An 1357— Le faux linceul de Jésus [Bureau du Bizarre]
La sindonologie est la création de croyants désireux de contrôler toute une discipline destinée à confirmer que le linge exposé à Turin a enveloppé le corps d’un dieu.
Une relique sous étroite surveillance
Le Suaire de Turin : un long drap de lin de 4,42 mètres sur 1,13, tissé en chevrons, jauni par le temps, et portant l’image spectrale d’un homme supplicié. Pour des millions de fidèles, c’est le linceul du Christ. Pour l’histoire, c’est un tissu dont la première apparition documentée date de 1357. Pour les chercheurs, c’est un objet historique à soumettre aux méthodes critiques — mais pour les sindonologues c’est l’objet le plus important du monde, une énigme mystique.
Le 21 avril 1988, dans une salle discrète de la cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Turin, trois petits morceaux sont découpés avec précaution sur la bordure du tissu sacré. Trois laboratoires indépendants — Oxford, Zurich, Tucson — reçoivent chacun plusieurs échantillons non identifiés : un fragment du suaire, et des fibres récoltées sur d’autres afin que l’étude soit menée en aveugle.
L’objectif : appliquer la méthode de datation la plus fiable dont dispose la science moderne, le carbone 14. Autour de la table, la tension est palpable. Le test pourrait mettre fin à une controverse séculaire… en confortant l’hypothèse d’une origine au premier siècle, ou en reléguant le fameux suaire au rang des contrefaçons.
Une fausse science au service de la foi
La sindonologie n’est pas une science. C’est une forteresse. Son objet d’étude est unique. Ses défenseurs sont juges et parties. Et ses conclusions, toujours connues d’avance.
Depuis le XIXe siècle, une littérature entière s’est organisée pour défendre l’authenticité du Suaire. Une véritable industrie de la vénération s’est développée, portée par des associations pieuses, des chercheurs autoproclamés, des institutions ecclésiastiques, et plus récemment des plateformes numériques. Tout un réseau se donne pour mission de réinterpréter les faits, de contester les preuves, et de marginaliser les voix critiques. Peu importe que l’histoire, la chimie, l’iconographie, la paléographie, ou les analyses textiles convergent vers une même conclusion : celle d’un artefact médiéval (Nickell, 2007) [1].
Les arguments contraires ne sont pas réfutés : ils sont niés. Les scientifiques sont soupçonnés de complot. Les datations sont déclarées corrompues. Et chaque anomalie devient une preuve du miracle. Dans ce théâtre de la croyance, l’absence d’explication devient la meilleure explication. C’est la méthode scientifique à l’envers : on ne cherche pas à comprendre, mais à confirmer ce que l’on croit déjà.
En cela, la sindonologie constitue une pseudoscience : elle emprunte le langage et les outils de la recherche, mais refuse la règle du jeu. Elle ne tolère pas la réfutation. Elle n’accepte pas le doute. Et surtout, elle n’admet qu’un seul objet : ce linge, cette image, ce corps — et rien d’autre. Une foi transformée en discipline, un culte déguisé en expertise.
Une apparition au XIVe siècle
Le Suaire de Turin n’apparaît dans l’histoire documentée qu’au milieu du XIVe siècle. Sa première exposition publique attestée a lieu en 1357 à Lirey, un petit village de Champagne, sous l’égide de Geoffroy de Charny, un chevalier proche du roi de France Jean le Bon. Dès 1389, l’évêque local Pierre d’Arcis adresse une lettre au pape Clément VII pour dénoncer une fraude : selon lui, un artiste aurait avoué avoir peint l’image. Le nom du faussaire, pourtant identifié, n’est pas parvenu jusqu’à nous !
Malgré tout, le Vatican autorise les expositions, à condition que l’objet ne soit pas présenté comme une relique authentique, mais comme une simple icône. Cela ne change pas grand-chose à la forte impression qu’il produit sur les croyants et aux recettes rondelettes que la dévotion rapporte à ses propriétaires.
La photographie qui relance le mythe
C’est en 1898 que l’histoire moderne du Suaire s’ouvre vraiment. Cette année-là, l’avocat italien Secondo Pia obtient l’autorisation exceptionnelle de photographier la relique. Dans la chambre noire, au moment de développer la plaque, il croit à une révélation : sur le négatif, le visage apparaît plus net, presque réaliste. Comme si l’image sur le linge était elle-même un négatif photographique, renversant le visible et l’invisible. La nouvelle fait grand bruit : pour beaucoup, cette inversion spectaculaire devient une preuve supplémentaire de l’authenticité de l’objet.
