Le fabuleux trésor de l’Abbé Saunière – Entretien avec David Rossoni

Archiviste et responsable du patrimoine de la ville de Megève, David-Alexandre Rossoni est historien de formation. Il est l’auteur de Les OVNI du CNES (2007) et vient de publier dans la Collection Zététique de Book-e-Book « La pseudo-histoire décodée. L’exemple de Rennes-le-Château » qui revient en détail sur l’une des plus célèbres histoires de trésor du territoire français.

La légende de l’Abbé Saunière parle de passages secrets menant au fabuleux butin que les templiers auraient enfoui dans ce petit village du Languedoc, mais d’autres versions évoquent un trésor spirituel, et même Jésus Christ… et ont tout bonnement soufflé à Dan Brown la trame de son best-seller Le Da Vinci Code !

 

David Rosssoni a accepté de répondre à quelques questions.

 

Pourquoi avoir choisi l’affaire de Rennes-le-Château pour traiter le sujet de la pseudo-histoire ?

Cette « énigme historique » factice présentait à mes yeux plusieurs facteurs d’intérêt.

Déjà, elle n’avait jamais été étudiée par des historiens professionnels, si l’on excepte le travail de René Descadeillas il y a maintenant près d’un demi-siècle. Un ouvrage de référence sur le sujet restait donc à produire.

Et ce n’est pourtant pas la matière première qui manquait : ce petit coin du Razès a donné lieu depuis le milieu du XXe siècle à une invraisemblable quantité d’écrits divers et variés, de témoignages oraux, de documents audiovisuels, de controverses, etc. Il a même généré son propre sous-genre littéraire – dont le plus célèbre représentant reste le Da Vinci Code, qui a tout simplement été un des livres les plus lus au monde.

Au fil du temps, ce récit collectif a agglutiné beaucoup des thèmes de prédilection des pseudo-historiens : l’Atlantide, les cathares, les Templiers, les sociétés secrètes, la mythologie chrétienne en général… Il a connu tellement de développements qu’il a fini par refléter à peu près toutes les facettes de la pseudo-histoire : spiritualistes, conspirationnistes, relativistes… Il a aussi sollicité les différents types de croyances : religieuses, parareligieuses, pseudoscientifiques, politiques… Bref, il y avait de quoi faire !

Enfin – ou peut-être d’abord –, l’épicentre du prétendu Mystère se situait géographiquement au cœur de ma région natale, attrait supplémentaire évidemment, d’ordre affectif cette fois. Il faut dire que cette partie de l’Occitanie regorge de « puits à mythe », pour reprendre une expression de l’écrivain Henri Gougaud, avec le « triangle ésotérique » formé par la « montagne sacrée » du Bugarach, la cité thermale de Rennes-les-Bains et le village perché de Rennes-le-Château dans la haute vallée de l’Aude, le château de Montségur et les autres « citadelles du vertige », un peu plus loin les spoulgas cathares et les cavernes ornées paléolithiques dans la haute vallée de l’Ariège, encore un peu plus loin, sur l’autre rive de la Garonne, le territoire de la « race maudite » des Cagots… Toutes choses qui ont fait les beaux jours de « l’histoire mystérieuse » hexagonale…

Contrairement aux légendes traditionnelles des temps passés, ce récit collectif a pu être observé en continu de sa naissance à sa mort si l’on peut dire. Les apports respectifs des différents auteurs, les sources, dates et modes d’introduction de thèmes et personnages, les types de déformations imprimés aux faits historiques, etc. sont donc très bien identifiés. On peut retracer en détail l’ensemble du processus.

Le livre aurait pu ainsi s’intituler « Vie et mort d’un récit collectif » car, depuis une décennie environ, la « Belle histoire » – la version merveilleuse de l’affaire – avance à la manière d’un zombie : elle continue à être évoquée, utilisée à différentes fins, touristiques surtout, mais a quasiment cessé d’être objet de croyance. Je situerais sa mort effective vers 2013. Après l’affaire du Pech d’En-Couty qui a scellé en 2011 l’échec de la quête d’un trésor matériel, le fiasco encore plus grotesque de la prédiction de fin du monde à Bugarach en 2012 puis le refus par la DRAC en 2013 de donner suite aux spéculations para-archéologiques de l’architecte Paul Saussez en autorisant de nouvelles fouilles dans l’église de Rennes. En cette même année 2013 est paru le dernier livre à avoir un tant soit peu marqué les esprits, Le secret dévoilé de Christian Doumergue, un « true believer contrarié » devenu la bête des médias en France sur Rennes-le-Château et les sujets connexes. Les étrangers, principalement les Anglo-saxons, paraissent également avoir lâché l’affaire à la même époque, après y avoir été de très actifs mythmakers à partir du début des années 1970. Au moins implicitement, la cause semble désormais entendue.

 

 

 

Le livre de David Rossoni (cliquez !)

Que dit la version légendaire de cette histoire ?

De façon caractéristique, il n’existe pas une seule version légendaire mais plusieurs variantes. Et cette histoire imaginaire a de plus changé de genre au fil du temps, ce qui en accroît encore l’intérêt.

En règle générale, une légende se forme par l’exagération de faits réels, leur transposition dans un contexte différent, leur amalgame à des évènements indépendants ou/et leur remodelage pour épouser un scénario préexistant. On peut suivre sa construction progressive à partir de versions précédentes imparfaites, voir certains évènements disparaître, de nouveaux épisodes s’amalgamer au récit, etc.

Dans un premier temps, à la Belle Époque, nous avons ici un fait divers mineur mais revêtant un caractère insolite et une dimension symbolique – l’enrichissement en apparence inexpliqué d’un pauvre curé de campagne devenu bâtisseur, l’abbé Bérenger Saunière (1852-1917). Le caractère fastueux – selon les critères locaux – des constructions et du train de vie du prêtre ainsi que l’incertitude sur l’origine de l’argent dépensé ne tardent pas à donner lieu à des rumeurs villageoises. Une rumeur est un récit présenté comme authentique – le narrateur se réfère généralement à une source – mais dont il n’est pas possible en l’état de contrôler la véracité.

Un embryon de légende traditionnelle relative à la découverte d’un trésor (légende dorée) et à une pénitence posthume du prêtre (légende noire) prend naissance à partir de ces rumeurs dans l’entre-deux-guerres, après la mort de Saunière. Certains disent que les somptueuses bâtisses de son domaine ont été édifiées « avec l’argent d’un trésor trouvé », d’autres que la statue hideuse qui porte le bénitier de l’église est « l’ancien curé qui a été transformé en diable ». La découverte d’un trésor enfoui et la condamnation d’un prêtre séculier à une pénitence posthume en raison de péchés commis pendant sa vie – et surtout parce qu’il n’a pas dit les messes qui lui avaient été payées – sont des motifs narratifs communs dans le légendaire français.

La société française se modernise cependant rapidement après la Seconde Guerre mondiale. Les évènements originels sont à nouveau altérés dans la légende contemporaine, forgée, signe des temps, dans un but d’emblée commercial par un homme d’affaires d’origine citadine.

Ce premier auteur, déjà romancier amateur à ses heures, met habilement en récit la vie de Saunière et l’histoire antérieure du petit village audois en puisant plus dans la rumeur/mémoire collective que dans les documents d’archives pourtant à sa disposition. Afin de rendre sa pseudo-histoire plus attractive, notre inventeur en omet les points ordinaires et souligne, ou invente purement, des détails propres à frapper l’imagination. Les faux souvenirs déjà nourris à propos de Saunière par des gens du pays se trouvent favorisés par les échanges d’informations, la lecture d’articles journalistiques, des interviews guidées, consciemment ou pas, etc. D’autres motifs légendaires, plus ou moins rationalisés, viennent ainsi enrichir le récit.

En peu d’années, la croyance en une histoire remarquable se généralise. D’autres auteurs aux motivations variées reprennent cette version sensationnelle, avec des élaborations et des embellissements successifs.

Mais la légende d’un trésor matériel fait bientôt place à celle d’un trésor spirituel, qui se coule à son tour dans le mythe du Grand Monarque avec l’épisode de la descendance mérovingienne puis dans le grand mythe de l’Occident, le mythe chrétien, avec l’entrée en scène de Jésus-Christ et de Marie-Madeleine.

Le mythe contemporain est d’inspiration gnostique : une personne humble – Saunière ou son confrère de Rennes-les-Bains Boudet dans certaines versions plus tardives – découvre l’existence d’un secret pouvant changer le monde et accède à l’état de grand initié. Ce modèle gnostique est tout à fait compatible avec la spiritualité individualiste de notre époque qui se livre à un bricolage généralisé des croyances religieuses. Une nouvelle génération d’auteurs produit alors une multiplicité d’opinions théologiques « hérétiques » en explorant diverses variantes possibles du mythe.

La petite histoire rennaine permet désormais de récapituler l’histoire mythologique du monde occidental. De plus en plus, elle sert de prétexte à remettre sur le tapis et à discuter tout son fond de traditions ésotériques et religieuses, ses mouvements et dissidences spirituels, avec des élargissements successifs.

Mais, un jour, les mythes aussi peuvent mourir…

 

Comment avez-vous travaillé ? Avec quelles sources ? Sur combien de temps ? Quelles difficultés en chemin ?

L’ouvrage a bien sûr nécessité un gros travail de documentation, qui s’est étendu sur plusieurs années, accompagné de nombreux échanges avec des saunièrologues patentés et de multiples excursions dans le Razès. J’en ai rédigé une première version entre 2007 et 2010, date de sa publication sous le titre de l’Histoire rêvée de Rennes-le-Château – Éclairages sur un récit collectif contemporain. Le professeur Henri Broch a vivement souhaité le republier une dizaine d’années plus tard dans sa collection zététique. Je l’ai alors refondu pour en faire une version plus aboutie et mise à jour, ce qui m’a occupé une année de plus.

L’histoire de l’abbé et de son trésor ont fait l’objet de très nombreux ouvrages

Dans ce cheminement, avez-vous découvert des éléments jusqu’ici ignorés de ceux qui parlent de l’affaire ?

Il m’a plus fallu lutter contre le chaos informationnel, la surabondance anarchique d’informations, que contre la pénurie d’informations… Cette affaire, comme beaucoup d’autres domaines au XXIe siècle, a besoin de tout, sauf d’informations supplémentaires ! J’ai évidemment parcouru les rares publications académiques sur le sujet et consulté les fonds d’archives accessibles, mais la plupart des données factuelles avaient déjà été mentionnées « quelque part » – souvent éparpillées dans des documents produits par d’obscures associations, auto-édités par des chercheurs amateurs, publiés anonymement ou sous pseudonyme sur internet, etc. Mon apport personnel sur ce plan s’est limité à des éléments comme le positionnement politique de membres de la famille Saunière ou la source d’influence de tel évènement fictif introduit dans la biographie du héros. Plus qu’ajouter de nouveaux renseignements, l’essentiel de mon travail a consisté à rassembler, organiser, vérifier, analyser et synthétiser des sources partant absolument en tous sens pour enfin donner une vision claire et détaillée de l’ensemble du puzzle correctement reconstitué.

 

Quelles objections rencontre votre travail ?

Depuis que nous sommes entrés dans l’ère de la post-vérité avec notamment le développement des réseaux sociaux, on ne peut plus guère s’attendre, surtout sur un pareil sujet, à de quelconques objections argumentées… Lors de la parution de la première mouture de l’ouvrage, des controverses entre « croyants » et « sceptiques », ou opposant différentes chapelles de croyants, subsistaient encore. À titre d’exemple, le fortéen Philippe Marlin, par ailleurs propriétaire alors de la principale librairie de « la Colline envoûtée », m’avait essentiellement reproché la dureté de mes analyses critiques – concernant notamment le véritable inventeur de la légende – et s’inscrivait en faux sur la fin prochaine de cette histoire en tant qu’objet de croyance. Ma prédiction s’est pourtant réalisée peu après… si bien que M. Marlin a dû vendre son commerce en faillite. La disparition des controverses signe d’ailleurs le fait que le récit légendaire est devenu une fable à laquelle quasiment plus personne ne croit.

Plus généralement, chacun tend aujourd’hui à rester confiné dans sa bulle informationnelle, à l’abri des micro-agressions de ceux qui ne pensent pas comme soi. Le biais de confirmation fonctionne à plein. Les informations « déplaisantes » sont ignorées – elles ne nous parviennent simplement pas – ou sinon sont rejetées sans examen, balayées d’un tweet ou dans une brève vidéo… Le site de la Gazette de Rennes-le-Château passe simplement sous silence l’existence de mon livre, pourtant centré sur sa raison d’être. Le relativisme ambiant, nouvelle philosophie dominante de notre monde occidental, tend à tout transformer en simples opinions non contraignantes.

 

Quelle leçon principale devons-nous tirer de l’histoire de l’Abbé Saunière ?

Premièrement, que nous sommes bien une sacrée « espèce fabulatrice » ! Puis, que le mythe est plus fondateur que l’histoire à visée scientifique, et la rumeur plus forte que l’information. Enfin, qu’informer correctement reste le plus souvent insuffisant pour convaincre quelqu’un qui s’est déjà formé sa propre petite opinion sur un sujet.

1 réponse
  1. Alain
    Alain dit :

    Bonjour,
    malgré le fait que cette fable ait été débunkée depuis déjà un certain temps, il serait dommage de ne pas aller visiter le site et la région qui va autour. La vraie histoire du coin, notamment cathare, est fascinante sans qu’il soit besoin d’y rajouter quoi que ce soit.

    Répondre

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