813 — « Tempestaires ! » Les extraterrestres débarquent à Lyon ? [Bureau du Bizarre]
« Et nous en avons vu et entendu beaucoup, submergés par une telle folie, aliénés par une telle sottise, qu’ils croient et disent qu’il existe une certaine région appelée Magonie, d’où des navires viendraient dans les nuages, pour y enlever leurs récoltes… »[1]
Liber contra insulsam vulgi opinionem de grandine et tonitruis – Agobard de Lyon
Une étrange affaire venue des cieux
Un jour d’été à Lyon, sous le règne de Louis le Débonnaire, quelque chose descend des nuages. Une rumeur parcourt les rues : des vaisseaux volants sillonnent le ciel, des sorciers contrôlent le climat, et quatre individus capturés sont accusés d’être tombés de ces navires célestes. L’affaire fait sensation. Nous sommes en l’an 813 ou 814, les sources ne permettent pas d’être absolument certain.
Douze siècles plus tard, certains interprètent cet épisode comme le premier cas d’abduction extraterrestre documenté dans les Annales Carolingiennes. La vérité est plus prosaïque, mais elle demeure remarquable : il s’agit tout simplement d’un cas de démystification du IXe siècle où le rôle de zététicien de service est joué par… un évêque : Agobard de Lyon, destructeur de fake news célestes.
Acte I : La rumeur qui venait des nuages
Tout commence par une catastrophe ordinaire : un orage de grêle ravage les champs lyonnais. Pour les paysans du IXe siècle, cette calamité qui met en danger leur survie même, ne peut être le fait du hasard. Quelqu’un en est responsable. Rapidement, le bouche-à-oreille accuse des sorciers, les « Tempestaires », capables de manipuler les éléments. Pire encore : ces jeteurs de sorts collaboreraient avec des êtres venus de Magonie, un pays mythique d’où descendraient des navires volants pour emporter les récoltes détruites. Un vrai complot céréalier, mille ans avant les crop circles.
Ce jour-là, à Lyon, quatre étrangers sont capturés, ligotés, et accusés d’être tombés de ces vaisseaux fantômes ; la foule exige leur lynchage. L’évêque de la ville intervient. Indigné par cette croyance absurde, Agobard tente de raisonner la foule. Il explique que ces quatre individus sont les victimes d’une rumeur infondée, d’une psychose collective, et que les phénomènes météorologiques ne peuvent être causés par des sorciers ou des navires volants.
La rhétorique d’Agobard est musclée. Il demande pourquoi, si les tempestaires ont tant de pouvoir, ils ne se font pas payer pour faire pleuvoir en temps de sécheresse ? Ils feraient bien du profit sans s’attirer la haine du peuple. Touché. Il rappelle également que Charlemagne lui-même a interdit les pratiques superstitieuses liées aux tempêtes (dans le Capitulaire de Herstal, 779), montrant que ces croyances relèvent de la désorganisation sociale, pas de faits avérés.
Les accusés échappent au massacre ; on n’en sait pas plus sur leur identité ou leur destin. Mais la foule, en tout cas, s’attache à ses superstitions, et cela exaspère profondément l’évêque.
Les tempestaires, ces supposés sorciers capables de manipuler le climat, ne sont en rien une singularité lyonnaise. L’idée que certains individus puissent invoquer la pluie, la grêle ou les tempêtes a profondément imprégné l’Europe médiévale et s’est maintenue bien au-delà du Moyen Âge. Si les capitulaires de Charlemagne condamnaient fermement ces pratiques, c’est qu’elles étaient suffisamment répandues pour inquiéter le pouvoir impérial. Au XVe siècle, saint Bernardin de Sienne, dans ses sermons, évoquait encore ces faiseurs de pluie en lien avec un mystérieux royaume céleste évoquant Magonie — preuve que la croyance restait vivace en Italie, six siècles après Agobard. Et même à la toute fin du XVIe siècle, en Écosse, les procès de North Berwick voyaient des femmes accusées d’avoir déclenché des tempêtes pour assassiner le roi Jacques VI, poursuivant ainsi cette vieille peur que certains puissent nouer des pactes surnaturels pour perturber les cieux.
Le nom de la Magonie, toutefois, se perdra pendant mille ans.
Abogard rapporte l’incident dans un traité intitulé « Contre la stupide opinion populaire sur la grêle et le tonnerre ». Il y démonte méthodiquement ces croyances superstitieuses qui menaçaient l’ordre religieux et social. L’affaire de Lyon est réglée. Mais le court texte d’Agobard resurgira…
Acte II : La légende réinventée
L’histoire aurait pu rester une curiosité médiévale, mais en 1670, l’écrivain Montfaucon de Villars s’empare du récit d’Agobard et le transforme en conte fantastique. Dans Le Comte de Gabalis, les navires de Magonie deviennent des véhicules de « Sylphes », des esprits de l’air, dans un récit à mi-chemin entre Kabbale, parodie et ésotérisme galant. La légende est lancée.