En réalité, l’effet n’a rien de mystérieux. Ce phénomène d’inversion du contraste est bien connu : de nombreuses images floues ou peu distinctes gagnent en lisibilité lorsqu’elles sont traitées négativement. Il faut aussi et surtout compter sur le procédé photographique lui-même — notamment au moment du développement — pour accentuer naturellement les contrastes, révélant parfois des formes ou des détails que l’œil nu perçoit à peine.
Le « miracle photographique » repose sur une illusion d’optique, non sur une propriété inexpliquée du tissu. Et il faut rappeler qu’au XIVe siècle, l’image du suaire était probablement bien plus lisible qu’aujourd’hui, avant que le temps, la fumée et les restaurations ne l’atténuent.
Le STURP : science ou dévotion ?
En octobre 1978, une première série d’expériences scientifiques avaient été autorisées. Le Shroud of Turin Research Project (STURP), une équipe de 31 chercheurs, pour la plupart issus d’institutions américaines, mène l’examen le plus approfondi jamais réalisé. Composée de catholiques fervents, d’ingénieurs issus du secteur militaire et de quelques scientifiques, cette équipe revendique sa neutralité mais son intention ne fait mystère pour personne : prouver l’authenticité du Suaire. L’imagerie multispectrale, la spectroscopie infrarouge et la microscopie électronique sont mobilisées.
Leur rapport final conclut qu’aucune preuve ne permet d’affirmer que l’image est peinte ou imprimée, et que les taches de sang sont « compatibles » avec un corps crucifié. Mais l’ambiguïté du vocabulaire masque l’essentiel : aucune méthode de datation n’a été appliquée, et toutes les affirmations sont fondées sur des interprétations floues. Le STURP est davantage une entreprise apologétique qu’une enquête neutre (Nickell, 2007 ; Schafersman, 1982)[2]. Naturellement, ses conclusions n’impressionnent personne.
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1988 : l’épreuve du carbone 14
En 1988, après des années de pressions, d’attentes et de négociations, l’Église catholique autorise enfin une datation scientifique du suaire. Le protocole est validé à l’international, et la procédure est rigoureuse. Comme je vous l’ai dit : trois laboratoires — Oxford, Zurich et Tucson — reçoivent chacun des échantillons codés, pour une analyse en aveugle. La méthode choisie, la datation au carbone 14, est alors la plus fiable disponible pour dater les matériaux organiques, comme le lin du tissus.
Le résultat est sans appel : le tissu date d’entre 1260 et 1390, une fourchette chronologique d’autant plus implacable qu’elle coïncide parfaitement avec la toute première apparition documentée du suaire au en 1357. L’article publié dans Nature (Damon et al., 1989)[3] officialise la conclusion : ce linceul est un objet médiéval. Le monde scientifique clôt l’affaire. Mais pour les milieux sindonologues, ce n’est que le début d’une contre-attaque qui perdure encore aujourd’hui.
L’invention d’une « science » alternative
La datation de 1988 est un traumatisme pour la sindonologie, qui n’aura de cesse de chercher à la disqualifier. Les objections se multiplient : l’échantillon serait mal choisi, trop proche d’une zone restaurée ; la méthode aurait été faussée par une contamination fongique ; les analyses auraient été biaisées. À chaque réfutation de ces critiques, une nouvelle hypothèse surgit.
La datation au carbone 14 n’est pas infaillible, mais elle est robuste, reproductible, et utilisée dans des centaines d’autres contextes. Elle a été maintes fois vérifiée, notamment par calibrations croisées avec la dendrochronologie et des objets d’époque connue (Bronk Ramsey, 2008)[4]. Or ici, ses résultats sont rejetés non pour des raisons méthodologiques solides, mais parce qu’ils dérangent. À partir de là, une pseudo-méthodologie se développe : on teste des fils prétendument anciens, on cherche des résidus improbables, on avance des scénarios invérifiables, la fuite est sans fin, et elle n’intéresse plus le monde académique sérieux depuis longtemps. Ni même la plupart des théologiens.
La sindonologie devient alors un entre-soi, une petite communauté de chercheurs, parfois dotés de titres universitaires, qui se mobilise non pour explorer les questions que le suaire pourrait poser, mais pour sauver sa sacralité. Ils sont croyants, souvent engagés dans des institutions religieuses, parfois membres du clergé. Les sindonologues publient dans leurs propres revues, organisent leurs colloques, décernent leurs prix. Ils créent un univers parallèle où la foi se déguise en expertise, un apologétisme qui se pare des atours de la rigueur ; ils y tiennent le haut du pavé et toisent depuis leurs certitudes l’ignorance ambiante de la science profane.
