La Reine rouge et la pastille bleue

Faut-il acheter la petite coche bleue d’Elon Musk ?

 

Sur le réseau X, les fausses informations disposent d’un véritable boulevard. Une rumeur bien tournée, une accusation scandaleuse, un montage douteux ou une indignation fabriquée peuvent parcourir la plateforme à toute vitesse, tandis que toute tentative de nuance se heurte à un terrain devenu hostile : allergique à la complexité, saturé d’ego, dopé à l’engagement négatif. Ceux qui tentent de défendre l’esprit critique avancent comme à contre-courant ; leurs contributions se perdent dans le vacarme, tandis que les propos trompeurs prospèrent sans effort dans un écosystème aménagé pour eux.

Alors on fait quoi ? On peut abandonner le terrain numérique, considérer X comme définitivement perdu. C’est un choix possible, et parfois légitime, car l’action hors ligne reste essentielle. Elle se déploie dans les écoles, les associations, les collectivités, les débats publics, les médias — partout où l’on peut rencontrer des personnes, transmettre des outils, éclairer des situations réelles. Mais il faut reconnaître que l’espace numérique exerce aujourd’hui une force normative, politique et idéologique considérable. Les plateformes structurent une partie du débat public, influencent les représentations du monde, modèlent des habitudes de pensée. Les déserter entièrement reviendrait à laisser ce pouvoir se concentrer entre les mains de celles et ceux qui prospèrent dans l’opacité, l’indignation grandiloquente ou la manipulation. Partager des outils d’esprit critique là où s’élaborent les récits qui façonnent nos sociétés reste une manière, modeste mais nécessaire, de maintenir un accès commun à des repères fiables dans un environnement où ils se raréfient.

Je comprends parfaitement celles et ceux qui ont quitté Twitter, par refus de contribuer au pouvoir de son propriétaire, par désaccord avec des règles mouvantes réécrites en permanence au bénéfice d’un ennemi déclaré du pluralisme et de l’investigation rationnelle du monde. Moi aussi, je me suis tourné vers des espaces plus habitables — BlueSky, par exemple. Mais il faut bien constater une chose : X demeure peuplé de gens qui pensent, qui doutent, qui se trompent, qui cherchent, parfois maladroitement, matière à réfléchir. Des utilisateurs qui ont besoin que leur esprit critique soit stimulé là où ils sont, et pas seulement là où nous aimerions qu’ils soient.

Le problème, c’est que les règles de l’espace X sont truquées. Ce n’est pas une agora, mais une réplique déguisée : une couche de vernis démocratique recouvrant un mécanisme de mise en avant biaisé, où l’argent des techno-bros et le trollage industriel des fermes d’influence façonnent l’environnement cognitif de millions d’usagers. Leur rapport au vrai monde en est affecté, et nos espaces communs de réalité vacillent.

C’est ici qu’entre en scène le paradoxe de la Reine Rouge, né de la biologie évolutionnaire : dans un monde où tout évolue autour de vous, il faut courir, toujours, simplement pour rester à la même place. Cesser de s’adapter, c’est reculer. C’est disparaître.

Et, face à nous, il y a les amoureux de la « pastille bleue », ceux qui se proclament éveillés, insensibles à toute manipulation, lucides par nature. Matrix reste leur référence pop, même s’ils n’ont à peu près rien compris du propos des sœurs Wachowski. Ils sont persuadés d’avoir atteint la fin du tapis roulant. Ils ne courent plus. Ils ne doutent plus. Ils n’imaginent même plus pouvoir se tromper. Cela fait plus de trente-cinq ans que Joule et Beauvois, dans leur « Petit traité de manipulation » ont montré que les individus les plus convaincus de leur propre imperméabilité à l’influence sont précisément ceux qui tombent le plus aisément dans les pièges glissants des biais cognitifs que nous partageons tous.

Et ces gens, il va falloir vivre avec eux. Dans le monde réel. Pas dans une bulle choisie, mais dans la même société, face aux mêmes enjeux matériels, politiques, climatiques, sanitaires. Alors je fais le choix — pour le moment — d’aller leur parler là où ils se trouvent. Je vais essayer, malgré l’arène truquée, malgré les règles iniques, malgré l’avantage structurel donné à la manipulation, d’y faire œuvre utile.

Dans un an, je ferai le bilan. Je verrai si passer 2026 avec une coche bleue achetée à Musk & Co aura été un choix pertinent… ou une erreur. Mais une chose est sûre : renoncer d’avance, c’est rester immobile pendant que la Reine rouge continue de courir. Et ce n’est pas ainsi que l’on défend, ni la pensée critique, ni la réalité que nous avons encore en partage.

Vos avis m’intéressent toutefois, et je reste évidemment à l’écoute.

Acermendax

 

0 réponses

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *