Faire son coming out sceptique
Texte de ma conférence pour TEDx ESTACA, enregistrée le 25 mars 2021
Bonjour, je m’appelle Thomas et je suis sceptique.
Voilà, c’est dit. La thématique de cette journée de conférence était « Sautez le pas ! » alors j’ose. Désolé si ça vous choque. Sceptique est un mot qui définit assez bien (la perfection n’est pas de ce monde) la famille intellectuelle dans laquelle je me reconnais.
Du grec σκεπτικός, skeptikos, « qui examine », le scepticisme est une doctrine philosophique que l’on doit à Pyrrhon, trois siècles avant l’an 1 de notre calendrier actuel, on l’appelle donc parfois le pyrrhonnisme. C’est initialement une pensée radicale pour laquelle « rien n’est vrai ni faux, ni vrai et faux à la fois ». Ce qui est déroutant, mais n’est pas totalement faux. Ni totalement vrai, sans doute…
Le scepticisme dont je me réclame, toutefois, n’est pas celui de Pyrrhon, c’est un scepticisme contemporain, nourri par l’histoire des idées et tourné vers la méthode scientifique, on parle donc souvent de scepticisme scientifique. Les objectifs de la version antique de cette pensée sont de parvenir à l’épochè, c’est-à-dire à la suspension du jugement (ou de l’assentiment), et ensuite à l’ataraxie, c’est-à-dire à l’exemption de trouble, à la tranquillité de l’âme. Ne nous mentons pas, ce sont deux objectifs qui restent largement à l’état de projet pour n’importe quel humain normal. Nous ne pouvons pas nous retenir, toujours, de porter un jugement sur les choses. Quant à l’ataraxie, la tranquillité absolue, l’acceptation du monde tel qu’il est, je me permets de douter que ce soit nécessairement souhaitable. Je suis sceptique vis-à-vis de cet objectif. La version moderne du scepticisme a pour ambition plus modeste d’éviter de persister dans l’erreur, de se débarrasser des idées fausses. Et pour cela, la stratégie consiste, en gros, à « éviter de croire des trucs »
Si je me sens en devoir de faire un coming out de sceptique, c’est parce que c’est un mot connoté. Les mots ont un sens, bien sûr, comme vous le savez, et ce sens c’est ce que le mot dénote. Vous allez voir j’ai des sources :
Dénoter = Renvoyer aux traits objectifs habituels et communément distinctifs que le sujet parlant d’un énoncé quelconque discerne dans un « objet » désigné (source Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales)
Connoter = Évoquer, en plus d’un sens stable, une signification dépendant du contexte situationnel. (Source : idem)
Ce sera plus simple avec quelques exemples.
- Rouge, ça désigne, ça dénote une couleur. Mais Rouge, suivant le contexte, ça connote la passion la colère, l’alerte ou le communisme.
- Cartésien, ça dénote la pensée d’un certain René Descartes. Ca connote le rationalisme, la logique froide, impersonnelle, l’opposition aux émotions (à tort ou à raison).
- Pour désigner une même personne on peut dire : Mère, Maman-poule, marâtre, génitrice, et on perçoit très bien que les mots véhiculent des images contrastée.
- Ici-même, sur scène, vous avez devant vous des intervenants, des speakers, des conférenciers, des tribuns, des prédicateurs, des militants. Selon le mot employé, on choisit d’insister sur un aspect ou un autre de ce que l’on voit ou de ce que l’on veut faire percevoir à autrui.
La connotation vient avec les mots, qu’on le veuille ou non. Revenons au mot sceptique. Il est connoté, et plutôt négativement. Les « eurosceptiques » ont plutôt mauvaise presse (à tort ou à raison), les « climatosceptiques » sont carrément anti-science. Quant aux promoteurs des théories du complot, puisqu’ils rejettent les thèses qu’ils jugent officielles, ils estiment faire preuve de scepticisme, et il leur arrive de chercher à s’approprier le mot. Et trop souvent, malheureusement, on le leur concède.
Le sceptique est vu comme un individu qui s’oppose, qui râle, qui n’est pas content, qui trouve toujours à redire, et qui sème la pagaille. Parce qu’il n’est jamais complètement d’accord avec vous. On a l’impression qu’il prend un malin plaisir à montrer son désaccord. À croire qu’il se sent plus spécial que les autres. Le sceptique, il a toujours une objection, une question, et on aimerait bien qu’il se taise. Mais là si je me tais, la conférence est trop courte, donc je continue.
