An 1704 — Psalmanazar, l’imposteur gascon made in Taiwan

Un imposteur sur mesure

Hiver 1703. Sur un quai brumeux de la Tamise, un jeune homme blond, drapé d’une robe safran, dévore un steak cru parfumé de cardamome. L’accent est gascon ; qu’importe : « Regardez, un sauvage de Formose ! » Né vers 1679 quelque part en Provence, l’inconnu cherche une identité assez dépaysante pour déjouer tout contrôle, et son choix fait mouche.

À la fin de 1702 dans la petite ville fortifiée de Sluys – « L’Écluse » – aux Provinces-Unies (aujourd’hui Sluis, Zélande néerlandaise), il rencontre William Innes, un pasteur qui sert auprès d’un régiment écossais en garnison. L’aumônier, déjà coupable de plagiat, flairant la bonne affaire, le baptise séance tenante « George Psalmanazar », clin d’œil au roi assyrien Salmanasar (Love, 2020). Le Gascon fournit l’audace, Innes le pseudonyme biblique et la caution théologique. Ensemble, ils brodent un récit édifiant — un païen de Formose, enlevé par de méchants jésuites, qui refuse Rome et embrasse l’anglicanisme — puis embarquent pour Londres, où l’anticatholicisme ambiant ouvre toutes les portes (Keevak, 2004).

Psalmanazar exhibe aussitôt des « coutumes nationales » calibrées pour fasciner : repas crus « par piété solaire », sommeil assis pour ne pas offenser la Lune, salutations à grands gestes. Interrogé sur sa langue, il trace vingt-six signes pseudo-sémitiques, récite le Notre-Père dans un idiome improvisé. Séduit, l’évêque Henry Compton l’invite à Fulham ; il range parmi ses trésors un catéchisme anglican « traduit » par l’imposteur — un manuscrit qu’il juge aussitôt plus précieux qu’un incunable. La Society for Promoting Christian Knowledge prévoit déjà de convertir toute l’île.

 

Triomphe londonien

Londres adore le spectaculaire : récits de pirates, épices exotiques et, depuis peu, voyages savants. Psalmanazar livre tout le menu.  Le clou du spectacle arrive en février 1704 avec la publication d’un livre : An Historical and Geographical Description of Formosa déborde de fantaisies — sacrifices d’enfants, castes aux coiffes colorées, anthropophagie rituelle, temples mi-solaires mi-lunaires. Deux tirages s’arrachent, les presses hollandaises et allemandes emboîtent le pas. À Oxford, on finance six mois de résidence pour élaborer une grammaire.  À la Royal Society, le public se presse pour l’entendre déclamer sa langue imaginaire. C’est là que surgit Edmond Halley. L’astronome demande pourquoi les « cheminées volcaniques » décrites par Psalmanazar n’apparaissent sur aucune carte hollandaise. Réponse de l’intéressé : elles sont faites de bois noirci, donc invisibles depuis la mer. La salle rit, le malaise est palpable. On devrait se rendre compte que ça ne tient pas debout, mais l’histoire est trop belle alors on s’y accroche. Évidemment, cela ne pourra pas durer.

 

La chute sans fracas

À l’été 1705, Henry Newman de la Société pour la promotion de la connaissance chrétienne (SPCK) met la main sur un témoin direct : le médecin du Suffolk Samuel Griffith, ancien marchand et medecin de la Compagnie anglaise des Indes orientales, qui avait séjourné à Tywan/Tayouan (le banc de sable du Fort Zeelandia, aujourd’hui Anping) à partir de 1672. Newman lui adresse une série de questions ciblant les points sensibles du livre de Psalmanazar. Griffith répond presque aussitôt par lettres, réfutant l’anthropophagie rituelle, les sacrifices d’enfants et la prétendue « vassalité japonaise » de l’île. Newman transmet la correspondance à son ami John Chamberlayne, qui la présente à la Royal Society, dont il est membre, le 20 juin 1705. La Royal Society consigne ces doutes dans un procès-verbal qu’elle évite de publier : reconnaître l’imposture serait avouer sa propre crédulité.

L’engouement s’essouffle lentement, au rythme d’un malaise grandissant dans les cercles savants. Psalmanazar conserve quelques mécènes, mais l’effervescence retombe. Dans les mois qui suivent, l’imposteur glisse hors des salons : pas de procès spectaculaire, simplement une évaporation sociale. L’Angleterre change de marotte ; lui glisse vers l’ombre, opiomane, correcteur d’épreuves, plume anonyme pour quelques encyclopédistes.

George Psalmanazar meurt pauvre et discret en 1763. L’année suivante paraissent les *Memoirs of ***, Commonly Known by the Name of George Psalmanazar, confession où il se vante d’avoir voulu « mesurer la profondeur du puits de la crédulité humaine », sans jamais révéler son patronyme véritable (Psalmanazar, 1764/1968).

