Les origines du rire
Quelques notes à peu près sérieuses sur le rire et l’humour.
C’est à Rabelais que l’on doit, semble-t-il, l’adage selon lequel le rire est le propre de l’Homme. On sait aujourd’hui que le rire est un phénomène plus courant dans la nature que l’on a bien voulu le croire pendant longtemps. Il n’est pas impossible toutefois que le rire soit intimement lié à des fonctions sociobiologiques qui, elles, seraient bel et bien l’apanage de l’espèce humaine[1]. Cela reste pour l’heure à confirmer…
Petite définition du rire.
Le rire est une communication non verbale facio-vocale. Il s’agit d’un invariant transculturel au même titre que le langage. Ces mots savants signifient que le rire est un phénomène très particulier, ce qui explique qu’il ait suscité la curiosité des philosophes depuis de nombreux siècles avant d’être examiné d’un point de vue évolutionniste depuis quelques décennies à peine. Il partage avec le bâillement la fascinante particularité d’être contagieux (Provine 1992 ; Schurmann et al. 2005). Autre particularité fascinante : le rire est parfois incoercible, plus fort que nous. Nous sommes impuissants à le contrôler pleinement et souvent incapables de le simuler correctement. Ce faible contrôle est également vrai pour le sourire, comme le prouva l’électrophysiologiste Guillaume Duchenne au XIXème siècle. C’est pourquoi on nomme rire Duchenne, le rire ‘réel’ non simulé accompagné d’une vocalisation et d’une mobilisation, notamment, des muscles orbicularis oculi.
Notons au passage que le sourire, comme son nom ne l’indique pas, n’est pas une forme atténuée du rire mais un comportement initialement distinct, héritage du faciès de peur (et donc de non-agression) de nos ancêtres simiens, alors que le rire serait homologue à l’expression ludique des primates, bouche ouverte et respiration haletante associée à des vocalisations (Van Hooff 1972, Van Hooff et Preuschoft 1997). Autre caractère intéressant que le rire partage avec la parole et le sourire : nous ne rions pas lorsque nous sommes seuls. La société actuelle nous offre des ersatz nommés télévision, Internet, livres, qui, en reproduisant une relation interpersonnelles, nous permettent de rire quand personne n’est là, mais sans pour autant que nous soyons réellement seuls.
Les vertus du rire.
On a montré que le rire et l’humour ont des vertus antalgiques (Weisenberg et al. 1995), réduisent le niveau de stress, stimulent la libération d’endorphines (Berk et al. 2006). Le rire est une composante connue et reconnue du comportement sexuel de l’espèce humaine : ainsi, schématiquement, les hommes recherchent des femmes qui rient, les femmes des hommes qui les font rire (Provine 2000)[2]. On sait que le rire n’est pas nécessairement lié à l’humour ; dans la vie quotidienne le rire se produit majoritairement dans un contexte sans humour et assure davantage une fonction phatique (Provine 1993). Lors du développement cognitif, le rire et l’humour seraient des atouts qu’utilise le jeune individu pour décrypter le fonctionnement du monde, de la société et de son langage, un élément d’apprentissage et de socialisation (Weisfeld 1993). On a aussi proposé la thèse selon laquelle l’humour consolide les liens d’un groupe, exclus les outsiders, souligne les statuts sociaux (Alexander 1986). Enfin, le sourire constitue un signal qui affecte le destinataire, lequel devient plus enclin à la coopération et à une attitude positive envers l’émetteur (Keltner et Bonnano, 1997). Ces connaissances sur l’utilité actuelle du rire et de l’humour que des études continuent d’enrichir, ne signifient nullement que leurs fonctions initiales fussent identiques. En effet, si le phénomène physiologique du rire est décrit de manière de plus en plus fine jusqu’au niveau neuronal (Wild et al. 2003), la raison d’être de ce comportement que l’on retrouve chez certains singes et quelques mammifères sociaux comme le rat (Leavens 2009, Panksepp 2003) demeure sujet à conjectures. L’existence de ce comportement pose la question de savoir quel avantage adaptatif sélectionné au cours de l’histoire évolutive le rire pouvait bien apporter à nos lointains ancêtres (Wilson et Gervais 2005).
Rire et humour, en tant que signal de coopération, ont pu être utiles pour l’exploitation de l’environnement par les premiers hommes. Néanmoins, cette utilité, même si elle a existé, n’est sans doute pas la cause de l’apparition de l’humour, mais plus vraisemblablement un sous-produit conservé par l’évolution. Il se peut que l’humour ait servi d’indicateur de valeur adaptative. En tant qu’il est un phénomène complexe impliquant des processus cérébraux avancés, donc sensible aux mutations et aux anomalies du développement, on peut estimer que l’humour est un caractère associé à de bonnes ressources génétiques, et constitue donc un avantage reproductif (tout comme les aptitudes artistiques, Miller 2001, Miller & Caruthers 2003), mais une fois encore ceci est insuffisant pour expliquer son apparition.
Il semble acquis que l’apparition de l’humour soit le résultat de plusieurs exaptations, c’est-à-dire l’exploitation d’un caractère pour une fonction qui n’est pas celle dans le cadre de laquelle ce caractère a d’abord été sélectionné par l’évolution (Wilson et Gervais 2005). Les détails historiques de l’avènement de l’humour restent à déterminer, mais on s’accorde à penser que l’établissement de la théorie de l’esprit, c’est-à-dire les processus cognitifs permettant de comprendre et de prévoir les actions d’autrui, a été un premier pas permettant de déceler les incongruités sociales dans un contexte ludique et sécuritaire (propice à l’apprentissage). Dans un deuxième temps, l’apparition du langage articulé s’est accompagnée d’un meilleur contrôle de l’expression et des muscles faciaux qui ont pu être sollicités pour cette tâche. Enfin l’exaptation du langage lui-même a pu avoir lieu avec un déplacement de l’humour physique vers l’humour verbal et la sphère des idées (Légaré 2009).
Les chercheurs ont pu élaborer une sorte d’arbre généalogique de l’humour fondé sur la répartition de ses caractères. Par exemple certains aspects semblent universels : la moquerie, l’exagération et l’ironie constituent donc probablement les formes d’humour les plus anciennes, tandis que des humours basées sur la syntaxe et la phonétique sont plus récentes et liées à l’écriture. L’humour noir et l’absurde semblent encore plus récents, il est donc bien possible que cela continue d’évoluer. Rira bien…
L’histoire, le rôle et le fonctionnement de l’humour et du rire restent en partie mystérieux, mais une chose est certaine : ce comportement universel ambivalent, tantôt cruel, tantôt convivial a une place à part dans les évènements qui ont fait de nous une espèce si particulière.
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Ce texte, légèrement modifié, constitue l’introduction de la pièce de théâtre Le Propre de l’Homme.
Références :
Alexander, R. 1986. Ostracism and indirect reciprocity : The reproductive significance of humor. Ethology and Sociobiology, 7, 253-270.
Berk, L.S., Tan, S. A., Westengard, J. (2006). « Beta-endorphin and HGH increase are associated with both the anticipation and experience of mirthful laughter », article présenté à la American Physiological Society.-
Gamble, J. 2001. Humor in apes , Humor, 14, 163-179.
Jung W E. 2003. The inner eye theory of laughter : mindreader signals cooperator value. Evolutionary Psychology 1 : 214-253.
Keltner, D., Bonnano, G. A. 1997. A study of laughter and dissociation: distinct correlates of laughter and smiling during bereavement. Journal of Personality and Social Psychology, 73, 687-702.
Leavens D.A. 2009. Animal Communication: Laughter Is the Shortest Distance between Two Apes. Current Biology, 19 (13), R511-R513.
Légaré, S. 2009. Les origines évolutionnistes du rire et de l’humour. Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Maître ès sciences en anthropologie.
