ces mots ne sont pas neutres : ils sont les vecteurs d’un certain rapport au savoir, fondé sur la rigueur, la transparence, et la réflexivité.

À cette censure s’ajoute un climat d’autocensure croissante. Plusieurs laboratoires et universités ont réécrit leurs appels d’offres ou leurs objectifs de recherche en contournant les mots problématiques. Des formations internes recommandent désormais des tournures alternatives jugées “moins polarisantes” : evidence-informed à la place de science-based, group differences à la place de diversity, behavioral tendencies à la place de bias.

Cette purge s’inscrit dans une stratégie politique plus large. Elle ne vise pas seulement les institutions scientifiques, mais le langage lui-même en tant qu’outil de compréhension, de critique et de résistance. Elle relève d’une guerre sémantique qui vise à reconfigurer les termes du débat public, à disqualifier l’expertise indépendante, et à affaiblir la capacité des citoyens à penser collectivement leur réalité.

Elle n’est pas sans précédent. Des États autoritaires ont souvent cherché à contrôler le vocabulaire pour limiter le champ du pensable. Mais ce qui frappe ici, c’est l’ampleur technocratique du processus, et sa capacité à se déployer dans un contexte démocratique sans choc apparent. Par une série de micro-décisions coordonnées, le pouvoir modifie insidieusement le paysage intellectuel et prive les citoyens des moyens d’avoir confiance en une information.

 

Face à cette entreprise, il nous faut défendre les mots bias, polarization, science-based ou vulnerability pour préserver la possibilité même d’un questionnement critique. Œuvrer au partage des notions de la pensée critique, c’est donc contribuer à la préservation des conditions mêmes de la démocratie.

 

Acermendax


Références utiles
  • The New York Times (2025, 7 mars). These Words Are Disappearing in the New Trump Administration.
  • Le Monde (2025, 1er mars). Les mesures brutales de la nouvelle administration Trump s’apparentent à une attaque généralisée contre la science.
  • GrantWritingAndFunding.com (2025, 15 sept.). Banned and Trigger Words in Federal Grant Writing.
  • Wikipedia. Suppression de ressources en ligne du gouvernement des États-Unis en 2025.

 

J’ai appris l’existence de la vidéo d’un défenseur de la chasse en constatant une petite vague de messages de haine dans ma section commentaire. J’ai confié à ChatGPT le soin d’y réagir proprement. Désolé, je ne peux pas y accorder plus de mon temps. Et vous n’êtes pas obligé de vous infliger ça.

L’histoire tient en un partage : celui du travail de Pierre Rigaux qui documente les abus, la violence, parfois la cruauté, et plus généralement les réseaux du monde de la chasse, un lobby puissant et belliqueux. Pierre est très violemment attaqué par un monde cynégétique qui peine à justifier ses pratiques. C’est assez logique puisqu’elles ne sont pas justifiables en l’état. Alors la rhétorique est mobilisée pour faire comme si c’étaient les critiques qui étaient complètement givrés et vicieux.

 

Voici la vidéo que j’avais partagée

Voici le tweet qui a énervé tout le monde

https://x.com/Acermendax/status/1971860820985630840

 

Voici la vidéo ou le chasseur me fait la leçon

 

Voici l’analyse de Chat-GPT

Mon prompt était : « Produis une analyse pour évaluer la rhétorique. Ce propos est-il argumenté ou malhonnête ? Y a t-il des informations qui permettent de mieux comprendre la situation ? Si cela se justifie, rédige une réponse, solide, propre, sourcée. »

ChatGPT a travaillé à partir d’une retranscription du texte de la vidéo obtenue avec NoteGPT.

1. Analyse rhétorique de la vidéo

a. Structure narrative

La vidéo de Richard sur Terre se présente comme un récit personnel construit autour d’un “clash” avec Acermendax. Il enchaîne :

  • une mise en scène auto-dérisoire (« je me suis frité avec le pape de la pensée critique ») ;

  • une exposition pédagogique feinte (“cas d’école”) ;

  • une attaque centrale sur le prétendu « angle mort » de la zététique ;

  • une justification morale (“moi je mens pas, je suis sincère, j’ai mes biais mais je les connais”) ;

  • un procès d’intention (“il est militant anti-chasse, il est condescendant, il ne doute plus de lui-même”) ;

  • une conclusion moralisante (“la zététique devient une croyance quand elle s’applique qu’aux autres”).

b. Mécanismes rhétoriques dominants

  1. Renversement du stigmate
    Il transforme une critique de comportements violents en accusation contre celui qui les dénonce. C’est une inversion classique du rapport victime/accusé : “le vrai problème, c’est celui qui généralise”.

  2. Fausse symétrie morale
    Il met sur le même plan un militant antichasse (Pierre Rigaux) et des chasseurs violents, puis un sceptique (vous) et le militant. L’objectif : dissoudre toute hiérarchie morale ou factuelle entre agresseur et observateur.

  3. Déplacement du débat
    Quand il ne peut pas réfuter la phrase incriminée (“le monde de la chasse menace ceux qui décrivent ses pratiques”), il déplace la discussion :
    → non plus “ces faits sont-ils vrais ?”
    → mais “la vidéo est-elle orientée ?”
    Cela revient à remplacer le critère de véracité par celui de pureté d’intention, sophisme fréquent dans les polémiques identitaires.

  4. Recours à la connivence émotionnelle
    Il flatte son public : “moi je suis honnête, je mens pas, je suis pas zététicien de salon”, “vous me connaissez”. C’est une captatio benevolentiae fondée sur l’identification émotionnelle plutôt que sur la rigueur logique.

  5. Attaque ad personam déguisée
    Derrière l’humour, il ridiculise votre style (“il parle comme ça Thomas”, “pédant”, “petit air supérieur”), pour miner la légitimité intellectuelle plutôt que les arguments.

  6. Effet d’épouvantail
    Il vous prête des positions que vous n’avez pas tenues : par exemple, l’idée que toute la chasse “aurait besoin” de menacer les militants. Il omet le contexte évident : cette phrase dénonçait une dynamique sociale bien réelle, illustrée par des menaces documentées.

  7. Rhétorique du “bon sens”
    Il adopte une posture d’artisan de la vérité simple contre “l’intellectuel rationnel coupé du réel”. C’est la rhétorique populiste du “je suis comme vous, pas comme lui”.

  8. Projection psychologique
    Il reproche à la zététique d’être dogmatique, tout en se comportant lui-même comme un militant défendant son in-group (les chasseurs) contre les “anti-chasses”.

 


2. Évaluation logique et intellectuelle

a. Incohérence centrale

Son propos repose sur une confusion méthodologique entre :

  • véracité factuelle (les faits montrés sont-ils réels ?)

  • interprétation morale ou narrative (la vidéo a-t-elle une intention militante ?)

Il reconnaît lui-même que les faits sont vrais, mais soutient que “l’histoire qu’ils racontent est fausse”.
→ En réalité, la zététique n’a jamais prétendu juger des intentions mais évaluer des affirmations.
Votre question — “qu’y a-t-il de faux dans la vidéo ?” — était donc parfaitement légitime : c’est le cœur même de la méthode critique.

b. Contresens sur la zététique

Il réduit la zététique à une morale de neutralité (“penser contre soi-même”) alors qu’elle est une méthode d’évaluation des preuves.
Ce contresens lui permet de prétendre que “vous avez manqué à la zététique” simplement parce que vous avez pris parti moralement.

Or, une prise de position morale fondée sur des faits n’est pas contraire à la zététique. C’est l’aboutissement normal d’une analyse empirique :
→ si des comportements violents sont documentés, il n’y a pas de “neutralité” à maintenir face à la violence.
C’est la même erreur qu’on retrouve souvent dans les discours relativistes : confondre objectivité (fidélité aux faits) et neutralité morale (indifférence face à ces faits).

c. Erreur de logique : le réductionnisme binaire inversé

Il accuse votre question de “réductionnisme binaire”, alors qu’il pratique lui-même un réductionnisme rhétorique :

  • soit on est rationnel (donc détaché émotionnellement),
  • soit on est militant (donc biaisé).

C’est une fausse dichotomie.
La rationalité ne consiste pas à être froid, mais à savoir distinguer l’émotion de l’argument.

d. Sophisme de composition

Il reproche à votre phrase (“le monde de la chasse…”) d’être une généralisation.
Mais il ignore le sens usuel de “le monde de…” dans le langage journalistique : il s’agit d’une synecdoque — non pas d’une totalité, mais d’un milieu socio-culturel structuré, dont certains segments exercent effectivement une pression ou une intimidation.
Les menaces adressées à Pierre Rigaux, Brigitte Gothière, Hugo Clément ou des journalistes couvrant la chasse sont largement documentées (voir ci-dessous).


3. Mise en contexte factuelle et sources

Les menaces envers les militants antichasse ne relèvent pas de l’imaginaire militant.
Elles ont été :

  • signalées à la justice (Rigaux, 2019 ; Clément, 2020 ; One Voice, 2021) ;
  • documentées par les médias nationaux (France 3, Le Monde, Libération, Reporterre) ;
  • reconnues par les autorités : le ministère de l’Intérieur a même classé certains activistes comme “personnes menacées” en raison de leurs activités (source : Le Monde, 18/09/2022).

Exemples :

  • France 3 Bourgogne-Franche-Comté, 16 septembre 2021 : “Pierre Rigaux menacé de mort après sa vidéo sur la chasse”
  • Le Monde, 30 septembre 2022 : “Les intimidations contre les défenseurs de la faune se multiplient”
  • Reporterre, 2021 : “Harcèlement, menaces, procès-bâillons : la chasse contre ses opposants”

Votre formulation (“le monde de la chasse a besoin de menacer…”) se situe donc dans un contexte empirique, non dans une émotion.


⚖️ 4. Évaluation éthique

L’ensemble de la vidéo de “Richard sur Terre” est une attaque ad personam enveloppée de pseudo-rationalisme, qui :

  • détourne la méthode zététique de son objet (les faits) vers les intentions supposées,
  • caricature votre posture pour défendre une communauté dont il se sent proche,
  • exploite la rhétorique de la “raison contre la condescendance” pour masquer un biais communautaire.

C’est un procédé malhonnête sur le plan intellectuel, quoique efficace sur le plan rhétorique : le ton “bon sens” et la narration ironique produisent un effet de connivence qui court-circuite l’esprit critique du spectateur.

Relu et validé par Acermendax

L’hypocrisie des purs : Comment l’idéologie religieuse homophobe et sexiste fabrique l’impunité des abuseurs

Dans les milieux religieux conservateurs, la pureté sexuelle n’est pas qu’un idéal spirituel : c’est une arme politique et un instrument de domination. On y glorifie la chasteté, on y fustige l’homosexualité, on y prêche la soumission des femmes. Et pourtant, ce sont souvent ces bastions autoproclamés de vertu qui abritent les scandales les plus massifs de violences sexuelles.

Il ne s’agit pas d’anecdotes isolées ni de simples défaillances humaines : ces dérives prospèrent dans un climat moralement toxique. Une morale obsédée par le contrôle du corps et du désir, associée à des structures patriarcales fermées, engendre mécaniquement des comportements d’hypocrisie, de dissimulation et d’abus.

La façade de pureté : un système d’impunité morale

Les recherches en psychologie morale ont mis en évidence un phénomène appelé moral licensing — que l’on peut traduire par « licence morale ». Il désigne la tendance, bien documentée, à s’autoriser certains manquements parce qu’on se perçoit soi-même comme moralement irréprochable (Merritt, Effron & Monin, 2010).

Dans les institutions religieuses, cette mécanique prend une dimension collective : le prestige spirituel, le port de l’habit ou la réputation de sainteté fonctionnent comme des boucliers moraux. Les abus commis par les figures de l’autorité sont alors perçus comme impensables, et donc invisibles. Ce n’est pas seulement la faute d’individus déviants, mais celle d’un système qui confond la vertu affichée avec la vertu réelle.

