Il n’y a pas de programme génétique [Tronche en Live #114]
Lettre de rupture au paradigme
Cher programme génétique, je dois prendre la plume pour faire avancer notre histoire. Oh, je t’aime, tu le sais. Nous avons passé bien des années ensemble. Tu m’as séduit sur les bancs de l’école, notamment parce que tu offrais une image intelligible de la vie. Avec toi, je me sentais plus fort, en terrain sûr, comme avec un livre rempli des secrets de l’univers qu’il suffirait d’apprendre patiemment à lire pour n’avoir jamais plus de mauvaises nouvelles. Tu sais bien comment, enfant, j’adorais parcourir les vieilles encyclopédies, simplement heureux d’être au contact des connaissances qu’elles renfermaient.
Et puis l’ADN, mon cher Programme !
L’ADN avait son langage, et j’avais le sentiment que cela me rapprochait du vrai, qu’il s’agissait d’une connaissance objective, inscrite dans nos cellules par la nature elle-même. Sans intermédiaire. Sans clergé ou académie pour décider ex cathedra de ce qu’il était convenable de dire ou de savoir. Tu m’as aidé à me passionner pour le vivant et à m’accrocher à cette idée d’un code universel, d’une forme ultime de simplicité quand dans mes études j’ai dû faire face aux concepts que les généticiens inventaient pour rendre compte de ce qui, finalement, n’était pas si simple.
Tu m’as menti. Un peu. Mais j’étais pour ainsi dire consentant. Comme tout le monde, je fréquente plus facilement les idées qui flattent mes attentes. Et puis ta molécule-totem, notre ADN bien aimé a fait des merveilles. Sur certaines maladies génétiques, tu as obtenu des résultats formidables, on avait peut-être raison de te croire. Ceux dont la vie a changé grâce à toi n’ont aucune envie d’être ingrats. Mais, tu comprends, même les idées brillantes sont parfois temporaires. Le progrès de la connaissance n’est possible que si nous restons ouverts d’esprit.
Et je me rends compte que j’attendais trop de toi. Je ne peux pas te demander l’impossible, cher programme. J’aurais dû voir plus tôt que quelque chose clochait. Dans cette histoire, le problème, c’est moi. Mais si !
Tout de même, j’avais tiqué, quand on m’a appris ton « dogme central ». Oui c’est comme ça qu’on l’appelait dans les classes et dans les laboratoires : l’idée fondamentale d’une correspondance parfaite, d’une continuité simple entre la séquence des acides nucléiques de l’ADN et celles des acides aminés des protéines, ce qui rendait chaque fonction biochimique prédictible à partir de la séquence génétique et entretenait la métaphore de la technologie appliquée sur les systèmes vivants, le rêve de pouvoir un jour reconstituer virtuellement un organisme tout entier à partir de sa séquence.
C’était un peu orgueilleux de se croire au seuil du grand décryptage, de la dernière étape vers la compréhension du vivant. Et dans mon attachement à toi, c’est peut-être à l’ombre de cet orgueil qui je m’agrippe. Parce que j’ai peur d’être bien seul si je te laisse partir. Mais il le faut. Pour respecter notre histoire, les bons moments, les vraies découvertes, les avancées, nous n’avons pas le droit de chercher à la retenir indéfiniment dans le présent.
Aujourd’hui je vais tenter de tourner la page, mais sans te tourner le dos. Je veux qu’on revisite ensemble notre histoire et qu’on se rassure sur le fait que demain nous aurons des mots de remplacement pour décrire ce qui se passe dans la matière vivante, comment elle s’organise, comment elle se perpétue en transmettant quelque chose, peut-être de l’information, peut-être des structures ou des lois encore à découvrir.
Ce n’est pas un Adieu, cher Programme. Restons en contact s’il te plait.
Et pour aller au-delà de l’émotion qui vous étreint certainement autant que moi je vous demande d’accueillir notre invité. Il est généticien, enseignant-chercheur à AgroPariTech, il a contribué à documenter l’hétérogénéité et l’imprévisibilité des fonctionnements cellulaires. Il est l’auteur du livre Infravies. C’est aussi un romancier nommé au Goncourt du premier roman pour « Cent seize chinois et quelques ». Thomas HEAMS.
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