Miller G.F. 2001. Aesthetic fitness: How sexual selection shaped artistic virtuosity as a fitness indicator and aesthetic preferences as mate choice criteria. Bulletin of Psychology and the Arts, 2, 20-25.
Miller, G. F., & Caruthers, D. 2003. A great sense of humor is a good genes indicator: Ovulatory cycle effects on the sexual attractiveness of male humor ability, Conférence présentée au Human Behavior and Evolution Society 15th Annual Meeting, Nebraska.
Panksepp, J., Burgdorf, J. 2003. « Laughing » rats and the evolutionary antecedents of human joy. Physiology and Behavior, 79, 533-547.
Provine R.R. 1992. Contagious laughter: Laughter is a sufficient stimulus for laughs and smiles . Bulletin of the Psychonomic Society, 30, 1-4.
Provine R.R. 1993. Laughter punctuates speech : linguistic, social, and gender contexts of laughter . Ethology, 95, 291-298.
Provine R.R. 2000. Laughter : A Scientific Investigation, New-York : Viking.
Schürmann M., Hesse M. D., Stephan K. E., Saarela M., Zilles K., Hari R. and Fink G. R. 2005. Yearning to yawn: the neural basis of contagious yawning. NeuroImage, 24(4), 1260-1264.
Van Hooff, J.A.R.A.M. 1972. A comparative approach to the phylogeny of laughter and smiling. Nonverbal Communication, Cambridge, Cambridge University Press, 209-242.
Van Hooff, J.A.R.A.M. Preuschoft, S. 2003. A comparative approach to the phylogeny of laughter and smiling, dans Nonverbal Communication, édité par R.A. Hinde, Cambridge: Cambridge University Press.
Weisenberg M., Tepper I. and Schwarzwald J. 1995. Humor as a cognitive technique for increasing pain tolerance. Pain, 63(2) 207-212.
Weisfeld, G. E. 1993. The adaptive value of humor and laughter. Ethology and Sociobiology, 14, 141-169.
Wild B., Rodden F.A., Grodd W. and Ruch W. 2003. Neural correlates of laughter and humour. Brain, 126 (10), 2121-2138.
Wilson, D.S., Gervais, M. 2005. The evolution and functions of laughter and humor: a synthetic approach . The Quarterly Review of Biology, 80 (4), 395-430.
Ziv, A., Gadish, O. 1989. Humor and marital satisfaction. Journal of Social Psychology, 129, 759-768.
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[1] Encore que l’humour soit un candidat disqualifié d’emblée. Des singes auxquels on a appris le langage des signes font en effet apparemment preuve de facétie en manipulant parfois les signes de manière fantaisiste (Gamble 2001).
[2] On peut même ajouter que les femmes qui pensent que leur mari est drôle, indépendamment de son véritable niveau d’humour, sont plus heureuses dans leur ménage (Ziv & Gadish, 1989).
« Autre caractère intéressant que le rire partage avec la parole et le sourire : nous ne rions pas lorsque nous sommes seuls. »
Zut alors! Tout à l’heure j’ai ri comme un débile, tout seul au bout d’une table d’un restaurant universitaire. (Ah Alexandre Astier! Qu’est-ce qu’on ferait sans toi?) Puis j’ai dit tout haut, bien qu’à voix basse, « Ah le con! », qui s’adressait tout aussi bien au roi Arthur et son sens de la réplique qu’à moi et ma poilade solitaire. Rien que d’y penser, je glousse (seul) devant mon PC!
Dois-je m’inquiéter d’un trouble mental? Suis-je seulement réellement humain?
« On ne rit pas quand on est seul », est évidemment une règle percée de nombreuses exceptions. Il serait plus juste de dire que nous rions beaucoup, beaucoup, beaucoup moins quand nous sommes seuls, surtout le type de rire (majoritaire) que nous produisons quand rien de vraiment drôle ne s’est produit, le rire qui est plus un signal d’adhésion social, de partage, que de réaction à une situation amusante.
Donc, en gros, je pense que vous êtes sain(e) d’esprit ; en plus vous aimez Alexandre Astier, et ça c’est bon signe.