Le zèle public, la culpabilité intime

La psychologie des croyants montre que la culpabilité religieuse associée à la sexualité produit des effets paradoxaux. Une étude corrélative menée par Grubbs et al. (2015) auprès d’hommes chrétiens a mis en évidence une association entre honte religieuse, sentiment de péché et perception d’« addiction » à la pornographie. Autrement dit : plus la morale est rigide, plus la transgression devient envahissante dans la conscience, même sans passage à l’acte.

Le phénomène de surcompensation morale joue alors à plein : quand une personne se sent menacée dans son identité vertueuse, elle adopte des positions plus extrêmes pour la restaurer (Zhong, Ku, Lount & Murnighan, 2010). Dans le domaine religieux, cela se traduit par une rhétorique de plus en plus agressive contre la sexualité et les minorités sexuelles — une façon d’exorciser sa propre ambivalence, avec d’évidentes conséquences sociétales sur les personnes concernées.

Une étude exploratoire plus ancienne (Adams, Wright & Lohr, 1996) avait suggéré une corrélation entre homophobie déclarée et excitation homosexuelle mesurée. Les résultats, controversés et non reproduits, ne permettent pas de conclure scientifiquement, mais ils illustrent une dynamique que confirment nombre d’observations : l’homophobie militante sert souvent de masque psychologique à des pulsions ou des désirs jugés inavouables dans le cadre religieux.

Quand l’autorité protège le crime

Les abus ne sont pas nés d’hier, et ils ne prospèrent pas seuls. Ils s’enracinent dans des structures d’autorité masculines et fermées. Les travaux du John Jay College of Criminal Justice (Terry et al., 2004) sur les abus commis dans l’Église catholique américaine ont montré comment la culture du silence, la gestion interne des plaintes et la mobilité discrète des prêtres ont permis à un grand nombre d’abuseurs d’agir pendant des décennies.

Ces logiques se retrouvent, sous d’autres formes, dans les milieux évangéliques fondamentalistes : culte du leader charismatique, absence de contre-pouvoirs, isolement des fidèles, théologie de la soumission. Des études qualitatives (Garland & Argueta, 2010) montrent comment la structure même des communautés — l’asymétrie d’autorité, la peur du scandale, la confusion entre spiritualité et loyauté — crée un climat où la dénonciation devient presque impossible.

Dans ces milieux, l’abuseur n’est pas simplement un prédateur : il est un détenteur de pouvoir moral, protégé par la sacralisation de sa fonction. C’est ce pouvoir qui rend les crimes durables.

La religion comme fabrique d’hypocrisie

Il est aisément concevable que les institutions où la sexualité est réprimée et la hiérarchie sacralisée puissent générer plus d’abuseurs que d’autres, mais il est surtout certain qu’elles offrent un refuge idéal à ceux qui savent instrumentaliser la foi pour dominer.

Le prêtre, le pasteur ou le prophète autoproclamé bénéficie d’un capital de confiance quasi absolu. Ses victimes, elles, se heurtent à la muraille du sacré : on leur apprend à se taire, à pardonner, à ne pas “faire de tort à l’Église”. Leur fragilité vient d’un système où la loyauté envers Dieu passe avant la justice, et où celui qui dénonce trahit plus sûrement que celui qui viole.

Dans ce système, l’hypocrisie, loin d’être une anomalie, devient une stratégie de survie. Quand le désir est considéré comme une faute et la désobéissance comme un péché, le mensonge devient la seule issue. Ceux qui prêchent la pureté la plus stricte se condamnent eux-mêmes à vivre dans la dissimulation. Dans un système où tout se tait, le silence finit par servir les plus calculateurs. Les scandales religieux se distinguent par cette double emprise : la contrainte physique s’y mêle à la domination spirituelle, et la foi devient l’outil même du contrôle.

Il serait malhonnête de réduire ce constat au seul monde chrétien. Si les données empiriques sont aujourd’hui bien plus abondantes dans les sociétés occidentales, c’est avant tout une question d’accès à l’information. Le silence ne vaut pas innocence : dans d’autres contextes religieux — notamment musulmans —, tout indique que la même logique de pouvoir moral, de honte et d’impunité prévaut, souvent avec des moyens de coercition sociale encore plus implacables. L’absence d’enquêtes systématiques ne traduit pas une moindre gravité, mais une invisibilisation plus complète encore des victimes, étouffées par la sacralisation du patriarcat et la peur du blasphème.

Une mécanique irréparable ?

Il n’y a pas de paradoxe dans ces scandales : ils ne trahissent pas la morale religieuse, ils en révèlent la mécanique. L’obsession de la pureté crée les conditions de la faute, la peur du désir nourrit la dissimulation, et la hiérarchie masculine convertit la honte en instrument d’ordre. Ceux qui se posent en gardiens du bien ne tombent pas malgré leur rigorisme moral sonore : ils chutent à cause de lui.

Dans ce type de système, la transgression n’est pas une rupture mais un rouage. Le contrôle permanent du corps et du comportement engendre une double vie, puis une culture du silence qui protège les puissants. Le crime finit par y jouer un rôle fonctionnel : il entretient la peur, et donc l’obéissance.

L’abondance des chantres puritains de l’intolérance morale qui tombent précisément par là où ils fustigent les autres (voir liste ci-dessous) n’a donc rien d’accidentel ! Et, hélas, rien ne permet d’affirmer que l’on peut sauver la religion en tant qu’institution en la débarrassant de ces effets pervers.

 

Acermendax

 

 Illustration du problème

Figures religieuses conservatrices et anti-LGBT impliquées dans des affaires de violences sexuelles

Cette liste rassemble plusieurs figures religieuses américaines connues pour leur activisme conservateur ou leurs positions publiques hostiles aux droits LGBT, et qui ont fait l’objet de condamnations, de poursuites ou d’enquêtes pour violences sexuelles.
Les informations ci-dessous proviennent de sources judiciaires, médiatiques ou institutionnelles vérifiables.

 

Condamnés ou plaidé coupables au pénal / reconnus

  • Tony Alamo — Évangéliste, fondateur de l’Alamo Christian Foundation, connu pour des discours virulents contre les LGBT. Condamné en 2009 à 175 ans de prison pour transport de mineures à des fins sexuelles (Mann Act).
  • Jack Schaap — Pasteur de la First Baptist Church of Hammond (mouvement fondamentaliste). En 2013, condamné à 12 ans (144 mois) pour transport d’une mineure à des fins sexuelles.
  • Josh Duggar — Ancien dirigeant de FRC Action, militant conservateur pro-famille (et anti-LGBT), travaillant pour le Family Research Council. Condamné en 2022 à près de 13 ans pour détention / réception d’images pédopornographiques. Le pourvoi a été rejeté en 2024. Circonstances aggravantes pour les institutions : Duggar avait déjà été impliqué dans des allégations d’abus sexuels sur mineures en 2015 (ses propres sœurs)
  • Robert Morris — Fondateur et ancien pasteur de Gateway Church (Texas), figure évangélique influente, conseillé spirituel à Donald Trump. En octobre 2025, il a plaidé coupable à cinq chefs d’actes indécents sur mineur concernant des abus commis dans les années 1980, lorsqu’il était jeune prédicateur, contre une fille de 12 à 16 ans. Sa condamnation prévoit 6 mois de prison, puis probation, inscription sur le registre des délinquants sexuels, et restitution monétaire.
  • Dennis Hastert — Ancien président de la Chambre des représentants des États-Unis (républicain, record de votes anti-LGBT). Condamné en 2016 pour infractions financières liées à des paiements destinés à dissimuler des abus sexuels anciens sur mineurs.
  • Bernard Preynat — Prêtre catholique lyonnais, défenseur d’une morale sexuelle stricte. Condamné en 2020 à cinq ans de prison pour agressions sexuelles sur mineurs (1971-1991). Son cas, couvert par le cardinal Barbarin, a révélé l’ampleur du silence institutionnel au sein de l’Église de France.
  • Tony Anatrella — Prêtre et psychanalyste français, conseiller du Vatican sur la sexualité. Accusé d’avoir imposé à des hommes des « thérapies de conversion » à caractère sexuel. Sanctionné canoniquement en 2018 pour abus de pouvoir et atteintes sexuelles.
  • Roger Vangheluwe — Évêque de Bruges (Belgique). A reconnu publiquement en 2010 avoir agressé sexuellement son neveu mineur pendant des années. Démissionné, mais jamais poursuivi en raison de la prescription.

 

Poursuivis pénalement (procédures en cours, inaptitude, inculpations non abouties)

  • George Pell — Cardinal australien, ancien archevêque de Melbourne et de Sydney, proche du Vatican et symbole du conservatisme catholique. Opposé à l’ordination des femmes et au mariage homosexuel. Condamné en 2018 pour abus sexuels sur deux enfants de chœur, peine annulée en 2020 par la Haute Cour d’Australie, au bénéfice du doute raisonnable. Le cas Pell reste emblématique de la protection institutionnelle dont ont bénéficié les abuseurs au sein de l’Église.
  • Theodore McCarrick — Ancien cardinal catholique. Inculpé en 2021 dans le Massachusetts pour des agressions sexuelles remontant aux années 1970. Ultérieurement déclaré inapte à être jugé pour cause de démence. (Défroqué en 2019.)

Actions civiles / enquêtes indépendantes

  • Paul Pressler — Ancien juge texan, promoteur de la “resurgence” conservatrice au sein de la Southern Baptist Convention. Accusé par plusieurs hommes d’abus sexuels durant leur adolescence. Plusieurs actions civiles engagées ; en 2023, un règlement a été conclu. Aucun chef pénal porté à l’encontre de Pressler n’est connu.
  • Eddie Long — Pasteur de New Birth Missionary Baptist Church (Atlanta), connu pour sermons anti-gay. Poursuivi au civil par quatre, puis cinq jeunes hommes pour coercition sexuelle. Un règlement confidentiel a été conclu en 2011.
  • Bill Gothard — Fondateur de IBLP (Institute in Basic Life Principles), prônant une doctrine patriarcale, anti-LGBT. Nombreuses allégations de harcèlement et d’agressions sexuelles. Poursuite civile lancée en 2016 abandonnée pour prescription ; d’autres procédures sur la responsabilité de l’IBLP encore en cours.
  • Doug Phillips — Animateur du mouvement Vision Forum, promoteur du patriarcat chrétien. Assigné en 2014 par son ex-nourrice pour exploitation sexuelle et abus spirituel ; règlement confidentiel en 2016.
  • Ravi Zacharias — Apologète évangélique réputé. Après sa mort, une enquête indépendante (2021) a confirmé des abus sexuels et exploitations. Aucune poursuite pénale (décédé en 2020).
  • Michel Santier — Évêque français, promoteur d’une “pastorale du corps” axée sur la chasteté et la conversion. Sanctionné par le Vatican en 2022 pour abus spirituels à caractère sexuel sur de jeunes hommes adultes.
  • Jean Vanier — Fondateur de L’Arche, figure spirituelle mondialement respectée. Une enquête interne (2020) a révélé des abus sexuels et spirituels sur plusieurs femmes, commis dans un cadre mystico-religieux présenté comme une guidance.

