An 1849 — Quand les « zététiciens » défendaient la Terre plate
Dans les années 1800, un petit groupe de personnes choisit d’appeler zététique sa pratique de la défiance envers la science établie. Mais cette zététique-là, dont le chef de file se faisait appeler Parallax, a fini par changer de nom : leur Société Zététique Universelle devient en 1956 la Société de la Terre Plate.
Une conviction, un orateur
En 1838, Samuel Birley Rowbotham vit au cœur des marécages des Fens, dans l’est de l’Angleterre. À 21 ans, il est le principal organisateur de la communauté de Manea, une expérience sociale inspirée par le socialisme utopique de Robert Owen. C’est dans ce cadre qu’il commence à élaborer une idée qui va bouleverser sa vie : et si la Terre n’était pas une sphère ?
À force d’observer les longs canaux rectilignes du Bedford Level, il pense démontrer l’absence de courbure terrestre. Cette expérience, aussi rudimentaire qu’erronée, devient le socle de son raisonnement : la Terre est plate (Garwood, 2007).
Après l’échec de la colonie de Manea, Rowbotham se lance dans une carrière de conférencier. Il parcourt les villes, loue des salles, fait payer six pence l’entrée, et affirme que la science officielle se trompe. Il se heurte d’abord à des difficultés : incapable d’expliquer le phénomène optique bien documenté de disparition progressive des navires à l’horizon (Young, 1807), il quitte une conférence en courant.
Mais il apprend vite. Il affine ses arguments, polit son discours, développe un art oratoire redoutable. Rapidement, il devient un débatteur hors pair, capable de retourner les objections par des traits d’esprit, de séduire son public par son aplomb.
Un correspondant du Leeds Times note avec lucidité : « Une chose est certaine : les amateurs de science peu habitués aux joutes publiques sont incapables de tenir tête à un homme, fût-il un charlatan, mais brillant, parfaitement au point sur sa théorie, et pleinement conscient des faiblesses de ses adversaires. »
Faux docteur et vrai charlatan
Rowbotham ne se contente pas de défendre la Terre plate. Il se fait aussi passer pour un médecin, le « docteur Samuel Birley », sans le moindre diplôme, et vend des remèdes miracles aux vertus prétendument universelles. L’un de ses produits, un sirop à base de phosphore censé revitaliser le système nerveux, est mis en cause dans plusieurs décès, dont celui d’un de ses propres enfants.
À différents moments de sa vie, il se présente comme chimiste, médecin, journaliste ou fabricant de savon. Il dépose même des brevets absurdes, comme celui d’un wagon cylindrique « préservant la vie humaine ». Il vit dans une maison cossue, prétend connaître le secret de la longévité, et promet de guérir toutes les maladies.
Il incarne la figure du charlatan ingénieux, populaire, insaisissable et dangereux, qui n’appartient pas qu’au passé (Porter, 1989).
La « Zetetic Astronomy » : un système clos
En 1849, sous le pseudonyme de Parallax, Rowbotham publie un premier opuscule intitulé Zetetic Astronomy. Il y présente sa vision du monde : la Terre est un disque plat, avec le Pôle Nord en son centre, ceinturée par un immense mur de glace (l’Antarctique). Le Soleil, la Lune et les étoiles tournent en cercle au-dessus du disque, à une faible altitude.
L’approche « zététique » qu’il revendique repose, selon lui, sur l’observation directe, le bon sens et la vérification personnelle. En réalité, elle exclut tout ce qui pourrait la contredire : les instruments de mesure, les modèles mathématiques, la physique céleste, la longue histoire des preuves de la rotondité terrestre (McIntyre, 2021).
Ce que propose Rowbotham n’est pas une alternative scientifique, mais une entreprise de contestation enveloppée d’apparence méthodique. Il ne cherche pas à comprendre les modèles existants pour les dépasser : il les rejette d’emblée, sans en maîtriser les fondements, et leur oppose un récit fermé, imperméable à la contradiction. Sa rhétorique remplace la démonstration ; son intuition se substitue à la méthode ; son autorité autoproclamée tient lieu de preuve.
En 1870, Rowbotham fonde officiellement la Zetetic Society. Le mot « zététique » vient du grec ζητεῖν (zêtein), « chercher ». Rowbotham, qui se présente comme docteur mais ne l’est pas, l’adopte pour désigner une méthode supposément supérieure à la science traditionnelle. Et son message séduit : remettre en cause les vérités établies, refuser l’autorité des savants, croire ce que l’on voit soi-même, voilà qui promet une sorte de développement personnel, une manière de libérer son cerveau. Il devient une figure populaire, parfois moquée, mais souvent redoutée, car il organise des débats publics où les scientifiques, peu rompus à la scène, se font piéger par ses retournements verbaux.
Il ne démontre rien, mais il gagne du crédit, vend ses pamphlets et rallie des adeptes. Il ne convainc pas les savants, mais il impressionne les foules. À sa mort en 1884, son mouvement est repris par Lady Elizabeth Blount, qui fonde une Universal Zetetic Society encore active au début du XXe siècle.
Mort et résurrection d’un mythe
La société disparaît dans l’entre-deux-guerres, son souvenir enseveli dans les marges de la pensée scientifique.