Rejeter un résultat parce qu’il contredit une croyance relève d’un refus délibéré d’entrer dans le jeu de la vérification indépendante. Certains cherchent à se protéger du réel au lieu de travailler à le comprendre. Cette posture, évidemment, est incompatible avec l’esprit scientifique.
Des tergiversations sans fin
Face à une datation qui ruine leur thèse, les sindonologues multiplient les hypothèses ad hoc. L’image du suaire, disent-ils, serait tridimensionnelle — un résultat que nul faussaire du Moyen Âge ne pourrait obtenir. Pourtant, les analyses montrent qu’il ne s’agit pas d’une véritable image en relief, mais d’une modulation de contraste assez grossière, liée à l’intensité du dépôt pigmentaire ou à l’oxydation des fibres (Nickell, 2007, McCrone 1990). L’effet 3D n’apparaît que lorsqu’on le cherche avec des outils qui injectent une forme humaine dans le modèle. Il ne constitue en rien une anomalie inexplicable.
Autre affirmation : l’image ne serait pas peinte, mais causée par un mystérieux rayonnement qui aurait altéré uniquement la couche superficielle des fibres. Mais ce scénario repose tout entier sur une nécessité dogmatique : éviter que le tissu ait jamais été en contact direct avec un corps, car la forme de l’image ne correspond tout simplement pas aux déformations attendues dans un cas de contact réel. Le visage est trop allongé, les proportions incorrectes, et l’ensemble ne respecte pas la géométrie d’un drap posé sur un corps. Pour expliquer cette contradiction, il faut donc supposer une émission directionnelle d’énergie, une projection orthogonale d’un rayonnement inconnu.
NB : Même en admettant cette idée, puisque l’image est nette, sans déformation lorsque le linge est déroulé, il eut fallu qu’il soit de même, étendu, au moment de ce rayonnement putatif, or ce n’est pas ainsi que se comporte un linceul. On pourra avantageusement arguer qu’un miracle n’est pas censé être explicable.
Le recours à cette hypothèse extravagante de la projection de rayonnements sert donc à contourner un indice très matériel de fabrication artificielle. Le problème n’est pas qu’on ne puisse pas expliquer le suaire, mais au contraire qu’on puisse trop bien l’expliquer. Puisque les défenseurs du suaire doivent à tout prix exclure la seule hypothèse rationnelle — celle d’un artefact peint — il leur faut bricoler un modèle physique capable de justifier les anomalies visuelles. Mais la démonstration est bancale, et les expériences destinées à reproduire l’effet sont peu concluantes (Garlaschelli, 2010)[5] tandis que les analyses microscopiques ont détecté des pigments et liants typiques d’un travail pictural (McCrone, 1990)[6].
Les historiens savent que le suaire ne correspond en rien aux pratiques funéraires du Ier siècle en Judée. La tradition juive, attestée par les sources archéologiques et textuelles, privilégiait l’usage de bandes de lin enroulées autour du corps, et non d’un grand drap unique posé à plat. Cette observation, bien documentée (Magness, 2001, Hachlili, 2005)[7], est incompatible avec la mise en scène du suaire tel qu’il est exposé aujourd’hui.
Les anatomistes savent que la morphologie du corps représenté sur le suaire est irréaliste : jambes disproportionnées, bras trop longs, anatomie fantaisiste (Nickell, 2007), et les historiens de l’art que les canons esthétiques du visage évoquent ceux du XIVe siècle.
Bref, il ne reste aucun mystère à résoudre — sinon celui de l’acharnement à maintenir une illusion. Une illusion raffinée, parfois sincère, mais fondamentalement incompatible avec les exigences de la science.
Le fardeau d’un miracle inutile
Et si nous poussions le raisonnement des sindonologues jusqu’au bout ? Imaginons que le suaire est authentique. Si l’image du suaire était inexplicable par les moyens techniques connus, s’il s’agissait d’un artefact authentique du premier siècle, portant la trace physique d’un supplicié miraculeusement revenu à la vie — alors ce tissu serait la preuve expérimentale de la résurrection. Une relique vérifiable, documentable, qui atteste l’événement fondateur du christianisme. En somme, la démonstration scientifique de l’existence de Dieu.
Ce serait la découverte la plus fracassante de toute l’histoire humaine. Pourtant, aucune université ne réclame l’examen de l’objet. Aucune équipe interdisciplinaire ne se mobilise. Aucune revue scientifique de premier plan ne publie d’article soutenant cette hypothèse. Aucun musée n’expose le suaire comme un témoignage objectif de l’au-delà. Pourquoi ? Parce que l’hypothèse contraire — celle d’un artefact médiéval — est infiniment plus simple, plus cohérente, mieux étayée, et surtout, disponible depuis le début. Dès 1389, un évêque identifie la fraude, l’attribue à un artiste, et en informe le pape. Le Vatican lui-même, bien qu’embarrassé, renonce à parler de relique et se contente d’« icône ». Depuis cette date, le dossier est bouclé.