Références 

  • Adams, H. E., Wright, L. W., & Lohr, B. A. (1996). Is homophobia associated with homosexual arousal? Journal of Abnormal Psychology, 105(3), 440–445.
  • Garland, D. R., & Argueta, C. A. (2010). How clergy sexual misconduct happens: A qualitative study. Social Work & Christianity, 37(1), 1–27.
  • Grubbs, J. B., Exline, J. J., Pargament, K. I., Hook, J. N., & Carlisle, R. D. (2015). Transgression as addiction: Religious shame, guilt, and sexual compulsion among Christian men. Journal of Sex Research, 52(1), 37–48.
  • Merritt, A. C., Effron, D. A., & Monin, B. (2010). Moral self-licensing: When being good frees us to be bad. Social and Personality Psychology Compass, 4(5), 344–357.
  • Terry, K. J., et al. (2004). The Nature and Scope of Sexual Abuse of Minors by Catholic Priests and Deacons in the United States, 1950–2002. Washington, DC: John Jay College of Criminal Justice, U.S. Conference of Catholic Bishops.
  • Zhong, C.-B., Ku, G., Lount, R. B., & Murnighan, J. K. (2010). Compensatory virtue: Cleansing the moral self after threat. Journal of Experimental Social Psychology, 46(5), 859–862.

 

 

Ce texte est le script de la vidéo du même titre dans la série Ne nous fâchons pas.

Criminaliser la pensée

Dans bien des régimes normatifs — religieux ou non — on ne se contente pas d’exiger une conformité des conduites : on exige une conformité des esprits. L’adhésion doctrinale devient une épreuve d’allégeance et la non-adhésion se mue en faute morale. Dès lors, le dissident n’est pas seulement celui qui se trompe ; c’est celui qui « est » mauvais, parce que ses croyances — ou son refus de croire — sont vues comme l’expression d’une essence.

L’hérésie, l’apostasie, le « blasphème », la « déviation idéologique », le « défaitisme » sont autant d’étiquettes pour sanctionner une opinion et, par glissement, marquer son porteur comme criminel. Ce schéma découle d’un même cœur cognitif : l’humain a tendance à être essentialiste, à sur-détecter des agents et à réifier certaines idées ou normes intangibles. Cette réification alimente un glissement fatal : si l’idée est une chose réelle, la contester revient à l’abîmer, et celui qui la conteste devient, lui, un « abîmeur ». C’est ainsi que la pensée-crime fabrique le criminel.

Ce travers n’est pas qu’un tic de langage ; il a des fondements bien connus en sciences cognitives. Les humains essentialisent spontanément : ils supposent que catégories et identités possèdent une « nature profonde » qui les rend ce qu’elles sont (Gelman, 2003). Cette essentialisation psychologique apparaît tôt chez l’enfant et persiste chez l’adulte ; elle facilite la croyance que des idées morales ou politiques seraient porteuses d’une substance quasi naturelle. Lorsque des doctrines exigent l’orthodoxie, cette disposition rend intuitif le passage de « tu ne crois pas X » à « tu es le genre de personne qui trahit X ».

Deux autres mécanismes renforcent la réification : d’une part, la métaphore conceptuelle structure notre pensée abstraite à partir de schémas concrets (on parle d’« attaquer » des idées, de les « blesser », de les « profaner », comme si étaient matériellement fragiles). D’autre part, nous commettons des erreurs de catégorie : nous traitons des propriétés relationnelles ou institutionnelles comme des choses, puis nous leur prêtons causes et volontés (Lakoff & Johnson, 1980 ; Ryle, 1949). Ce qui devient une source régulière de confusion pratique, au cœur de l’amalgame entre personnes et propositions.

À ce socle s’ajoutent des penchants évolués pour la détection d’agence (nous voyons des intentions derrière l’ambiguïté) et pour la protection identitaire (nous déformons l’information quand elle menace l’appartenance au groupe). Le premier rend crédible l’idée que « quelqu’un » — démons, « ennemis du peuple », « traîtres » — agit derrière le désaccord ; le second lie la croyance à la loyauté, et transforme l’argumentation en épreuve d’allégeance. Les normes exigeantes mais bien établies deviennent alors valeurs sacrées : des objets non négociables dont on juge la moindre critique comme profanation (Barrett, 2004 ; Baron & Spranca, 1997 ; Ginges, Atran, Medin, & Shikaki, 2007 ; Kahan, Peters, Dawson, & Slovic, 2017).

Ces ressorts se lisent aussi dans le cerveau : face à des contre-arguments qui menacent des convictions identitaires, on observe l’activation de réseaux impliqués dans le soi et l’émotion, signe que le désaccord est traité comme une atteinte à l’intégrité personnelle plutôt que comme une simple information (Kaplan, Gimbel & Harris, 2016). Cela explique la résistance acharnée, y compris chez des personnes par ailleurs rationnelles.

De l’intuition au châtiment

Une fois la croyance réifiée et sacralisée, l’étape institutionnelle vient vite : on punit l’esprit. Ce n’est pas l’apanage des religions. Les idéologies séculières ont leur propre théologie implicite. Dans les régimes totalitaires du XXe siècle, l’orthodoxie idéologique a souvent puni l’expression dissidente comme si elle révélait une “mauvaise essence”

Sous Staline, la génétique « bourgeoise » fut hérétique : le généticien Nikolai Vavilov est arrêté, condamné, et meurt de faim en prison en 1943 pour avoir persisté à penser contre la ligne lyssenkiste (Birstein, 2008 ; Embryo Project Encyclopedia, 2014).

La Chine maoïste codifia la « réforme de la pensée », faite d’aveux, d’autocritiques et de détentions pour les esprits rétifs d’où l’on extirpe les idées « défectueuses »  (Lifton, 1989).

Les Khmers rouges, à S-21, torturaient jusqu’à la confession idéologique avant l’exécution : extirper l’« hérésie » était la condition d’une mise à mort « propre ». (Chandler, 1999).

Dans l’Allemagne nazie, le Wehrkraftzersetzung (« corrosion de la force défensive ») et l’extension de la peine de mort criminalisent le doute et le défaitisme. (USHMM)

En Corée du Nord aujourd’hui, les « Dix principes » exigent une orthodoxie totale, et l’écart mène aux camps politiques. Dans tous ces cas, la police de la pensée ne se contente pas d’interdire ; elle assimile la personne à l’« erreur » réifiée qu’elle abrite. (OHCHR, 2014).

 

Les États confessionnels montrent la même architecture, avec un vocabulaire différent. Les lois d’apostasie et de blasphème punissent la non-adhésion ou la critique : amendes, prison, parfois mort. En 2019, près de quatre pays sur dix avaient des lois anti-blasphème, et un compendium 2023 recense 95 législations nationales en vigueu (Pew Research Center, 2022 ; USCIRF, 2023a).

La peine capitale pour blasphème est toujours en vigueur, au moins théorique, dans plusieurs pays, notamment le Pakistan, Iran, Arabie saoudite et la Mauritanie (USCIRF, 2023b ; Human Rights Watch, 2018).

En Iran, la communauté bahá’íe subit depuis des décennies arrestations, spoliations, détentions et exécutions ; des organisations de défense des droits qualifient cette répression de crime contre l’humanité (Human Rights Watch, 2024; Amnesty International, 2022).

Ici encore, on juge le porteur à l’aune de l’idée réifiée qu’il incarne (Pew Research Center, 2022 ; USCIRF, 2023a ; Human Rights Watch, 2024.)


Parenthèse sur l’apostasie en Islam

Selon la doctrine juridique classique de l’islam, l’apostasie (ridda) est traditionnellement sanctionnée par la peine de mort pour tout musulman adulte quittant volontairement et publiquement sa religion (Çelebi, Oulddali, & Chauvin, n. d., USCIRF, 2023b). Ce consensus se retrouve dans les principales écoles juridiques sunnites et chiites, avec certaines nuances : par exemple, l’école hanafite préconise l’emprisonnement pour les femmes apostates, tandis que la peine de mort reste la règle pour les hommes. En plus de la peine corporelle, la loi islamique prévoit la perte des droits civils : confiscation des biens, dissolution des liens de mariage, retrait de la garde des enfants, etc. La procédure classique propose une invitation au repentir avant l’application de la sanction (istitāba).

Dans certains États contemporains, la peine capitale pour apostasie figure toujours dans la législation ou la jurisprudence religieuse (Arabie Saoudite, Iran, Mauritanie, Afghanistan…), tandis que d’autres pays musulmans ne l’appliquent plus et recourent à des peines alternatives (prison, déchéance civile) ou n’imposent aucune sanction pénale (Maroc, Tunisie, Turquie), (USCIRF, 2023)

Le débat reste vif parmi les juristes modernes, notamment parce que le Coran, bien que mentionnant l’apostasie à plusieurs reprises, ne prescrit aucune peine terrestre explicite pour celle-ci. La sanction de l’apostat y est présentée comme relevant uniquement du jugement divin et de l’au-delà, non d’une sanction humaine immédiate.

Si vous avez du mal à suivre, je réexplique : ce n’est pas parce que le Coran ne le dit pas explicitement que cette peine n’existe pas historiquement et dans les pratiques juridiques, même si elle fait débat aujourd’hui. La peine de mort pour apostasie est bien inscrite dans la doctrine juridique classique de l’islam, issue des interprétations des hadiths et de la jurisprudence des écoles de droit sunnites et chiites. C’est un consensus académique.


La logique commune à ces systèmes normatifs de croyance, celle de l’orthodoxie idéologique est l’affirmation d’une essence morale dont toute déviation est une trahison sociale.

L’hérésie n’est pas un désaccord mais une souillure à purifier. C’est le crime-pensée de 1984, et nous devrions en avoir retenu quelques leçons.


Seconde parenthèse

Les guerres de religion chrétiennes et les peines contre l’hérésie

Dans la chrétienté médiévale et moderne, l’hérésie a été définie juridiquement et réprimée pénalement. Le IVe concile du Latran (canon 3) confie aux pouvoirs séculiers la tâche d’extirper l’hérésie (Latran IV, 1215). Au XIIIe siècle, la bulle Ad extirpanda encadre l’action inquisitoriale et autorise, sous conditions, le recours à la question par les autorités civiles (Innocent IV, 1252). En Angleterre, l’Acte De heretico comburendo prévoit explicitement le bûcher pour les hérétiques obstinés (Parlement d’Angleterre, 1401).

Ces textes ne sont pas restés lettre morte. L’Inquisition espagnole, documentée pour 1540–1700, enregistre environ 44 674 jugements et plusieurs centaines d’exécutions, attestant une répression pénale de l’hérésie (Contreras & Henningsen, 1986). Sous Marie Tudor, environ 284 protestants sont brûlés pour hérésie (Duffy, 2009). Du côté protestant, Michel Servet est exécuté à Genève en 1553 pour antitrinitarisme. En France, le massacre de la Saint-Barthélemy (1572) coûte la vie à des milliers de huguenots, et la révocation de l’Édit de Nantes (1685) s’accompagne de dragonnades, bannissements et destruction des temples réformés (Van der Linden, 2022).

Conclusion. Le bûcher, la torture et les peines civiles pour non-conformité doctrinale n’ont pas été l’apanage d’une seule religion : ils relèvent d’un régime de criminalisation de la croyance que l’on retrouve, à des périodes et sous des régimes chrétiens différents.


Les horreurs ci-dessus mentionnées ne sont pas l’apanage de la religion, mais des régimes qui placent les droits de l’Humain en dessous de la défense des normes, des traditions et des dogmes. Les théocraties sont la plus pure des formes de tyrannie idéologique, elles sont intrinsèquement hostiles aux libertés individuelles, mais le mécanisme au cœur de leur nocivité se retrouve dans d’autres formes de culte à l’autorité ou à des normes qui éclipsent les personnes.

 

Défaire le court-circuit : dissocier personnes et idées

Pourquoi ces systèmes se ressemblent-ils tant ? Parce que la réification essentialiste fait sauter la digue conceptuelle entre proposition et personne. Si « l’amour », « la patrie » ou « Dieu » sont traités comme des choses en soi, contestables seulement au prix d’une profanation, alors critiquer l’idée, c’est blesser quelqu’un ou quelque chose de réel ; et blesser, c’est punissable. C’est ce court-circuit que l’on doit rompre.