L’affaire aurait pu en rester là : un curieux épisode victorien, mélange de méfiance populaire, d’ignorance physique et de conviction sincère. Mais internet ressuscite parfois les morts. Depuis les années 2010, des théories de la Terre plate connaissent un regain d’audience dans certains cercles complotistes. Et qui retrouve-t-on cité en référence ? Samuel Birley Rowbotham. Son livre est réédité, ses expériences sur le canal remises en avant, ses arguments recyclés dans des vidéos virales.
Dans cet écosystème numérique, on retrouve des figures comme Eric Dubay, Mark Sargent, ou David Weiss, qui diffusent leurs vidéos sur YouTube et TikTok à des centaines de milliers d’abonnés. En France, des chaînes ou des groupes Facebook confidentiels reprennent des éléments similaires, qu’il ne faut pas confondre avec les récits de la Terre Creuse qui sont encore une autre histoire…
Ces contenus touchent parfois un public jeune, peu scolarisé ou défiant envers les institutions. Le soupçon y devient principe, et Rowbotham devient pour certains une véritable figure tutélaire, à la fois prophète du doute radical et martyr d’un savoir « interdit ».
Plusieurs études ont montré que les plateformes numériques favorisent la circulation de croyances pseudoscientifiques en formant des chambres d’écho, dans lesquelles les contenus douteux rencontrent peu de contradiction et bénéficient d’une forte amplification algorithmique (Cinelli et al., 2021).
Le ton, les icônes, la rhétorique et même les rassemblements publics évoquent parfois une ferveur religieuse — et ce n’est pas qu’une métaphore. Chez la plupart des platistes contemporains, la croyance en une Terre plate s’inscrit dans une vision du monde théiste, où l’univers a été créé intentionnellement par un Dieu personnel. Le discours platiste puise volontiers dans la Bible, convoque le firmament de la Genèse, et accuse la science d’avoir effacé Dieu.
L’ironie du mot « zététique »
Aujourd’hui, le terme « zététique » désigne tout autre chose : une promotion de l’esprit critique, fondée sur l’enquête rigoureuse et le doute méthodique. La zététique moderne, qui traque les illusions cognitives, les biais de raisonnement, les manipulations intellectuelles, a été popularisée par le professeur Henri Broch. C’est l’exact opposé de ce que défendait Rowbotham, et cela correspond davantage à de plus anciens usages de la zétetique, définie dans Thomas Corneille en 1694 comme la méthode de celui « qui cherche la raison des choses »
Ce renversement sémantique est fascinant. Il dit quelque chose de profond sur la fragilité des mots, et sur l’ambiguïté du doute. En réalité, si la zététique de Broch est bien un « art du doute », celle de Parallax était une « mécanique du soupçon », une incapacité égocentrique à évaluer correctement la fiabilité des modèles descriptifs du monde, et in fine une autoroute vers le complotisme.
Ce que Parallax nous enseigne
La trajectoire de Rowbotham illustre une tentation toujours actuelle : celle de confondre la contestation de la science avec une forme de lucidité supérieure. Il ne suffit pas de rejeter l’autorité pour produire un savoir. Il ne suffit pas de douter pour penser juste. Et il ne suffit pas de se réclamer de l’observation pour comprendre ce que l’on regarde.
Chez Rowbotham, la posture critique n’est pas un outil pour questionner : elle devient un cadre clos, imperméable à la contradiction. Son histoire nous alerte sur la manière dont un discours peut usurper les signes extérieurs de la pensée rigoureuse tout en en trahissant l’essence.
Rowbotham n’a pas été un penseur critique. Il a été un homme de spectacle, un rhéteur, un manipulateur de mots et d’images. Il a instrumentalisé le scepticisme pour mieux imposer une croyance.
La véritable zététique, celle d’aujourd’hui, exige au contraire une humilité radicale : reconnaître qu’on peut se tromper, s’appuyer sur les autres, soumettre ses idées à l’épreuve des faits, préférer l’inconfort du doute à la jouissance de l’aplomb.
La zététique actuelle est fiable, elle est jolie, elle dit le vrai, il n’est pas nécessaire d’en douter : elle est parfaite. Vous pouvez me croire sur parole, puisque nous ne sommes plus en 1849.
Acermendax
Références
- Cinelli, M., Quattrociocchi, W., Galeazzi, A., Valensise, C. M., Brugnoli, E., Schmidt, A. L., Zola, P., Zollo, F., & Scala, A. (2021). The echo chamber effect on social media. Proceedings of the National Academy of Sciences, 118(9), e2023301118. https://doi.org/10.1073/pnas.2023301118
- Corneille, T. (1694). Le Dictionnaire Universel contenant généralement tous les mots françois. Paris : Chez Jean-Baptiste Coignard.
- Garwood, C. (2007). Flat Earth: The History of an Infamous Idea. Thomas Dunne Books.
- McIntyre, L. (2021). How to Talk to a Science Denier: Conversations with Flat Earthers, Climate Deniers, and Others Who Defy Reason. MIT Press.
- Porter, R. (1989). Health for Sale: Quackery in England 1660–1850. Manchester University Press.
- Young, T. (1807). A Course of Lectures on Natural Philosophy and the Mechanical Arts (Vol. 1). Joseph Johnson.




Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !