Jean Messiha et le grand Méchant Loup [Erreur Manifeste]
La panique autour d’un loup de publicité végétarien
Le succès planétaire du conte publicitaire d’Intermarché, mettant en scène un loup qui change de régime alimentaire pour se faire accepter par les autres animaux de la forêt, a suscité un enthousiasme massif. Il a aussi déclenché une série de réactions excessives, parfois franchement délirantes.
Le message du film est pourtant explicite. Le loup terrorise la forêt parce qu’il tue et mange ses voisins. Il est craint, rejeté, tenu à distance. Lorsqu’il décide de changer, de renoncer à cette violence, une coexistence pacifique devient possible. Le récit adopte la forme d’un conte de Noël, humanisant les animaux pour parler de caractères humains. Le message est clair, bienveillant, et résolument anti-essentialiste : le « grand méchant » n’est pas condamné par nature. Il peut changer. On n’est pas obligé de l’abattre. On peut chercher des solutions pour vivre ensemble.
Sur le plan narratif et moral, difficile de faire plus lisible. 20/20 Les enfants de 7 ans comprennent parfaitement de quoi il est question. Et la phrase finale « on a tous une bonne raison de mieux manger » enfonce le clou pour les consommateurs adultes qu’Intermarché veut séduire à travers ce qui reste une publicité.
Mais un petit film aussi visible constitue aussi une occasion idéale pour capter l’attention médiatique. Certains acteurs s’en saisissent pour faire avancer leur cause, avec plus ou moins de bonheur.
Ainsi, l’ONG Bloom a saisi le Jury de déontologie publicitaire de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité afin de demander le retrait en urgence des plans montrant des poissons consommés par le loup, au motif que le film hiérarchiserait les animaux en accordant aux poissons un statut moral inférieur. Une action qui a suscité beaucoup de moquerie, mais dont on parle : la preuve, j’en parle.
Et entre nous : on peut reconnaître ici un angle mort du récit ; les poissons n’y sont effectivement pas traités comme les autres animaux. L’ONG profite donc d’une visibilité exceptionnelle pour rappeler sa position.
Reste à voir si leur action donne une bonne image du végétarisme, parfois perçu comme une posture de grandiloquence morale qui provoque du rejet, alors même que le film critiqué plaide explicitement pour moins de consommation de viande. Mais ce n’est pas le sujet de cette vidéo (allez plutôt voir La Tronche en Live avec Florence Dellerie).
Le véritable cas d’école apparaît ailleurs.
Le prix toutes catégories de la réaction la plus pathologique revient à Jean Messiha, idéologue réactionnaire dont l’outrance permanente a assuré un rond de serviette dans les médias bollorés. Et notre homme qui propose l’interprétation suivante :
« Quel message subliminal véhicule la pub d’Intermarché avec ce loup qui cherche à être ami avec tous les animaux de la forêt ?
C’est simple.
Ce loup c’est la France.
Les autres animaux c’est la diversité.
En clair, le loup doit renoncer à sa nature, s’effacer, devenir un gros herbivore, pour que les autres animaux puissent vivre entièrement leur nature sans aucun effort.
Un loup qui, malgré ses efforts pour accueillir et nourrir tout le monde, reste détesté et haï.
Le mal-aimé ici, c’est la France. »
Respirons et réfléchissons. Indépendamment de toute opinion politique, une question s’impose : quelle est l’erreur de raisonnement à l’œuvre ici ?
Non pas « qu’est-ce qui me choque », ni « suis-je d’accord ou non », mais quel mécanisme intellectuel précis permet de passer d’un conte de Noël à une lecture politique accusatoire.
L’erreur manifeste
L’erreur que je veux souligner ici n’a pas, fondamentalement, de couleur politique. C’est une erreur méthodologique.
