An 1876 — L’invention du criminel

Un meurtre à Milan, un crâne percé, et une idée fixe : le crime s’inscrit dans la chair. Quand la criminologie flirte avec la phrénologie.

 

Une anatomie du mal

Dans l’Italie tourmentée de la fin du XIXe siècle, où l’unité nationale récente peine à masquer les fractures sociales, un homme, médecin, psychiatre, anthropologue, s’élève bientôt comme le chantre d’une nouvelle science du crime.

Milan, hiver 1871. Dans la salle d’autopsie de l’hôpital militaire, le docteur Cesare Lombroso observe en silence le crâne d’un bandit calabrais. L’homme, mort quelques jours plus tôt, avait été fusillé après une série de vols sanglants dans la région. Le crâne est lourd, épais, marqué par une étrange cavité à l’arrière, au niveau de l’occiput. Pour un autre, ce serait une simple anomalie anatomique. Mais pour Lombroso, c’est une révélation. Une intuition fulgurante s’impose à lui : le crime, le vice, l’instinct de destruction… tout cela pourrait bien être inscrit dans l’os. Non pas seulement causé par la misère ou la colère, mais hérité, gravé dans la chair comme une preuve oubliée de notre animalité primitive.

C’est ce jour-là, racontera-t-il plus tard, que naît en lui la conviction que certains êtres humains sont nés pour tuer.

Avant Lombroso, une autre pseudoscience avait connu un immense succès en Europe : la phrénologie. Fondée par Franz Joseph Gall au tournant du XIXe siècle, elle prétendait détecter les traits de caractère d’un individu en palpant les bosses de son crâne. Chaque faculté morale ou intellectuelle — courage, orgueil, mensonge, amour filial — était supposée localisée dans une région cérébrale bien délimitée. Peut-être vous a-t-on dit que vous aviez la « bosse des maths » ; vous savez maintenant l’origine de cette drôle d’idée.

Longtemps populaire, la phrénologie servit de caution scientifique au racisme, au sexisme et à l’exclusion sociale, avant de perdre toute crédibilité dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Lombroso, qui était familier de ces théories, n’était pas strictement phrénologue. Il récupéra cependant l’idée que le crâne pouvait révéler l’âme, en la fusionnant avec les thèses darwiniennes et dégénérationnistes de son temps. Chez lui, le déterminisme physique se voulait évolutif : le criminel n’était pas un homme immoral, mais un être dégénéré, un atavisme, un échappé de l’évolution (Gibson, 2002). Le criminel-né était à la fois régression et danger biologique.

 

Le criminel-né

L’idée du « criminel-né » est la thèse centrale de son ouvrage L’Homme criminel (1876). Les assassins, les voleurs, les violeurs porteraient des caractères physiques communs : front fuyant, mâchoire proéminente, oreilles décollées, bras trop longs… une physiognomonie démoniaque, en quelque sorte. Notons que pour Lombroso les femmes font de piètres criminelles en raison de leur moindre intelligence et de leur nature passive. À travers des milliers de mesures, de photographies, de moulages, Lombroso traque le mal dans les caractères physionomiques ; et il le trouve (Horn, 2003).

 

Le musée du soupçon

Son laboratoire devient un véritable musée anatomique du crime. Il y accumule crânes, squelettes, cerveaux, objets dérobés aux prisons et asiles, comme autant de preuves à charge contre la liberté humaine. Il mêle sans scrupules les figures du criminel, du fou, de l’anarchiste et du marginal. Tous auraient, selon lui, une base biologique commune : celle de l’anormalité (Pick, 1989).

L’Europe se divise autour de cette idée. Certains médecins applaudissent : enfin une science du crime ! D’autres s’inquiètent : la liberté, la responsabilité pénale, ne reposent-elles pas sur l’idée que le crime est un choix ?

Mais c’est surtout sur le plan scientifique que la méthode de Lombroso vacille. Ses mesures sont biaisées, ses statistiques manipulées, ses catégories floues. Il déclare sans rire que les tatouages sont un signe de criminalité innée, que les femmes criminelles sont des hommes ratés, et que les génies fous sont à mi-chemin entre le prophète et le délinquant.

 

La chute d’un paradigme

Les polémiques ne manquent pas. Le psychiatre Enrico Ferri, pourtant disciple de Lombroso, s’en éloigne pour insister sur l’influence des facteurs sociaux. En France, Gabriel Tarde s’oppose à l’hérédité du crime au nom de la sociologie et de la psychologie.