Pour mieux comprendre le scepticisme il est utile, je pense, de préciser ce à quoi il s’oppose. La pensée diamétralement opposée au scepticisme, c’est le dogmatisme, la doctrine qui prétend détenir une vérité définitive sur quelque chose, qu’il n’y a plus à discuter. Fin de partie. Il y a pléthore de dogmatismes dans tous les domaines : des vérités absolues qu’on défend en religion, en politique, en art, et même sur des questions scientifiques. Il y a donc toute une variété de scepticismes (au pluriel). Il est rare d’être complètement sceptique sur tous les sujets à la fois de manière homogène. Ça ne veut pas dire qu’on est un faux sceptique ! Parce que là est la subtilité de cette posture. Celui qui affirmerait être totalement sceptique ferait montre d’une certitude… de trop, celle d’être un vrai sceptique.
On voit bien que c’est une question de dosage. Et j’en arrive à l’ingrédient principal, à l’outil du sceptique qui est le doute. Avant tout, le sceptique c’est celui qui doute. Il y a d’ailleurs un autre mot que j’utilise souvent, qui est celui de Zététique. Le professeur Henri Broch définit la zététique comme « l’art du doute », un affûtage de l’esprit critique.
« Tout est poison, rien n’est poison. C’est la dose qui fait le poison » selon le principe que l’on prête à Paracelse (en tout cas il ne l’a jamais rendu), un principe qui s’applique parfaitement bien au doute. Toutes les idées que nous rencontrons ne méritent pas qu’on les traite avec la même dose de doute. Si l’on appliquait toujours un doute maximal à tous les sujets, on devrait en payer les conséquences. Quand on doute de tout:
- On ne sait rien.
- On ne décide rien.
- On ne fait rien.
- On s’emmerde un petit peu.
Le doute du sceptique n’est donc pas une fin en soi. On ne doute pas pour douter. En réalité, on doute pour savoir, tout en sachant que ce qu’on sait n’est pas gravé dans le marbre. Le doute sert à comparer les hypothèses, les théories, les interprétations, les explications, et à écarter celles qui sont les moins convaincantes. Il y a des extrémistes partout, mais le sceptique moderne plaide normalement en faveur d‘un doute raisonnable. Et d’une suspension du jugement relative.
« Le sceptique, ce n’est pas celui qui suspend absolument son jugement, c’est celui qui suspend son jugement dans l’absolu »
Et la source de cette phrase, c’est aujourd’hui, c’est cette conférence ; vous disposez de la ligne directe avec la source.
Voir la conférence en vidéo
Pour finir, je reviens sur mon choix de présenter cela comme un coming out, comme « un pas à sauter ». Ce n’est pas une parodie ou un manque de respect envers les situations de celles et ceux qui doivent passer par un acte similaire pour diverses causes. Si je parle de coming out sceptique c’est parce que c’est un acte couteux. Bien souvent, vous devez payer le fait d’agir ou de parler en tant que sceptique. Je m’explique.
Parenthèse. L’expression Coming out vient du militantisme LGBT, mais elle est depuis longtemps utilisée dans d’autres contextes, comme le militantisme athée là où l’athéisme est frappé d’une intolérance très violente (exemple ici). L’athéisme et le scepticisme ont une historie commune, et l’usage du terme coming out est parfois employé par ceux-ci (autre exemple ici). Autrement dit, je n’invente pas ici un nouvel usage ou une quelconque forme de provocation. Fin de Parenthèse.
Les humains que nous sommes sont plutôt rationnels, mais nous arrivons à certaines conclusions avec une rapidité qui excède la vitesse de la pensée. Notre cerveau organise le monde pour lui donner du sens et produit à cet effet des intuitions, des impressions, des sentiments, des catégories. Elles peuvent être justes ou erronées. Mais ce qu’elles ne sont pas, ou difficilement, c’est justifiables. Nous avons du mal à justifier logiquement, rationnellement certains de nos avis sur le monde… et sur les gens en particulier. Les catégorisations que notre cerveau produit à toute vitesse nous aident à adopter les comportements les mieux adaptés. Nous sommes particulièrement doués pour mettre les humains dans des petites cases. Mais la première étape consiste bien souvent à poser deux grandes colonnes et à voir où l’on place les humains que nous rencontrons : « Comme moi » & « Pas comme moi »
- Est-ce que cette personne pense comme moi ?
- Parle-telle comme moi ?
- Agit-elle comme moi ?
- Est-ce qu’elle me ressemble ?
Les réponses à ces questions sont des raccourcis pour évaluer si cette personne me veut du mal ou du bien. Si je réponds « oui » à ces questions, alors de manière intuitive j’aurai tendance à avoir plus confiance en cette personne, à éprouver plus d’empathie, à avoir davantage envie de la fréquenter. Naturellement, il y a mille façons d’aller au delà de ce premier jugement, mais il n’est guère envisageable de l’effacer. Le problème c’est que le sceptique brouille les inférences, contrarie l’essentialisme et les catégorisations. Il montre l’arbitraire de nos schémas mentaux, on n’arrive pas à le ranger du côté des « Comme moi », des gentils. C’est inconfortable. Alors on lui en veut.