Elle consiste à attribuer à une œuvre (et à ses auteurs) des intentions cachées, lourdes et structurées… mais sans accès direct à ces intentions et sans éléments factuels suffisants pour étayer une telle attribution. Un récit simple devient ainsi, par projection, une opération de propagande délibérée. Ce raisonnement repose sur une confusion fondamentale : interpréter n’est pas révéler. Une interprétation reste une hypothèse. Elle n’acquiert une valeur explicative que si elle est contrainte par des indices observables, par des actes répétés, par un contexte cohérent. Ici, rien de tel. Le sens attribué au film ne repose que sur la certitude subjective du commentateur.
On peut, dans certains cas, former une conviction solide à partir de faits observables. Par exemple, si un geste ressemble à un salut nazi, qu’il est exécuté publiquement dans le même genre de contexte où ce salut était exécuté, et qu’il s’inscrit dans un contexte de soutiens explicites à des mouvements néonazis ou suprémacistes, alors il est raisonnable de qualifier ce geste comme tel.
Mais même dans ce cas, nous n’avons pas accès au fil exact des pensées de la personne au moment de l’acte. Prétendre le contraire, ce serait franchir une limite épistémique. Nous n’avons pas besoin d’être dans la tête d’Elon Musk pour reconnaître ce qui est explicitement un salut Nazi car le geste parle de lui-même ; mais pour faire d’un conte de Noël une opération anti-France, il nous faudrait un peu plus de matière.
Dans le cas de Messiha, ce raisonnement fallacieux s’accompagne d’un autre biais : la loi de l’instrument. Lorsqu’un acteur politique martèle en permanence le même récit — celui d’une France humiliée, haïe, sommée de disparaître — tout devient prétexte à répéter ce récit. Un loup de dessin animé suffit.
Mais l’erreur centrale demeure une arrogance épistémique : prétendre savoir ce que les auteurs « voulaient vraiment dire », alors même que cette intention supposée n’est ni formulée ni vérifiable.
[Je me permets une parenthèse : les gens qui aiment vraiment la France ne passent pas leur temps à dire que tout se passe mal dans ce pays, qu’il est faible, idiot, accroupi, indigne, et que les autres français sont des ordures, des salauds ou des méchants. À mon humble avis, cela ressemble à un discours de quelqu’un qui n’aime pas beaucoup la France. ]
J’ai un deuxième exemple de la même erreur manifeste.
Quand tout devient signe
Une commentatrice voit dans cette publicité une allégorie de la pédocriminalité. Accrochez-vous, voici le message d’une certaine Claire sur Twitter/X :
« On a la publicité @intermarche avec le loup et la musique de Claude François le pédo qui a dépassé le milliard de vues… On peut quand même rappeler la signification du loup dans la littérature psy : le prédateur ou le père incesteur. (Image 2) On me parlera sûrement de paranoïa, cependant j’ai demandé l’avis de plusieurs psys, ils sont unanimes sur ce que cela peut représenter… l’allégorie de la pédocriminalité, voulue ou non. En tout cas, cette publicité a eu un tel engouement que des peluches sous forme de loup sont prévues pour les enfants, notamment pour des associations. Et pour rappel dans les années 1970, le chanteur Claude François se reconnaissait « obsédé » par les filles mineures.
Il avait déclaré : « Les filles de 18-30 ans commencent à réfléchir. Elles ne sont plus naturelles. Elles se sentent obligées de prendre position. Elles ne sont plus cette espèce de rêve que représente pour moi la fille ».
Donc c’est quoi l’idée, acceptons le loup, même s’il a violé, tué et mangé, car il est gentil maintenant ? Il est le « mal aimé ». Qu’on me permette de douter dans ce monde de dégénérés rempli de prédateurs pervers qui prennent un malin plaisir à glisser des signes absolument partout… »
Dans ce discours, le loup devient un prédateur sexuel, sous forme de « signe » à la fois affichés et dissimulés. Et nécessairement, Claire est plus forte que nous, car elle a accès au sens qui nous est caché mais qui vise en même temps à nous influencer ; et plusieurs « psy » (psychanalystes probablement) lui ont confirmé qu’elle avait raison.