La vision de Lombroso s’oppose frontalement à celle de la sociologie où l’environnement représente une importante part explicative des comportements humains. Lors des premiers congrès d’anthropologie criminelle de 1885 à 1895, ses thèses sont battues en brèche par des chercheurs français Alexandre Lacassagne, Paul Topinard et Léonce Manouvrier, qui défendent la thèse de l’influence prépondérante du milieu.

Mais le coup de grâce viendra de la méthodologie : en 1911, Charles Goring, à l’issue d’une étude statistique rigoureuse sur plus de 3 000 détenus britanniques, ne trouve aucune caractéristique physique distincte entre criminels et non-criminels (Goring, 1913). C’est là une démolition en règle des fondements même de l’anthropologie criminelle. Lacassagne, Topinard, Manouvrier et Goring avaient raison, mais Lombroso restera plus célèbre qu’eux.

Sa pensée s’inscrit dans un contexte plus large : celui de l’essor de l’anthropologie raciale et de la peur des classes populaires (Valverde, 2006). Elle prépare sans le savoir les pires dérives eugénistes du XXe siècle. Le criminel-né devient vite le juif, l’homosexuel, l’indigène, le révolutionnaire.

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Des idées dangereuses

Le concept de criminel-né, de scélérat classifiable par la biométrie défendu par Lombroso n’est pas seulement une impasse scientifique, il alimente une vision du monde où l’homme de la haute société, distingué, élégant, arborant tous les signes d’une qualité biologique impeccable serait au-dessus de tout soupçon, une idée qui s’accroche toujours aux consciences  dans le siècle du phénomène #Metoo où il est toujours difficile d’admettre qu’un homme puisant, digne représentant de ce que l’espèce fait de mieux, puisse être l’auteur d’agressions révoltantes.

En professant la doctrine que le crime se lit sur le faciès du coupable, on absout les individus qui se conforment aux normes établies, et on dissuade les victimes de tenter d’obtenir justice ou réparation. Et s’il faut se retenir d’accuser Lombroso d’avoir eu un calcul idéologique dans l’énonciation de sa doctrine, on ne peut faire l’économie d’une analyse qui rappelle que ce genre de « vérité » arrange bien les individus qui peuvent cacher leurs crimes derrière leur position sociale. Nous savons hélas que les atrocités quotidiennes ne sont pas le fait de monstres aux marges de la société, mais bien le résultat de la capacité de certains à passer inaperçus.

 

Crépuscule spirite

Lorsque Lombroso meurt en 1909, il laisse derrière lui un champ de ruines scientifiques, mais une postérité idéologique durable. Déjà discrédité par la communauté scientifique, il passe les dernières années de sa vie à fréquenter les séances spirites d’Eusapia Palladino. Convaincu de la réalité de ses dons, il publie en 1909 Hypnotisme et spiritisme, un livre où il défend la médium au nom de la science… et signe, sans le vouloir, l’acte de décès de sa propre crédibilité.

Encore aujourd’hui, certains fantasmes de reconnaissance faciale automatisée ou de « gènes du crime » en portent l’héritage inconscient. L’idée que la science pourrait désigner les coupables avant même leur acte, en lisant les corps comme on lirait une page d’aveux, continue de hanter notre imaginaire judiciaire, au point qu’un futur Président de la République du XXie siècle a pu envisager de détecter les criminels dès la maternelle. Le spectre de Lombroso n’a pas dit son dernier mot.

Et pourtant nous ne sommes plus en 1876 !

 

Acermendax

 


Références

  • Gibson, M. (2002). Born to Crime? Cesare Lombroso and the Origins of Biological Criminology. History of the Human Sciences, 15(2), 29–50.
  • Goring, C. (1913). The English Convict: A Statistical Study. London: HMSO.
  • Horn, D. G. (2003). The Criminal Body and the Body Politic: Cesare Lombroso and the Anatomy of Deviance. Comparative Studies in Society and History, 45(2), 252–269.
  • Pick, D. (1989). Faces of Degeneration: A European Disorder, c.1848–c.1918. Journal of the History of Ideas, 50(2), 291–292.
  • Valverde, M. (2006). Making Sense of ‘Abnormality’: Cesare Lombroso and the Government of Crime. Criminology and Criminal Justice, 6(1), 5–28.
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