Et c’est là que le phénomène devient fascinant : car cette croyance, même fausse, mobilise une énergie intellectuelle rare. Des décennies de travaux, de financements, de polémiques — tout cela pour défendre un objet dont aucun chrétien n’a besoin. La foi ne repose pas sur des preuves matérielles. Le message évangélique ne devient pas plus crédible parce qu’on exhibe un drap jauni.
Alors pourquoi cette obsession ? Peut-être parce que dans un monde où la science s’est imposée comme arbitre du vrai, il devient tentant de chercher dans ses outils une confirmation de la foi. Mais cette tentative est un contresens. En voulant soumettre le miracle à l’expertise scientifique, on l’enferme dans les filets d’un langage qui ne peut que le dissoudre. La foi ne devient pas plus crédible en prétendant répondre aux critères de la preuve : elle devient suspecte. Car toute preuve matérielle est falsifiable, discutable, révisable — exactement ce que la foi ne peut tolérer. Et quand l’argumentaire religieux adopte les formes du raisonnement scientifique sans en respecter les règles, ce n’est plus une quête spirituelle : c’est une entreprise de dissimulation.
La sindonologie a pour seule destinée l’échec, la dénégation stérile de cet échec, le ridicule et la relégation dans les étagères gênantes de l’histoire des erreurs humaines.
BONUS
– Il ne faut pas faire dire à la science ce qu’elle ne dit pas. Rectification de propos gravement erroné à propos de l’ADN retrouvé sur l’objet
– L’emplacement des traces de clou prouverait que le suaire est authentique ! Cet argumentaire, énoncé avec aplomb, est impressionnant. Il est faux.
– Un travail d’anthropologie médicale de 2025 révèle à quoi devrait ressembler une authentique empreinte de corps sur le suaire.
Conclusion
La sindonologie illustre une bizarrerie extrême de l’espèce humaine : l’entêtement absolu, organisé, coûteux, de la part d’individus souvent intelligents, cultivés, sincères, à défendre une idée fausse — et parfaitement inutile. Derrière cet effort absurde, il faut reconnaître, en quelque sorte l’hommage du vice à la vertu, car cette affaire montre que la validation scientifique représente un graal, un achèvement suprême, la marque que notre société sait hiérarchiser la valeur des énoncés qu’on lui propose. Le risque, bien sûr, serait de sacraliser la parole scientifique, d’idolâtrer les savants, d’ériger la science en nouvelle religion.
La sindonologie peut nous aider, par son exemple saisissant, à éviter le piège du dogmatisme et à préférer la liberté que confère un juste recours à l’empirisme et au verdict du réel sur nos énoncés, nos spéculations, et nos croyances. La tâche est à notre portée. Car on n’est plus en 1357 !
Acermendax
Références
[1] Nickell, J. (2007). Relics of the Christ. University Press of Kentucky.
Nickell, Joe (2015) Fake Turin Shroud Deceives National Geographic Author. The Skeptical Inquirer – https://skepticalinquirer.org/exclusive/fake-turin-shroud-deceives-national-geographic-author/
[2] Schafersman, S. D. (1982). Science, the public, and the Shroud of Turin. Skeptical Inquirer, 6(3), 37–56.
[3] Damon, P. E., Donahue, D. J., Gore, B. H., Hatheway, A. L., Jull, A. J. T., Linick, T. W., … & Wolfli, W. (1989). Radiocarbon dating of the Shroud of Turin. Nature, 337(6208), 611–615. https://doi.org/10.1038/337611a0
[4] Bronk Ramsey, C. (2008). Radiocarbon dating: Revolutions in understanding. Archaeometry, 50(2), 249–275.
[5] Garlaschelli, L. (2010). Life-size reproduction of the Shroud of Turin and its image. Journal of Imaging Science and Technology, 54(4), 040301–040306. https://doi.org/10.2352/J.ImagingSci.Technol.2010.54.4.040301
[6] McCrone, W. C. (1990). Judgment Day for the Shroud of Turin. Prometheus Books.
[7] Magness, J. (2001). Stone and Dung, Oil and Spit: Jewish Daily Life in the Time of Jesus. Eerdmans Publishing Co.
Hachlili, R. (2005). Jewish Funerary Customs, Practices and Rites in the Second Temple Period. Brill.
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