« La Nature n’a rien demandé ! » [Tenl144] avec Annabelle Kremer-Lecointre
Emission enregistrée le 15 janvier 2025
Invitée : Annabelle Kremer-Lecointre
Editorial
Je suis obligé d’utiliser des mots dans cet éditorial. Et vous en entendrez d’autre tout au long de cette émission. Il y aura des figures de style, des comparaisons, des analogies, des blagues, des approximations, des références plus ou moins pertinentes dans un échange qui se veut pourtant chargé de sens, méthodique, fidèle aux données de la science et fiable. Le défi est de taille, et j’ai bien peur d’échouer quant à moi sur le seul critère de l’exactitude sémantique, mais ne partez pas tout de suite, car il y aura sans doute beaucoup à apprendre de mon échec grâce à mon invitée, Annabelle Kremer-Lecointre, co-autrice avec Monsieur Guillaume Lecointre du livre intitulé « Démystifier le vivant – 36 métaphores à ne plus utiliser ».
Quand nous parlons du vivant, nous utilisons un vocabulaire qui projette sur lui des conceptions qui n’appartiennent qu’à nous. Nous disons que « la nature fait bien les choses », que les plantes sont « intelligentes », ou que la vie fait des « progrès ». En l’affublant de nos codes, de nos valeurs, de nos préjugés, nous dénaturons le monde biologique. Et c’est ironique puisque rien ne nous semble plus naturelle que l’image culturellement construite que nous nous faisons de la Nature et de la Vie avec des majuscules…
Les mots que nous employons pour parler de la nature, et plus spécifiquement du vivant représentent un danger potentiel que nous ne regardons pas en face.
Le premier danger est épistémologique : en plaquant nos représentations humaines sur le vivant, nous nous privons d’une compréhension authentique des mécanismes biologiques. Comment comprendre véritablement la symbiose entre les arbres et les champignons si nous persistons à parler de « communication » ou « d’entraide », des concepts profondément humains qui masquent la réalité des interactions biochimiques ? Cette incompréhension se traduit souvent par des décisions de gestion environnementale inadaptées, basées sur des métaphores plutôt que sur la science.
Plus insidieux encore est le risque de la « naturalisation » de nos préférences culturelles. Le darwinisme social – ou plus précisément le spencérisme – en est l’exemple le plus frappant : en prétendant que la « loi du plus fort » est inscrite dans la nature, certains ont justifié des inégalités sociales, des discriminations, et des violences. D’autres dérives idéologiques trouveront un terreau fertile dans notre tendance à voir la nature à travers le prisme de nos constructions sociales.
Mais le piège le plus subtil est peut-être celui qui touche à notre propre identité. En nous imaginant séparés du reste du vivant, nous cultivons l’illusion d’une possible autonomie totale. Les fantasmes de colonisation spatiale en sont l’expression ultime : l’idée que l’humanité pourrait s’extraire de la biosphère qui l’a vue naître pour recommencer ailleurs, laissant derrière elle une vieille Terre épuisée. Cette vision découle directement de notre incapacité linguistique à nous penser comme partie intégrante du tissu du vivant.
L’enjeu, vous le voyez, n’est pas simplement académique ; en nettoyant notre langage des facilités qui nous emprisonnent, nous nous donnons une chance de regarder le vivant tel qu’il est, et non tel que nos mots nous le font voir. C’est aussi un acte de libération, et c’est un acte de respect, et d’humilité envers la nature, qui ne nous a rien demandé ! C’est un acte de reconnaissance que la biosphère ne se réduit pas à ce que vous croyons avoir compris et à ce qui nous arrange de voir ou de laisser dans l’ombre.
Nous nous cachons depuis longtemps derrière des métaphores pour justifier la manière dont nous traitons le vivant autour de nous, et le livre d’Anabelle et Guillaume vient nous dire qu’il est un peu temps d’abandonner ces enfantillages.
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