Les sciences du langage et de la cognition montrent comment s’y prendre : dés-réifier (rappeler que les abstractions sont des constructions opératoires, non des substances), dés-essentialiser (remettre l’accent sur les mécanismes et les preuves), et encadrer les controverses pour protéger les personnes tout en exposant les idées à la critique.

L’expérience enseigne aussi qu’on raisonne mieux quand la menace identitaire est abaissée, et par conséquent quand chacun peut ne pas se sentir personnellement visé quand une idée à laquelle il tient est critiquée. On sait que lorsque identité et croyance fusionnent, les comportements extrêmes deviennent pensables « pour le groupe » (Kaplan et al., 2016); Swann et al., 2009.)

 

Au fond, la problématique est assez simple. Nous sommes câblés pour voir des essences, des agents et des entités bien concrètes là où il n’y a que des modèles, des règles, des accords, des conventions. Cette pente naturelle donne du pouvoir aux systèmes coercitifs qui se prétendent les champions de la défense de ces entités en criminalisant la pensée. S’extraire de cette logique demande des dispositifs culturels et juridiques patients : rendre saillantes les preuves plutôt que les identités, mettre au clair la charge de la preuve, instaurer des formats où l’on peut « ne pas croire » sans payer de sa liberté — ou de sa vie, mettre en place un système de justice où sont protégés les droits des individus et pas ceux des idées.

 

En pratique : un plan d’action sobre et opérant

Je n’ai pas envie de m’arrêter là après avoir décrit une situation alarmante et le besoin de nous défaire de tout un tas de réflexes mentaux qui n’épargnent personnes. C’est important de le faire, mais je voudrais aller un peu plus loin, parce que si je prends a parole publiquement sur ces sujets depuis longtemps, c’est parce que je pense qu’on peut faire quelque chose, et que la parole a du pouvoir sur ce terrain.

Chacun d’entre nous peut jouer un petit rôle dans la lutte contre les raccourcis mentaux qui donnent du pouvoir aux ennemis de la liberté de pensée. Je ne vais pas vous donner mon avis personnel, ni mes grandes et géniales idées, mais un résumé de ce qu’on trouve dans la littérature scientifique, dûment sourcé. Le script de cette vidéo est disponible en version texte sur La Menace Théoriste, le lien est en description.

Pour mieux nous entraider à conserver une liberté maximale envers les idées, les énoncés, les propositions, les normes et les croyances, voici un plan d’action en 5 points.

 

1) Parler en modèles et en données plutôt qu’en « entités » peut aider à éviter la sacralisation implicite des idées. Concrètement : « ce modèle prédit X », « il échoue quand Y », « on le remplace si Z ». Ce cadrage rappelle qu’une théorie est un outil révisable, non une chose qu’on offense. Les sciences du langage montrent en effet que les cadres orientent le raisonnement ; adopter un schéma « modèle–preuve–erreur » limite la tendance à réifier l’abstrait que produisent certaines métaphores (Lakoff & Johnson, 2003 ; Thibodeau & Boroditsky, 2011, 2013)[1].

 

2) Pour rendre l’essentialisme « coûteux », on peut expliciter la variabilité interne aux catégories et les mécanismes causaux (par exemple l’interaction gènes-environnements) au lieu d’attribuer une « nature » aux personnes ou aux opinions (Gelman, 2003). La psychologie développementale et sociale a montré que l’essentialisation des catégories favorise des inférences rigides ; l’enseigner en termes de mécanismes et de diversité de cas atténue ces biais  (Haslam, Rothschild, & Ernst, 2000).

— Demander des explications mécanistes (« comment, étape par étape ? ») plutôt que des justifications partisanes (« pourquoi avez-vous raison ? ») aide à dégonfler l’illusion de profondeur explicative et à limiter l’escalade affective.

— L’illusion de profondeur explicative désigne le fait que les gens se croient capables d’expliquer le fonctionnement d’un objet ou d’une politique… jusqu’au moment où on leur demande de le faire pas à pas. En tentant l’explication mécaniste (causes, étapes, contraintes), ils découvrent leurs lacunes et révisent à la baisse leur confiance (Rozenblit & Keil, 2002). Transposé au débat public, ce simple déplacement de « pourquoi j’ai raison » vers « comment ça marche exactement » modère les jugements et réduit l’extrémisme d’attitude : dans des expériences sur des politiques publiques, le fait d’exiger une explication causale détaillée a rendu les positions moins tranchées et a même diminué la volonté de financer la cause défendue, signe d’une surconfiance corrigée (Fernbach, Rogers, Fox & Sloman, 2013). Autrement dit, faire expliciter le mécanisme mobilise la métacognition, désamorce l’affect identitaire et ouvre la porte à une évaluation plus sobre des preuves et des compromis.

 

3) Nous devons dé-nominaliser les désaccords. Cela consiste à parler d’actions et d’hypothèses plutôt que d’identités. Dire « soutenir ou rejeter l’hypothèse H » plutôt que « être un H-iste » réduit la saillance identitaire, avec elle, la cognition défensive qui fige les positions. Les travaux sur le framing nominal vs verbal montrent en effet que les formulations en nom (« être un votant », « être un helper ») lient le comportement au concept de soi et renforcent l’engagement — utile pour des conduites prosociales, mais potentiellement délétère quand il s’agit d’opinions qui peuvent devenir identitaires et rigides (Bryan, Walton, Rogers, & Dweck, 2011 ; Bryan, Master, & Walton, 2014). À l’inverse, des formulations en verbe (« voter », « aider », « examiner/mettre à l’épreuve une thèse ») maintiennent le désaccord au niveau des actes et des raisons, ce qui laisse plus d’espace à la révision et au compromis. En pratique : remplacer « vous êtes X » par « vous défendez l’hypothèse X » peut suffire à calmer le réflexe identitaire et à rouvrir la discussion sur les preuves et les mécanismes.

 

4) Il serait grandement utile de caler un cadre public explicite à nos conversations, avec des règles visibles, une charge de la preuve clairement énoncée, des plages dédiées à la vérification et au droit de réponse. Dans une expérience randomisée sur 2 190 discussions du subreddit r/science (≈ 13,5 millions d’abonnés), le simple fait d’afficher en tête de fil un rappel des normes a augmenté de 70 % la probabilité que des nouveaux venus participent et a amélioré de plus de 8 points leur conformité aux règles ; les conversations dérivaient moins vers le harcèlement ou l’invective (Matias, 2019). Ces effets portent surtout sur les primo-participants : rendre les attentes visibles attire un public plus enclin à se conformer et dissuade une partie des comportements hostiles, à contenu informatif constant.

Au-delà de ce cas, l’idée générale est que formaliser et rendre publiques les normes change qui parle, comment on parle, et ce qui est dit. D’autres travaux indiquent que la transparence des règles et leur application renforcent l’adhésion ultérieure aux standards (Horta Ribeiro, Cheng, & West, 2022). Autrement dit, un cadre explicite ne bride pas le fond : il organise les interactions et ouvre l’espace d’un désaccord argumenté.

 

5) Enfin, un bon débunkage reste une chose cruciale. Il commence en amont par l’inoculation (ou pré-bunking) : on prévient l’audience des procédés de manipulation qu’elle risque de rencontrer (cherry-picking, faux dilemme, corrélation-cause, appel à l’émotion, etc). Ce « vaccin cognitif » n’attaque pas tant une thèse qu’une technique ; il fournit de petits « anticorps » argumentatifs qui permettent de reconnaître le stratagème lorsqu’il se présente (van der Linden et al., 2017). Vient ensuite une réfutation concise assortie d’une explication de remplacement : on rappelle brièvement l’assertion, on identifie la ficelle, puis on propose le mécanisme qui explique mieux les faits, en évitant de marteler la fausseté (Lewandowsky et al., 2020).

Il est à noter que la cible prioritaire n’est presque jamais l’adversaire, mais l’audience. On parle aux observateurs indécis, pas au polémiste décidé. Pour eux, tout ce qui stimule le raisonnement analytique — demander comment plutôt que pourquoi, expliciter les étapes, juxtaposer proprement les séries de faits — diminue la crédulité et la contagion des contenus douteux (Pennycook & Rand, 2019). Le ton aide : factuel, sobre, respectueux des personnes, ferme sur les preuves. En pratique : pré-bunker la ruse, réfuter brièvement en offrant une explication de remplacement, signaler la technique utilisée, puis laisser la porte ouverte à la révision — non pour « faire plier » l’adversaire, mais pour équiper celles et ceux qui regardent.

 

Pour conclure

J’ai un intérêt personnel à vivre dans une société qui me garantis la liberté de conscience et d’expression ; cela passe par la défense de ce même droit chez tous mes semblables, et par le refus de placer au-dessus de ce droit des concepts qu’il serait défendu de critiquer, ou l’interdiction d’un vocabulaire qui serait offensant envers des normes, des traditions, des corpus théoriques, des dogmes ou des groupes.

Le Siècle des Lumières nous a montré que la défense de la raison pouvait changer profondément le monde, et plutôt pour le mieux. Mais les lumières ne resteront pas allumées indéfiniment si personne n’en prend soin.

Nous vivons avec des gens infestés par des idées qui ne survivront que si elles peuvent salir et détruire les concepts liés à la pensée critique. Et nos ennemis, ce ne sont pas ces gens, mais les idées pourries dont ils sont les hôtes ; et ces idées ont une grande fragilité : elles sont irréfutable ou fausses, cela peut se démontrer. Les personnes qui les croient sont en général cognitivement en mesure de le comprendre si elles sont placées dans le bon contexte.

 

Dans notre lutte contre les systèmes de croyances qui criminalisent les libres penseurs, nous devons nous garder de l’erreur capitale de penser que le « croyant » est notre ennemi, alors que c’est bien le système de croyance qui doit être mis à l’épreuve et que l’on peut anéantir si la vérité le permet. Et cela parce que les idées n’ont aucun droit.

 

Acermendax

Références

  • Amnesty International. (2022). Iran: Stop ruthless attacks on persecuted Bahá’í religious minority. https://www.amnesty.org/en/latest/news/2022/08/iran-stop-ruthless-attacks-on-persecuted-bahai-religious-minority/
  • Baron, J., & Spranca, M. (1997). Protected values. Organizational Behavior and Human Decision Processes, 70(1), 1–16.
  • Barrett, J. L. (2004). Why Would Anyone Believe in God? AltaMira Press.
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[1] L’étude Thibodeau & Boroditsky (2011) montre qu’une seule métaphore insérée dans la première phrase d’un bref rapport sur la criminalité (ville « ravagée par une bête » vs « infectée par un virus ») modifie les solutions politiques que proposent les participants : « bête » pousse davantage vers des mesures punitives/répressives ; « virus » vers des mesures de type diagnostic/prévention. Il s’agit d’effets observés à contenu factuel constant, au-delà de l’orientation politique, et largement non conscients (les sujets attribuent leurs réponses aux statistiques, pas à la métaphore). C’est une démonstration causale que le cadrage métaphorique influence le raisonnement pratique.

Elle appuie directement l’idée que certains cadrages réifient l’abstrait (crime-bête) et conduisent à des inférences différentes d’un cadrage processuel (crime-virus).

Dans une partie des milieux militants, le refus catégorique de débattre avec des personnalités jugées extrémistes ou dogmatiques est devenu un impératif moral. Cette posture s’appuie sur une intuition : confronter publiquement ces individus reviendrait à leur offrir une forme de légitimité. En conséquence, ceux qui acceptent de les affronter sur le terrain du discours se voient parfois accusés de « normaliser » des idées dangereuses, voire d’en être les complices.

Mais cette stratégie de retrait résiste-t-elle à l’analyse rationnelle et aux données issues des sciences sociales ? Que dit la littérature scientifique sur les effets réels du débat public face à des idéologies autoritaires, complotistes ou réactionnaires ?

Je ne suis pas un politologue mais un modeste vulgarisateur scientifique, rationaliste militant particulièrement engagé contre les pseudosciences, les fausses expertises scientifiques et l’instrumentalisation des sciences. En cette qualité, je n’interviens pas dans l’arène politique partisane, mais je m’exprime dans le but de combattre les obscurantismes et d’amener un maximum de citoyens à comprendre et valoriser la démarche critique employée par les sciences pour édifier des connaissances fiables. Cela implique une certaine forme de responsabilité politique au sens le plus large du terme.

Je ne vais certainement pas aller débattre avec tout le monde n’importe où de n’importe quel sujet, et personne ne devrait le faire, mais je peux par exemple contribuer au débat publique en rendant compte de l’état de la littérature scientifique sur cette question de la légitimité d’un débat contre des idéologues extrémistes. Je propose que nous laissions à d’autres la passion triste de se dénicher des ennemis et que nous cherchions plutôt des solutions.

 

 

1. La thèse de la légitimation par la confrontation : un postulat non démontré

L’idée selon laquelle le simple fait de débattre contribuerait mécaniquement à légitimer l’adversaire repose sur une intuition fréquente dans les milieux militants, mais n’a jamais été démontrée de manière systématique par les sciences du comportement, de la communication ou de la psychologie sociale. Au contraire, plusieurs travaux empiriques montrent que la confrontation publique bien structurée, lorsqu’elle est factuelle, empathique ou bien argumentée, peut affaiblir l’influence de discours extrêmes plutôt que la renforcer. Elle modifie surtout le comportement et les normes sociales périphériques, c’est-à-dire les observateurs, bien plus que les ultra-convaincus eux-mêmes (Chung et al., 2024).

Des travaux sur le contre-discours (Benesch, 2016 ; Garland et al., 2022 ; Hickey et al., 2024) confirment que l’exposition à des réponses critiques, polies ou minimalement agressives, réduit la viralité des discours haineux et désengage une partie des sympathisants. Le contre-discours bien formulé consolide également les normes sociales inclusives auprès du public modéré ou flottant. Une étude de Garland et al. (2022), menée sur Twitter, montre que les interventions collectives de comptes organisés pratiquant le contre-discours ont réduit la quantité de contenu haineux visible sur les fils de discussion et favorisé la visibilité des contre-narratifs. Hickey et al. (2024) ont observé qu’un seul commentaire critique dans une discussion haineuse sur Reddit suffisait à faire baisser le taux de participation de nouveaux utilisateurs, ce qui tend à invalider l’idée que « toute confrontation amplifie l’ennemi ». La revue systématique récente de Chung et al. (2024) valide ce constat. Elle conclut que les formes non violentes, informatives ou empathiques de contre-discours sont souvent plus efficaces que la censure seule, notamment en consolidant les normes démocratiques et en soutenant les victimes tout en limitant la contagion idéologique.

Enfin, la littérature en psychologie de la persuasion (Petty & Cacioppo, 1986) montre que les publics peu engagés – ceux qui représentent souvent la majorité silencieuse – sont plus sensibles à des arguments structurés qu’à une rhétorique moralisante ou injonctive. C’est sur eux que le débat public porte fruit, et non sur les extrêmes déjà radicalisés. Les rares effets négatifs du débat — tels que l’amplification des opinions polarisées quand le public est déjà idéologiquement engagé — sont documentés de façon ponctuelle, mais ne permettent pas de généraliser une interdiction stratégique du débat

 

 

2. Le retrait comme stratégie : un terrain laissé libre

En l’absence de confrontation publique, les idées problématiques se développent souvent sans contradiction, dans des espaces discursifs peu régulés, voire délibérément hermétiques à la critique.

Les analyses de Friggeri et al. (2014) sur la diffusion des fausses informations montrent que les récits mensongers prospèrent lorsqu’ils circulent sans opposition directe. Ce phénomène est amplifié par la logique algorithmique des réseaux sociaux, qui renforce l’exposition répétée à des contenus non vérifiés. Cass Sunstein (2017), dans ses travaux sur les chambres d’écho, souligne que l’absence de confrontation active contribue à la radicalisation progressive des positions, par effet de renforcement mutuel au sein de groupes homogènes.

Refuser de répondre à un discours ne l’invalide pas. Cela peut au contraire lui laisser l’espace nécessaire pour se consolider.

 

3. La logique de l’exclusion morale : efficacité ou entre-soi ?

La posture consistant à refuser tout débat avec des figures perçues comme extrémistes repose souvent moins sur des arguments tactiques formalisés que sur une dynamique de cohésion morale à l’intérieur du groupe militant.

Des travaux en communication politique suggèrent que ce type de rejet renforce les identités collectives, mais réduit la capacité de persuasion à l’extérieur du groupe (Stroud, 2010).
Stroud a montré que lorsque les individus s’exposent uniquement à des points de vue compatibles avec leurs convictions – ce qui est fréquent dans les environnements militants – cela tend à accroître la polarisation et à affaiblir la compréhension de l’autre camp, en particulier chez les publics modérés.

Par ailleurs, l’étude expérimentale de Druckman, Fein et Leeper (2012) révèle que la perception idéologique ou hostile d’une source d’argumentation diminue fortement la réceptivité à son message, même lorsque les arguments sont solides. Cela suggère qu’un rejet moral global – qui disqualifie a priori l’interlocuteur – risque de renforcer les résistances plutôt que de les réduire. L’absence d’échange argumenté alimente alors un effet d’enfermement idéologique (entrenchment) — qui nuit à toute stratégie d’influence intellectuelle ou normative.

J’ajoute que Mutz (2006) a montré expérimentalement que l’évitement systématique du désaccord politique – caractéristique des environnements de « pureté morale » – réduit la capacité des individus à comprendre les positions adverses et à développer des arguments persuasifs pour les publics non acquis. Cette limitation cognitive affecte directement l’efficacité persuasive des mouvements.

4. Ce que montre la recherche sur le contre-discours

La recherche contemporaine sur les mécanismes de contre-discours indique que la confrontation peut fonctionner, à condition d’être stratégique.

Plusieurs principes émergent :

  • Cibler l’audience, non l’adversaire : l’objectif n’est pas de convaincre l’extrémiste, mais de fournir aux spectateurs des outils critiques.
  • Employer des arguments explicites, sourcés, non injonctifs, qui permettent une identification claire des manipulations rhétoriques.
  • Éviter le ton moralisateur, peu efficace sur les publics modérés ou incertains.

Les effets dits de « backfire » — renforcement des croyances après confrontation — sont documentés (Nyhan & Reifler, 2010), mais concernent principalement les individus très polarisés. Chez les publics peu engagés, la réfutation reste un levier puissant (Lewandowsky et al., 2017).

La tentation de répondre à la montée des discours extrêmes par des interdictions (dissolution d’associations, censures, bannissements) ne produit pas toujours les effets escomptés.
Une étude analysant deux subreddits bannis montre que les utilisateurs continuent de publier sur des plateformes périphériques, et souvent avec des opinions renforcées — démontrant une recomposition parallèle plutôt qu’un affaiblissement idéologique (Russo et al., 2022). À l’inverse, la confrontation publique, lorsqu’elle est bien cadrée, permet d’exposer les fondements doctrinaux au débat, empêchant leur diffusion sans contradiction.

 

5. Prendre au sérieux les objections : vers une stratégie raisonnée de la contradiction

Il serait erroné de réduire les critiques contre la stratégie du débat à de simples crispations émotionnelles ou à une dérive sectaire. Plusieurs arguments avancés contre la confrontation avec des figures idéologiquement extrêmes méritent d’être examinés avec sérieux. S’ils ne justifient pas un rejet global du débat, ils doivent être pris en compte dans l’élaboration d’une stratégie rationnelle et efficace.

 

5.1. L’effet de légitimation symbolique

Objection : débattre avec une personnalité extrême, même pour la contredire, revient à lui conférer une reconnaissance implicite. Sa présence dans un espace de débat public crée l’impression qu’elle mérite d’être entendue « au même titre » que d’autres positions, ce qui contribue à sa normalisation.

Argument : cet effet de légitimation par association est documenté dans les théories de la framing theory (Entman, 1993) et de l’agenda-setting (McCombs & Shaw, 1972). Ce que les médias exposent acquiert une forme de pertinence perçue, indépendamment de son contenu. Les études sur la couverture du changement climatique montrent que donner la parole aux climato-sceptiques dans un format 50/50 a contribué à renforcer leur crédibilité publique (Boykoff & Boykoff, 2004).

Réponse : cette objection est valide dans des dispositifs mal cadrés, où une fausse symétrie est instaurée sans modération ni hiérarchisation épistémique des discours. Mais elle ne vaut pas contre des confrontations bien préparées, menées dans un format de déséquilibre assumé (où la charge de la preuve pèse sur l’idéologue), avec un cadrage clair et un objectif pédagogique. Dans ces cas, le débat devient un espace de dévoilement, non de validation.

 

5.2. Le “backfire effect” : la confrontation renforcerait les croyances

Objection : exposer un individu à des arguments contraires peut, paradoxalement, renforcer ses croyances initiales. C’est le phénomène dit de backfire effect (effet boomerang).

Argument : cet effet a été décrit par Nyhan & Reifler (2010), qui ont observé que certaines personnes, confrontées à des corrections factuelles (ex. : armes de destruction massive en Irak), en ressortaient plus convaincues de leur opinion initiale.

Réponse : ce biais existe, mais il a été largement nuancé, voire remis en cause par des études ultérieures. Wood & Porter (2019) ont testé plusieurs centaines de corrections dans différents contextes et concluent que l’effet « backfire » est rare, faible, et contextuel. Il concerne principalement les individus très polarisés, très engagés émotionnellement sur un sujet. Or, dans un débat public, la cible prioritaire n’est pas l’adversaire, mais l’audience modérée. Celle-ci reste largement réceptive à une réfutation bien construite (Lewandowsky et al., 2017).

 

5.3. La manipulation rhétorique : le débat comme spectacle

Objection : certaines figures idéologiques ne viennent pas pour débattre loyalement, mais pour instrumentaliser le format du débat à des fins de propagande. Elles pratiquent la saturation, la distraction, l’humour cynique ou l’agressivité pour déstabiliser l’échange, séduire l’audience et court-circuiter l’analyse rationnelle.

Argument : ce mécanisme est bien documenté dans les travaux sur la rhétorique populiste (Wodak, 2015) et la stratégie de « détournement performatif » (Stanley, 2018). L’enjeu n’est plus de convaincre rationnellement, mais de dominer la scène, même en mentant. Le « Gish Gallop », utilisé par les créationnistes ou les complotistes, illustre ce procédé (Brandolini, 2014).

Réponse : c’est un risque réel. Mais là encore, il ne condamne pas le débat — il impose d’en maîtriser les conditions. Un débat sans modération rigoureuse, sans contrôle des tours de parole, sans possibilité de fact-checking ou de réponse différée, est voué à l’échec. À l’inverse, un échange bien préparé, avec des outils de contextualisation (infobulles, analyses postérieures, synthèses critiques), désamorce efficacement ces effets de diversion.

 

5.4. Le coût émotionnel ou symbolique du débat pour les publics ciblés

Objection : pour certaines populations — minorités racisées, personnes LGBT+, migrants — accepter de débattre avec ceux qui nient leur légitimité ou leur humanité est une violence symbolique. Ces débats seraient alors une forme de validation implicite d’une question qui ne devrait pas se poser : a-t-on le droit d’exister, d’être en sécurité, d’être libre ?