Nous sommes ici face à une hyper-interprétation conspirationniste. Le raisonnement ne part plus des faits vers une hypothèse ; il part d’une conviction préalable — « des prédateurs glissent des signes partout » — et relit rétroactivement chaque élément pour la confirmer.
Les marqueurs sont classiques :
- accumulation d’analogies symboliques invérifiables,
- invocation d’autorités vagues (« des psys »),
- anticipation de la critique (« on me parlera de paranoïa »),
- indifférence totale aux intentions explicites des auteurs.
Le soupçon suffit à condamner, et je ne pense pas qu’une argumentation raisonnable puisse réfuter Claire, pas plus que Jean Messiha. Et l’irréfutabilité, quand elle est vécue à la première personne, donne un sentiment de force alors qu’il s’agit d’un piège mental.
Réévaluer notre opinion
Une fois qu’on a pris ce recul et constaté que quelqu’un comme Jean Messiha est capable d’injecter une obsession personnelle dans une œuvre aussi innocente qu’une publicité de Noël qui plaide de manière transparente et univoque pour aimer ses voisins plutôt que de les tuer, il serait probablement raisonnable de réévaluer les autres prises de position du même personnage.
On est en droit de suspecter ailleurs le même décalage entre son discours et la réalité, et si nous étions tous raisonnables -voire rationnels- ce genre de pratique rhétorique devrait porter préjudice à celui qui l’emploie. Hélas, se joue ici un autre biais de raisonnement : la parole déraisonnable, excessive et malhonnête d’un Messiha active les leviers de la pensée tribale, et les bas instincts de peur et d’agression qui vont avec.
Ce raisonnement partisan est une erreur manifeste au niveau épistémique c’est-à-dire quand il s’agit de distinguer le vrai d faux, mais il est par ailleurs ‘défendable’ sur d’autres critères : quand il s’agit de se défendre soi et ses proches dans une situation où l’important n’est plus de dire le vrai, mais de l’emporter sur le camp adverse, de survivre à une crise, de remporter une compétition.
Le problème est que beaucoup de gens ont intérêt à vous faire croire que vous êtes dans un contexte ou dire le vrai importe moins que de porter des coups au camp d’en face.
Conclusion — Erreur Manifeste
Dans les cas examinés ici, l’Erreur Manifeste consiste à croire que l’on peut accéder à des intentions cachées sans preuve, et à transformer cette croyance en certitude ; on l’appelle parfois procès d’intention. Cette erreur est séduisante : elle donne le sentiment d’être lucide, de voir ce que les autres ne voient pas. Mais elle repose sur l’illusion prétentieuse d’être soi-même bien plus perspicace que le commun des mortels, capable de savoir ce qui ne peut pas être su.
L’esprit critique commence précisément là : dans l’acceptation de cette limite. Et nous sommes des penseurs critiques quand nous nous astreignons à revenir aux faits, aux actes, aux contextes observables, plutôt que crier au loup ou de hurler avec eux..
L’un des antidotes à ce problème est de rappeler à tout le monde une nuance sur laquelle j’insiste depuis très longtemps mais que je ne vois pas suffisamment reprise autour de moi : le doute n’est pas le soupçon !
Le doute est un prise de recul, une suspension du jugement, un mouvement qui autorise à réévaluer ce que l’on pense. Le soupçon est totalement différent, c’est l’inférence déjà établie que quelqu’un cherche à me tromper, c’est la porte ouverte à un raisonnement motivé qui a toutes les chances de confirmer ce que je pensais déjà, même si je m’étais trompé.
Bien distinguer le doute et le soupçon peut faire la différence entre une attitude de sceptique raisonnable et la dégringolade sur la pente glissante de la mentalité complotiste, ce qui serait, à mon humble avis, une erreur manifeste.
Acermendax



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