Et là c’est le drame. Quelles sont les idées sur lesquelles le sceptique va appliquer son doute et ses critiques ?
- Les idées qu’il rencontre.
- Les idées qu’il ne rencontre pas.
La bonne réponse est la 1. car on ne peut pas avoir une parole critique envers ce qu’on ne voit pas. Il en ressort logiquement que le sceptique va émettre des critiques, des réserves, des doutes, d’abord sur les idées qui viennent de son environnement, des espaces sociaux où lui-même se trouve : sa famille, ses collègues, ses coreligionnaires, ses compagnons de lutte, etc. La conséquence, c’est que cette personne critique des idées locales, sera localement en décalage avec les signes de loyauté attendus. Le sceptique ne fait pas que déranger, il revêt l’apparence d’un « pas comme moi » puisqu’il n’est pas d’accord avec ce qui est censé faire l’unanimité. Et nous voici face au prix à payer : un risque d’ostracisme, de souillure sociale.
On pourrait aussi ajouter l’agressivité de certains gourous, tenant-croyants, théoriciens du complots, imposteurs et escrocs qui font la vie dure à ceux qui dénoncent leurs manigances.
Mais c’est un acte libérateur !
C’est un acte qui met en conformité nos pensées et nos actes, qui nous permet d’assumer notre liberté de penser. C’est aussi l’occasion de rencontrer d’autres sceptiques, de se sentir moins seul, de constater que les questionnements sont bien plus nombreux qu’on ne l’imagine et que nous conservons nous-même des parcelles d’impensé, des grumeaux de croyances, des pénombres dogmatiques. On peut se confronter à l’esprit critique des autres, et constater qu’on a encore du travail à faire sur soi.
Se dire sceptique / zététicien ne nous donne pas raison, ne nous rend pas savant, ni meilleur que les autres. Mais cela nous donne une chance de nous hisser presque à la hauteur des principes de la prudence épistémique. Cela nous permet de questionner les catégories où nous rangeons les gens, les dogmatismes indiscutés, d’initier des débats pour aller au-delà des apparences et comprendre ce que pensent réellement les gens autour de nous. Être sceptique, c’est savoir qu’on a quasiment toujours tort dans nos représentations du monde et surtout de la pensée d’autrui. Plus les gens pensent différemment de nous, plus nous avons tendance à les caricaturer (la caricature est d’ailleurs un droit inaliénable, qu’il ne faut pas confondre avec une analyse sérieuse ou une tentative d’amorcer un débat constructif). Le remède consiste à douter de ces représentations et à s’enquérir de ce que pensent vraiment cet autrui.
Le sceptique doit être humble, y compris par rapport à son envie d’être sceptique, un peu comme les philosophes sont amoureux de la sagesse mais se gardent bien sagement de se prétendre sages.
Les sceptiques sont nos amis. Leurs questionnements nous sont collectivement utiles, car aucune avancée ne se fait sans qu’on remette en cause l’état du monde ou de nos connaissances sur celui-ci. Il serait donc souhaitable d’écouter leur parole, surtout s’ils savent l’accompagner d’une posture ouverte et bienveillante.
Naturellement, vous avez le droit de douter de tout ce que je viens d’écrire. Cela me convient aussi ; j’y vois un bon début.
Il existe donc une acception « moderne »du scepticisme… amusant. Selon ce que je viens de lire j’appartiendrais plutôt à l’ancienne école, dont il semblerait qu’elle soit séparée de la seconde principalement par le principe aristotélicien du tiers-exclu.
… je devrais lire tes romans. Je vous laisse avec cette citation : « Il existe une manière de reconnaître la vérité : c’est lorsque se rencontrent deux individus qui, séparément et chacun ne suivant d’autre que leur propre jugement, en sont venus aux memes conclusions. »
« Ouin ouin j’ai eu des débats houleux sur Twitter » numéro 123987.
Petite Question: est-ce qu’il y a moins de 10 ans, des gens sont allées manifestés pour vous empêcher de vous marier ? Est ce que régulièrement des gens s’offusquent qu’il y ait trop de personnages sceptiques dans les séries télés chaque fois qu’un personnage fait preuve d’esprit critique ? Est-ce que des lobbys combattent l’influence d’une soi-disant « théorie sceptique » à l’école ?
Sinon, pourquoi vous comparez à des personnes LGBT ? Vous prenez vraiment la mouche à la moindre contrariété.