Au XXe siècle, elle prend un nouveau tournant. L’ufologue Jacques Vallée suggère qu’Agobard aurait documenté un phénomène étrange réel — or, souvenez-vous que l’évêque ne rapporte aucune observation : il dénonce une rumeur absurde ! Pour Vallée, pas de doute : c’est une preuve que les OVNIs existent depuis toujours, c’est la thèse de son livre « Passeport pour la Magonie » (1969). Il voit dans la Magonie un « pays » transdimensionnel, accessible depuis toutes les époques.
Pire : en 1980, les auteurs Louis Pauwels et Guy Breton réécrivent carrément l’histoire dans Histoires extraordinaires, prétendant qu’Agobard aurait assisté à l’atterrissage d’un vaisseau ! Leur description est détaillée : une soucoupe silencieuse qui se rapproche des maisons – un escalier qui se déploient – quatre témoins qui racontent leur enlèvement par des génies et un voyage fantastique dans un pays merveilleux et inconnu : nous sommes en plein film de science-fiction… Et fait, les auteurs inventent tout. Comme le souligne le sceptique « Oncle Dom » (2003) sur son blog qui a tout de la caverne d’Alibaba des bizarreries, Breton n’a même pas lu le texte original d’Agobard ! Bonjour la fiabilité.
Cette histoire nous montre que sur le terreau de la superstition du Moyen Age se greffe sans effort la superstition du New Age : elle est de la même substance, c’est le même obscurantisme, et face à ces ténèbres ce sont les chandelles de la raison, du doute, de la méthode qui peuvent nous sauver.
Acte III : Une leçon à tirer ?
En l’an 815, Agobard a écrit deux phrases pour réfuter une rumeur ; douze siècles tard, on les détournait en un récit de réalisme fantastique s’autorisant à croire à une réalité alternative où les faits importent moins que la jouissance que procure leur interprétation. Dans l’intervalle, l’immense progrès des connaissances n’a pas guéri l’espèce humaine de sa soif d’extraordinaire. Et le scepticisme méthodique est toujours d’une importance cruciale pour empêcher les fantasmes d’effacer la frontière floue entre les connaissances et les croyances.
La Magonie n’est pas un lieu observable. C’est une invention pour expliquer l’invisible. On a imaginé un pays lointain d’où viendraient les tempêtes et les voleurs de récoltes. Un peu comme on invente les Illuminati pour comprendre la complexité du monde moderne. Les paysans de l’époque ne voyaient pas les mécanismes météo, alors ils y plaçaient des intentions cachées — comme nous avec les micro-puces dans les vaccins ou les reptiliens du gouvernement.
La bonne nouvelle de cette histoire, c’est que même au Moyen Âge, certains savaient dire « Non, ça ne tient pas debout. » Agobard n’était pas un scientifique, mais il a usé des outils que nous revendiquons aujourd’hui : la logique, la cohérence, l’appel à des causes naturelles. Nous n’avons pas besoin des raffinements exquis de la production des sciences modernes à travers leurs équipements ultrasophistiqués pour douter à bon escient des prétentions des baratineurs, des fâcheux et des margoulins qui, de nos jours, peuvent multiplier les arnaques là où nos ancêtres du Moyen Age avaient des méthodes un peu définitives pour vous faire passer le gout de la récidive. En l’absence d’une justice expéditives, c’est la vigilance collective et une culture du doute méthodique qui nous évitera de croire à des châteaux dans le ciel en dehors du refuge sanctuaire du domaine de la fiction dont nous devons chérir les pouvoir d’exciter notre imagination pour nous entraîner à mieux la distinguer du réel.
Nous ne sommes plus en l’an 813, que diable !
Quelques références
- Agobard de Lyon. (815 env.). Liber Contra insulsam vulgi opinionem de grandine et tonitruis.
- Breton, G., & Pauwels, L. (1980). Histoires extraordinaires. Paris: Albin Michel.
- Oncle Dom.. Pas de bobards pour d’Agobard. Récupéré de https://oncle-dom.fr/paranormal/ovni/ufologie/rumeurs/agobard/bobards.htm
- Lagrange, P. (2017). Agobard, la Magonie et les OVNIS. L’Histoire, (440), 28–29. https://pierrelagrangesociologie.wordpress.com
- Vallée, J. (1969). Passport to Magonia: From Folklore to Flying Saucers. Chicago: Regnery.
- Bougard, M. (2017). Agobard, la Magonie et les OVNIs. Pierre Lagrange Sociologie.
- Florus de Lyon. (s.d.). Florus de Lyon et les extra-terrestres. Récupéré de https://florus.hypotheses.org/292
[1] “Plerosque autem vidimus et audivimus tanta dementia obrutos, tanta stultitia alienatos, ut credant et dicant quamdam esse regionem, quae dicatur Magonia, ex qua naves veniant in nubibus, quae eorum fruges… auferant…”
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