 

Une leçon pour 2025

Pendant trois ans, Londres s’est laissé bercer par une illusion cousue de fil doré, refusant d’entendre les sceptiques pourtant lucides. Pourquoi ? Parce que le récit du faux Formosan flattait à merveille les passions du public : haine du papisme, goût de l’exotisme, et foi dans le témoignage incarné, l’homme qui « y était ». L’Europe du XVIIIᵉ siècle n’avait ni comité de lecture ni méthode d’authentification rigoureuse ; l’ethnologie naissante préférait la couleur locale à la critique des sources.

Trois siècles plus tard, les mécanismes sont toujours là — simplement mis à l’échelle industrielle. On n’a plus besoin de robe safran : un col roulé noir, une punchline sur la liberté ou une visite sous casque dans un data center font l’affaire. Les capitaines d’industrie se rêvent sauveurs de l’humanité tout en nous expliquant que le réchauffement climatique est une opportunité pour « réinventer la mobilité » — à condition bien sûr de ne rien remettre en cause de fondamental. Les démagogues politiques, eux, nous vendent des nations « en ruine qu’il faut restaurer » ou des sociétés « en décadence qu’il faut purifier », tout en posant avec des drapeaux et des vaches sacrées de la tradition. Et pendant ce temps, des PDG visionnaires nous promettent qu’une IA consciente apportera la paix mondiale — du moment qu’on leur laisse en privatiser le brevet.

Le costume a changé, mais le tour de passe-passe reste le même : raconter ce que nous brûlons d’entendre, et nous flatter juste assez pour que nous soyons certains de ne jamais être dupes. L’imposture flamboyante de Psalmanazar n’a duré que trois ans. C’est peu, quand on songe aux carrières interminables de certains charlatans médiatiques, de ces faux experts qui peuplent nos écrans, nos plateaux télé, et parfois nos ministères — avec la bénédiction de ceux qui préfèrent une belle fable à un doute dérangeant.

 

Tromper est plus simple que détromper

Cette affaire nous rappelle que l’esprit critique n’est pas un accessoire pour faire joli, un diplôme à accrocher au mur… Il s’exerce — et surtout là où nous pensons le moins en avoir besoin. Quand l’orateur s’avance, sûr de lui, costume soigné ou habit exotique, quand il manie une langue inventée, un jargon technique ou un tableau de chiffres trop clair pour être vrai, ce n’est pas notre bêtise qu’il vise, mais notre vanité. Car le plus grand carburant de l’imposture, ce n’est pas l’ignorance : c’est la certitude confortable d’être, soi, au-dessus de la masse des dupes. Psalmanazar n’a pas trompé un peuple inculte : il a séduit des évêques, des érudits, des fellows de la Royal Society — tous convaincus que leur rang et leur savoir les rendaient imperméables à la supercherie.

Alors la prochaine fois qu’un conférencier vous vendra une vérité introuvable sur les cartes, un système révolutionnaire pour sauver le monde ou un discours calibré pour flatter vos convictions les plus sensibles, repensez à ce Gascon exotique. Son imposture n’a pas trompé malgré l’intelligence de son public, mais grâce à ses angles morts : ses présupposés, ses certitudes, son besoin secret d’être conforté. Le canular s’est glissé dans leurs attentes comme une réponse attendue. Il avait été commandé sur mesure. Et il était made in Taiwan.

Mais rassurons-nous. Cela ne saurait nous arriver à nous, n’est-ce pas, car nous ne sommes plus en 1704 !

 

Acermendax


Références

  • Breen, B. (2013). No man is an island: Early modern globalization, knowledge networks, and George Psalmanazar’s Formosa. Journal of Early Modern History, 17(4), 391–417.
  • Chien, H.-y. (2019). The Royal Society’s First Scientific Study of Formosa/Taiwan in the Psalmanazar Affair. Paper, EATS 2019.
  • Chien, H.-y. (2021). « George Psalmanazar and the fake history of Taiwan », Taiwan Insight, 19 oct.
  • Keevak, M. (2004). The pretended Asian: George Psalmanazar’s eighteenth-century Formosan hoax. Wayne State University Press.
  • Love, H. (2020). Psalmanazar, George (1679?–1763). In Oxford Dictionary of National Biography. Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/ref:odnb/22356
  • Psalmanazar, G. (1764/1968). *Memoirs of ***, commonly known by the name of George Psalmanazar. (Repr. ed. 1968). Dawsons of Pall Mall. (Original work published 1764)
  • Royal Society. (1705). Correspondence: Henry Newman to Samuel Griffith (May–June 1705). Early Letters EL/N1/81. The Royal Society Archives, London.

 

 

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