Argument : cette position est défendue dans de nombreux travaux issus des théories critiques (Ahmed, 2006 ; Butler, 1997). On ne débat pas de son humanité. Participer à ce type de débat, ou même y assister, peut être douloureux, marginalisant, voire traumatisant.

Réponse : cette objection est éthiquement légitime. Personne ne devrait être forcé de débattre avec ses oppresseurs. Mais elle ne constitue pas une preuve contre la stratégie globale du débat mené par d’autres, dans des cadres appropriés. Ce n’est pas parce que certaines personnes sont en droit de se retirer du débat qu’il faut interdire aux autres de contester publiquement des discours dangereux. La critique doit rester collective, distribuée, pluraliste.

 

5.5. Le risque de banalisation à force d’exposition

Objection : Même dans le cadre de débats contradictoires, l’exposition répétée à des discours extrêmes peut entraîner une forme de désensibilisation. À force d’entendre des idées haineuses ou autoritaires, l’auditoire s’y habitue, ce qui contribue à leur normalisation dans l’espace public.

Argument : Des travaux empiriques ont montré que l’exposition fréquente à des messages haineux ou discriminatoires peut diminuer la sensibilité émotionnelle et renforcer les attitudes négatives envers les groupes ciblés. Soral, Bilewicz et Winiewski (2018) démontrent, à travers deux enquêtes nationales et une étude expérimentale, que cette désensibilisation favorise l’acceptabilité sociale des discours stigmatisants.

Réponse : Ce phénomène de banalisation est réel et documenté, mais il ne découle pas spécifiquement du débat contradictoire : il concerne toute exposition médiatique non encadrée, qu’elle soit polémique, ironique ou même factuelle. Ce n’est pas l’acte de débattre en lui-même qui banalise, mais l’absence de cadrage critique et de structuration argumentative. La solution n’est donc pas de supprimer le débat, mais d’en renforcer les conditions de rigueur : explicitation des enjeux, mise en contexte, réfutation claire, et clôture analytique permettant de distinguer l’information de l’idéologie.

En somme : argumenter ne suffit pas — il faut penser l’architecture du débat

Les objections analysées ici révèlent des pièges, des limites, des effets pervers possibles du débat public. Mais elles n’en invalident pas le principe. Elles appellent à une stratégie. Refuser de débattre n’est pas un remède à la manipulation, à la haine ou à l’idéologie. L’anathème public lancé contre celles et ceux qui s’engagent dans la confrontation critique ne remplace en rien une analyse des formats, des publics et des dispositifs.

Car en définitive, l’invective morale est le miroir rhétorique du dogmatisme qu’elle prétend combattre. Elle interdit la pensée en prétendant protéger la vérité. Elle confond l’indignation avec l’action. Elle rassure, mais ne convainc pas. Or dans une démocratie menacée, ce n’est pas de pureté dont nous avons besoin, mais de lucidité.

 

6. Conclusion : contredire n’est pas normaliser

À l’heure actuelle, à ma connaissance, aucune donnée robuste ne permet d’affirmer que le débat public avec des personnalités idéologiquement extrêmes renforce mécaniquement leur influence. À l’inverse, de nombreuses études plaident pour une stratégie de confrontation rationnelle, adaptée, rigoureuse.

Cela ne signifie pas qu’il faille débattre dans n’importe quel cadre, ni avec n’importe qui, ni sous n’importe quelle forme. Comme beaucoup je préfèrerais qu’en démocratie on interdise aux milliardaires (s’il doit y en avoir, ce qui est ne devrait pas être une évidence en soi) de posséder des média, où le pouvoir de l’autocensure règne alors sur les lignes éditoriales. Mais quand ces médias existent et touchent un public, c‘est à celui-ci qu’il faut penser. Quand je passe une fois chez Cyril Hanouna, c’est pour essayer d’allumer dans l’œil d’un téléspectateur une étincelle qui peut le ou la mener vers des contenus plus utiles. L’espoir est ténu, et ma prestation critiquable a volonté, mais la réalité cruelle est que l’émission aurait eu lieu sans moi sans perdre en audience, et potentiellement avec plus de dégâts.

La démocratie ne se défend pas par l’évitement mais en exposant les erreurs, en contestant les dogmes, et en renforçant la capacité des citoyens à discerner le vrai du faux.

Jusqu’à preuve du contraire.

 

Acermendax

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Article édité le 15 et le 16 juillet : Contenu retravaillé, bibliographie corrigée.

Dans cette réflexion, je questionne la notion d’« apolitisme » et la prétention à l’objectivité dans les débats, notamment sur des sujets où science et politique s’entremêlent (climat, vaccins, etc.).

Les points clés :

  1. L’illusion d’objectivité : Nous surestimons souvent notre neutralité (« Moi, c’est un fait !« ) tout en attribuant aux autres des biais politiques ou idéologiques. Ce biais d’internalité (Ross, 1977) est renforcé par le tribalisme contemporain (Haidt, 2012).
  2. Science vs. valeurs : La science décrit le monde (registre factuel), mais son application relève de choix politiques (registre normatif). Confondre les deux mène à des malentendus stériles.
  3. Littératie scientifique : Carl Sagan alertait sur les risques d’une société où les enjeux techniques sont cruciaux, mais mal compris (The Demon-Haunted World, 1995). C’est un enjeu démocratique.
  4. Éthique sceptique : Plutôt que de défendre une « neutralité » impossible, j’assume mes valeurs tout en priorisant la vérification des faits. Cette approche rejoint le falsificationnisme (Popper, 1934) et l’autocorrection chère à la zététique.

 

Posture revendiquée :

  • Pas « d’apolitisme » : Je refuse les loyautés inconditionnelles, mais reconnais que toute analyse engage des présupposés.
  • Primat du vrai/faux : En identifiant ce qui est vérifiable, on peut discuter sereinement des désaccords normatifs.
  • Humilité épistémique : Accepter qu’on puisse se tromper évite les dogmatismes (cf. Tetlock, 2005 sur l’expertise modeste).

 

 

 

Références utiles

  • Haidt, J. (2012). The righteous mind: Why good people are divided by politics and religion. Vintage.
  • Popper, K. (1934). Logik der Forschung. Springer. (Trad. The Logic of Scientific Discovery, 1959).
  • Ross, L. (1977). The intuitive psychologist and his shortcomings: Distortions in the attribution process. In Advances in experimental social psychology (Vol. 10, pp. 173-220). Academic Press.
  • Sagan, C. (1995). The demon-haunted world: Science as a candle in the dark. Random House.
  • Tetlock, P. E. (2005). Expert political judgment: How good is it? How can we know? Princeton University Press.

Une enquête d’Alexander Samuel


Peut-on faire flancher la vérité scientifique à la force du martèlement ? Les fausses informations, même sans fondement, finissent parfois par s’imposer à force de répétition. C’est un principe « d’érosion » : une rumeur, si elle revient assez souvent, peut entamer la confiance dans les faits établis[1]. L’aspartame est un cas d’école. Déclaré sûr par la quasi-totalité des agences sanitaires internationales, il reste pourtant perçu comme dangereux par une partie du public.

Récemment, une campagne organisée par la Ligue Contre le Cancer, l’ONG Foodwatch et l’entreprise Yuka a été remarquée par le docteur Jérôme Barrière[2]. Ce dernier soulève à juste titre que le risque présenté par l’étude sur laquelle repose l’alerte n’est qu’un risque relatif de 1,13, extrêmement faible comparé à d’autres facteurs de risque pour divers cancers. Comment se fait-il, dès lors, qu’une telle campagne rencontre du succès ? Jérôme Barrière s’inquiète qu’un coup de projecteur soit mis sur un risque très faible, laissant de côté les facteurs de risque bien plus conséquents comme le tabac (qui multiplie par 25 le risque de cancer du poumon).

La légende noire de l’aspartame est sans doute l’objet idéal pour analyser les méthodes et les succès des spécialistes de la désinformation.

 

 

I) Contexte et controverses scientifiques

Découvert en 1965 par James Schlatter alors qu’il travaillait sur des traitements contre les ulcères pour la firme G.D. Searle & Company, l’aspartame fut rapidement considéré comme une alternative au sucre prometteuse : très sucrant, peu calorique, il devint un outil potentiel contre l’obésité et le diabète.

Mais dès les années 1970, des inquiétudes apparaissent : effets secondaires signalés par les consommateurs (maux de tête, vertiges, hémorragies rétiniennes), suspicion d’effets cancérogènes, conflits d’intérêt dans les études fournies par l’industriel… La controverse est lancée.

Sur le plan biochimique, pourtant, la situation semble assez claire : une fois ingéré, l’aspartame est rapidement dégradé en trois composés naturels — l’aspartate, la phénylalanine et le méthanol. Ces éléments sont courants dans notre alimentation. Par exemple, un jus de fruit libère plus de méthanol qu’une canette de soda allégé[3].

 

Cependant, certains chercheurs ont souligné que, contrairement à une protéine complète, l’aspartame libère rapidement ses deux acides aminés, ce qui pourrait provoquer une élévation passagère de leur concentration dans le sang. Cela justifie des études de sécurité supplémentaires — et celles-ci n’ont pas manqué.

Dès 1971, la FDA émet des réserves sur la qualité des études produites par G.D. Searle. Un toxicologue interne, Adrian Gross, alerte sur les 15 études de toxicité fournies par la firme : selon lui, les données brutes ne correspondent pas aux résultats présentés dans les conclusions[4]. La FDA mandate alors des enquêtes qui confirment les incohérences, tout en estimant qu’elles n’altèrent pas significativement les conclusions (effet jugé inférieur à 5 %).

Une plainte est déposée, une enquête parlementaire est lancée. Mais les suites judiciaires sont entravées : deux procureurs successifs quittent leur poste pour rejoindre le cabinet d’avocats de la firme incriminée. L’affaire est prescrite[5].

 

La FDA tente alors de rétablir la confiance en nommant en 1980 un comité indépendant. Celui-ci conclut qu’aucune preuve ne permet d’affirmer que l’aspartame cause des lésions cérébrales, mais recommande la prudence sur un éventuel lien avec certaines tumeurs cérébrales observées chez le rat. Parmi ces études, celle de John Olney en 1978 montre une incidence de tumeurs chez 12 rats nourris à l’aspartame (sur 320), contre aucune dans le groupe contrôle (120 rats) [6].

Les résultats d’Olney sont vivement critiqués : d’une part, ils ne sont pas retrouvés chez d’autres espèces (notamment les singes), d’autre part, les doses administrées sont très élevées (jusqu’à l’équivalent de 12 grammes/jour chez l’humain, soit 140 canettes de soda « zéro »), et l’élévation de certains acides aminés dans le sang est brève (moins de 3 heures).

Malgré ces réserves, l’aspartame est finalement autorisé en 1981 par l’administration Reagan. À cette époque, Donald Rumsfeld — alors PDG de G.D. Searle — est nommé ambassadeur au Liban. En 1985, Monsanto rachète G.D. Searle. Les noms de Donald Rumsfeld et Monsanto occasionnent depuis une forte réactance dans le domaine public. Le premier est depuis associé aux décisions américaines concernant la guerre en Irak et la torture de prisonniers sous l’administration Bush. Quant à Monsanto, l’entreprise est connue pour avoir produit l’agent orange, tristement célèbre pour son utilisation militaire au Vietnam.

 

En 1996, John Olney revient à la charge avec une étude accusant l’aspartame d’être responsable d’une augmentation des tumeurs cérébrales aux États-Unis. Mais l’étude omet que cette hausse débute avant la commercialisation du produit, et oublie de considérer que cette hausse pourrait être due à l’amélioration des diagnostics[7]. L’AFSSA conclura en 2002 que les données épidémiologiques françaises ne confirment aucune corrélation[8].

Dans les années 2000, l’institut Ramazzini relance l’alerte en publiant des études montrant un effet cancérigène. Mais les conditions expérimentales sont sévèrement critiquées : rats infectés, lignées sujettes aux tumeurs spontanées, non-respect des protocoles. L’EFSA, en 2013, conclut à l’innocuité de l’aspartame, non sans quelque polémique puisqu’elle écarte aussi bien certaines études rassurantes que les études alarmantes jugées peu rigoureuses[9].

 

En 2023, le CIRC (centre international de recherche sur le cancer) classe l’aspartame comme cancérogène potentiel pour l’homme (groupe 2B) sur la base de preuves limitées. Le rapport maintient néanmoins la dose journalière admissible de 40 mg/kg/jour fixée par l’EFSA. Cette classification repose notamment sur les études de l’institut Ramazzini — déjà critiquées pour leur manque de rigueur méthodologique. Rappelons que ce même institut a également affirmé que les antennes 5G ou le glyphosate provoqueraient des cancers, publiant dans les mêmes revues que Gilles-Éric Séralini[10].

 

 

 

II) Les théories du complot

Dès les premières années de commercialisation de l’aspartame, des rumeurs circulent : troubles neurologiques, risques de tumeurs, collusion entre agences sanitaires et industriels. Si certaines de ces alertes s’enracinent dans des controverses réelles, d’autres plongent rapidement dans le fantasme complotiste.

L’aspartame, cause de la maladie d’Alzheimer, est une théorie régulièrement remise au goût du jour, parfois avec une grande couverture médiatique comme ce fut le cas en 2017, lorsqu’une publication de très mauvaise qualité, ne tenant pas compte de facteurs confondants, a été publiée dans le journal Stroke[11].

 

La figure la plus active dans la diffusion de ces récits est Betty Martini[12]. Militante acharnée, fondatrice de l’organisation « Mission Possible International », elle accuse ouvertement l’aspartame de provoquer une longue liste de pathologies — du cancer à la sclérose en plaques, en passant par l’arrêt cardiaque, la cécité ou les malformations congénitales. Elle affirme avoir personnellement subi des effets délétères dus à une exposition involontaire à cette molécule, et désigne la FDA comme complice d’un vaste plan de dépopulation mondiale en validant le pseudo-documentaire complotiste “Plandemic” avec Judy Mikovits[13].

 

Sous le pseudonyme de Nancy Markle, elle diffuse en décembre 1998 un texte intitulé « FDA Issuing for Collusion with Monsanto on Aspartame », relayé massivement via les premières mailing-lists et forums Usenet. Ce message est en réalité une reprise mot pour mot d’un courriel envoyé par Betty Martini le 3 décembre 1995, désormais recyclé sous une fausse identité[14]. « FDA Issuing for Collusion with Monsanto on Aspartame », listant les effets supposés du produit, relayé massivement via les premières mailing-lists et forums Usenet. L’analyse de ce document devient un cas d’école dans les formations à l’éducation aux médias, notamment au Canada.

 

En 2007, le Media Awareness Network (devenu Mediasmarts) propose un module d’analyse critique de ce type de rumeurs. Il invite à décortiquer le discours selon les « 5 W » journalistiques : Who, What, When, Where, Why.

Appliquons cela à la présentation de Nancy Markle à la « World Environmental Conference and the Multiple Sclerosis Foundation F.D.A Issuing for Collusion with Monsanto on Aspartame”, accusant l’aspartame de causer lupus, toxicité due au méthanol, cécité, spasmes, douleurs lancinantes, convulsions, maux de tête, dépression, anxiété, perte de mémoire, anomalies congénitales, et même dans de nombreux cas, la mort. Les entreprises pharmaceutiques seraient au courant mais nous cacheraient ces informations, avec la complicité des gouvernements et des associations médicales.

 

Qui est Nancy Markle ? Aucun profil identifiable, aucun lien concret avec une quelconque conférence médicale. Quoi ? Le texte est un déluge d’appels à l’émotion, d’accusations vagues, sans aucune référence scientifique. Quand ? On l’a vu : une version en 1995 de Betty Martini avant celle, virale de 1998. Où ? La diffusion s’appuie sur des sites conspirationnistes comme celui de Jeff Rense, collaborateur régulier d’Alex Jones. Pourquoi ? Le site montre qu’il existe une communauté de personnes inquiètes pour leur santé quant à l’aspartame. Elles sont probablement sincères. Mais elles sont mal renseignées et dissuadées de se fier aux travaux scientifiques.

 

Un autre relais central de cette désinformation est Joseph Mercola, ostéopathe américain multimillionnaire, promoteur de l’homéopathie, des thérapies alternatives et des thèses anti-vaccins. Son site — régulièrement sanctionné par la FDA — associe l’aspartame à la quasi-totalité des pathologies modernes : Alzheimer, diabète, stérilité, lupus, etc. Il vend parallèlement des compléments censés protéger de ces effets. Durant la pandémie de Covid-19, il est identifié par le Center for Countering Digital Hate comme l’un des « douze salopards » (Disinformation Dozen) à l’origine de la majorité des fausses informations sanitaires en circulation sur les réseaux[15].

Au cœur de ces récits : un complot de l’industrie pharmaceutique nous empêcherait de connaître la vérité, avec la complicité des gouvernements et des associations médicales.

 

En complément de l’analyse critique du discours complotiste, certains modules éducatifs (notamment proposés par Mediasmarts au Canada) proposent un exercice de vérification autour des affirmations de Joseph Mercola. Le module invite les élèves à croiser les affirmations de Mercola avec des sources plus fiables : agences sanitaires internationales (OMS, JECFA, EFSA), institutions nationales (comme Santé publique Canada), ou encore grandes études épidémiologiques (comme celle du National Cancer Institute portant sur plus de 500 000 personnes, n’identifiant aucune corrélation entre consommation d’aspartame et cancers).

L’approche proposée par Mediasmarts s’appuie également sur des outils comme https://bit.ly/fact-search (moteur de recherche de fact-checking) ou https://bit.ly/science-search (accès au consensus scientifique via les sociétés savantes). Des alternatives à ces deux moteurs de recherche sont les sites https://www.snopes.com et Wikipedia, respectivement.

 

Malgré tout ce corpus de fact-checking, les théories sur l’aspartame refont surface en 2011 : un article du journaliste et musicien Robbie Gennet paraît dans le Huffington Post[16]. Celui-ci cite pêle-mêle Rense, Olney, Mercola, Martini mais aussi un site de médecine holistique, mettant en avant une certaine Corinne Gouget, auteure conspirationniste. Il est intéressant de noter que l’ancienne version du site de Yuka indiquait se baser sur le livre de Corinne Gouget pour calculer son score dans son application[17]. Le site est enregistré au nom de Mark Gold, un activiste anti-aspartame interviewé dans le second numéro du magazine complotiste anti-sciences Nexus. Il préside l’Aspartame Toxicity Information Center[18] tout en faisant la promotion de la médecine ayurvédique et de la naturopathie.

 

 

 

III) Stratégies de diffusion et effets politico-juridiques

A force de répétition, de militantisme de divers acteurs convaincus tels que Betty Martini, l’image publique de l’aspartame est lentement érodée. Peut-être a-t-on vu passer un documentaire sur la toxicité des aliments dans nos assiettes ? Un livre parlant d’aspartame chez notre libraire ? Sans passer des heures à se documenter, il est difficile de se faire un avis éclairé sur la question . Le narratif d’un lanceur d’alerte contre un complot pharmaceutique est très attractif, et l’idée d’une FDA souhaitant dépeupler la planète permet aussi de crédibiliser des théories légèrement moins complotistes en ouvrant grand la fenêtre d’Overton. A côté d’un complot de dépopulation mondiale ourdi par la FDA, une affaire de corruption de la FDA et des agences sanitaires par l’industrie pharmaceutique paraît presque crédible. L’opinion publique devient prête à signer des pétitions ou à adhérer à des actions publiques.

Il existe bel et bien des faits troublants. Donald Rumsfeld a tiré un bénéfice direct de la vente de G.D. Searle. Sa carrière politique, fortement controversée, nourrit la défiance. Ces éléments, bien réels, suffisent à rendre une théorie absurde et non étayée crédible auprès d’un public devenu suspicieux. Les récits complotistes ne sortent pas de nulle part, ils s’ancrent toujours dans un fragment de réalité.

 

Les campagnes d’alerte sur l’aspartame peuvent s’inscrire dans un dispositif plus large : celui d’une guerre informationnelle visant à affaiblir la confiance dans les institutions scientifiques, tout en alimentant des intérêts commerciaux ou idéologiques parfaitement identifiés.

La longévité de la rumeur autour de l’aspartame tient autant à l’énergie militante de ses promoteurs qu’à l’architecture de l’écosystème informationnel dans lequel elle circule. Les forums, les listes de diffusion, les blogs « santé naturelle », puis les réseaux sociaux offrent un terreau fertile à des récits simplificateurs porteurs de sens moral. L’aspartame devient le symbole d’une trahison institutionnelle : un poison dissimulé au public, un scandale de santé publique ignoré par les médias dominants.

Ce schéma narratif se diffuse d’autant plus facilement qu’il met en scène un héros (le lanceur d’alerte), un ennemi (les industriels et les agences de santé), et un public victime (le consommateur abusé). Ce triptyque structure les discours de Betty Martini, Joseph Mercola ou Corinne Gouget. Le succès de certains documentaires à charge ou best-sellers pseudoscientifiques, en librairie comme sur Netflix, participe à cette diffusion virale.

Mais le relais ne se limite pas aux sphères médiatiques ou militantes. Comme on pouvait s’y attendre, le réseau d’avocats prédateurs n’a pas manqué l’occasion de répéter son scénario éculé et déjà utilisé tant de fois avec le CIRC et l’institut Ramazzini : en lançant des procédures et en rémunérant grassement des “experts” pseudoscientifiques, les grosses entreprises pharmaceutiques préfèrent une litigation que d’engager des frais d’avocats coûteux dans des procédures à l’issue incertaine, la réalité ayant été longuement érodée par les nombreuses fausses théories. Ce sont des milliards de dollars qui sont ainsi dépensés en litigations, alimentant les cabinets d’avocats et leurs clients, qu’ils soient scientologues ou pseudoscientifiques[19].

Parmi eux, le cabinet Wisner Baum, lié à l’Église de Scientologie, a mené ou soutenu plusieurs actions en justice. Le même cabinet dispose d’arrangements avec le secrétaire à la santé des Etats-Unis Robert Kennedy Jr, qui a touché près d’un million de dollars pour son aide sur les plaintes contre Merck à propos du vaccin Gardasil[20].

Ces stratégies judiciaires cherchent moins à obtenir gain de cause qu’à faire pression sur les entreprises pour obtenir des règlements à l’amiable, dans un contexte d’opinion déjà biaisé par la désinformation ambiante.

 

 Conclusion – Entre vigilance et raison

Ce que révèle l’affaire de l’aspartame, ce n’est pas seulement la résilience d’une rumeur, mais la manière dont les mécanismes cognitifs, les biais de confirmation, les conflits d’intérêts réels et la défiance sociale s’articulent pour produire une perception durablement faussée du réel. On ne croit pas à l’absurde parce qu’on est naïf : on y adhère parce qu’un doute raisonnable, mal résolu, a été laissé en friche trop longtemps.

Lorsqu’une étude indique un surrisque extrêmement faible pour un produit, se focaliser sur ce dernier nous distrait de réels problèmes comme le tabac. D’ailleurs, les tobacco papers nous prouvent que les industriels ne s’y sont pas trompés : financer la recherche leur permet de distraire l’opinion publique du réel danger du tabac[21].

 

Face à cela, la réponse scientifique, même solide, ne suffit pas. Tant que les institutions ne reconstruiront pas activement leur crédibilité — par la transparence, la pédagogie, mais aussi le refus de céder à la communication opportuniste —, le complotisme gardera une longueur d’avance. Car il ne propose pas seulement un discours alternatif : il offre une clé de lecture émotionnelle, un récit d’empouvoirement face à une technocratie jugée opaque.

L’aspartame n’est qu’un exemple parmi d’autres. Demain, ce sera une autre molécule, une autre technologie, une autre décision publique. Le défi n’est pas seulement scientifique : il est politique, culturel, éducatif. Pour rétablir la confiance, il faut comprendre comment elle a été rongée, érodée

 

Avec les informations apportées dans cet article, il vous est désormais possible de reconnaître les sources présentées par Yuka dans sa campagne[22]. À vous de jouer : et n’oubliez pas le plug-in de navigateur web pubpeer qui vous alerte avec un bandeau pour signaler les publications ayant eu des commentaires[23] !

 

Alexander Samuel
Acermendax

Références

[1] https://www.disinfo.eu/face/disinformation-is-small-water-drop-that-over-time-can-hew-out-a-stone/

[2] https://lel.media/aspartame-pesticides-stop-a-linstrumentalisation-du-cancer/

[3] https://www.skepticalraptor.com/skepticalraptorblog.php/aspartame-dangers-another-myth-without-scientific-evidence/

[4] https://archpublichealth.biomedcentral.com/articles/10.1186/s13690-019-0355-z

[5] https://www.sussex.ac.uk/business-school/research/centres-projects/food-chemical-safety

[6] https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Farchive.gao.gov%2Fd28t5%2F133460.pdf%2Findex.html#federation=archive.wikiwix.com&tab=url

[7] https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/(SICI)1096-911X(199801)30:1%3C7::AID-MPO4%3E3.0.CO;2-N

[8] https://www.anses.fr/fr/system/files/AAAT2000sa0249Ra.pdf

[9] https://www.efsa.europa.eu/en/efsajournal/pub/3496 https://efsa.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.2903/j.efsa.2006.356

https://web.archive.org/web/20100923210555/https://www.fda.gov/Food/FoodIngredientsPackaging/FoodAdditives/ucm208580.htm

[10] https://geneticliteracyproject.org/2023/06/15/ramazzini-the-independent-italian-organization-which-partners-with-iarc-the-multi-billion-dollar-toxic-predatort-industry-and-anti-chemical-environmental-groups/

[11] https://www.theguardian.com/society/2017/apr/21/link-dementia-stroke-diet-drinks-artificial-sweeteners-study

[12] https://www.byrdandflanigan.com/obituary/Betty-Martini

[13] https://www.liebertpub.com/doi/10.1089/aid.2020.0095

[14] Emery, D. (2004). Urban Legends: Aspartame and Nancy Markle. About.com [archive], et https://web.archive.org/web/20040811075852/http://www.snopes.com/toxins/aspartame.asp

[15] https://counterhate.com/research/pandemic-profiteers/

[16] https://www.huffpost.com/entry/donald-rumsfeld-and-the-s_b_805581

[17] https://www.ladn.eu/tech-a-suivre/data-big-et-smart/yuka-systeme-notation-fonctionnement/

[18] Tout de même cité et pris au sérieux par l’ANSES dans un rapport de 2002 : https://www.anses.fr/fr/system/files/AAAT-Ra-aspartame.pdf

[19] https://geneticliteracyproject.org/2023/07/14/web-of-disinformation-how-environmentalists-conspire-with-tort-lawyers-rfk-jr-and-the-church-of-scientology-to-deceive-the-public-manipulate-the-media-and-fill-there-coffers/

[20] https://www.reuters.com/world/us/kennedy-would-keep-legal-fees-merck-cases-if-confirmed-2025-01-22/

[21] https://www.bmj.com/content/321/7257/371

[22] https://help.yuka.io/l/fr/article/5xyfcf3lj4-sources-aspartame

[23] https://pubpeer.com/publications/5BD813348DB097943CF11DFCCF5060?utm_source=Chrome&utm_medium=BrowserExtension&utm_campaign=Chrome

Dans un article publié le 11 juin 2025 sur Raison sensible, Fabrice Berna, relayé par Brice Perrier, m’accuse successivement de « xénophobie », « incompétence scientifique » et même de « complotisme », en réaction à une critique argumentée que j’ai publiée à propos d’une conférence universitaire à Strasbourg, où des pratiques de soins non conventionnelles (PSNC) ont été défendues en dépit de la rigueur méthodologique et de nombreuses alertes épistémologiques.

Ces accusations ne relèvent pas du débat d’idées. Elles procèdent d’un renversement où celui qui critique devient le suspect, et où la défense d’un principe de vigilance rationnelle se voit discréditée par amalgame, insinuation et rhétorique d’intimidation.

Une accusation détournée et moralement disqualifiante

Fabrice Berna parle dans le corps du texte de « xénophobie scientifique », expression déjà discutable mais limitée à un champ épistémologique. Brice Perrier, lui, choisit de titrer : « C’est de la xénophobie et de l’incompétence scientifique », supprimant l’adjectif pour ne conserver que l’injure (le mot scientifique est ici au singulier, la xénophobie se retrouve désignée en tant que telle). Ce glissement transforme une critique de posture en une accusation morale grave, sans preuve, sans citation, sans fondement.

Or je n’ai jamais présenté les PSNC comme des « pratiques étrangères » au sens identitaire. J’ai dénoncé des approches étrangères à la méthode scientifique, c’est-à-dire non compatibles avec les critères d’une évaluation rigoureuse. Il n’y a là aucun rejet culturel ou ethnique. Détourner ce propos, c’est refuser de débattre en préférant la disqualification ad hominem.

 

L’article de Perrier réagit à mon billet du 28 mai 2025

Des mots inventés pour construire un épouvantail

On me reproche aussi d’avoir parlé d’une « explosion » des dérives sectaires, pour m’accuser de catastrophisme. Non seulement ce mot ne figure nulle part dans mes écrits, mais il n’apparait pas non plus dans les travaux auxquels Berna et al reprochaient de l’utiliser (Source 1, pour plus de détails, source 2). On le trouve simplement dans un billet de l’AFP. Il s’agit d’un pur procédé de fabrication d’homme de paille : prêter un mot à l’adversaire pour mieux le réfuter ensuite. Cela ne relève ni de la rigueur, ni de l’intégrité intellectuelle.

 

Une lecture partiale de l’écosystème médiatique

Selon Berna, les PSNC seraient injustement diabolisées par les médias qui relaient les alertes de la Miviludes. Cette analyse occulte un fait massif : la parole favorable aux “médecines douces” est omniprésente dans la presse, les émissions de santé, les magazines bien-être et les réseaux sociaux. L’exposition médiatique de ces pratiques est marquée par une complaisance systémique, tandis que la parole critique — pourtant fondée sur des données scientifiques — est marginalisée ou caricaturée.

 

Un canal médiatique qui n’est pas anodin

Il n’est pas anodin non plus que Fabrice Berna ait choisi de s’exprimer par l’intermédiaire de Brice Perrier, dont le positionnement est loin d’être neutre. Ce journaliste s’est distingué pendant la crise du Covid par une posture critique envers les institutions scientifiques, relayant des hypothèses marginales comme celle de la fuite de laboratoire, et surtout la thèse de la manipulation mise en avant par Luc Montagnier, et adoptant une rhétorique typique des milieux se présentant comme censurés par la pensée dominante.

Il a également publié une série d’articles critiques à l’égard de la Miviludes et des associations de vigilance, donnant une place importante à Laurent Mucchielli — figure bien connue pour sa remise en cause de la zététique et de l’anti-sectarisme organisé — sans offrir de mise en perspective contradictoire. C’est Mucchielli lui-même qui, dans un billet de blog promouvant le livre ded Perrier sur « l’obscurantisme au pouvoir », qualifie « les deux animateurs de la plus influente chaîne zététiste » de « suiveurs de doxa incapables de débattre » — et Perrier s’en fait le relai implicite. Le choix par Berna ce canal pour porter des accusations aussi graves n’est pas innocent : il s’inscrit dans un univers idéologique où le scepticisme rationnel est systématiquement dénigré, et où toute critique des discours pseudo-médicaux est soupçonnée d’orthodoxie dogmatique.

 

Relativisme épistémologique et renoncement au savoir

Mais le cœur du problème est ailleurs. Fabrice Berna semble revendiquer, dans la lignée de Paul Feyerabend, un relativisme radical selon lequel il serait inapproprié d’évaluer certaines pratiques comme l’acupuncture selon les standards scientifiques classiques. Il propose de leur reconnaître une efficacité sur la seule base du vécu des praticiens — sans protocole, sans contrôle, sans méthode.

Ce raisonnement est intellectuellement dangereux. Il revient à disqualifier les outils mêmes qui permettent de produire un savoir fiable, au profit d’un “ressenti d’efficacité” invérifiable. Or, les données issues de la littérature scientifique montrent que, pour nombre de PSNC comme l’acupuncture, les effets cliniques spécifiques ne dépassent pas ceux du placebo (Colquhoun & Novella, 2013 ; Hróbjartsson & Gøtzsche, 2010 ; Kaptchuk et al., 2008). Renoncer à les évaluer, c’est renoncer à savoir.

 

Non, refuser une joute oratoire n’est pas « fuir le débat »

Berna me reproche enfin de « faire le mort » face à des propositions de débat « en face à face ». Mais la culture scientifique n’a jamais consisté à régler une controverse épistémique par duel verbal. Les débats légitimes ont lieu dans l’espace public par l’écrit, les données, les analyses contradictoires, et non dans des confrontations ad hoc destinées à produire du spectacle.

Qualifier de fuite ce qui est en réalité une défense des formes de débat rationnelles, c’est participer à cette confusion délétère où le savoir se juge à l’applaudimètre. Et c’est, là encore, une posture plus qu’un argument, qui confine à l’imposture.

 

 

Conclusion – Défendre les exigences du débat scientifique

Cette polémique ne révèle pas seulement un désaccord de fond. Elle met en lumière un refus d’ancrer la discussion là où elle a toute sa légitimité : dans la littérature scientifique, où la robustesse méthodologique, la reproductibilité des résultats et le poids cumulé des données empiriques constituent les seuls critères valides pour évaluer l’efficacité d’une pratique. Or, sur ce terrain, les PSNC échouent systématiquement. Ce que montrent les synthèses d’études, c’est qu’elles ne produisent pas d’effet spécifique reproductible au-delà des effets contextuels.

Dans ce cadre, les accusations de xénophobie, de complotisme ou d’incompétence scientifique n’ont aucune valeur. Elles ne remplacent ni un protocole, ni un essai contrôlé, ni une méta-analyse. Ce sont des tentatives de disqualification morale qui n’ont pas leur place dans un débat sérieux.

Le rôle du vulgarisateur, du zététicien ou de tout acteur de la pensée critique est de rappeler que la seule autorité qui vaille en science découle du respect de la méthode, de l’adhésion aux preuves disponibles, et de l’humilité épistémique. Aucune conviction, aucun ressenti, aucune expérience individuelle ne justifie de dire que l’on sait, quand ce savoir n’a pas été établi collectivement. Les PSNC défendues par Fabrice Berna — si elles ont un effet thérapeutique — devront en faire la démonstration. À ce jour, ce n’est pas le cas.

Croire n’est pas interdit. Mais faire passer ces croyances pour des savoirs dans un cadre universitaire, en engageant la responsabilité d’un établissement public, est une dérive. Et cela mérite d’être critiqué — fermement, publiquement, rationnellement.

 

Acermendax

Edit

Quelques heures après la publication de cet article, sur Twitter/X, Brice Perrier redouble d’injure

 


Références